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Lors de sa ronde de la veille, le Charly avait balancé dix fois sa lanterne de haut en bas pour annoncer à Littlewood qu’il avait des renseignements importants à lui communiquer. Cette nuit, il espérait un contact et la somme due en échange de ses bons et loyaux services. La peur au ventre, il parcourut lentement la ruelle déserte, encombrée de détritus. Selon la rumeur, Littlewood supprimait les informateurs qui ne lui donnaient pas totale satisfaction. Mais il avait besoin du Charly, bien infiltré au sein de la police londonienne grâce à son ancienneté et à son caractère sympathique. Le corrompu savait recueillir les confidences en passant inaperçu.
Engourdi de froid malgré sa lourde cape, le Charly avançait d’un pas hésitant, cherchant à percevoir une présence. Le coin n’était pas sûr, et il valait mieux ne pas s’y attarder.
— Continue à marcher, l’ami, et ne te retourne pas.
La voix de Littlewood, derrière lui ! Le chef des révolutionnaires apparaissait et disparaissait comme un fantôme.
— J’ai d’excellentes nouvelles.
— Ne te vante pas, laisse-moi juge.
— D’abord, le projet de création d’une police cohérente appelée Scotland Yard est définitivement abandonné. Le nouveau délégué à la Sécurité, Peter Soulina, ne veut pas modifier la situation actuelle. Et il a l’oreille du Premier Ministre. Autrement dit, personne ne viendra vous ennuyer à Whitechapel, et les postes de police continueront à travailler sans la moindre coordination. Unique préoccupation : garantir un maximum de sécurité aux aristocrates et aux bourgeois du West End.
— Intéressant, reconnut Littlewood. Ensuite ?
— L’absence de l’inspecteur-chef Higgins à Piccadilly m’a intrigué. Quelques jours de repos, des problèmes de santé ? La vérité est beaucoup plus réjouissante : mise à la retraite d’office ! L’attitude de votre principal adversaire a déplu en haut lieu. On lui reproche sa manière d’agir et son manque de résultats. Sur ordre du gouvernement, il a été déchargé de toute fonction et passera le reste de ses jours à la campagne.
— Très intéressant, l’ami. Ce soir, tu mérites une belle récompense.
À la fois doux et menaçant, le ton de la voix de Littlewood inquiéta le Charly. Et si…
Une liasse de billets fut glissée dans la poche de sa cape.
— Je continue à glaner des informations, assura-t-il, et je vous préviendrai de la même façon.
Deux rats détalèrent en frôlant la pointe de ses bottes.
En dépit des rafales de vent glacé, le Charly patienta un long moment avant de regarder autour de lui. Littlewood avait disparu.
Les journées s’écoulaient, et les deux mille livres promises par sir John Soane pour l’acquisition du grand sarcophage d’albâtre n’arrivaient pas. À bout de patience, Belzoni avait décidé de demander un rendez-vous au secrétaire de l’illustre collectionneur.
Un froid intense marquait le début de ce mois de février 1822. Il ne ralentissait pas les activités de la capitale du royaume qui croissait à vue d’œil. Satisfait de la fréquentation de son exposition pendant les fêtes, l’Italien redoutait l’inévitable érosion de l’intérêt du grand public, toujours avide de nouveautés. Tenir jusqu’à l’été serait une sorte d’exploit. Ensuite, comment remplir sa bourse ?
Les nouvelles en provenance d’Égypte n’étaient pas fameuses. Drovetti et Salt, ses ennemis jurés, tenaient d’une main ferme le commerce des antiquités et ne lui permettraient pas de se faire une place au soleil. Impossible d’acheter des momies et d’entreprendre de nouvelles fouilles avec la certitude de rapporter des objets de valeur en Europe. À moins d’opérer de manière clandestine et d’utiliser des réseaux inconnus des consuls… Une utopie selon Sarah, hostile à ce genre d’expédition.
Un valet conduisit le Titan de Padoue au bureau du secrétaire de John Soane, une petite pièce mal éclairée et remplie de dossiers impeccablement rangés. Maigre, les joues creusées, l’œil éteint, ce scribe britannique ne souriait jamais.
— Quand sir John me recevra-t-il ?
— Il est en voyage d’affaires.
— À quelle date sera-t-il de retour ?
— Je l’ignore, monsieur Belzoni.
— Vous devez avoir une idée !
— C’est à sir John, et à lui seul, de décider de son emploi du temps. Moi, je me contente d’exécuter ses instructions.
— Vous en a-t-il laissé me concernant ?
— Pourriez-vous me donner des précisions ?
— C’est fort simple ! Voici le contrat qui engage sir John à me verser deux mille livres.
— Montrez-moi ce document, je vous prie.
Le secrétaire lut ligne à ligne.
— Le contrat est authentique, estima-t-il.
— Oseriez-vous en douter ?
— Et j’ajoute que ses clauses ont été respectées.
— Certainement pas ! tonna le Titan de Padoue. Je n’ai pas reçu l’argent promis !
— Voyons, voyons… Je consulte le livre des comptes.
Le secrétaire utilisa une clé pour ouvrir le tiroir d’un meuble bas en merisier. Il en sortit un cahier marron dont il tourna les pages.
— Nous y voici… La somme de deux mille livres a été effectivement versée par sir John au légitime propriétaire d’un sarcophage en albâtre sorti d’une tombe de la Vallée des Rois.
— C’est faux, archifaux !
— Vous vous appelez bien Belzoni ?
L’Italien se figea.
— Giovanni Battista Belzoni, en effet !
— Alors tout s’explique. Cette somme ne vous était pas destinée.
— Pas destinée ?
— Vous n’êtes pas le légitime propriétaire.
— Qui le serait ?
— Le consul Henry Salt, votre employeur. Votre rôle s’est borné à ouvrir la tombe, à en extraire le sarcophage et à le transporter à Londres. Officiellement et juridiquement, il ne vous appartient pas et vous ne pouviez donc pas en tirer un bénéfice personnel. En réalité, vous avez négocié au nom de l’honorable Henry Salt, lequel a perçu le prix convenu.
— C’est… c’est du vol !
— Je vous conseille de modérer vos propos, monsieur Belzoni. Une si grave accusation choquerait sir John. Mes compétences me permettent d’affirmer que cette transaction est parfaitement légale. À la fermeture de votre exposition, le sarcophage sera livré à son nouveau propriétaire.
— Pas question, j’exige mes deux mille livres ! Sinon je garde l’objet.
— Je vous le déconseille, Belzoni, car ce comportement stupide vous conduirait en prison. Sir John déteste les commerçants malhonnêtes.
— Malhonnête, moi…
— Affaire classée, conclut le secrétaire en se levant.
— Vous m’avez trompé, dépouillé, vous…
— Ne nous égarons pas, cher monsieur. Affaire classée, je le répète. À présent, veuillez sortir.
Abasourdi, Belzoni quitta la demeure-musée de John Soane[34].
Ne ressentant pas la morsure de la pluie battante, l’Italien se frotta les yeux. Un cauchemar… C’était forcément un cauchemar ! Il explora ses poches à la recherche des deux mille livres du collectionneur, de cette somme qui lui était due, de ce viatique indispensable.
Des poches vides, un contrat inutile, un aristocrate hypocrite et complice d’Henry Salt… le piège était bien tendu ! Comment échapper à ce traquenard ?
Pas d’argent, pas de sarcophage.
Pour la première fois depuis qu’il se battait contre l’adversité, le dos du Titan de Padoue se voûta. Le poids des épreuves et des déceptions devenait trop lourd. À quoi bon continuer la lutte puisque toutes les portes se fermaient ?
D’instinct, le géant prit la direction de la Tamise, un fleuve si différent du Nil, bordé de cultures d’un vert éclatant, de palmeraies et de villages aux maisons blanches baignées d’un soleil généreux. En cette nuit d’hiver, cependant, le fleuve noir de la grande cité aux innombrables usines ne serait-il pas un havre de paix, un passage vers l’oubli éternel ?
Belzoni arpenta un quai désert. Les clapotements l’enivraient.
Seul, désespérément seul… Non, il n’avait pas le droit de penser ainsi ! Aux pires moments, Sarah avait été présente. L’abandonner serait une impardonnable lâcheté.
Tournant le dos à la Tamise, le géant se redressa et reprit le chemin de son domicile londonien. Le chemin de l’espérance.