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Le quartier de Bloomsbury était une sorte de paradis géorgien, élégant et tranquille. Places discrètes agrémentées de verdure, ses squares offraient aux riches familles d’agréables cadres de vie, à l’écart de la pauvreté de l’East End dont les remugles ne parvenaient pas à Russell Square et à Bedford Square. Réaménagé en 1800, Bloomsbury se composait de petites rues paisibles et d’espaces dégagés. Certains aristocrates regrettaient la présence de parvenus, de riches négociants fiers d’habiter à l’ombre du British Museum, mais se résignaient à cette cohabitation.
Higgins se présenta au portier d’un superbe hôtel particulier orné de colonnes corinthiennes surmontées de chapiteaux représentant des corbeilles de fruits.
Le domestique écouta la requête du visiteur, s’inclina et monta prévenir son maître, l’illustre acteur Peter Bergeray, à peine réveillé.
Le hall était tapissé d’affiches à la gloire de Bergeray, capable d’interpréter tous les rôles majeurs du répertoire shakespearien.
Le domestique redescendit et conduisit le policier au salon d’honneur, surchargé de canapés, de fauteuils, de poufs, de guéridons et de miroirs qu’astiquait une soubrette, priée de quitter les lieux. Un lustre démesuré éclairait la vaste pièce. Alors que Higgins observait ce surprenant luminaire, apparut le comédien aux cheveux blonds décolorés et au visage pâle comme la mort. Vêtu d’une cape bleue et chaussé de babouches, il avait le regard vague.
— Excusez-moi, inspecteur, je sors de mon tub[23]. Rien de plus reposant qu’un bon bain ! J’en prends au moins trois par jour. Grâce aux citernes, ce merveilleux quartier ne manque jamais d’eau. Demain, j’en suis persuadé, tout Londres aura des baignoires ! La technologie progresse à grands pas, et notre bon roi encourage les savants. Bientôt, nous nous inspirerons de l’exemple de Pilâtre de Rozier, et nous volerons. Son ballon dirigeable, quelle formidable idée ! Blanchard n’a-t-il pas réussi la traversée du Channel en 1785 ? Il aurait mérité davantage de célébrité. L’Histoire se montre parfois injuste, n’est-il pas vrai ? Ah, du chocolat et des gâteaux !
Un maître d’hôtel stylé déposa un plateau en argent sur un guéridon.
— Mon pâtissier est un artiste, inspecteur. Ces macarons me font à peine grossir, et George IV en personne les apprécie. Le nouveau palais de Buckingham, magnifique idée ! Lorsqu’il sera terminé[24], la monarchie britannique disposera d’un fabuleux écrin, digne d’un théâtre. Nous vivons une époque exaltante, inspecteur, et chaque jour nous apporte son lot de surprises. Vous appréciez le chocolat, j’espère ? Moi, j’en suis fou ! Deux tasses, et l’énergie revient. Et mon art en exige beaucoup, vous pouvez me croire ! Choisissez un bon fauteuil, asseyez-vous et régalez-vous. Je n’arrête pas d’acheter des canapés et des fauteuils, cette maison devient une salle de spectacle.
Comme s’il revenait à la réalité, l’acteur fixa Higgins.
— Vous êtes de la police… Pourquoi vouliez-vous me voir ?
— Trois crimes ont été commis.
— Ah oui… Des gens que je connaissais ?
— Ils assistaient au spectacle donné par Belzoni.
— Le débandelettage de la momie ! Laissez-moi deviner, j’adore les énigmes. Voyons, voyons… D’abord, le pasteur hystérique, décidé à détruire la momie. Forcément, elle s’est vengée ! Ensuite, le vieux lord sarcastique et méprisant. La malédiction l’a frappé, lui aussi. Enfin… Je parierais sur le médecin légiste. Un homme froid, dépourvu de respect à l’égard de cette relique. Ai-je gagné, inspecteur ?
— Remarquable, monsieur Bergeray.
— Ne cherchez plus le coupable : c’est la momie. Et je vais vous le prouver. Disposons-nous autour de cette table ronde en ébène et touchons-la du bout des doigts. Maintenant, fermons les yeux.
Higgins se plia aux exigences de l’acteur, tout en l’observant du coin de l’œil.
— Je voyage, murmura Peter Bergeray, je remonte le temps. Des pyramides, des temples, des tombeaux… Une porte de bronze, un long couloir, des torches, des prêtres, un sarcophage baigné d’une lumière dorée… La momie est là, elle respire… Oui, elle respire ! Des démons surgissent, égorgent les prêtres et s’approchent du sarcophage. Ils veulent détruire la momie, elle se relève, elle les maudit, elle triomphe !
L’acteur s’éloigna de la table et se laissa tomber dans un fauteuil. Trempé de sueur, il peina à reprendre son souffle.
— Avez-vous vu le visage des agresseurs ? demanda Higgins.
— Des masques hideux, des fantômes…
— La momie ressemblait-elle à celle de Belzoni ?
— C’était elle, j’en suis certain ! J’ai entendu un mot, un seul : Magnoon. C’est lui, le chef des assassins. Contrairement au nôtre, le monde des morts ne ment pas.
Higgins nota l’information.
Bergeray se calma et but une tasse de chocolat.
— Communiquez-vous souvent avec l’au-delà ? questionna l’inspecteur.
— De tels voyages sont épuisants, et je ne les accomplis qu’en cas de nécessité absolue.
— Soyez remercié de votre aide, monsieur Bergeray.
— Si quelqu’un vous parle d’une expérience semblable, méfiez-vous de lui. Il aura tenté de dérober ma vision et appartiendra à la cohorte de criminels désireux de détruire la momie.
— Elle a disparu, révéla Higgins.
— Fâcheux, très fâcheux. Je redoute de nouveaux drames.
L’acteur dévora une dizaine de macarons.
— Vous avez acheté des bandelettes, rappela l’inspecteur.
— De longues et larges bandes de lin recouvrant le visage de cette admirable momie, en effet. Elles m’étaient nécessaires pour préparer un jeu de scène inédit qui a suscité l’enthousiasme du public.
— J’ai assisté au spectacle, et j’ai été fort impressionné. Transformé en momie, vous sortiez du néant, et vous vous déplaciez, animé d’une vie surnaturelle.
— Je ne suis pas mécontent de cet effet-là, avoua le comédien en allumant une longue pipe en nacre. Ce délicat objet m’a été offert par le Smoking Club, lors de mon intronisation. Et dire que de mauvaises langues osent prétendre que c’est un faux !
Higgins nota la présence de hiéroglyphes grossièrement gravés sur le tuyau.
— Cette mauvaise langue ne serait-elle pas celle de Belzoni ?
— Vous êtes intuitif, inspecteur !
— L’auriez-vous donc accueilli ici même ?
Peter Bergeray parut gêné.
— Après le spectacle de la momie, nous nous sommes revus au théâtre, dans ma loge. Et cette rencontre ne fut guère agréable.
Nerveux, il bourra de tabac le fourneau de la pipe.
— Un moment difficile à évoquer, inspecteur. Puisque vous menez une enquête criminelle, je préfère ne rien vous cacher, bien que l’événement n’embellisse pas ma réputation. Votre discrétion m’est-elle acquise ?
Higgins hocha la tête affirmativement.
— La parole d’un gentleman vaut de l’or ! À la vue de la momie, j’ai ressenti une émotion profonde. D’autres spectateurs se portant acquéreurs de bandelettes, j’ai tenté ma chance. Le prix qu’a fixé Belzoni était exorbitant, mais je n’ai pas prêté attention à la somme. La fascination vous entraîne parfois à commettre des imprudences ! Bref, j’ai emporté les bandes de lin et j’ai oublié de les payer. Se consacrer à l’art fait négliger les côtés sordides et mercantiles de l’existence. Le couple Belzoni, lui, s’en souvient ! Moi, Peter Bergeray, j’ai été victime d’une agression.
— Des blessures ? s’inquiéta Higgins.
— Surtout morales, car j’ai réussi à éteindre leur fureur en promettant de régler ma dette rapidement. Ce monstre d’Italien est un colérique, et son horrible épouse tout aussi dangereuse ! Ils m’ont menacé des pires sévices si je ne les payais pas. La fréquentation des textes de Shakespeare m’a donné le sens de la grandeur et de la repartie. Face à la violence bestiale, j’ai opposé la dignité.
— Affaire réglée ?
— Presque ! En raison d’un récent achat de mobilier, je suis un peu à court en ce moment. Les prochaines représentations d’Hamlet et la scène de la momie me procureront des sommes substantielles. Les Belzoni auront leur argent, et je n’entendrai plus parler d’eux.
— Les croyez-vous capables de commettre un meurtre ?
L’acteur tira sur sa pipe.
— Question difficile… En mon âme et conscience, je le crois. La violence de ce couple est effrayante ! Je ne me risquerais pas à les attaquer, de peur d’être écrasé. À mon avis, quiconque s’oppose aux Belzoni est en danger de mort.
L’inspecteur termina sa tasse de chocolat, savoureux.
— Merci de m’avoir éclairé, monsieur Bergeray.
— Vous devriez surveiller les Belzoni, recommanda l’acteur. Il vaudrait mieux éviter qu’ils ne commettent un mauvais coup. Cette femme, Sarah, est un véritable démon !
Au moment de sortir du salon, Higgins se retourna.
— Un dernier détail : auriez-vous entendu parler de Littlewood ?
Peter Bergeray se concentra.
— Ce nom ne m’est pas familier. En tout cas, pas de comédien nommé Littlewood ! Serait-il un suspect privilégié ?
— Passez une bonne journée. Ce soir, vous enchanterez un public fervent, et la scène de la momie s’inscrira dans les mémoires.