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— Je vous conseille la matelote d’anguilles et le cimier de bœuf à la jardinière, dit Higgins à Belzoni. Le sommelier a choisi un vieux bourgogne touchant à la perfection.
Le salon particulier du Traveller’s Club était tendu de tentures or et décoré de tableaux représentant des explorateurs face à des fauves ou à des indigènes menaçants.
— J’ai contacté quelques membres éminents qui ne s’opposeront pas à votre candidature, révéla l’inspecteur. Le succès final prendra du temps, et je vous prie de vous armer de patience. Si vous aviez à raconter le plus retentissant de vos exploits, lequel choisiriez-vous ?
— La conquête du temple nubien d’Abou Simbel, répondit le géant sans hésiter. Vous n’imaginez pas les difficultés que j’ai dû affronter. La Nubie est une contrée pauvre et dangereuse. Sa beauté sauvage fait oublier les épreuves, mais la cupidité et les rivalités des chefs de tribu m’ont mis en péril à chaque instant. Heureusement, j’avais réussi à former une petite troupe de gens sûrs, et nous nous sommes lancés à l’assaut de l’énorme masse de sable obstruant la façade du grand temple et empêchant d’accéder à l’intérieur. D’après la rumeur, il regorgeait de trésors ! Nous étions au mois de juillet 1817, inspecteur, et la chaleur accablante aurait dû interdire tout travail. Je parvins néanmoins à persuader mon équipe que ce labeur fou en valait la peine. Nous creusâmes une sorte de chenal au cœur de la dune et, le 1er août, un passage s’ouvrit dans le vide ! Heureuse découverte, il conduisait au temple qui n’avait pas été envahi par le sable. Vous imaginez mon excitation ! Seule inquiétude : pourrais-je respirer ? À ma grande surprise, malgré la canicule et grâce à des fissures dans la roche, on se sentait mieux qu’à l’extérieur ! Et là, quelles merveilles : des peintures, des sculptures, des figures colossales, de beaux hiéroglyphes, des scènes de bataille et un curieux sanctuaire abritant quatre figures de divinités[16]. Il y avait aussi plusieurs salles oblongues équipées de banquettes en pierre où l’on avait probablement entreposé des objets précieux. Nous avions de la peine à dessiner, car la transpiration mouillait le papier.
— Et les trésors ? demanda Higgins.
— Deux figures de lions à tête d’épervier et une figurine assise[17]. Maigre butin et grande déception, je le reconnais. Mais le site est extraordinaire ! Quatre colosses représentant le pharaon ornent la façade du temple, les plus grandes statues jamais créées. Il faudra les dégager et restituer la splendeur de l’ensemble. Et tout l’édifice a été taillé dans le roc, élevé à cent pieds au-dessus du Nil. Quiconque atteindra ce site bénéficiera d’une vision inoubliable.
— Une aventure exaltante, monsieur Belzoni. Quand mon enquête sera terminée, j’inciterai le Traveller’s Club à organiser une expédition pour contempler Abou Simbel. La matelote d’anguilles est-elle à votre goût ?
— Un mets d’une rare finesse.
— Il me reste quelques petites questions à vous poser.
— Concerneraient-elles… la momie ?
— J’aimerais des précisions à propos de la séance de débandelettage. Vous et le docteur Bolson avez bien été les seuls à intervenir ?
— En effet.
— Ce genre de spectacle attire des amateurs fortunés, désireux d’acquérir des souvenirs. Vous m’obligeriez en me donnant les noms des acheteurs.
Le ton paisible de Higgins n’avait rien de menaçant. Pourtant, le colosse ressentit cette demande comme un ordre. Derrière le visage aimable de cet hôte attentionné se cachait un enquêteur obstiné.
— Ce furent des opérations légales, inspecteur, et mon épouse Sarah a établi des reçus à l’intention des heureux collectionneurs. La première enveloppe de lin revint à Kristin Sadly, une boulotte agitée tenant à une extrême discrétion.
— Pour quel motif ?
— Je l’ignore, inspecteur. Je n’avais jamais rencontré cette personne et je ne pense pas la revoir. Un autre amateur, lui, n’est pas passé inaperçu, puisqu’il s’agissait du célèbre acteur Peter Bergeray, le prince des dandys ! Il voulait les bandelettes recouvrant le visage de la momie et a fixé lui-même un prix très élevé. Malheureusement, j’attends toujours le règlement, et Sarah ne tardera pas à le relancer. Autre acheteur surprenant, Francis Carmick, un homme politique ! Il a acquis la seconde enveloppe de lin que des fils maintenaient au niveau des chevilles et de la poitrine de la momie.
Et il ne s’intéressait pas qu’à ce magnifique spécimen ! D’une manière assez déplaisante, il a exigé de moi des précisions concernant la momification et m’a adressé des menaces à peine voilées si je ne lui offrais pas satisfaction.
— Avez-vous obtempéré ? demanda Higgins.
— Certes pas ! Nul ne dicte sa conduite à Belzoni.
— Carmick est un personnage influent, promis à un ministère. Dépourvu d’honnêteté et de sens moral, il a déjà piétiné quantité d’adversaires coriaces. La prudence s’impose.
— Lorsque l’on a affronté un tyran comme Méhémet-Ali et des bandits de grand chemin du style du consul Drovetti, on ne s’enfuit pas à la vue d’un politicard !
Le caractère goûteux du cimier de bœuf à la jardinière apaisa le Titan de Padoue. Et la chaleur d’un bourgogne d’exception l’aida à retracer ses souvenirs.
— Un drôle de bonhomme vêtu d’un costume pourpre, Paul Tasquinio, s’est porté acquéreur d’une immense bandelette de thorax, longue d’une bonne trentaine de mètres. La transaction fut rapide, il n’a pas discuté le prix. Le client suivant n’était pas du même bois ! Le châtelain Andrew Yagab m’a acheté une rareté, un petit vase oblong hermétiquement clos placé le long du flanc gauche de la momie. À mon avis, un pingre ! Vu sa propriété, il n’est pas dans le besoin.
— Vous aurait-il invité chez lui ? s’étonna Higgins.
— Sarah et moi avons été conviés à son château campagnard, planté au milieu de ses terres. Yagab est collectionneur d’armes anciennes et de vases scellés provenant d’Égypte. Il a exigé que je lui en fournisse d’autres, avec une insistance qui a fortement déplu à mon épouse. Elle déteste ce personnage mou dont la laideur met mal à l’aise. Nous étions heureux de retourner à Londres, je vous l’avoue.
— Lui procurerez-vous néanmoins les objets qu’il désire ?
Belzoni prit un air accablé.
— Les affaires sont les affaires, inspecteur. Yagab connaît la règle du jeu, il payera le prix, mais nous ne deviendrons pas amis. En général, les collectionneurs ne vivent que pour leur passion et oublient l’humanité. L’acheteur de la bande de lin enveloppant les pieds, Henry Cranber, appartient probablement à cette catégorie. Et cette bandelette-là sera l’une de ses pièces majeures, en raison de ses inscriptions ! Peut-être cachent-elles le nom de l’homme qui a été momifié.
— Et qui a disparu, rappela Higgins. Un vol de collectionneur, à votre avis ?
— Pas impossible.
— Avons-nous fait le tour de vos acheteurs, monsieur Belzoni ?
Le géant hésita.
— Il en reste un.
— L’évoquer vous gêne, semble-t-il ?
— Sir Richard Beaulieu, professeur à Oxford, est un érudit de haut vol. Je ne l’imaginais pas acheter une jolie amulette en forme d’œil. De son point de vue, une babiole façonnée par un peuple de superstitieux au cerveau attardé.
— Ce jugement vous choquerait-il ?
— C’est une parfaite stupidité ! Professeur ou pas, ce notable se gave d’inepties. Du haut de son autorité, il raconte n’importe quoi. Et ce cuistre s’oppose à ma reconnaissance officielle en montant contre moi les milieux universitaires.
— Autrement dit, estima Higgins, vous n’êtes pas en bons termes.
— J’espère obtenir son estime. Un savant de cette envergure ne peut pas être complètement idiot, et il finira par apprécier l’importance de mes découvertes. Alors, nous nous réconcilierons.
Higgins n’avait cessé de prendre des notes sur son carnet noir en moleskine.
Le dessert, une savoureuse tarte aux mirabelles, ravit les convives.
— Cette fois, monsieur Belzoni, avez-vous évoqué la totalité des acheteurs ?
— Je n’ai oublié personne.
— Lady Suzanna n’était-elle pas présente ?
— Si, mais elle s’est contentée d’assister au spectacle.
— Vous ne lui avez donc rien vendu ?
— Rien, inspecteur.
Le maître d’hôtel servit un cognac hors d’âge. La gorge sèche, l’Italien tenta d’apaiser sa soif.
— J’ai reçu une curieuse visite, inspecteur. Un docteur Pettigrew qui s’intéresse aux momies et veut en acheter. Il souhaite les étudier et percer les secrets des anciens Égyptiens. Étrange coïncidence, non ?
— Un terme exclu de mon vocabulaire professionnel, précisa Higgins.
— Pettigrew me paraît être un client sérieux, et il m’a affirmé ne pas connaître de problèmes financiers.
— Auriez-vous une momie à lui vendre ?
— Une dépouille de qualité médiocre comparée au spécimen disparu, mais un produit négociable !
— Où la conservez-vous ?
— Dans une réserve de l’Egyptian Hall.
— Si vous procédez à la transaction, monsieur Belzoni, accordez-moi un privilège : celui d’y assister.