CHAPITRE IV
L’ÉTOILE

Je suis l’Alpha et ‘’Oméga, voilà comment se lit le message de /’Etoile centrale de la lame du XVIIe arcane du Tarot. Ce qui veut dire : je suis l’Activité, la cause efficiente, qui mit tout en mouvement, et je suis la Contemplation, la cause finale qui attire vers soi tout ce qui est en mouvement. Je suis l’Action primordiale et je suis l’Attente sans répit jusqu’à ce que tous arrivent là où je suis. 

Ils s’éveillèrent nus, sous un ciel de lave noire dénué d’étoiles. Aléna fut la première à ouvrir les yeux. Constatant la disparition de ses vêtements, elle inspecta son sac d’armes. Rassurée, elle secoua ses compagnons jusqu’à ce qu’ils reprennent conscience. Sans plus se soucier d’eux, elle explora du regard les alentours. 

L’Enfant-Dormeuse était allongée parmi des éclats de roche. Son corps, de nouveau vierge de toute cicatrice, irradiait une lueur diffuse. Sa poitrine se soulevait au rythme serein de sa respiration, mais le bruit de son souffle butait contre les murs de silence qui l’entouraient. 

Ils étaient environnés de pénombre. Le sol, à la courbure bizarre, étirait les perspectives, brouillait leur vision. Le ciel vide et la terre pelée se fondaient à l’horizon dans un dégradé d’encre noire. L’air était débarrassé de toute trace de poussière et de toute odeur. Personne n’avait respiré cet air-là depuis une éternité. 

La guerrière fit lentement un tour complet sur elle-même, attentive à toute présence susceptible de constituer une menace. Son instinct lui criait qu’ils étaient seuls dans un monde sans vie, mais son conditionnement était le plus fort. Il fallait qu’elle vérifie avant de prendre la moindre décision. 

Elle écarquilla les yeux. L’unique source de lumière se situait à une distance difficile à apprécier, dans l’axe du corps de la Dormeuse, semblable à une étoile tombée qui n’en finirait pas de s’éteindre. Olym s’approcha en chancelant. 

 Voici notre destination finale. C’est là que sont cachés les sabliers, si la prophétie n’a pas menti. 

Sa voix frêle résonna dans les ténèbres, réveillant des échos endormis parmi les pierres. Malgré la température clémente, il frissonna et réprima une toux sèche. Sans ses vêtements, il avait l’air d’un vieil échassier aux jambes maigres, à la peau d’un blanc presque maladif. Il subit l’examen de la guerrière sans broncher, puis la détailla à son tour. 

 Il y a quelque chose de bizarre. Tournez-vous. 

Elle obéit, en jetant un regard par-dessus son épaule. 

 Je vois. Mon semiothe s’est mis à luire. Tant que ça durera, je vous servirai de fanal pour la route. 

 C’est la première fois que je le remarque… 

 Il ne le fait que quand il a besoin de reprendre des forces, en puisant dans mon énergie vitale. Ça signifie que je vieillis, si tu veux tout savoir. Attends-toi à ce que je sois de mauvaise humeur durant les prochains jours. 

Elle claqua ses fesses fermes, se haussa sur la pointe des pieds pour un dernier coup d’œil à l’horizon avant de rejoindre Jern et le bouffon, toujours allongés. Elle lança au vieil homme : 

 Veille sur le reliquaire. Je n’ai pas traversé une montagne de chair pour le récupérer si tu dois le perdre ensuite. 

Dorian, redressé sur son séant, poussa un gémissement en constatant sa nudité. Il se dissimula derrière un rocher d’où la guerrière le délogea comme un crabe. 

 Qu’est-ce que tu as à gigoter comme ça, tu es blessé ? 

Sans se soucier de ses coups de poing, elle l’inspecta de la tête aux pieds. Des excroissances naissaient de sa chair rebondie, semblables à des lobes cérébraux supplémentaires. Elle en effleura un du doigt, ce qui arracha une grimace à Dorian. 

 Voilà donc pourquoi tu ne te déshabillais jamais en ma présence… 

Elle le lâcha, sans cesser de l’examiner. 

 D’où cela vient-il ? 

 Ils sont apparus à la suite de mon séjour forcé dans le berceau d’enseignement. Je crois que mon corps n’a trouvé que ce moyen d’emmagasiner les données en excès injectées par la machine. J’ai honte de me montrer ainsi. C’est si laid. 

 Pas plus que mon semiothe. De ce côté-là, nous nous ressemblons. 

Elle lui tourna le dos, donna une tape au passage sur le crâne du jongleur et retourna veiller près de la Dormeuse. 

Jern se sentait épuisé, comme si son corps avait été malaxé en tous sens jusqu’au point de rupture, pourtant la tension de ses reins s’était apaisée. Il ne la percevait presque plus. Il s’étira, pour le plaisir de faire craquer ses épaules, s’assit. Son poignard d’argent glissa le long de sa hanche nue. Il le cueillit d’un geste machinal, sans savoir où le mettre. Sa ceinture avait disparu avec le reste de ses vêtements. Même si le Père connaissait ce phénomène, il s’était bien gardé de les avertir. Peut-être fallait-il y voir un discret rappel de leur ignorance et de leur faiblesse. C’était tout à fait le genre de subtilité qu’on pouvait attendre d’un tel personnage. 

Devinant son embarras, Aléna lui dénicha dans son sac d’armes un fourreau de peau et un lacet qu’il noua autour de sa taille. 

 Ne perdons pas de temps. Nous avons une longue marche devant nous, le manque de lumière ne nous facilitera pas la tâche. 

 Si nous devons aussi torturer la gamine pour le retour, il serait plus prudent de l’emmener. Je doute que sa phosphorescence soit visible de loin. 

 Tu as raison. Je me charge d’elle. 

Aléna prit dans ses bras le fardeau de chair qui était la clé de leur retour. Serrant la fillette contre sa poitrine, elle la berça d’un mouvement réflexe, tout comme elle avait bercé Dorian bien des jours plus tôt, après l’attaque des Lanceurs de Pierres. 

 En route. Nous ferons des plans en marchant, si besoin est. Jern, la crise est passée ? 

 On dirait. 

 Préviens-moi s’il y a du nouveau, et prends soin de ton arme. Vieil homme, à toi de nous guider. 

 Nous allons là-bas, déclara Olym en désignant la lueur à l’horizon. Pour le reste, j’en sais autant que vous. Je ne suis jamais venu ici. 

 Que dit la prophétie ? 

 Rien. Cette partie-là était illisible. Dorian n’a pas su la traduire. 

 Il nous reste donc quelque chose à découvrir par nous-mêmes ? Tant mieux. Quand j’écoutais ton ami le Père, au monastère, j’avais l’impression que rien de ce qui s’était produit durant notre quête n’était nouveau pour lui. C’est tout juste s’il ne nous a pas reproché d’être arrivés en retard à sa porte ! 

 De la poudre aux yeux, Aléna. Je pense qu’il en sait bien moins qu’il ne l’affirme. Néanmoins, je prendrai mes précautions lorsque nous reviendrons avec les sabliers. 

 N’exhibe pas tes trophées avant d’avoir livré bataille, vieil homme. La route qui nous attend est longue. 

La guerrière déposa un instant la Dormeuse et ceignit ses baudriers. Sur son dos, le semiothe continuait à luire, animé d’une pulsation lente, comme un second cœur qui n’aurait pas trouvé place à l’intérieur de son corps. Les lignes brillantes de son armure soulignaient sa silhouette dans la pénombre. Ses fesses musclées, encadrées par les étuis de cuir, roulaient à chaque pas. Près de Jern, Dorian exhala un soupir discret. 

Ils avancèrent suivant une pente douce, parsemée de cailloux ronds et polis sur lesquels leurs pieds nus se posaient sans bruit. L’air tiède, immobile, ne charriait pas le moindre effluve, la plus infime trace d’une vie autre que la leur. 

La descente les mena au bord d’une plaine tourmentée, hérissée de chicots rocheux. Après un rapide examen, ils en entreprirent la traversée et s’enfoncèrent dans la grisaille, semblables à une cohorte de damnés prisonniers d’interminables limbes. L’horloge biologique qu’Aléna s’était forgée fonctionnait toujours, malgré l’absence de ses repères habituels. Elle donna le signal de la pause, interrompant les rêves éveillés où chacun d’eux s’était plongé. 

La lueur de la Dormeuse trouait à peine les ténèbres. Aléna, déçue par son absence de réaction, avait peu à peu cessé de se soucier d’elle et la transportait sans précautions particulières, comme le reste de son fardeau. Elle l’installa pour la nuit sur un rocher autour duquel ils se regroupèrent. Ils bivouaquèrent dans la pénombre, incapables d’allumer un feu faute de combustible. Le jongleur grommela : 

 Regardez-moi ce pays ! Pas de soleil, pas d’étoiles, on dirait un immense tunnel stérile dont les entrées seraient murées et les occupants envolés depuis longtemps. 

 Le Père a parlé d’un autre univers, Jern. Cela veut dire des règles différentes de celles dont nous avons l’habitude. Ne jugez pas trop vite, la vie peut prendre ici des formes que nous ignorons. 

 Peut-être, mais j’aurais souhaité en rencontrer une qui soit comestible, ou au moins combustible, sans parler d’une source d’eau potable. 

 Si nous souffrons trop de la soif, nous retournerons au monastère, quitte à revenir ensuite. 

Dorian intervint : 

 Vous oubliez que Jern est en sursis de sa crise terminale. Le changement d’univers a repoussé l’échéance, mais je ne crois pas que cela puisse se reproduire. Si nous devons monter une nouvelle expédition, ce sera sans lui. 

A cette perspective, un frisson parcourut l’échine du jongleur. Aléna lui serra l’épaule afin de le rassurer. 

 Nous y arriverons. Il ne faudra guère de temps pour atteindre le but et nous emparer des sabliers, s’ils ne sont pas trop bien défendus. Au vu de ce qui nous entoure, j’ai bon espoir. De toute façon, Dorian, je préférerais me passer de toi plutôt que de Jern. 

A la surprise du jongleur, le bouffon ne se rebella pas. Il acquiesça d’un air triste puis laissa échapper : 

 Je ferai tout pour que tu changes d’avis d’ici notre retour, Aléna. Je te le promets. 

Il replia sa tête entre ses genoux et s’efforça de faire le moins de bruit possible malgré sa logorrhée. Ses murmures devinrent inintelligibles. 

Ils s’allongèrent, regrettant la chaleur du feu qui les aurait rassemblés. Il y a une magie dans les braises qui touche les âmes les plus blasées. 

Deux ou trois tisons, quelques flammèches hésitantes, suffisent à transformer n’importe quel groupe d’hommes en alliés, voire en amis. Chaque nouveau feu marque le début d’une trêve qui ne s’achève qu’à la mort de la dernière escarbille. Privés de ce réconfort, ils s’éparpillèrent, et chacun s’endormit seul. 

* 

** 

Ils reprirent leur marche, les pieds endoloris par les aspérités du sol. Jern se rapprocha d’Aléna, tache lumineuse en tête de leur file, et grogna : 

 Je ne pensais pas que mon dernier voyage se transformerait en marche forcée. Pourquoi avançons-nous si vite ? 

 Tu tiens vraiment à le savoir ? Pendant que vous transpirez à me suivre, vous ne vous laissez pas influencer par l’ambiance du lieu. Je ne me fais pas de soucis pour toi, mais qu’Olym prenne seulement la peine de détailler le décor avec attention et il nous ordonnera de rebrousser chemin. Tu ne réalises pas à quel point le désert l’a affaibli. 

Le jongleur eut une mimique dubitative. Elle insista : 

 Tu ne le sens pas ? Tout est mort, ici, desséché, même le sol semble avoir rendu l’âme. Mon semiothe ne cesse pas de luire, mes forces s’épuisent trop vite, mes sensations s’émoussent. Et cette grisaille perpétuelle : il y a de quoi démoraliser les plus endurcis. 

 Tu devrais nous apprendre un de tes chants guerriers. Cela nous secouerait un peu. 

 Tu crois ça ? Ecoute. 

Elle tapa du pied dans un caillou et l’envoya à quelques mètres. Il ricocha avec un bruit sourd, vite étouffé. Le jongleur prit conscience du silence qui accompagnait leur passage. 

 Je préfère ne pas penser à ce que donnerait mon joli timbre dans ces conditions… Non, nous sommes des intrus, ici. Traversons ce monde le plus vite possible, sans nous faire remarquer. Pas d’éclats de voix, pas de bruyantes démonstrations de force jusqu’à nouvel ordre. 

Ils progressèrent ainsi comme des bêtes de somme, trop épuisés pour réfléchir à leur sort. Olym traînait la jambe, Dorian s’essoufflait à parler en marchant. 

Plus tard, ils atteignirent la première crevasse. 

Elle partait en oblique à travers la plaine, leur barrant le passage. Ses bords nets, comme tranchés au couteau, s’ouvraient sur un abîme sans fond. Elle était si noire que son tracé en devenait perceptible malgré la pénombre. On la voyait se perdre à l’horizon, longue blessure opaque qui ne cicatriserait jamais. 

Aléna déposa son fardeau. Le jongleur s’approcha avec circonspection du bord. L’autre côté était à plus de cinq mètres, inaccessible sauf pour un athlète entraîné. Il pourrait peut-être la franchir, Olym sans doute pas. 

 Longeons la faille jusqu’à ce qu’elle se resserre. Nous n’avons pas d’autre choix. 

 Stupide ! Tu sais sauter ? 

 Oui, mais… 

 Alors, pas de problèmes. 

Aléna le prit par la taille, puis le jeta de l’autre côté, avec tant de puissance qu’il atterrit à plusieurs mètres du bord. Incapable de conserver son équilibre, il roula, se releva, leva la main. 

 Un peu fort. A toi, Dorian. 

 Non, je ne veux pas. Je… 

La suite se perdit dans les airs. Dorian retomba sur ses pieds, étonné d’être si vite arrivé. Durant plusieurs secondes il demeura muet, puis se répandit en imprécations. 

 Jern ? Je t’envoie le sac. Attrape. 

Le jongleur s’efforça, sans trop de succès, de freiner la chute du lourd paquet qui dégringolait du ciel comme un aérolithe. La guerrière se tourna vers le vieil homme. 

 Il ne reste plus que toi. 

 Je ne peux pas, pas de cette façon. Mes os sont trop fragiles. 

 Je sais. Tu as beau exagérer souvent ton âge, tu es trop vieux pour prendre des risques. Je vais te porter. 

Elle le souleva avec délicatesse, prit son élan et atterrit en souplesse de l’autre côté. Puis elle fit un dernier voyage afin de ramener la Dormeuse, dont l’expression demeurait d’une sérénité inaltérable. 

Olym jeta un coup d’œil au reliquaire, apparemment intact, et ils se remirent en marche sans regarder en arrière. Aléna, le front soucieux, resta silencieuse jusqu’à la crevasse suivante. 

* 

** 

Faute d’autres solutions, ils campèrent face au gouffre infranchissable qui s’étendait aussi loin que leurs regards pouvaient porter. La paroi opposée était à peine visible. La coulée noire tranchait sur la grisaille environnante comme un fragment d’hématite enchâssé dans de l’argent. Par instant, les ténèbres emplissant la faille paraissaient presque solides, palpables. Il semblait possible de la traverser en marchant simplement à sa surface. Puis l’illusion se dissipait. Ils avaient un fleuve à franchir. Nul nautonnier ne viendrait les chercher dans sa barque afin de les aider à rejoindre l’autre rive. 

Pour tester la profondeur de l’obstacle, Aléna avait tiré une salve de ses lasers vers le fond. Les rayons lumineux s’étaient incurvés, puis évanouis sans toucher de cible. Il semblait qu’on aurait pu verser toute la matière du monde dans la crevasse sans parvenir à la remplir. Un problème absurde de plus à soumettre à Dorian, songea Jern : une chose peut-elle renfermer un trou assez grand pour la contenir toute ? 

Il songea à l’appeler, mais y renonça. Le bouffon aurait pris pour une moquerie ce qui n’était qu’une simple divagation, une errance de ses pensées, aussi dénuée de sens que celle qui les avait conduits jusqu’ici. 

De l’autre côté, le Temple brillait avec éclat. Il paraissait si proche… Sauf s’il fallait contourner chaque faille ou attendre qu’elle se rétrécisse et soit franchissable. Demain matin, ils choisiraient une direction puis longeraient le bord, en espérant le voir se rapprocher de son vis-à-vis. Peut-être réussiraient-ils cette fois-ci, mais toute nouvelle crevasse impliquerait un autre lancer des dés, un nouveau pari contre le hasard. Ils ne disposaient ni du temps, ni des forces nécessaires pour continuer longtemps ainsi. Olym songeait sans doute déjà à faire demi-tour. 

Jern savait que les chances étaient contre lui. Depuis que le Père avait prononcé les mots « crise terminale », il vivait en sursis. Cet univers mort l’engluait peu à peu dans un rêve apathique dont il ne parvenait pas à s’extraire. Ses voyages avaient pris fin. La route qui l’attendait au monastère menait en droite ligne à une planète de la Frange qu’il ne quitterait plus jamais. Cette idée lui était insoutenable, aussi voilait-il son esprit pour ne plus avoir à l’affronter. Le songe était brisé, il ne servait plus à rien de se rebeller. 

Il se demanda fugitivement si la quête continuerait sans lui. Oui, sans doute. Lui trouver un remplaçant prendrait du temps, cependant Olym avait les moyens d’y parvenir. C’était trop injuste de devoir renoncer si près du but. Il était le meilleur jongleur qu’on puisse rêver, mais n’aurait jamais plus l’occasion de le prouver. 

Ses mains griffèrent le rebord de la faille, arrachant au passage de minuscules éclats qu’il lança vers le fond d’un geste brusque. Comme pour le narguer, son cerveau saturé d’images projeta sur l’écran de sa rétine les visions colorées de ses souvenirs. Il reconnaissait chaque paysage qui surgissait ainsi, nommait chaque visage, identifiait chaque scène. Du moins le crut-il au début, puis apparurent des fragments de décor qui lui étaient étrangers. Il les contempla, surpris de donner asile à ces égarés qui ne faisaient pas partie de ses expériences. Pas un instant il crut les avoir oubliés. Ils étaient trop éloignés de son être, ils ne lui ressemblaient pas. 

Des sensations nouvelles fourmillèrent au creux de ses paumes, à la naissance de ses phalanges repliées. Des informations ruisselèrent entre ses doigts comme un flot de liquide froid, remontèrent le long des nerfs pour exploser dans son crâne en milliers d’étincelles. Il éleva ses mains devant son visage. 

Les gants. 

La peau du Nageur de Sable possédait sa propre mémoire, qui se déversait à présent dans la sienne. Fasciné, il assista aux levers de soleils inconnus, suivit d’étranges routes dans des mondes inaccessibles. Il reconnaissait çà et là des constellations familières, mais sans parvenir à les nommer avec certitude. Puis les scènes changèrent. Il fut pris de vertige. 

Le décor projeté dans son esprit était identique à celui qui l’entourait, vu à travers le filtre d’une conscience différente, inhumaine. Pourtant il ne pouvait s’y tromper : le Temple, à l’horizon de ses souvenirs, irradiait sa brillance habituelle alors qu’il s’en approchait en nageant entre les pierres. Il se retrouva face à la crevasse qui leur barrait la route et contourna l’obstacle grâce à une arche de lave qui servait de passerelle, un peu plus loin. Il laissa échapper un faible cri de triomphe, mais la pression de ces images nouvelles fut trop forte pour lui. Il s’évanouit, la tête pendant dans le vide. 

Aléna se chargea de le ranimer. Il se redressa, le doigt pointé avec une certitude d’illuminé. 

 Là-bas ! Il y a un pont à une heure de marche. 

Olym le regarda d’un air sceptique. 

 J’aimerais bien savoir comment vous l’avez appris. 

Il leur raconta sa vision. Grâce à ses gants, il avait la certitude de pouvoir les guider jusqu’aux abords du Temple. Aléna laissa éclater son soulagement : 

 Voilà enfin une bonne nouvelle, par la Déesse ! Puisque Jern connaît le chemin, nous n’avons qu’à le suivre. 

 Pas si vite, Aléna. Je n’ai pas décidé si nous devions croire ses prédictions ou retourner sur nos pas. 

 Tu fais ce que tu veux, vieil homme, moi je vais avec lui. Le pont dont il parle n’est qu’à une heure d’ici, je saurai vite s’il faut lui faire confiance. 

 Cela ne nous laisse guère d’autre choix que de vous accompagner. 

 Tout juste. Nous partirons dès que vous serez prêts. 

L’impression de déjà vu de Jern se confirma : une coulée de lave permettait de franchir l’obstacle. Ils traversèrent avec appréhension, sans regarder en bas. La noirceur du vide avait quelque chose d’infiniment plus fascinant que le miroir le plus pur. Il n’y avait rien où accrocher son regard, aucune discontinuité dans la masse des ténèbres. Arrivés de l’autre côté, ils accélérèrent leur marche afin de s’éloigner du bord. 

Jern était empli d’un sentiment croissant d’exaltation. Il reconnaissait les empilements de rochers, repérait les plaques vitrifiées qu’il fallait contourner. Il se sentait en terrain connu et se surprenait à chercher ses traces précédentes, comme s’il ne pouvait se convaincre qu’il accomplissait ce voyage pour la première fois. Lorsqu’il doutait de sa route, il posait ses mains au contact du sol pour retrouver le souvenir du meilleur itinéraire possible. 

Il ralentit afin d’attendre Aléna. L’effet psychologique engendré par la fatigue était devenu inutile, et la guerrière ménageait ses forces, en prévision des heures à venir. Lui, au contraire, était impatient d’avancer. La révélation de ses nouveaux pouvoirs lui avait rendu une partie de sa confiance. 

La lumière irradiée par le Temple était maintenant assez puissante pour dissiper en partie les ténèbres. Par contraste, le halo de la Dormeuse semblait terni, mais sa respiration demeurait régulière. Elle participait à leur histoire sans s’en apercevoir, inconsciente des péripéties de la quête et de ses enjeux. Jern se demanda si ce n’était pas aussi le cas de chacun d’entre eux… Son excitation retomba. 

 Nous aurons bientôt atteint notre destination, Aléna. Si nous faisions une halte ? 

 Il vaudrait mieux, en effet. Je n’aime pas l’allure de cette construction. Il y a plusieurs minutes que je l’observe sans réussir à distinguer quoi que ce soit de sa structure. Cette lumière brouille les détails. 

 Que crains-tu ? Mes souvenirs n’évoquent aucune forme de vie locale, mais le Nageur de Sable ne s’est pas aventuré jusqu’au Temple. Il a fait demi-tour avant. 

 Je ne sais pas… Je ne peux que répéter ce que j’ai déjà dit au monastère : cette quête a été trop facile. Qu’avons-nous fait jusqu’à présent, sinon nous promener le long de routes bien balisées, aux dangers prévisibles ? Une bonne part de nos ennuis aurait pu être évitée si Olym avait joué le jeu un peu plus franchement avec nous. Malgré cela, rien de ce qui nous est arrivé ne mérite que l’on s’y attarde. 

« Je croyais, en venant ici, affronter un monde hostile dont nous aurions été les explorateurs. Si ça continue, que raconterai-je à mon retour : il ne faisait pas très clair mais j’avais un guide, sans parler d’un enfant endormi dans mes bras ? Ridicule. Il doit y avoir du danger, ne serait-ce que pour donner un sens à cette histoire. 

 Tu commences à y croire, toi aussi ? C’est curieux. Au début, j’ai suivi Olym non pas parce qu’il avait racheté mon contrat, mais parce qu’il m’offrait l’occasion de changer d’horizon. Je ne voulais pas me mêler de ce qui pouvait se produire durant le trajet, je souhaitais me tenir à l’écart comme je l’ai toujours fait. J’ai résisté jusqu’au moment où je n’ai plus eu le choix. 

Il fit crisser ses paumes l’une contre l’autre. 

 Les gants m’ont transformé. A présent, je fais partie du groupe au même titre que toi, nous sommes devenus associés dans une quête commune. Ce que nous avons vécu n’a pas d’importance. Seule compte la façon dont nous avons changé. 

 J’en viens même à m’accommoder de Dorian. Tôt ou tard, il aura son rôle à jouer. A défaut nous lui en inventerons un sans qu’il s’en doute. 

 Pauvre Dorian, si c’était une fille, je saurais par quel bout le prendre. 

Le bouffon entendit son nom entre deux murmures et se rapprocha d’eux. 

 Toujours en train de vous moquer de moi ? 

 Au contraire, petit bonhomme. Jern me disait qu’il commençait à s’habituer à ta triste figure, et je regrettais que tu ne sois pas une de mes filles. 

 Ne puis-je être ton premier enfant mâle ? S’il le faut, j’accepte de prendre Jern comme père supposé. 

Aléna s’esclaffa, sans se soucier de réveiller les alentours. Elle voulut parler, secoua la tête entre deux hoquets, avant de leur tourner le dos. Son semiothe n’irradiait plus la moindre phosphorescence. Il s’accrochait à son dos comme une écorce plissée, malsaine. Dorian et Jern échangèrent un regard lourd de sens, puis ils retournèrent auprès d’Olym, qui traînait en arrière-garde. 

Le vieil homme se laissait couler, incapable de trouver la force de se ressaisir, et semblait peu à peu retomber en enfance. Les trois autres comprirent en même temps qu’il leur reviendrait de conclure l’aventure sans lui. Chacun à sa façon, ils s’y préparèrent. 

Le jongleur les conduisit à travers le dédale des failles, signalant les passages difficiles où il fallait mesurer chaque pas, les pressant de la voix quand ils traînaient derrière lui. Peu à peu, ses repères se firent moins précis. Une fois même il s’égara dans un chaos de rochers tous semblables, entre lesquels ils errèrent longtemps. Une inquiétude larvée l’envahissait, reflet des expériences transmises par ses gants. 

A deux reprises, ils sentirent le sol trembler sous leurs pieds et entendirent le craquement d’une crevasse en formation. C’était le premier bruit extérieur qu’ils percevaient depuis leur arrivée, et ils resserrèrent leurs rangs avec appréhension. Le voile lumineux qui masquait le Temple vacilla. 

Soudain, l’instinct du jongleur se mit à sonner comme une cloche. Il s’immobilisa, alarmé. Ses bras s’écartèrent pour empêcher les autres de le dépasser. Il inspecta le paysage, s’arrêtant sur chaque crevasse sans rien voir d’anormal, puis ses yeux se levèrent et il les aperçut. 

Elles flottaient au-dessus d’eux : une vingtaine de sphères de la taille d’une tête d’enfant, agglutinées comme un troupeau de grosses bulles de savon. Leur surface mate semblait faite de cristal dépoli. Il en émanait une impression d’étrangeté menaçante qui les frappa tous les quatre en même temps. 

Aléna posa la Dormeuse et dégaina, retrouvant d’instinct la position qu’elle avait adoptée lors de l’attaque des Lanceurs de Pierres. Dorian, conscient de cette similitude, souffrit d’avoir été dépossédé de sa place, aux pieds de la guerrière. Mais la situation pouvait de nouveau changer, toutes les cartes n’étaient pas encore jouées. 

Le faisceau laser traversa le groupe de bulles sans leur causer le moindre dommage. Aléna s’obstina. Les sphères s’ordonnèrent le long du trait rougeoyant qui jaillissait de l’arme. L’une après l’autre, semblables à des perles manipulées par des mains invisibles, elles s’enfilèrent sur le rayon pourpre et le remontèrent en direction de sa source. La guerrière se hâta d’interrompre son tir. 

 D’où viennent ces horreurs ? 

Il n’y eut pas de réponse. Les bulles flottèrent en ligne quelques instants avant de se disperser. Seule, la plus grosse resta en orbite autour d’Aléna, comme un animal familier au toucher mortel. Elle sortit une courte épée de son sac et se fendit, tranchant avec difficulté la bulle en deux. 

Les deux moitiés se séparèrent. Le spectacle de ces demi-sphères conservant leur forme absurde défiait toutes les lois habituelles. A l’endroit de la coupure, la surface était transparente et l’intérieur donnait le vertige : un vortex sans fond, une longue spirale incolore au pouvoir hypnotique, qui capturait le regard et ne le lâchait plus. Aléna fit voler son épée en tous sens, taillant les demi-bulles en éclats qui dérivèrent et s’engloutirent dans la faille. 

Avant de ranger son arme, la guerrière passa son pouce sur le tranchant de la lame et sur sa pointe. Le bord qui avait découpé la bulle paraissait plus émoussé que le reste. 

 Eloignons-nous d’ici. 

Le jongleur fit quelques pas, hésita. Il posa ses mains sur le sol sans obtenir de réponse. La mémoire des gants était épuisée. 

 Je ne peux plus vous guider. Mes souvenirs s’arrêtent ici. 

 Tant pis. Le Temple est tout proche, nous ne risquons plus de nous égarer. 

 Attention ! 

La faille cracha un jet d’énormes bulles dans leur direction. Le bouffon leur jeta un caillou qui traversa la surface de la première et demeura emprisonné à l’intérieur. La sphère ainsi lestée se rapprocha d’eux, comme attirée par leur présence. 

Jern lança son poignard et la transperça. Elle éclata en un chapelet de billes ternes qui se dispersèrent, aspirées par la faille. L’arme retomba au pied du bouffon. Il s’en servit avec prudence pour crever les bulles qui le menaçaient. 

 De quel métal ce poignard est-il fait ? 

 D’argent, je crois. Il vient de Novegarde. 

Le bouffon examina le manche, à la recherche du poinçon et le rendit à Jern. 

 Tu as raison. Cela confirme ce que je pensais… 

 Explique-toi. 

 Cela ne va pas vous plaire, je vous préviens. Ces sphères sont des trous de temps. 

Voyant que personne ne songeait à l’interrompre, il poursuivit : 

 Les références que je possède là-dessus sont assez vagues. Ce phénomène est considéré par beaucoup comme un cas d’école, sans équivalent réel. Si l’on considère le temps comme un fluide parfait saturant toute chose, il s’agit du cas limite où la quantité de particules temporelles est insuffisante pour tout remplir. D’où ces trous. Nous avons pénétré dans un univers instable. Il doit y avoir quelque part une explication à cette singularité. Curieux, hein ? Je me suis senti comme un poisson devant une prise d’air. Il faudra se méfier, ne pas laisser ces sphères nous toucher. Tu devrais confier ton arme à Aléna, Jern, elle a l’air plus efficace que ses lasers. 

La guerrière lui coupa la parole : 

 Je n’ai pas compris la moitié de ce que tu disais, mais ça n’a pas d’importance. Explique-moi pourquoi le poignard du jongleur a eu cet effet sur les bulles ? 

 Il est en argent pur. Il existe un lien très fort entre ce métal et la structure temporelle de notre monde. Cette arme a dévoré plus de secondes que tu n’auras jamais de descendantes, elle s’est gorgée de temps comme une éponge… 

Agacé par la discussion, Jern tendit son arme à Aléna, pommeau en avant. Elle secoua la tête en fouillant son sac. 

 Attends. J’ai peut-être quelque chose qui fera l’affaire ! 

Elle sortit un trident aux pointes de verre protégées par des étuis de cuir. Elle les fit sauter d’un coup d’ongle et déplia le manche télescopique. Des filetages métalliques, enroulés sur toute sa longueur, jetèrent une lueur pâle. 

 Je ne pensais pas avoir l’occasion de m’en servir. Voyons si les renforts du manche sont bien en argent. 

Elle embrocha une bulle avec la sûreté d’un pêcheur d’éponges. Les trois pointes la traversèrent sans la crever. La guerrière jura, décrivant des moulinets pour se débarrasser de la sphère clouée à l’extrémité de l’arme. Voyant qu’elle n’y parviendrait pas, Jern piqua la surface terne de la pointe de son poignard. Il recula d’un bond afin d’éviter la grappe de perles qui fusait dans sa direction. 

Aléna renversa le trident, fendit l’air avec le manche. Les sphères explosèrent à son contact, en billes minuscules, inoffensives. En quelques passes, elle élimina toutes celles qui restaient, sans se soucier des flèches de verre qui frôlaient son ventre. 

 Pas très orthodoxe, comme méthode, mais efficace. Nous pouvons repartir. La crevasse se dirige droit vers le Temple, il suffit de la longer. Je passe devant. Dorian, à partir de maintenant, tu te chargeras de la Dormeuse. Si le danger s’accroît, j’aurai besoin de mes deux mains. 

Olym secoua la tête, les traits tirés par la fatigue. 

 D’abord les failles, ensuite ces bulles… J’ai peur que ces phénomènes ne s’amplifient si nous nous approchons du Temple. Cet univers est malade. Nous ne devrions pas rester ici. 

 Qu’est-ce qui t’effraie à ce point, vieil homme ? 

 Le temps. Il m’a rattrapé, je ne lui échapperai plus. Retournons au monastère chercher de quoi nous protéger, les sabliers attendront. Je sais à présent qu’ils sont là. 

 Tu oublies Jern. Moi, je continue. Un danger nous menace, j’ai une arme, les chances sont donc égales. 

Elle fit tournoyer le manche d’un air dédaigneux. 

 Mon défi aurait une autre allure si je pouvais pointer ce fichu trident dans le bon sens, mais il faudra s’en contenter. Depuis que cette histoire a commencé, tout va de travers. 

En file indienne, ils s’éloignèrent le long de la piste noire qui grimpait vers le Temple. Au creux des bras du bouffon, la lueur émise par la Dormeuse se réduisait à celle d’une étoile lointaine.