18
Le deuil national fut décrété le jour même du décès de Pharaon. Des voiles obscurcirent les fenêtres du palais. Les temples furent fermés et l’on interrompit la célébration des cultes. Les hauts dignitaires se laissèrent pousser la barbe. Dans les riches demeures, comme dans les plus pauvres, hommes et femmes se tinrent prostrés, la tête sur les genoux.
Avec la mort d’un roi s’ouvrait une période terrifiante au cours de laquelle les forces du mal pouvaient envahir l’Égypte et la détruire. Tant qu’un nouveau pharaon n’aurait pas été couronné, le pays courait le plus grave des dangers. Aussi la capitale s’était-elle murée dans un silence craintif, dans l’attente des décisions qui détermineraient le destin de l’empire.
Le cadavre d’Akhénaton n’avait subi qu’une momification sommaire. Seule comptait l’illumination de son âme par les rayons d’Aton qui, d’une main fraternelle, l’avait ravie au centre du disque solaire.
Akhésa, reconnue comme gardienne de la légitimité, présida, dès le lendemain du trépas, un conseil où étaient présents les hauts dignitaires de la cité du soleil. On y décida que des messagers partiraient pour toutes les capitales régionales. Chefs de provinces, administrateurs, scribes, prêtres étaient chargés de répandre dans la population la nouvelle de la mort d’Akhénaton. La princesse s’engagea à consulter dans un délai très bref les personnalités influentes de l’État et à proclamer aussi rapidement que possible le nom du nouveau roi.
Épuisée par de longues heures d’entretien avec des ministres sarcastiques, dévoués à la cause de Horemheb, Akhésa prenait un peu de repos sur la terrasse où elle avait vu mourir son père. Elle se laissait caresser par le soleil couchant, les mains crispées sur son ventre. Sans doute aurait-elle dû se montrer plus raisonnable, dépenser moins d’énergie, s’occuper davantage de sa santé de future mère… Mais les événements en décidaient autrement. Ce dont elle avait rêvé, devenir responsable du sort de l’Égypte, se produisait de manière brutale et ne lui causait pas la joie qu’elle avait espérée. Le fardeau s’avérait lourd. Elle ne pouvait compter sur l’aide de Toutankhaton. Le jeune homme ne songeait qu’à l’amour. Les heures passées dans les bras d’Akhésa et la future naissance de leur enfant le comblaient d’un bonheur parfait. Elle avait tenté de parler avec lui des affaires du royaume, mais il avait obstinément refusé, préférant la caresser ou s’amuser avec les jouets qu’il offrirait à son fils.
Akhésa devait accepter la solitude et se méfier des alliés comme des adversaires. Aucun rempart, à présent, ne la protégeait. Son père et sa mère disparus, son mari errant encore sur les sentiers merveilleux de l’enfance, elle ne disposait ni d’un confident ni d’une confidente qui auraient pu l’éclairer ou la conseiller. Elle devrait faire confiance à sa seule intuition, sans avoir droit à la moindre erreur. Son premier faux pas serait immédiatement exploité par les chacals qui rôdaient autour du trône.
La servante nubienne lui annonça la visite du « divin père » Aÿ. Se dresser contre la volonté du courtisan le plus rusé et le plus influent ne l’effrayait pas. Encore fallait-il la connaître de manière précise et savoir, aujourd’hui, dans quel camp il se rangeait.
Le « divin père » n’était pas seul. À ses côtés se trouvait son fils, le commandant Nakhtmin.
Akhésa leur offrit du lait frais et des gâteaux au miel. Nakhtmin refusa. Le « divin père », gourmand, accepta. Pendant qu’il les dégustait, la Nubienne lui massa les pieds, lui arrachant quelques soupirs d’aise. Après avoir allumé plusieurs lampes diffusant une lumière douce, la servante quitta la pièce.
— Vous avez entendu de nombreux dignitaires, commença le « divin père », et vous avez eu le temps de vous forger une opinion.
Nakhtmin, engoncé dans son équipement de soldat, l’épée au côté, ne quittait pas des yeux la princesse Akhésa, élégamment adossée au rebord en pierre d’une fenêtre. Sa robe plissée, nouée sous les seins, mettait en valeur les courbes admirables de son corps. Plus elle devenait femme, plus elle ressemblait à sa mère Néfertiti.
— Ils sont tous partisans du général Horemheb, dit-elle sans animosité. Le reste est sans importance.
— Tous… Vous exagérez, Votre Majesté. Je ne fais pas partie du nombre.
— Moi non plus, affirma fièrement Nakhtmin. Comme mon père, je soutiens Toutankhaton. C’est lui qui doit régner.
Akhésa leur sourit.
— Merci de votre aide. Je ne renoncerai pas, moi non plus. Mais comment Toutankhaton s’imposerait-il à Horemheb ?
— En évitant une guerre civile, estima Aÿ. C’est vous qui prendrez les décisions et c’est lui qui apparaîtra. Toutankhaton n’est qu’un enfant, mais il est le candidat des prêtres de Thèbes… et le vôtre. Si vous le jugez digne de régner, il sera le roi légitime. Mon fils vous procurera le soutien d’une partie de l’armée. Horemheb n’osera pas tenter un coup de force. Ce n’est pas dans sa nature. Il a un respect inné de la loi et de l’ordre. Prenez pleine conscience de votre rôle, Majesté. Aucun pharaon ne pourra être couronné sans votre consentement.
Akhésa n’était pas dupe. Aÿ souhaitait continuer à gouverner dans l’ombre en manipulant un couple de jeunes gens sans expérience. Son fils Nakhtmin espérait prendre la tête de l’armée à la place de Horemheb. Qu’ils fussent ou non sincères à son égard, peu importait. Leurs ambitions la serviraient. Plus tard, sans doute, aurait-elle à les affronter. À elle de prévoir le conflit pour en sortir victorieuse.
Akhésa se promenait seule dans le jardin où Akhénaton avait passé des heures en méditation, serré Néfertiti dans ses bras, joué avec ses filles dans les allées tracées avec soin entre les massifs de fleurs. Son ventre demeurait douloureux. Elle n’avait pas eu le temps de consulter le gynécologue. Son dernier visiteur avait été l’ambassadeur Hanis. Il s’était montré beaucoup moins rassurant que le « divin père » Aÿ sur l’avenir du prince Toutankhaton. La position de Horemheb lui semblait suffisamment forte pour qu’il n’acceptât aucun compromis et obligeât la princesse à se conformer à ses vues.
Elle-même était beaucoup plus hésitante, à présent. Demain, devant le grand conseil, elle devrait prononcer le nom du futur pharaon. Choisir Horemheb, c’était rendre à l’Égypte tout son éclat, installer sur le trône un véritable chef d’État. C’était aussi condamner Toutankhaton à la réclusion, à l’exil ou pis encore. Mais la première exigence n’était-elle pas d’éviter un conflit entre Égyptiens ? Lasse, les tempes bourdonnantes, Akhésa s’assit au pied d’un acacia, désirant bénéficier de la fraîcheur de son ombrage.
— Ne bougez pas et ne vous retournez pas, ordonna une voix grave derrière elle. Je dois vous parler.
— Pourquoi ne pas m’avoir demandé audience ? s’étonna-t-elle.
— Vous ne m’auriez pas reçu.
Cette voix… Akhésa la connaissait. Seul son état de fatigue l’empêchait de rassembler ses souvenirs et de l’identifier.
— Je viens au nom des ouvriers et des artisans, au nom des humbles que vous fréquentez si peu et que vous connaissez si mal.
— Je vous interdis de…
— Ne m’interrompez pas, princesse. Je suis pressé. J’ai trompé la vigilance des gardes pour entrer dans ce jardin et je peux être arrêté à tout instant.
— Si j’en donne l’ordre.
— Je n’ai aucune confiance en vous. Vous êtes ambitieuse et orgueilleuse. Mais le sort de notre pays est à présent entre vos mains. Les petites gens ont souffert sous le règne de votre père. Choisissez le prince Toutankhaton comme Pharaon. C’est lui que nous désirons voir régner.
Elle l’avait enfin reconnue… Cette voix était celle du sculpteur Maya, de cet homme rugueux, impressionnant de puissance, qui l’avait si mal accueillie dans son atelier et qui continuait à la détester. Maya, qui avait l’oreille du peuple.
— Pourquoi soutenez-vous ainsi mon époux ?
— Parce qu’il m’a donné à manger quand j’avais faim. Mon maître d’atelier m’avait renvoyé. Je ne m’entendais pas avec lui. Ma femme était malade. Il me fallait nourrir mes enfants. J’ai été obligé de demander du pain, de tendre la main. Le petit prince Toutankhaton passait en chaise à porteurs. Il m’a vu, moi, un malheureux, sur le bord de la route. Il s’est arrêté. Ce n’était qu’un enfant de cinq ans. Mais son regard était la bonté même. Il m’a demandé si j’avais un métier. Je lui ai dit la vérité. Il a appelé un de ses serviteurs afin de me conduire aux ateliers du palais de la reine mère. J’y ai rencontré les plus grands sculpteurs. J’ai travaillé jour et nuit pour apprendre mon métier. Depuis, je n’ai plus jamais connu la faim. J’ai une dette envers Toutankhaton et je suis bien décidé à la régler. Qui tenterait de lui causer préjudice me trouverait sur son chemin.
— Je ne céderai à aucune menace, rétorqua Akhésa. Mais je vous sais gré de vos confidences.
— Je pars, princesse. Tenez le plus grand compte de mes avertissements.
L’homme se leva, quittant l’abri de l’arbre. La voix d’Akhésa le stoppa.
— J’agirai selon mon cœur, dit Akhésa sans se retourner. Les sages le veulent ainsi.
En se glissant hors du jardin clos, sans être vu des gardes, le sculpteur, partagé entre l’admiration et la crainte, était conforté dans sa certitude. L’Égypte avait tout à redouter de cette jeune femme trop intelligente.
Au pied du trône vide avait été installé un siège à haut dossier sur lequel prendrait place la princesse Akhésa, faisant fonction de fille aînée de Pharaon et de gardienne de la légitimité.
Les courtisans avaient rempli la grande salle où Akhénaton avait, de son vivant, réuni ses conseillers et reçu les ambassadeurs étrangers. Les visages étaient graves. Certains dignitaires dissimulaient mal leur hostilité à cette adolescente au corps de femme, dont les paroles prenaient force de décision.
Le « divin père » Aÿ et son épouse étaient presque invisibles, cachés par une colonne. Horemheb se tenait au premier rang devant les ministres. Son épouse Mout était à la tête des dames de la cour, vêtues de longues robes blanches et coiffées de lourdes perruques nattées. Près de l’entrée, le commandant Nakhtmin et l’intendant Houy, mêlés à des officiers supérieurs. L’ambassadeur Hanis se trouvait à proximité du trône, en tant que chef provisoire de la diplomatie égyptienne. Le prince Toutankhaton figurait aux côtés des plus hauts dignitaires religieux de la cité du soleil. Ni Sémenkh ni son ex-épouse Méritaton n’avaient été autorisés à sortir de l’enceinte des sanctuaires distincts où ils vivaient reclus.
L’assemblée était parcourue de murmures. On spéculait sur le nom du futur pharaon. Chacun tentait de déchiffrer le visage énigmatique du général Horemheb qui semblait presque indifférent.
Un silence absolu régna quand la princesse Akhésa, précédée d’un maître de cérémonie frappant en rythme le dallage de l’extrémité de sa longue canne, fit son entrée dans la salle du trône.
Son extraordinaire beauté émut les cœurs les plus endurcis. Fardée avec délicatesse, les sourcils rehaussés de vert, les pommettes légèrement rougies, elle avançait à pas mesurés, avec l’allure innée d’une reine. Pendant son parcours vers le siège qui lui était réservé, même ses adversaires les plus acharnés furent subjugués, tombant sous le charme d’une femme qui jouait de sa jeunesse comme d’un charme magique.
Lorsqu’elle s’assit, dans un geste d’une suprême élégance, les courtisans inclinèrent la tête.
Un ritualiste chauve s’avança, déroulant un papyrus à la hauteur de son visage. L’homme était âgé mais sa voix puissante emplit la totalité de l’espace, organisé par l’architecte de sorte que les vibrations sonores fussent amplifiées.
— Au nom du dieu Aton et par la grâce de la lumière divine qui fait vivre les êtres, la princesse Akhésa, gardienne du trône, a réuni la cour de Pharaon. Que chacun se recueille et s’incline devant la puissance créatrice.
Akhésa éleva ses mains au-dessus de la tête, formant le geste du ka qui attirait vers la terre l’énergie inépuisable du ciel. Elle se sentit soudain investie d’un pouvoir fulgurant. Elle prolongea ce moment, goûtant une ivresse nouvelle, une exaltation dont l’intensité la surprit. Enfin, elle abaissa les bras. Le ritualiste reprit sa lecture.
— Qu’Aton soit bienveillant et inspire la pensée de la princesse Akhésa, que…
Il s’interrompit. Au fond de la salle du trône, près de la porte d’entrée, se produisait un inquiétant brouhaha. Un archer de la garde personnelle de Nakhtmin se détacha de la foule des courtisans et courut vers Akhésa.
— Majesté, déclara-t-il, une délégation de prêtres venus de Thèbes souhaite être reçue par vous et assister à l’audience.
Des protestations s’élevèrent. Jamais, depuis la création de la cité du soleil, des adorateurs d’Amon, le dieu haï, n’avaient osé s’y aventurer. À peine Akhénaton reposait-il dans son tombeau qu’ils venaient déjà insulter sa dépouille.
Les regards convergèrent vers la jeune femme. Qu’allait-elle décider ? Comment se comporterait-elle face à un événement aussi grave qu’inattendu ?
— Qu’ils entrent, dit-elle, d’une voix étouffée.
Les portes furent ouvertes.
Dix prêtres d’âge mûr, avançant en procession, prirent place aux côtés de leurs collègues desservant les sanctuaires d’Aton. Parmi eux, aucun des grands prophètes de Karnak. Le clergé n’avait envoyé qu’une délégation de subalternes.
— Elle a trahi son père, dit un courtisan.
— Pas du tout, rétorqua un autre. Elle fera plier Thèbes et les prêtres d’Amon.
Akhésa se leva.
Chacun retint son souffle. Elle allait révéler le nom du futur souverain.
— Au nom d’Aton, proclama-t-elle, je reconnais comme souverain légitime, régnant sur les Deux Terres et sur le circuit de l’univers que parcourt le soleil, le prince Toutankhaton.
— Vous devriez avancer votre pion blanc, recommanda Horemheb à Akhésa.
— Je ne crois pas, général. Prenez garde à votre pion noir. Il est en danger.
Horemheb éprouvait quelque peine à se concentrer sur la partie de Senet[14] qu’il jouait contre Akhésa. Il se vantait pourtant d’être un tacticien de premier plan, mais la princesse se révélait une joueuse remarquable, rompue aux stratégies les plus complexes.
La table à jeux, d’ivoire et d’ébène, comprenait un échiquier pliant divisé en trente compartiments et placé sur un support d’ébène dont les quatre pieds imitaient des pattes de lion. Une boîte à accessoires contenait des pions, des bâtonnets et des osselets qui permettaient de pratiquer diverses sortes de jeux.
— Votre décision est particulièrement audacieuse, apprécia Horemheb. Toutankhaton n’est pas capable de régner. Son avenir n’est pas entre vos mains, mais entre les miennes. Je peux le briser… comme ceci !
Le général s’empara d’un bâtonnet, le broya dans son poing et jeta les débris sur le sol. Akhésa avança un pion noir.
— Vous avez perdu la partie, général.
Horemheb fut contraint de constater sa défaite.
— Ce n’était qu’une distraction, princesse. Ne confondez surtout pas ce jeu avec la réalité.
— Je m’en garderai bien. Vous régnez sur la force armée, j’en suis consciente. Vous pouvez l’utiliser à tout moment. Mais…
— Mais ?
— Vous ne le ferez pas.
— Et pourquoi donc ?
— Parce que votre stratégie vous l’interdit.
— Vous êtes bien sûre de vous. En quoi consiste-t-elle donc ?
— Le « divin père » Aÿ m’a demandé de comparaître devant les prêtres d’Amon pour ratifier l’élection de Toutankhaton. Je suppose que, cette fois, je ne rencontrerai pas que des subalternes.
Le visage de Horemheb se durcit.
— C’est vous, général, qui avez fait venir ces prêtres de Thèbes. Ils n’auraient pu pénétrer dans cette ville sans votre consentement. Je suis certaine, par conséquent, que vous approuvez le choix de Toutankhaton comme pharaon, de bonne ou de mauvaise grâce. Mais ce ne sera pas sans contrepartie, bien entendu.
Horemheb la regarda avec admiration.
— Votre esprit est exceptionnel, Majesté.
Akhésa avait choisi la grande cour du temple principal de la cité du soleil pour recevoir le Premier Prophète d’Amon qui habitait la villa de Horemheb depuis plusieurs jours. Agé, mais encore robuste, le Premier Prophète d’Amon de Karnak était un homme d’une haute stature, au visage méprisant, creusé de rides. Il avait combattu Akhénaton dès le début de son règne, mais avait été contraint de s’incliner. Aujourd’hui, il prendrait une revanche éclatante en ces lieux qu’il détestait.
Depuis la mort d’Akhénaton, personne n’avait gravi les marches menant à l’autel central pour y déposer les offrandes et célébrer le sacrifice de l’aube en l’honneur d’Aton. Le cœur d’Akhésa se serrait à l’idée que les portes de ce temple sans plafond se refermeraient bientôt sur le silence et la froidure du néant. Mais la sauvegarde de l’Égypte était à ce prix.
Le « divin père » Aÿ, assis sur la base d’une colonne décorée de fleurs, s’était recouvert la tête d’une étoffe, redoutant les ardeurs du soleil. Le Premier Prophète d’Amon, tête nue, marchait de long en large devant Akhésa qui, assise sur un pliant, agitait en cadence un éventail.
— Le Premier Prophète se réjouit de votre si précoce sagesse, Majesté, dit le « divin père ». Le choix du prince Toutankhaton saura plaire aux dieux.
— Vous oubliez déjà Aton.
— Il le faudra bien, assura le Premier Prophète, de sa voix profonde qui glaça le sang d’Akhésa. Akhénaton était l’unique prophète de son dieu. Il n’a formé aucun disciple.
— C’est faux, dit la jeune femme. Il m’a transmis son enseignement.
— Vous dresserez-vous contre la totalité du clergé d’Amon ? demanda le Premier Prophète, impérieux.
Akhésa regarda le soleil, la cour immense qui lui était ouverte, les dalles immaculées de blancheur. Elle entendait encore la voix de sa mère Néfertiti, chantant la beauté d’Aton. Elle voyait les danseuses du temple esquisser des pas avec grâce tandis que jouaient les flûtes et les tambourins. Sa jeunesse, cet éblouissement de clartés et de bonheurs quotidiens, appartenait déjà à un monde révolu.
— Non, je ne m’en crois pas capable, reconnut-elle à regret.
— Voilà beaucoup de lucidité dans une âme jeune, apprécia le Premier Prophète. Votre Majesté a su s’incliner devant la vraie tradition.
Akhésa se mordit les lèvres pour s’empêcher de protester avec véhémence. Elle s’était juré de tenir tête à ce vieillard redoutable par la seule dignité, de lui montrer que ses attaques les plus virulentes ne la déséquilibreraient pas.
— Qu’attendez-vous de moi ? demanda-t-elle, tendue.
Aÿ parla sur un ton qui se voulait rassurant.
— Tant que votre père gouvernait l’Égypte, il était reconnu par tous comme l’autorité suprême. Aucune de ses directives n’a été discutée. La parole de Pharaon, comme il est de règle depuis l’origine, est demeurée toute-puissante. L’Égypte a évité de graves troubles intérieurs grâce à la sagesse des prêtres d’Amon et à la prudence de leur chef, le Premier Prophète. Aujourd’hui, la situation est bien différente. Si la désignation de votre époux, Toutankhaton, apparaît judicieuse, nous savons qu’il est incapable de régner. Ce n’est qu’un enfant. Il serait dangereux et nuisible de poursuivre l’expérience commencée par votre père.
— Il faut rentrer à Thèbes, intervint sèchement le Premier Prophète, sans regarder Akhésa. C’est là que doit avoir lieu le couronnement du nouveau Pharaon.
— Ce qui signifie…
— Que la cité du soleil doit être abandonnée et que Thèbes doit retrouver son statut de capitale de l’Égypte. Il faudra également, Majesté, que votre époux change de nom. Toutankhaton, « symbole vivant d’Aton », deviendra « Toutankhamon », « symbole vivant d’Amon ». Ainsi, par la magie du Verbe, l’hérésie d’Aton sera-t-elle oubliée. Par son nouveau nom qui sera proclamé dans l’Égypte entière et inscrit sur des stèles dressées dans chaque temple, Toutankhamon manifestera le triomphe de Thèbes et le retour à la vérité.
Akhésa pleurait intérieurement. Elle réussit, malgré la peine immense qui la déchirait, à conserver un visage impassible. Le Premier Prophète, arrogant, affichait une cruelle jubilation. « Les prêtres, avait dit Akhénaton, les plus vils des hommes…»
— Il va de soi, ajouta le Premier Prophète, que ces conditions ne sont pas négociables. J’ai l’appui du général Horemheb et de l’armée.
Akhésa jeta un regard interrogateur en direction du « divin père ». Ce dernier approuva d’un hochement de tête les déclarations du Premier Prophète.
Une douleur fulgurante traversa le ventre d’Akhésa, l’obligeant à se courber en avant, comme pour vomir. Le Premier Prophète s’avança.
— Qu’avez-vous, Majesté ?
— Reculez, hurla-t-elle, tétanisée par la souffrance. Ne m’approchez pas !
Le vieillard, impressionné par la violence de cette réaction, obéit.
— Vous avez tort de me considérer comme un ennemi Majesté. Votre père était un hérétique, sans doute un dément. Il conduisait l’Égypte à sa perte. C’est Amon qui a fait de notre pays la lumière du monde. C’est lui qui fera renaître le bonheur perdu à cause du fanatisme et de l’intolérance.
Akhésa souffrait trop pour crier sa haine envers cet hypocrite, affirmer l’amour qu’elle portait à son père, exiger du soleil divin qu’il la nourrisse de sa puissance et lui permette d’écraser sous ses sandales les scélérats qui souillaient la mémoire d’Akhénaton, mais elle se savait prisonnière. Aÿ, Horemheb et le Premier Prophète d’Amon avaient conclu un pacte qui faisait d’elle et de son jeune époux des esclaves dociles. Du moins le croyaient-ils… car la jeune femme envisageait déjà une riposte qu’ils étaient bien incapables d’imaginer. Dans l’immédiat, il lui fallait sauvegarder l’essentiel.
— Je ne suis pas sans forces, dit-elle avec calme, défiant à la fois le « divin père » et le Premier Prophète dont la collusion la révoltait. Elles ne sont pas suffisantes pour vaincre, mais elles me permettraient de vous combattre.
Une ride d’anxiété creusa le front du Premier Prophète. Sa brillante carrière reposait sur une qualité majeure : il n’avait jamais sous-estimé ses adversaires. Il avait jugé cette jeune femme, la future reine d’Égypte, et ne prenait aucune de ses paroles à la légère. Les épreuves qu’elle avait traversées l’avaient mûrie de manière étonnante. Elle alliait le charme d’une jeunesse éclatante à la beauté souveraine d’une femme au caractère inébranlable. Comment évoluerait-elle ? S’obstinerait-elle à défendre l’hérésie, à perpétuer le souvenir d’un règne absurde, ou se rallierait-elle à la cause des Thébains ? Suivrait-elle ses sentiments ou la raison d’État ?
— Déclencher une guerre civile, diviser les Égyptiens, les pousser à s’affronter… Seraient-ce vos projets d’avenir, Majesté ?
Akhésa implora Aton de l’envahir de sa clarté. Mais elle n’attendait pas de miracle. Elle savait devoir compter sur sa seule capacité de résister à l’adversité et à ses ennemis.
— Je n’ai pas l’intention d’être à l’origine de telles horreurs… mais j’ai une exigence.
Le regard du Premier Prophète se fît lourd de menaces.
— Êtes-vous dans une situation qui vous autorise à la formuler ?
La jeune femme ignora la mise en garde.
— La cité du soleil ne doit pas être détruite. Quand ses habitants l’auront désertée, qu’elle demeure intacte, livrée au soleil et au vent.
Le Premier Prophète réfléchit longuement. Raser cette cité maudite lui avait paru nécessaire. Il aurait ainsi appliqué un châtiment qui serait demeuré dans les Annales comme exemplaire et aurait dissuadé tout souverain de s’éloigner d’Amon.
Il reconsidéra pourtant sa position. Puisque l’ancienne capitale serait abandonnée, le sable suffirait à la recouvrir d’une chape de néant pour l’éternité.
— J’accepte cette exigence, Majesté.
— J’en ai une autre, dit Akhésa, soulagée.
Aÿ ôta le voile qui le protégeait des ardeurs du soleil.
— Nous pourrions en rester là.
Akhésa passa outre.
— Le temple de mon père à Karnak ne devra pas être détruit, lui non plus. Lorsque je vivrai à Thèbes, il sera mon lieu préféré, l’endroit où je prierai Dieu.
Le Premier Prophète eut un sourire cruel.
— Soyez sans crainte. Nous avons veillé à la conservation de ce petit édifice et nous l’avons même restauré. Vous serez heureuse à Thèbes, Majesté.
Le prêtre cessa son obsédant va-et-vient. Il allait enfin quitter cet endroit maudit qui avait vu se célébrer des cultes hérétiques. La cour reviendrait à Karnak, Amon serait à nouveau dieu d’empire. Sa victoire était complète. À l’exception d’un dernier détail. Il se plaça à côté de la jeune femme de manière à pouvoir lui parler à voix basse.
— Je vous transmettrai bientôt une liste de grands dignitaires thébains qui, par un décret émanant du nouveau roi, retrouveront leurs privilèges perdus à cause d’Akhénaton. Ils vous en sauront gré. Ceci s’avère indispensable pour la stabilité du trône.
Toutankhaton était fou de joie à l’idée de revenir à Thèbes et d’y vivre avec Akhésa. Elle avait évoqué sa future fonction de Pharaon, il lui avait parlé d’amour, la prenant dans ses bras, la caressant, la dénudant avec fougue. Akhésa ne l’avait pas écarté. Elle avait accepté le poids aérien de son corps d’adolescent, oubliant dans les jeux du plaisir l’ombre noire qui voilait son soleil.
Puis vint le dernier matin, celui du départ.
Elle ne pleurait pas ni ne pensait à l’insupportable souffrance qui lui taraudait l’âme. Tous ses soins, elle les accordait à son jeune époux, assis sur une chaise à dossier recourbé, dans une salle du palais aux colonnes ornées de motifs fleuris. Les pieds posés sur un tabouret, vêtu d’un pagne long et plissé tenant à la taille grâce à une ceinture multicolore, l’adolescent ne quittait pas des yeux Akhésa. Debout devant lui, elle mettait la dernière main à sa toilette. La jeune femme était magnifique avec sa robe de lin, sa ceinture aux pans flottants, son collier large, sa coiffure bouclée. Elle ajusta le pectoral et les bracelets de Toutankhaton puis répandit sur la tête de son conjoint le contenu d’un vase à parfum. Lorsqu’elle eut terminé, elle accorda un ultime regard à un petit disque en or, accroché au mur. Du globe divin descendaient des rayons terminés par des mains. Ce symbole avait hanté l’esprit d’Akhénaton qui l’avait fait graver sur les stèles et sur les murs des temples de la cité du soleil. Serait-il voué à l’oubli ?
Le jeune couple, en habit d’apparat, sortit du palais et monta dans un char qui prit la tête d’une longue file de véhicules partant vers le sud, vers Thèbes. Les nobles avaient fermé à jamais la porte de leurs somptueuses villas, les jardiniers arrosé une dernière fois les parterres fleuris. Des menuisiers avaient démonté les colonnes de bois qui seraient réutilisées dans les demeures thébaines, les fonctionnaires avaient roulé les papyrus administratifs rangés dans de vastes coffres placés sur des chariots que tiraient des bœufs. Les tablettes jugées périmées avaient été enterrées, les momies sorties de leurs tombeaux pour être transportées sur la rive ouest où elles goûteraient un repos éternel dans une nouvelle sépulture. Seule la famille royale résiderait dans le site désertique choisi par Akhénaton. Nul prêtre ne célébrerait la mémoire du roi.
Akhésa songeait aux bandes de bédouins pillards qui, la capitale d’Aton vidée de ses occupants, viendraient s’y installer et la souilleraient. Nul garde-frontière, nul policier ne leur interdiraient l’accès aux palais et aux villas. Ils les ouvriraient, les saccageraient, laissant au vent et au sable le soin de dégrader les délicates peintures.
L’aube légère rosissait les montagnes et dissipait les brumes voilant encore les champs. La brise du nord gonflait les voiles des bateaux composant l’imposante flottille en partance vers le sud. Les dockers les avaient chargés d’une quantité considérable de meubles. Sur la barque royale avaient été déposés des coffres contenant objets de toilette et étoffes précieuses.
En quelques jours, la cité de lumière créée par Akhénaton serait vidée de ses habitants. Les plus pauvres partiraient sur les barges de transport affrétées par l’État et regagneraient les villages d’où ils étaient partis, la joie au cœur, pour fonder une nouvelle capitale.
Toutankhaton et Akhésa avaient pris place sous une tente dressée au centre de la barque royale. Elle les protégerait du soleil pendant le voyage. On leur y servirait boissons fraîches et fruits.
L’adolescent disposait d’un échiquier, heureux de jouer avec celle qu’il aimait de plus en plus passionnément. L’avenir lui semblait des plus riants. Les dieux le comblaient de tous les bonheurs.
Akhésa le fit attendre. Debout sur le pont, elle regardait la cité du soleil qui disparaissait au fur et à mesure que le bateau s’éloignait. Un coude du fleuve lui masqua à jamais la capitale d’Akhénaton, le prophète de la lumière.
Des larmes coulèrent sur les joues de la fille du pharaon maudit.