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Âgée de quatre-vingts ans, la duchesse en avait passé dix à grandir et soixante-dix à nuire à son prochain. D’une méchanceté constante, elle prenait plaisir à calomnier, à humilier et à détruire. En dépit de sa réputation de diablesse, elle demeurait une personnalité en vue, et quiconque désirait s’imposer à Londres devait assister, dans un salon d’honneur, à la cérémonie du thé.
Aussi Sarah Belzoni, qui préférait le désert de Nubie, s’était-elle sentie obligée d’accepter une invitation dont rêvaient les ladies dignes de ce nom. Il avait fallu acheter une robe à la dernière mode, mêlant soie rouge et broderie de dentelle.
— Vous êtes magnifique, avait jugé la couturière.
Sarah songeait à Giovanni. Il espérait tant de son entretien avec le professeur Beaulieu ! S’il se passait bien, il obtiendrait un poste d’archéologue à Oxford et serait délivré des soucis financiers. Adoubée par la duchesse, Sarah ouvrirait à son mari les portes de la haute société. Ensemble, ils prendraient possession d’un nouveau territoire et sauraient se défendre contre des prédateurs plus dangereux que des fauves.
Les invitées étaient au nombre d’une dizaine, issues de la meilleure société, à l’exception de Sarah, bête curieuse provenant d’un monde inconnu. Ses intimes reprochaient à la duchesse de l’avoir conviée, mais éprouvaient une excitation inédite à l’idée de dévorer l’ingénue, mal préparée à une telle épreuve.
Quand apparut l’épouse du Titan de Padoue, l’assistance fut frappée de stupeur. Grande, élégante, elle ne semblait nullement impressionnée.
Sarah détesta ce salon aux tentures fanées et aux sièges fatigués. Trop de tableaux représentaient des scènes de chasse à courre, et l’ensemble respirait le renfermé.
— Ravie de vous accueillir, ma chère, dit la duchesse de sa voix nasillarde. Asseyez-vous à ma droite.
« La place d’honneur », pensa une pimbêche au faciès de ouistiti.
Deux domestiques apportèrent une théière en argent, des tasses de porcelaine et un plateau couvert de biscuits et de canapés au saumon.
— Je ne bois que du thé blanc de Chine, rare et cher, déclara la duchesse. Et seule une eau de source parfaitement pure est tolérée, à l’évidence. Chaque étape de la préparation de ce délicieux breuvage est sévèrement contrôlée. Chez moi, l’addition d’un nuage de lait est autorisée.
Deux dindes gloussèrent de plaisir. Mille fois entendu, le discours de la duchesse continuait à les ravir.
— Comment surviviez-vous dans la brousse, chère Sarah ?
— Au Caire et à Louxor, outre les monuments pharaoniques, il subsiste des traces de civilisation. En revanche, les terres désolées du grand Sud rendent l’existence difficile.
— À Londres, la chaleur de l’été est déjà insupportable, observa une dinde. Là-bas, ce doit être l’horreur ! La sueur, la soif, les vêtements trempés, les odeurs… je n’ose même pas y penser !
— Sage précaution, estima Sarah.
Des rires étouffés saluèrent la remarque de l’étrangère.
— Cette année, reprit la duchesse, « la Saison[6] » est brillante. Les expositions de peinture et les concerts me paraissent remarquables, de beaux athlètes rendront plaisantes les régates sur la Tamise et les matchs de cricket ne manqueront pas de piquant. Nous voilà loin de la barbarie égyptienne !
À la satisfaction de l’assistance, la maîtresse de maison reprenait la main.
— Avez-vous fréquenté les indigènes ? s’inquiéta une baronne autrichienne, équipée d’un lorgnon en or massif.
— Sans eux, mon mari n’aurait pas réussi à rapporter en Angleterre autant de superbes objets.
— Ma pauvre petite, comme vous avez dû souffrir !
— Nous avons rencontré des gens de qualité, affirma Sarah.
Des murmures indignés parcoururent la petite cour.
— Goûtons aux merveilles de mon pâtissier, ordonna la duchesse.
Le grand salon se transforma en volière, et ces dames papotèrent à l’envi tout en se gavant. Sarah se contenta d’une tasse de thé.
— Vous détestez ces imbéciles, murmura la duchesse, et vous avez raison. Vu votre caractère et votre allure, chère amie, j’attends beaucoup de vous. Remuer cette boue, déclencher la tempête et mater ces cerveaux vides vous amuseront. À une condition, cependant.
Sarah dressa l’oreille.
— Un couple mal assorti conduit au désastre, mon enfant. J’ai entendu parler de votre brute d’Italien et je l’ai aperçu à l’exposition. Il est indigne de vous et ne saura pas s’intégrer à la bonne société. Quittez-le, épousez un aristocrate fortuné. Je vous présenterai d’excellents candidats, et vous choisirez. Suivez mes conseils, vous ne le regretterez pas. L’expérience permet d’être lucide.
La fière Irlandaise se leva et versa le contenu de sa tasse sur un tapis iranien de grande valeur.
Des exclamations outrées fusèrent.
— Ravie de ne plus vous revoir, duchesse, clama Sarah Belzoni en quittant les lieux.
Minuit approchait, Giovanni n’était pas rentré, et Sarah commençait à s’inquiéter. Les nerfs à vif, elle avait vidé quelques verres de gin, l’alcool du pauvre, et s’était débarrassée de sa robe d’apparat. James Curtain, le domestique, dormait depuis longtemps.
Enfin, la porte du petit hôtel particulier claqua, et le pas du Titan de Padoue fit craquer les marches de l’escalier.
Sarah se jeta dans ses bras. À son visage défait, elle comprit qu’il avait échoué.
— Donne-moi à boire, s’il te plaît. En sortant de chez ce maudit professeur, j’ai marché au hasard pendant des heures afin d’éteindre ma colère. J’aurais dû l’étrangler et le briser en mille morceaux !
— Ça n’aurait pas arrangé nos affaires, estima l’Irlandaise.
Belzoni s’empara de la bouteille de gin et s’assit sur le rebord du lit.
— Échec total ! avoua-t-il. Sir Richard Beaulieu m’a traité de rustre, d’aventurier et d’amateur. Il refuse d’intervenir auprès du British Museum pour faciliter l’achat du sarcophage en albâtre car, à son avis, l’exotisme égyptien passera bientôt de mode. L’exotisme… Pauvre type ! Il n’a aucune sensibilité.
— Nous nous débrouillerons sans lui, avança Sarah. Ce sarcophage est une telle merveille que nous le vendrons à prix d’or. Sir Richard s’en mordra les doigts. Et ton poste de professeur ?
— Il m’a ri au nez ! Moi, un archéologue de terrain, accéder à une chaire… impensable ! Je dois me contenter d’amuser le public et de distraire les âmes simples. Tant de mépris m’a profondément blessé, Sarah.
Elle lui caressa le visage.
— Les paroles des imbéciles et des prétentieux n’ont pas la moindre valeur, affirma Sarah. Imagines-tu ton professeur d’Oxford grimper la colline d’Abou Simbel ou assurer le transport d’un buste colossal ? Ce résidu de suffisance n’est qu’une ombre malsaine. Le vent l’emportera. Toi, tu es Giovanni Battista Belzoni, solide comme les falaises de la Vallée des Rois, et ta célébrité ne s’effacera pas. Ne renonce ni à la vente du sarcophage ni à l’obtention d’un poste officiel.
— Affronter cette jungle londonienne, ses prédateurs et ses pièges… Parfois, je perds courage.
— Je suis à tes côtés, Giovanni. À deux, nous sommes indestructibles.
— Comment s’est déroulé le thé de la duchesse ?
— De la pire des manières, révéla Sarah. Aux yeux de ces dames de la haute société, j’étais une bête curieuse, un spectacle à ne pas manquer ! Cette basse-cour à forte proportion de dindes m’a fait rire jusqu’au moment où la duchesse m’a proposé de te répudier et d’épouser un authentique gentleman.
Le colosse saisit les bras de son épouse.
— Cette vieille mégère a osé, elle…
— Rassure-toi, je ne serai plus invitée. Ma manière de boire le thé n’a pas dû lui plaire.
Belzoni s’allongea de tout son long.
— Je suis fatigué, Sarah. En déambulant, j’ai songé à cette magnifique momie qu’étudie le docteur Bolson. Pourquoi ne me donne-t-il pas les résultats de ses recherches ? Nous pourrions organiser ensemble une conférence.
— Demain sera un autre jour, mon chéri, et j’ai vu un nombre suffisant de momies aujourd’hui. Es-tu vraiment si fatigué ?
Quand elle dégrafa son corsage, l’Italien sentit une nouvelle vigueur l’animer.