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Akhésa avait entendu prononcer le nom de Toutankhaton à une ou deux reprises. Il vivait à Thèbes, auprès de la reine mère.
— Êtes-vous ici en visiteur ?
— Je m’installe dans la cité du soleil pour plusieurs mois, répondit le garçon dont la voix, qui se voulait affirmée, contrastait avec son manque évident de force physique.
À douze ans, Toutankhaton jouait au prince confirmé et sûr de lui. Il avait reçu l’enseignement des sages recommandant de se méfier des femmes inconnues. Celle-là était particulièrement belle, certes, et même la plus belle qu’il ait vue, mais elle demeurait pour lui une étrangère.
— Et vous… Qui êtes-vous donc ?
— Akhésa, la troisième fille de Pharaon.
Elle avait docilement penché la tête en avant, comme une servante devant son maître.
— Une fille de Pharaon ! s’exclama l’adolescent. Je… je suis si ému…
Troublé, Toutankhaton avait perdu son assurance. Sa simplicité retrouvée toucha la jeune femme.
— Savez-vous, prince, pourquoi j’ai été amenée ici ?
— Pour y subir une épreuve en compagnie de Toutankhaton, expliqua la voix mélodieuse d’un homme qui était entré sans bruit et s’était placé derrière une colonne.
Akhésa se tourna vers lui avec vivacité. Elle le reconnut aussitôt.
— Hanis ! Que faites-vous en ces lieux ?
— Princesse, je suis chargé par le roi de présider le tribunal de vos examinateurs.
Le sourire d’Akhésa se figea. Hanis était un homme racé, élégant, d’une grande distinction, volontiers vêtu d’étoffes phéniciennes. Il remplissait une haute fonction à la cour, celle d’ambassadeur de Pharaon auprès des souverains étrangers. Fin lettré, Hanis pratiquait plusieurs langues. Il était interdit à un Égyptien, en effet, de parler le langage sacré, révélé par les dieux sous la forme des hiéroglyphes, en dehors de son pays. Aussi les voyageurs et les diplomates devaient-ils devenir polyglottes et assimiler les coutumes des pays où ils se rendaient.
Hanis impressionnait Akhésa. Sa vaste culture en faisait un personnage mystérieux et fascinant. Il avait lu les œuvres des moralistes et des poètes, savait peindre et dessiner, connaissait les secrets des drogues. Sa lèvre supérieure était ornée d’une fine moustache noire. Au poignet gauche, il portait un bracelet d’argent sur lequel était gravé un renard.
— De quel tribunal parlez-vous ? s’inquiéta la jeune femme.
— De celui des scribes, répondit Hanis, cauteleux. Il vous attend tous deux.
— Je suis prêt, déclara fièrement Toutankhaton. Il est juste que des personnes de notre rang soient éprouvées avec fermeté.
L’adolescent pavoisait. Il était tout à fait certain que ses connaissances étaient supérieures à celles d’Akhésa. Fallait-il pourtant que cette dernière fût jugée exceptionnelle pour avoir suivi l’enseignement des scribes ! Mais quelle fille pourrait rivaliser avec un garçon dans ce domaine ? Fréquenter assidûment l’école des lettrés, c’était prendre le meilleur chemin vers l’éternité. Les travaux qu’on y accomplissait ressemblaient à des montagnes qu’usait à peine le temps. Quand il avait reçu sa première palette et son premier calame d’un vieux sage, ce dernier avait recommandé à Toutankhaton de les vénérer comme son père et sa mère. Ces objets seraient toujours présents à ses côtés, dans la peine comme dans la joie, dans la vie comme dans la mort.
Hanis introduisit Akhésa et Toutankhaton dans une modeste salle où les attendaient trois scribes accroupis, le crâne rasé. Des hommes âgés, au visage sévère.
Les deux jeunes gens s’assirent face à leurs juges, les genoux croisés devant eux pour servir de support à la palette que leur remit Hanis. Planchette rectangulaire en ivoire, elle était marquée au nom de Pharaon. Elle avait été évidée à sa partie supérieure pour recevoir deux pains de couleur à base de pigments végétaux, l’un noir et l’autre rouge. L’ambassadeur sortit d’un panier en papyrus doublé de toile plusieurs fins roseaux taillés, un lissoir utile pour des corrections sur papyrus, un grattoir en grès, un godet à eau servant à humecter les calames, quelques éclats de calcaire sur lesquels les élèves écriraient leurs essais imparfaits avant de composer un texte définitif et enfin un précieux rouleau de papyrus.
Akhésa avait la gorge serrée. C’était le premier examen d’une telle austérité qu’elle subissait et, de plus, à l’improviste. Elle reprochait intérieurement à son père de ne pas l’avoir prévenue. Toutankhaton semblait moins inquiet. Sans doute avait-il eu le temps de se préparer.
— Vénérons la mémoire de notre ancêtre Imhotep, pria Hanis. Lui qui est le protecteur des scribes et le sage parmi les sages, lui qui érigea la mère des pyramides à Saqqara, créant pour Pharaon un escalier vers le ciel, qu’il inspire nos pensées et les conduise sur le sentier étroit de la vérité.
Avec une respectueuse lenteur, les trois examinateurs et Hanis versèrent quelques gouttes d’eau sur leur calame en souvenir du grand Imhotep.
Le plus rébarbatif des scribes dicta un extrait d’une œuvre littéraire célèbre depuis plusieurs siècles, le Conte de Sinouhé, le truffant de fautes graves que les deux jeunes gens devraient souligner à l’encre rouge. Akhésa accomplit l’exercice avec facilité, tant elle avait entendu et lu cette histoire fameuse, narrant les exploits d’un fonctionnaire plongé malgré lui dans de périlleuses aventures à l’étranger, espionnant pour le compte de Pharaon et revenant mourir en Égypte, comblé d’honneurs. La langue était belle, mais difficile. Suivirent des exercices de grammaire et de philologie dont certains parurent insolubles à la jeune femme qui fit appel à toutes ses facultés de raisonnement pour les résoudre. Enfin furent posés des problèmes de mathématique et de géométrie, imposant aux candidats de calculer le poids d’un obélisque et l’angle d’une pyramide. L’esprit agile d’Akhésa se plut à chercher la bonne solution, mais le temps qu’on lui accorda lui sembla bien court, d’autant qu’il était également demandé de rédiger une comptabilité en écriture hiératique, sorte d’abrégé des hiéroglyphes permettant de les écrire très rapidement.
Toutankhaton se leva, furieux.
— Personne ne m’a appris cela. Ces questions sont injustes. J’en ai assez.
À la grande indignation des scribes, le prince jeta au loin palette, calame et godet à eau. Il sortit en courant du bureau des examinateurs vers un kiosque où il comptait se réfugier loin de ses bourreaux. Il se figea sur le seuil, les yeux écarquillés par la surprise. Un homme l’attendait là.
— Houy, s’exclama-t-il, Houy ! Tu es ici, quel bonheur !
— Je serai toujours près de toi pour te protéger, assura le haut fonctionnaire, qui portait les titres de porte-éventail du roi, d’intendant des pays de l’or, d’intendant du bétail en Nubie et de cavalier distingué par sa bravoure. Rude, bourru, rompu à la discipline militaire et aux expéditions dans le grand Sud, Houy passait le plus clair de son temps parmi les nègres, dans les lointaines provinces nubiennes. Il savait manier ces hommes-là, parlait leur dialecte, connaissait leurs coutumes. Ils le respectaient pour son sens inné de la justice et sa droiture. Houy était, certes, impitoyable, lorsqu’il s’agissait d’appliquer un ordre de Pharaon mais il prenait soin de délibérer avec les intéressés et de leur en expliquer le bien-fondé.
— Es-tu ici pour longtemps ?
— Je l’ignore, répondit Houy. Pharaon m’a appelé pour m’occuper de l’éducation des princes nubiens qui ont été amenés à sa cour et qui seront ensuite renvoyés dans leurs provinces pour y faire rayonner notre civilisation.
— Resteras-tu au moins quelques mois ?
— Certainement, et peut-être davantage.
Oubliant la dignité afférente à sa personne, Toutankhaton embrassa à nouveau celui qu’il considérait comme un mentor et, plus encore, comme une sorte de père lui offrant une tendresse qu’Aménophis III, retourné dans la divine lumière dont il était issu, n’avait pu lui prodiguer.
— La Nubie ne te manque pas trop ?
— Un peu, je l’avoue. Mais éduquer les jeunes Nubiens fait partie de ma mission. Ce sont de braves petits. Il faut les mener à la dure, mais ils en valent la peine. Ils deviennent les meilleurs des guerriers et les plus intègres des administrateurs. De toi aussi, prince Toutankhaton, je ferai un homme.
Le garçon eut une moue boudeuse.
— Je n’aime pas cet endroit. Je préférais Thèbes.
— Trouve le bonheur là où le pharaon, notre maître, t’a placé. C’est cela, la sagesse. Pourquoi ton vêtement est-il en désordre ? Pourquoi tes mains sont-elles tachées d’encre rouge ?
Toutankhaton baissa la tête.
— Un examen imposé par les scribes. Un examen inutile, injuste.
— Aucune épreuve n’est inutile, sermonna Houy. Tu es un prince de la cour royale. Tu dois tenir ton rang, que cela te plaise ou non. Tu n’es point libre de ton destin. Il est dans la main de Dieu. Ton éducation doit être menée à bon terme. Tu y participeras avec entrain. Il faut me le jurer, si tu souhaites que je reste ton ami.
Houy lut une authentique détresse dans les yeux du jeune prince. Il ne pouvait cependant rien céder sur les principes qu’il venait d’énoncer. La grandeur de l’Égypte était à ce prix. La prospérité des Deux Terres reposait sur les épaules de quelques êtres d’exception, et il comptait bien que Toutankhaton fît partie de ceux-là.
— Pourquoi suis-je né prince, Houy ? Parfois, j’aimerais être un simple paysan, jouer dans les champs avec mes camarades, n’avoir aucun souci de protocole.
— Vaines paroles et regrets vides de sens. Moi aussi, parfois, je me révolte contre mon sort. Je n’aime rien tant que courir les chemins de Nubie brûlés par le soleil, me baigner dans le Nil, discuter sur les marchés où l’on vend des défenses d’éléphants, des peaux de léopards, des aromates. Ce sont là moments de bonheur parfait qu’il faut apprécier à leur juste valeur. Pour le reste, accomplissons nos devoirs et nous connaîtrons la joie de dilater le cœur de Pharaon.
Hanis s’écarta de la fenêtre du bureau des scribes d’où il avait écouté la conversation entre Toutankhaton et Houy. L’ambassadeur avait congédié les trois scribes, demandant à Akhésa de demeurer auprès de lui. Il s’empara du papyrus sur lequel la princesse avait répondu aux questions posées par les examinateurs et entama une lecture attentive.
— Ce n’est pas si mal, conclut-il. Il y a fort peu d’erreurs. Encore quelques efforts et vous serez digne du don de la palette de scribe.
— Cette épreuve était difficile. Pourquoi me l’avoir imposée ?
— Parce que Pharaon l’a exigé, princesse.
— Je croyais que ces examens n’étaient infligés qu’à un futur roi ou à une future reine.
— Qu’allez-vous inventer là ! Tous les enfants de Sa Majesté sont soumis à une éducation stricte, qu’ils soient ou non appelés à régner. La survie de l’Empire en dépend. Une race sans culture est condamnée au chaos et à la guerre.
— Quel est votre rôle précis, Hanis ? Avez-vous pour mission de m’apprendre les langues étrangères ?
L’ambassadeur s’écarta de quelques pas pour échapper au regard d’Akhésa. Il comprenait enfin ce qui le troublait. La princesse n’était plus une petite fille. Sous l’adolescente se révélait déjà une femme d’une extraordinaire beauté, une magicienne qui, comme la déesse Hathor, captait le chant des cœurs et les charmait par son sourire. Une femme dont il devenait le serviteur zélé et avec laquelle, demain, il faudrait compter. Hanis avait l’habitude de juger les êtres. Il en avait connu beaucoup, savait déjouer leurs pièges, démêler leurs ruses, deviner leur vraie nature sous l’apparence. Il se trompait rarement. Akhésa avait le tempérament d’une reine qu’elle ne deviendrait jamais en raison du droit de préséance de ses deux sœurs aînées. Comment son père parviendrait-il à satisfaire ses exigences ?
— C’est bien ma tâche, en effet. Je dois vous apprendre le hittite, le syrien et le phénicien. Vous commencerez par transcrire les termes principaux utilisés par les Asiatiques puis je vous donnerai des indications précises sur la géographie et l’économie de nos protectorats du Nord.
— Voilà qui est étrange. Ma sœur Méritaton n’a-t-elle point échappé à ces obligations ?
— Je l’ignore, affirma l’ambassadeur.
— Et le nubien ? Vous n’avez pas évoqué ce dialecte.
— Je ne m’occupe pas de nos provinces du Sud, princesse. La Nubie est en paix. Elle est totalement soumise à l’autorité de Pharaon.
— Ce ne serait donc pas le cas des protectorats du Nord ?
L’ambassadeur était furieux contre lui-même. Il venait de se trahir de la manière la plus stupide. Cette femme avait la ruse et l’astuce de Thot[4]. Elle avait réussi à lui extirper une information confidentielle, à lui, un ambassadeur rompu aux tractations les plus ardues. C’était bien là de la magie.
— Bien sûr que si, affirma-t-il d’une voix qui se voulait convaincante. Vous savez sans doute qu’un seul souverain étranger dispose d’une armée digne de ce nom, le roi hittite. Je me rends à sa cour régulièrement. Nos rapports sont excellents. C’est un homme courtois et affable, qui éprouve la plus grande crainte à l’égard de Pharaon et se comporte en fidèle vassal. L’Égypte est le pays le plus puissant de l’univers. Il est baigné par les rayons bienfaisants d’Aton.
Akhésa observait l’ambassadeur avec une acuité qui le mit mal à l’aise.
— Votre enseignement me sera des plus utiles, estima-t-elle. Mais vous ne me dites pas toute la vérité.
— Princesse ! Comment pouvez-vous mettre ma parole en doute ?
— Je vous contraindrai à me dépeindre l’exacte réalité.
Hanis changea de stratégie, désirant éviter une épreuve de force dont il n’était pas certain de sortir vainqueur.
— Ces questions diplomatiques sont d’une grande complexité, princesse et je…
— Et vous aimeriez me persuader de ne pas m’y intéresser de trop près, n’est-ce pas ? Ce serait en contradiction avec votre mission.
L’ambassadeur se sentait égaré sur un terrain mouvant. Chacun de ses arguments semblait se retourner contre lui.
— Quand commençons-nous à travailler ? demanda Akhésa. J’ai hâte d’apprendre.
— Dès demain matin. Suivront autant de leçons qu’il sera nécessaire.
— Vous m’en voyez ravie. Je vous promets d’être la plus studieuse des élèves.
Le charme d’Akhésa désarmait Hanis dont l’expérience, issue d’années de dialogues délicats avec des personnages aussi puissants que redoutables, ne lui était d’aucune utilité. C’était bien une reine qu’il avait en face de lui. Sans le savoir, elle possédait cette autorité naturelle qui ferait se courber les têtes devant elle. Mais il n’avait pas le droit de l’encourager sur cette voie. Akhésa ne serait qu’une princesse choyée qui coulerait des jours heureux au palais, en compagnie de ses sœurs et de courtisans comme Toutankhaton.
Une seule énigme persistait : pourquoi Akhénaton avait-il exigé de son ambassadeur qu’il enseignât les langues étrangères à Akhésa ?
Akhésa reçut sur l’épaule la pelote de cuir que Toutankhaton avait lancée à son ami Houy. Le garçon, déconfit, présenta ses excuses.
— Vous jouez encore à ces jeux de balle ? s’étonna-t-elle, dédaigneuse. Êtes-vous certain qu’ils soient en conformité avec votre rang ?
L’adolescent rougit. Il avait abandonné sa robe d’apparat et ses bijoux pour un simple pagne. Ainsi dépouillé de ses ornements, il n’était plus qu’un enfant de douze ans, oublieux des exigences du protocole.
— Princesse Akhésa, bredouilla-t-il, cherchant de l’aide, je vous présente mon ami Houy. Il est porte-éventail à la droite du roi, intendant des…
— Je connais ses titres. Houy est depuis longtemps un homme célèbre à la cour. Mon père a parlé de lui avec grande satisfaction. Je suis heureuse de le voir parmi nous. Puisse-t-il demeurer longtemps dans la cité du soleil.
— Qu’Aton nous protège, dit Houy en s’inclinant.
— Peut-être nous reverrons-nous, conclut Akhésa en s’adressant à Toutankhaton. Amusez-vous bien.
L’adolescent demeura pétrifié. Malgré son jeune âge, la princesse avait une incroyable assurance. D’où lui venait-elle ? Bénéficiait-elle de qualités divines ? Au moins d’une : la beauté ! Toutankhaton était ébloui par son visage admirable, son corps parfait, sa démarche d’une grâce céleste. Il n’avait jamais contemplé une jeune femme de cette manière-là. Son image demeurait vivante en lui alors même qu’elle était partie. Elle commençait déjà à lui manquer. Il s’interrogeait sur l’étrange sentiment qui naissait en lui, quand Houy s’approcha et parla à voix basse.
— Je n’aime pas cette femme, prince. Elle est dangereuse. Reste éloigné d’elle. N’écoute pas ses paroles.
— Pourquoi un jugement si sévère ? s’indigna Toutankhaton. N’as-tu point remarqué sa beauté ? Elle ne peut être que l’œuvre de Dieu !
— Sans doute. Mais fie-toi à mon instinct.
— Je veux revoir Akhésa, décida Toutankhaton, buté. Je l’aime bien. Et je suis sûr qu’elle m’aime bien aussi.
Arrachant la pelote des mains de son ami Houy, le jeune prince la jeta au loin.
Akhésa avait renvoyé l’escorte, ne gardant qu’une servante nubienne pour retourner au grand palais où elle résiderait. Sa déception était grande de n’avoir point obtenu un « éventail » comme sa sœur aînée. Elle connaissait au moins la joie d’habiter près de son père avec lequel elle espérait s’entretenir de nouveau.
La princesse pressa le pas, ayant hâte de sortir du palais d’enfance qu’elle avait pris en horreur. Aussitôt après avoir franchi le seuil, elle fut interpellée par une voix qu’elle ne connaissait que trop.
— Akhésa ! Prendrais-tu la fuite une nouvelle fois ?
Du haut de ses dix-huit années, se déplaçant dans une chaise à porteurs, Méritaton, la fille aînée du couple royal, défiait sa sœur cadette. Se promettant de garder son calme, Akhésa resta silencieuse.
— D’après ce qu’on m’a rapporté, continua Méritaton, c’est la police qui t’a retrouvée, sale et tremblante, sur le chantier des creuseurs de tombes ! Quelle infamie pour notre famille… et quelle déception pour Pharaon ! Heureusement, tu n’es qu’une petite fille et chacun connaît tes invraisemblables caprices. Tu seras toujours irresponsable, ma chère. Tu es donc revenue au palais d’enfance ?
Méritaton était une jolie femme, fardée à l’excès, d’une élégance un peu forcée. Elle s’habillait avec des robes de grand prix, fabriquées par les ateliers de Saïs, dans le Delta, où travaillaient les meilleures tisserandes du royaume. Elle portait un diadème en or massif et un gorgerin de perles qui marquaient sa qualité d’héritière de la légitimité pharaonique. Son crâne un peu trop allongé et ses membres trop grêles rendaient son allure maladive, presque inquiétante. Cette mauvaise impression était accentuée par un timbre de voix aigu et désagréable.
— Non. Je réside au grand palais.
— Que venais-tu faire ici ? s’inquiéta Méritaton.
— Cela ne te concerne pas.
— Tout me concerne, petite sœur ! Oublierais-tu qui je suis ? Moi, je sais qui tu es. Une ambitieuse et une intrigante. Tu crois peut-être que ta beauté suffirait à…
Méritaton s’interrompit, car Akhésa souriait d’aise. Son aînée venait de lui rendre hommage. Quelle douce satisfaction ! Se voir reconnaître par Méritaton comme une adversaire redoutable donnait à Akhésa une énergie supplémentaire.
— Réponds à ma question, Akhésa. C’est un ordre. Si tu refuses, j’en référerai à notre père.
— Excellente idée. Il te fera connaître ses intentions. À moins qu’il refuse de te donner audience ?
Akhésa tourna le dos à sa sœur. Elle n’avait pas la moindre envie de poursuivre cette conversation. À la stupeur de ses serviteurs, Méritaton, furieuse, descendit sans aide de la chaise à porteurs et se précipita vers Akhésa, lui barrant le chemin.
— J’ignore ce que tu manigances encore, petite sœur, déclara-t-elle avec hargne. Je finirai par le découvrir. Si tu tentes d’agir contre moi, de quelque manière que ce soit, je me montrerai impitoyable. N’oublie pas que tu n’es que la troisième fille de Pharaon. Pour un être de ton espèce, quelle immense faveur ! Contente-toi de ce privilège-là. Aucun autre ne te sera accordé. J’y veillerai.
Akhésa, immobile, regarda Méritaton remonter dans la chaise à porteurs qui s’éloigna. L’aînée passait sa colère sur ses serviteurs, obligés de presser l’allure. Akhésa ne se sentait nullement ébranlée par les menaces de sa sœur. Cette dernière était affligée d’un défaut irrémédiable : elle ne possédait pas la noblesse innée indispensable à la future reine qu’elle espérait devenir.