9

Akhésa apprit avec étonnement le départ précipité de la reine mère pour Thèbes. La servante nubienne révéla à sa maîtresse que Téyé avait pris le chemin du retour au petit matin sur l’ordre de Pharaon. Auparavant, jamais ce dernier n’avait ainsi expulsé sa mère de la nouvelle capitale, soulignait la rumeur. L’événement suscitait des murmures désapprobateurs. D’ordinaire, la reine mère résidait plusieurs semaines de suite dans la cité du soleil. Akhénaton avait-il décidé de faire le vide autour de lui, de s’enfermer chaque jour davantage dans la solitude d’un pouvoir absolu ?

Akhésa ne renoncerait pas à la mission que lui avait confiée la reine mère. Elle avait passé plusieurs heures à chercher un moyen de la mener à bien.

Elle croyait l’avoir trouvé.

 

Le sculpteur Maya, assis sur un trépied, distribua ses directives aux deux assistants qui travaillaient avec lui dans son atelier. Le plus jeune, déjà habile au maniement du ciseau de cuivre, œuvrait sur un pied de lit en forme de patte de lion. Le second, plus avancé, s’exerçait à modeler le nez d’un visage en plâtre. Bientôt, il s’attaquerait directement au calcaire. Dans quelques mois, s’il continuait à progresser, il tenterait de faire naître sa première statue et il prononcerait les paroles rituelles : « Qu’elle vive ! » « Celui qui donne la vie » : tel était le titre de chaque sculpteur reconnu maître en son métier.

Maya, à quarante ans, était fier d’appartenir à cette illustre corporation d’où étaient sortis tant de maîtres d’œuvre, de hauts dignitaires et même de premiers ministres. Avant de prétendre diriger des hommes, il fallait d’abord apprivoiser la matière, savoir l’aimer, extraire d’elle ses beautés cachées.

Buriné, sévère, méditatif, Maya n’avait d’autre idéal que la perfection du métier. Il entra dans la partie secrète de son atelier dont l’accès était interdit aux apprentis. Là, dans la pénombre, brillait le calcaire poli de l’œuvre qu’il achevait : la statue de la fille aînée du couple royal. Il était heureux d’en terminer. Les séances de pose avaient été insupportables. Pénétrée de son importance, cette Méritaton manifestait sans cesse son impatience. Elle exigeait du sculpteur qu’il rectifie tel ou tel détail. Maya devait se conformer à la nouvelle esthétique officielle, caractérisée par un crâne allongé, des membres distendus, un ventre proéminent. La tête humaine, disait Akhénaton, capte l’énergie lumineuse. Le fidèle du dieu doit apparaître comme homme et femme, enceint d’un nouveau soleil. Pour Maya, qui avait été formé par les meilleurs artisans de Thèbes, cet abandon du classicisme et des formes rigoureuses consacrées par des siècles de pratique n’était qu’une folie. Quand prendrait fin le règne d’Akhénaton, il reviendrait aux règles des anciens maîtres, en vigueur depuis le temps des pyramides.

Maya regarda la statue avec un œil critique. L’expression du visage, le modelé, l’attitude, le geste de la main tenant un vase d’offrande, le plissé de la robe transparente, la perruque… L’ensemble était conforme à ce qu’on avait exigé de lui. Il ne restait plus qu’à enjoliver cette sculpture qu’il avait exécutée sans joie. Prenant sa palette à couleurs de forme rectangulaire et un pinceau, il s’apprêtait à passer du rouge sur les lèvres.

C’est en reculant qu’il découvrit la présence d’une jeune femme brune, dissimulée dans un angle de la pièce, derrière un billot. Empoignant un ciseau, Maya l’apostropha d’une voix courroucée.

— Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ?

Akhésa sourit.

— Vous êtes bien menaçant, maître Maya. Vous ferais-je peur ?

— Sortez. Personne n’a le droit de pénétrer dans cette partie de l’atelier.

— Craignez-vous que je vous dérobe vos secrets ?

La jeune femme s’avança, admira la statue.

— C’est ma sœur aînée que vous avez fait vivre ainsi. Elle est plus belle que dans la réalité. Vous êtes un grand sculpteur, maître Maya.

— Seriez-vous…

— La troisième fille de Pharaon.

Maya éleva les mains dans un geste de respect.

— Votre présence honore mon atelier, princesse. Mais il vous demeure interdit.

— Ne vous confondez pas en marques de politesse, recommanda Akhésa. Ce n’est pas l’art dans lequel vous excellez.

L’artisan, certes, préférait la fréquentation du bois et de la pierre à celle des humains. La matière ne mentait pas, ne dissimulait pas. Elle résistait aux outils du mauvais ouvrier, mais se montrait tendre vis-à-vis de celui qui savait lui parler. Maya posa son outil. Il n’avait pas besoin de cette arme-là contre la fille du roi. Il sentait en elle un adversaire autrement redoutable qu’un bloc de granit ou un billot de cèdre. Et il craignait de percevoir la raison profonde de cette visite inattendue.

— Auriez-vous quelque chose à me reprocher, princesse ?

— Ma servante a entendu des ragots vous concernant. Il paraît que vos critiques contre la politique de Pharaon ont atteint les oreilles de certains dignitaires du palais. Si elles parvenaient à celles de mon père…

Le sculpteur haussa les épaules.

— Je ne m’occupe pas de politique et je ne fais courir aucune rumeur. Ce que je pense, je le dis à haute voix. La cité du soleil est une ville mal construite. Les matériaux sont de qualité médiocre. Ils sont assemblés à la hâte par des ouvriers incompétents. Même le palais royal a été édifié sans génie. Bientôt, il se lézardera. La capitale manque de contremaîtres et de travailleurs d’élite.

— Ce sont des accusations graves.

— Des constatations, princesse. Savez-vous que la plupart des tombes de la nécropole sont à moitié creusées, que leur décoration demeure à peine esquissée, que certains peintres sont trop ignorants pour créer leurs couleurs ? C’est une injure aux dieux.

Une lueur de colère brilla dans les yeux d’Akhésa.

— Il n’y a plus de dieux, maître Maya ! Seul règne Aton !

Le sculpteur ne baissa pas la tête. Le petit peuple se détachait de son roi dont le fanatisme l’effrayait. Sa troisième fille ne semblait guère lui céder sur ce terrain. Maya était impressionné par l’énergie conquérante de la jeune femme. Inconscients et stupides seraient ceux qui la sous-estimeraient. Sans doute avait-il eu tort de s’exprimer avec autant de franchise. Mais il n’avait ni le sens de la nuance ni celui de la diplomatie.

— Aton sauvera sa capitale du malheur, déclara Akhésa avec conviction. À condition que tous les sujets de Pharaon soient fidèles à leur maître.

La menace était claire. Si cette jeune femme obtenait demain un quelconque pouvoir, pensa le sculpteur, elle deviendrait un redoutable tyran.

— Je suis venue, maître Maya, pour vous entretenir d’un sujet bien précis.

L’artisan se raidit. Akhésa avait sûrement été informée. Un apprenti s’était montré trop bavard. À moins qu’il ne s’agisse d’un courtisan qui l’avait espionné.

— On m’a dit, continue Akhésa, que vous vous rendiez souvent au palais de la reine Néfertiti, ces dernières semaines. Vous êtes l’un des rares, sinon le seul, à franchir les barrages de soldats qui protègent la solitude de ma mère. J’ai un service à vous demander.

— Lequel, princesse ?

— Trouvez un moyen pour me faire entrer chez elle.

Le sculpteur, navré, dodelina de la tête.

— Je vous aurais volontiers aidée, mais le palais de Néfertiti m’est définitivement interdit depuis hier. Je n’ai pas réussi à sculpter le portrait qu’elle exigeait. Elle fera appel à un autre artisan.

De rage, Akhésa serra les lèvres. Sans prononcer un mot d’adieu, elle quitta l’atelier.

 

Akhésa s’était levée à l’aube, après une nuit sans sommeil.

Son échec l’irritait. Elle avait imaginé que son entreprise serait vite couronnée de succès et qu’elle paraderait aux yeux de la reine mère. Mais le destin s’annonçait contraire. La princesse prit entre le pouce et l’index une amulette. Le scarabée des métamorphoses. Elle le plaça sur son cœur, implorant le soleil levant de lui apporter une solution. Cette magie-là déplaisait à Aton, mais ne s’était-elle pas révélée efficace des millions de fois ?

— Princesse, annonça la servante nubienne, un messager pour vous.

— À cette heure ? De la part de qui vient-il ?

— Il ne révélera son nom qu’à vous-même.

La jeune femme sourit. Le scarabée l’exauçait. Elle croyait connaître le nom du grand personnage qui souhaitait demeurer dans l’ombre.

Le messager attendait la princesse dans le vestibule. C’était un homme d’âge mur, tête rasée et pieds nus, vêtu d’un pagne court. Il inspirait confiance.

— Mon maître, l’ambassadeur Hanis, convie Votre Majesté à un déjeuner dans sa villa.

Akhésa triomphait. Elle avait bien manœuvré.

— Il a demandé que vous veniez seule et… et.

— Méconnaissable ?

L’homme s’inclina.

— Je vous guiderai jusqu’à lui.

En quelques minutes, la princesse fut prête. Une perruque grossière et un maquillage épais lui brunissant le visage constituaient un excellent déguisement. Elle avait revêtu une robe de mauvaise qualité nouée sous les seins. Puis elle prit un panier qu’elle porta, par l’anse, au coude gauche. Ainsi, elle ressemblait à l’une des innombrables servantes circulant dans le quartier des nobles.

— Si quelqu’un désirait me voir, dit Akhésa à la Nubienne, réponds que je suis indisposée et que je ne quitterai pas mes appartements avant demain.

La princesse suivit le messager qui évita le centre animé et bruyant de la capitale pour se faufiler dans les ruelles longeant l’arrière des bâtiments officiels. La chaleur du soleil matinal annonçait la fin de l’hiver. Des enfants nus jouaient avec des poupées de chiffon. Des marchands étrangers menaient des conciliabules destinés à fixer le prix des denrées qu’ils présenteraient sur le marché.

Sortant de la villa, ils traversèrent des jardins où l’on utilisait le chadouf qu’avaient mis au point les ingénieurs d’Akhénaton. Sur un pivot fixe, le paysan avait placé une perche de bonne taille. À l’une de ses extrémités, un seau ; à l’autre, un contrepoids. D’un mouvement régulier, le paysan abaissait la perche pour faire pénétrer le seau dans un bassin d’irrigation. Puis, relâchant doucement cette dernière, il laissait agir le contrepoids. De la sorte, au fil des heures, de grandes quantités d’eau étaient transportées au prix de moindres efforts. La cité du soleil étant bâtie sur une plate-forme où ne montait pas le flot bienfaisant de l’inondation, de nombreux chadoufs superposés avaient été installés pour assurer l’arrosage des cultures.

Avec émerveillement, la princesse découvrait un monde d’agriculteurs au travail, répétant des gestes millénaires, prenant le temps de sommeiller sous un arbre ou de se désaltérer en écoutant un air de flûte. Dans une petite palmeraie, les ouvriers agricoles avaient interrompu leur besogne pour se faire raser par le barbier ambulant qu’une rangée de clients attendait avec patience.

Empruntant un étroit chemin de terre, le messager conduisit Akhésa jusqu’au bord du fleuve, à un endroit où les roseaux avaient été coupés. Hommes, femmes et enfants étaient assis par terre, surveillant ânes et chèvres.

— Où allons-nous ? s’inquiéta Akhésa.

— Sur l’autre rive, répondit le messager. Nous prenons le bac.

— La villa de l’ambassadeur n’est-elle pas située près de la cité du soleil ?

— Certes, princesse… Mais trop de courtisans y sont reçus. Mon maître veut vous voir dans une autre de ses propriétés, loin des regards indiscrets.

Akhésa était fatiguée par la longue marche. Ses pieds lui faisaient mal. Elle n’avait plus envie d’avancer mais n’avait pas le droit de reculer, sous peine de perdre la face. Elle prit donc place à côté d’une vieille femme aux seins lourds qui tenait fermement par le cou un gros canard. Des fillettes jouaient à la balle. Des garçons chantonnaient.

Le bac arriva. C’était une barque très large, pourvue d’une voile que le passeur maniait avec habileté. Dès qu’il eut accosté, les passagers se ruèrent pour embarquer. En quelques minutes, le bac fut si chargé qu’il semblait incapable de manœuvrer et près de couler. Mais le passeur n’éprouva aucune peine à le faire décoller de la berge pour se glisser dans une brise qui l’amena vite au milieu du Nil. Akhésa était bousculée, poussée, tenait difficilement en équilibre. Son guide ne se préoccupait pas d’elle. La princesse côtoyait pour la première fois des gens du peuple qui, ne l’ayant pas identifiée, ne lui témoignaient aucun égard. Elle écoutait leurs conversations. Ils parlaient des récoltes, de l’éducation des enfants, des futurs mariages, de la santé de leurs proches, des dieux protecteurs et des esprits malins qui envoyaient contre eux maladies ou malheurs. Ils évoquaient leur foi en une vie d’outre-tombe au seuil de laquelle les attendait le tribunal présidé par Osiris. Un vieillard édenté prononça le nom d’Akhénaton. Il le traita de scélérat et de fanatique. Personne ne le reprit. Au contraire, de nouvelles critiques s’ajoutèrent à de multiples plaintes concernant les mauvaises conditions d’existence dans la cité du soleil qui n’avait pas à ses portes, comme Thèbes, des champs cultivés et des pâturages. Les denrées parvenaient aux quais avec du retard. Elles étaient de plus en plus souvent gâtées ou de mauvaise qualité. Et pourquoi les apparitions de Pharaon se faisaient-elles si rares ? N’était-il pas gravement malade ? Néfertiti devait être morte. Personne ne l’avait vue depuis si longtemps ! Et l’armée ? Ne pencherait-elle pas du côté du général Horemheb si ce dernier tentait de s’emparer du trône ? Des voyageurs revenus récemment des provinces d’Asie parlaient de séditions et de révoltes. Et si l’Égypte était envahie ? Ce serait l’horreur, la fin de la prospérité et de la paix que Thèbes avait si bien préservées.

Akhésa tempêtait. Entendre injurier et calomnier son père lui causait la plus vive des souffrances. Elle aurait voulu protester, expliquer, convaincre… Mais elle se tut. Qu’aurait-elle provoqué, sinon une émeute sur le bac ? Sa mission primait avant ses réactions affectives. Elle endura l’épreuve jusqu’à son terme, voyant s’approcher la rive opposée avec un vif soulagement.

Lorsqu’elle posa le pied à terre, le messager concluait une discussion animée avec un paysan auquel il louait un âne.

— Bien que ce ne soit pas l’usage, dit-il à la princesse, cet animal vous portera jusqu’à la demeure de mon maître.

— Gardez l’âne pour vous, répliqua vertement Akhésa. J’ai encore l’usage de mes jambes.

Seuls les jeunes enfants montaient sur la croupe des ânes. Le messager n’insista pas et prit la direction du sud, coupant à travers une palmeraie bordant un canal d’irrigation où s’abreuvaient de lourds bœufs noirs, accroupis sur leurs pattes avant.

Les jambes d’Akhésa devenaient douloureuses mais elle n’émit aucune plainte. Le messager accélérait l’allure. La sueur perlait au front de la princesse. Son cœur battait vite. Sa respiration était courte. Un feu lui rongeait la poitrine. Encore quelques instants, et il lui faudrait s’arrêter, appeler à l’aide, monter sur la croupe de l’âne, comme une enfant…

Le messager poussa un cri et s’immobilisa. Dépité, il examina son pied gauche. Akhésa, à bout de souffle, le rejoignit sans hâte.

— Une épine d’acacia dans le talon, expliqua-t-il. Il faut que je l’enlève.

Maladroit, il ne parvint qu’à casser l’épine dont la plus grande partie resta enfoncée dans la chair.

— Laissez-moi faire, intervint Akhésa.

De ses doigts agiles, la princesse réussit à extraire le corps étranger. Le messager fut obligé de marcher moins vite.

— Montez donc sur l’âne, ironisa-t-elle.

Ce qu’elle lut dans ses yeux ressemblait à de la haine. Claudiquant, il la conduisit jusqu’à une petite maison isolée et cachée dans un fouillis végétal qui n’avait pas connu depuis longtemps la main d’un jardinier.

Et s’il s’agissait d’un piège ? Si ce messager n’avait pas été envoyé par l’ambassadeur Hanis ?

— Où est ton maître ? demanda-t-elle, tentant d’arborer un visage impassible.

— Il vous attend à l’intérieur de sa demeure, répondit-il. Je reste ici pour surveiller les alentours. Si quelqu’un vient, je préviendrai en imitant le cri de la chouette.

Cette évocation de l’oiseau qui servait à écrire le hiéroglyphe symbolisant la méditation, le recueillement, la vie intérieure rassura quelque peu Akhésa. La chouette d’Égypte était un animal magnifique, aux ailes d’une grande envergure. La jeune femme avait souvent pris plaisir à la voir s’envoler dans la lumière du couchant.

L’homme lui laisserait-il le temps de s’enfuir ? La prison était plus hermétique qu’il n’y paraissait à première vue. Les branches basses des sycomores formaient de part et d’autre d’un étroit sentier des remparts difficiles à franchir. L’unique sortie de ce labyrinthe était gardée par le messager.

Elle n’avait plus le choix. Et la curiosité l’emporta.

Akhésa pénétra dans la maison au toit plat par une porte en chicane qui donnait accès à une petite salle de réception vide de tout mobilier. Aucun bruit ne trahissait une éventuelle présence. Hésitante, elle grimpa quelques marches menant à une pièce surélevée, plongée dans la pénombre. Là était dressée une table. S’offraient à elle des coupes remplies de figues sèches et de dattes confites.

— Ces nourritures sont excellentes, dit la voix mélodieuse de l’ambassadeur Hanis. Mangez donc, princesse.

Akhésa tourna la tête vers la gauche, découvrant Hanis, assis sur une natte en posture de scribe.

— Il y a également du jus de caroube pour vous désaltérer, après cette longue promenade. Buvez, je vous en prie.

Akhésa était assoiffée et affamée. Avec la distinction seyant à une personne de son rang, elle n’absorba que de petites quantités. L’en-cas lui parut savoureux après les efforts qu’elle avait dû fournir. Il lui permit de reprendre ses esprits et de se préparer à la joute.

— Cette maison est des plus modestes, princesse. J’espère qu’elle ne vous déplaît pas trop et que vous avez été satisfaite des services de mon messager. Un homme fidèle et discret.

— Pourquoi tant de secrets ?

Hanis se leva et apporta une vasque remplie d’eau fraîche et parfumée.

— Permettez-moi de vous laver les pieds.

La coutume exigeait que les propriétaires d’une maison, qu’elle fût masure ou palais, purifiassent les pieds des hôtes qui avaient pris la route afin de leur rendre visite. Avec une tendresse émue, l’ambassadeur prit entre ses mains ceux de la jeune princesse. Il les trouva fins et magnifiques. Leur courbure était exquise. Akhésa sentit qu’il s’attardait un peu trop sur sa tâche rituelle. Mais elle accepta les douces sensations provenant du massage qu’il lui dispensait.

— Cela suffit, intervint-elle, quand d’étranges frissons, qu’elle n’avait encore jamais éprouvés, lui parcoururent le dos. Pourquoi m’avez-vous invitée ?

Hanis retourna s’asseoir.

— Vous le savez aussi bien que moi, princesse, indiqua-t-il d’un ton moins aimable. N’êtes-vous pas la jeune personne qui m’épiait lorsque je rendais visite à ma maîtresse, la chanteuse du temple ?

Akhésa mangea une datte, sans cesser de fixer l’ambassadeur.

— J’ai commis une erreur, reconnut-il. Cette chanteuse n’avait pas le droit de faire l’amour, puisqu’elle était de service au temple. Vous pourriez provoquer un scandale qui nuirait beaucoup à ma carrière et ruinerait ma réputation à la cour.

La voix de l’ambassadeur devenait coupante. Akhésa demeurait près de la porte, craignant de voir arriver son homme de main. Hanis aurait-il conçu l’odieux projet de la séquestrer ou pis encore ?

Akhésa lutterait.

— Vous êtes passé maître dans l’art de négocier. Je vous propose un traité.

Hanis était éberlué par l’audace de cette fille de roi.

— Vous m’offrez votre silence, bien entendu… Que dois-je donner en échange ?

— La vérité.

Intrigué, l’ambassadeur fronça les sourcils.

— Quelle vérité ?

— Je veux connaître la situation réelle de l’Égypte par rapport aux puissances étrangères.

— Étrange requête, princesse. Il s’agit de secrets d’État qui ne concernent pas une jeune femme vouée à une vie agréable dans le luxe du palais royal. Ce sont là affaires compliquées et subtiles.

Akhésa s’enflamma.

— Vous me prenez pour une petite fille stupide ! Oubliez-vous l’éducation que vous m’avez vous-même accordée ? Oubliez-vous les leçons de mes parents, lorsqu’ils voulaient placer l’Égypte d’Aton au cœur d’un vaste empire dont les États d’Asie seraient les vassaux ? Le peuple murmure… Il parle de révolte, d’invasion.

— Balivernes, princesse ! Dédaignez ces ragots. Ce ne sont que calomnies pour ternir la gloire de votre père. Nos lointaines provinces sont calmes. Mes conseillers sont formels. Le meilleur d’entre eux, Tétou, n’émet aucun doute sur la fidélité de nos vassaux. Ces informations confidentielles suffisent-elles à vous rassurer ?

Akhésa s’assit en face de l’ambassadeur, adoptant elle aussi la posture de scribe.

— Non.

Hanis sursauta. Il avait l’habitude des négociations difficiles, mais celle-ci était menée de manière inhabituelle, avec un aplomb qui le désarçonnait.

— Je ne vous crois pas, affirma Akhésa. Il y a forcément une part de vérité dans les murmures du peuple. Ma mère a souvent évoqué les lettres qu’envoyaient les souverains étrangers, notamment le roi du Hatti[5]. Elle comprenait le hittite. Vous me l’avez enseigné. Si nos vassaux avaient à se plaindre, ne commenceraient-ils pas par écrire ?

— En effet, admit Hanis.

— Des lettres inquiétantes sont-elles parvenues entre vos mains ?

— Jusqu’à présent, non. Mais je ne suis pas le destinataire des documents principaux. La plupart d’entre eux sont adressés au pharaon en personne.

— Où sont-ils conservés ?

— Dans les bureaux des archives, à l’intérieur du ministère des Pays étrangers, où ils sont traduits en égyptien et classés.

— Inaccessibles ?

— Je crains que oui. À moins que…

Les yeux d’Akhésa brillèrent d’excitation.

— Parlez, Hanis. Je veux consulter ces lettres !

L’ambassadeur réfléchit longuement. Il lissa de l’index sa fine moustache noire.

— Le chef des surveillants de nuit, un nommé Pached. Peut-être, si vous lui proposez de l’or, acceptera-t-il de vous introduire dans les bureaux.

— Où habite-t-il ?

— Dans un logement de fonction, derrière le ministère. Il fréquente volontiers la taverne de l’Ibis.

Akhésa eut un sourire triomphant.

— Notre pacte est scellé, Hanis. Nous sommes quittes. Mais j’ai encore besoin de vous.

L’ambassadeur tourna le bracelet d’argent qu’il portait au poignet gauche. Ses familiers savaient que ce geste traduisait une profonde exaspération.

— Le silence de ma mère m’inquiète. Je veux la revoir. Je cherche un moyen de pénétrer dans son domaine. J’avais espéré utiliser les services du sculpteur Maya, mais il n’a plus accès au palais de Néfertiti.

— Que dites-vous ? s’étonna Hanis. Maya travaille chaque jour sur le buste de la reine. Elle ne reçoit personne d’autre que lui.

Akhésa contint une explosion de colère.

— Ainsi, il m’a menti.

— Ce Maya est un curieux homme, ajouta l’ambassadeur. On murmure qu’il serait prêt à prendre la tête d’une révolte d’ouvriers.

— De qui sert-il les intérêts ?

— De celui qu’il considère comme le souverain légitime voulu par Thèbes, de celui que votre mère Néfertiti a fait venir dans la cité du soleil avec l’appui de la reine mère : le prince Toutankhaton.

La révélation laissa la princesse abasourdie.

— Cet enfant ? Mais comment prétendrait-il…

— Lui ne prétend rien. Il n’est qu’un jouet manipulé par la reine mère Néfertiti et le parti thébain. Maya est son ami le plus sûr et le plus influent.

— Que votre messager me raccompagne immédiatement sur l’autre rive.

— Sous sa protection, vous ne risquez rien. Ensuite, princesse, soyez prudente.

 

Hanis demeura jusqu’au soir dans sa villa campagnarde. Il écouta, au loin, les chants des paysans regagnant leur logis, poussant les troupeaux devant eux. Il récita pour lui-même quelques vers des anciens poètes exaltant la sagesse des lettrés et l’immortalité de leurs écrits. Il regarda la nuit envahir la pièce où il méditait, satisfait de la ruse qu’il avait, une fois de plus, maniée avec bonheur.

La fougueuse princesse Akhésa avait cru mener un jeu dont elle ignorait les règles que l’ambassadeur avait lui-même fixées. La mise en scène organisée avec la complicité de la chanteuse avait réussi. La princesse avait cru tenir l’ambassadeur en son pouvoir.

Hanis envoyait Akhésa à l’aventure. Il lui faisait courir des risques que lui-même ne pouvait prendre. Il fallait qu’Akhésa découvrît la vérité de ses propres yeux. Aurait-elle assez de force et de lucidité ?

L’ambassadeur marcha jusqu’au porche de la villa. Les derniers feux du couchant disparaissaient dans la montagne d’Occident. Les grincements des chadoufs se répandaient encore dans les jardins. Le monde paraissait calme.

Ne montrait-il pas une cruauté inhumaine en se servant ainsi d’une adolescente ? Non, c’était elle, avec son ambition, qui avait provoqué cette stratégie. L’ambassadeur s’était contenté de répondre à ses désirs les plus profonds. Le sort d’Akhésa était entre les mains des dieux. Si elle était indigne du destin qu’elle espérait, elle mourrait.

La reine soleil
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