CHAPITRE

7

En quelques heures, l’alerte se propagea dans les principales villes du pays ainsi que dans la capitale.

Dès le retour d’Hubert et de Venustiano Obla à la propriété, Emiliano Cortazar avait déclenché en quelques coups de téléphone un véritable branle-bas de combat pour retrouver sa nièce, les autorités mesurant soudain à Acapulco et dans les environs son réel pouvoir.

Après le cambriolage de la veille et la mort de Dusty Ropper, l’enlèvement plus que probable de Consuelo confirmait le Mexicain dans la thèse qu’à travers ses biens et ses proches, c’était à lui qu’on en voulait, à sa colossale fortune que l’on s’attaquait.

Tandis qu’il se démenait pour obtenir en haut lieu une accélération de l’enquête de police, Hubert n’était pas resté inactif. Directement concerné par la fin tragique de Dusty Ropper, il ne parvenait plus à chasser de son esprit l’éventualité selon laquelle les trois événements liés à la forte personnalité du milliardaire auraient une origine commune.

Ses réflexes d’agent spécial avaient repris le dessus, l’amenant à réexaminer les faits depuis le cambriolage. La disparition de la jeune femme, à seulement quelques kilomètres de chez son oncle, l’inquiétait. Cela n’augurait rien de bon et il y avait là un sérieux levier de pression contre le milliardaire.

Il avait ramené la Porsche à Maria Munoz, lui faisant part de ses craintes. La jeune femme lui avait donné son avis avec une simplicité pleine de bon sens qui avait retenu son attention.

— Si on s’est vraiment emparé d’elle, les ravisseurs ont sûrement déjà quitté la côte.

— Pourquoi ? avait demandé Hubert que cette apparente certitude surprenait.

— Acapulco est peut-être très connue dans le monde entier, mais ce n’est pas une très grande ville. Cortazar a les moyens et les relations nécessaires pour faire ratisser la ville en peu de temps. Les autres ont intérêt à jouer la sécurité. Pour cela, il n’y a que Mexico.

— À moins, justement, qu’on ne la cache sous le nez de son oncle, avait contré Hubert, perplexe.

Pourtant, deux heures plus tard, il était à bord du premier avion pour Mexico, s’étant finalement rallié à l’avis spontané de la jeune femme.

Les questions se chevauchaient dans son esprit : que cachait cet enlèvement ? Pourquoi semblait-on subitement s’acharner après Emiliano Cortazar ? Qu’y avait-il derrière la réserve du Mexicain qu’il n’avait pu revoir avant son départ ? Qu’étaient venus chercher les deux hommes vêtus de noir qu’il avait surpris dans l’appartement du Paseo del Farallon ; ces deux hommes qui n’avaient pas hésité à exécuter sommairement le gardien avec une maîtrise de professionnels ?

Sans oublier Dusty Ropper et sa mort qui prenait soudain une étrange résonance. Comme par hasard, la police ne pouvait mettre la main sur aucun de leurs agresseurs, pas même les blessés que l’on avait pensé un moment retrouver dans un hôpital ou une clinique privée. Sous ce nouvel éclairage, Hubert n’était plus aussi certain que leurs attitudes fussent celles de loubards désœuvrés voulant s’amuser avec deux Américains.

Et si tout cela faisait partie d’un seul et même plan ?

Quand le Boeing de l’Aeromexico se posa en douceur sur l’une des pistes de l’Aeropuerto International Benito Juarez, Hubert en était toujours aux supputations. Une seule chose paraissait évidente : après le décès de Dusty Ropper, Consuelo devenait peut-être la clé de cette affaire. Ce qui pourrait expliquer la volonté d’Emiliano Cortazar de la retrouver au plus vite.

*
* *

Il y avait longtemps qu’Hubert n’avait pas opéré à Mexico, mais son étonnante mémoire lui restitua l’adresse d’un bureau de la CIA dans la capitale. Aux portes des États-Unis, l’agence de renseignements américaine y entretenait de nombreux correspondants.

Hubert ne mit qu’une demi-heure pour gagner la société qui servait de couverture à l’un d’eux.

Une fois les codes d’identification échangés, Pete Jackson l’accueillit avec chaleur et enthousiasme. Il était évident, sans qu’il le formulât, qu’il pensait perdre son temps dans ce qu’il considérait comme un trou où il ne se passait rien d’excitant.

Le correspondant de la CIA avait une peau mate, une carrure et une physionomie rappelant celles des Indiens. Il mit d’emblée Hubert au courant que si son père était un Américain du Michigan, sa mère avait vu le jour dans la ville mexicaine de Villahermosa dans l’État de Tabasco.

Hubert lui dévoila l’objet de sa visite et Pete Jackson marqua un certain étonnement en apprenant la mort de Dusty Ropper.

— Je le connaissais, fit-il pensif. J’ai établi un rapport pour Langley lorsqu’il est venu s’installer ici, il y a trois ou quatre ans.

Hubert conserva un visage impassible.

— Quel type de rapport ?

Pete Jackson eut un haussement d’épaules désinvolte.

— Oh, la routine ! Comme pour tous les ex-officiers ayant eu des responsabilités liées à la défense et s’établissant hors des États-Unis. Localisation, situation, contacts locaux.

Hubert savait que l’homme ne lui révélerait jamais avec précision le contenu du dossier.

Il avança néanmoins :

— Je suppose qu’il y avait une conclusion ?

Pete Jackson répondit d’une voix traînante :

— Ropper a raccroché du jour au lendemain. Il était hors du coup et n’a même pas cherché à garder des contacts avec les types qui travaillaient avec lui.

Hubert insista, sans grande conviction :

— Bien sûr, il n’existe pas ici de traces de ce dossier ?

Le correspondant de la CIA eut un sourire.

— Évidemment. Mais j’ai un ordinateur dans la tête. Tant qu’il ne s’agit pas d’informations codées, je peux les sortir.

Hubert sauta aussitôt sur l’occasion.

— J’aimerais connaître un peu mieux la trajectoire de Dusty Ropper durant sa carrière.

Pete Jackson eut l’air un peu embêté mais il ne put que répondre.

— Il a suivi la progression normale des hommes sortis du rang. Il voulait être pilote mais des problèmes d’oreilles l’en ont empêché, alors on l’a versé dans le renseignement. Il a rapidement montré des aptitudes inhabituelles et ses supérieurs lui ont confié davantage de responsabilités.

Hubert savait tout cela. Il attendit patiemment que l’autre poursuive.

— Mise au point des codages, travail sur des systèmes de repérage des fréquences et guidages ennemis…

Hubert décida de tester ce que Pete Jackson savait vraiment de la carrière de Dusty Ropper et demanda :

— Très technique ?

— Pas vraiment, assura sans hésitation le correspondant de la CIA. Il semblait plutôt avoir le fameux « sens des puzzles » qu’affectionnent tous les décrypteurs de génie.

— Il est parti pour le Vietnam, poursuivit Hubert.

— Oui. C’est là qu’il a gagné ses galons. À plusieurs reprises, il a réussi à localiser des voies annexes de la piste Ho Chi Minh. Jusqu’à la fin, il s’est fait remarquer par de nombreuses trouvailles dues à une logique très personnelle.

— Et de 1975 à 1980 ?

— Retour au pays et transferts dans plusieurs bases de l’US Air Force.

— Rien avec les services secrets ?

— Apparemment non. Du moins pas chez nous. Et ce n’est pas le genre du FBI d’utiliser des militaires encore en activité.

Cela correspondait en tous points avec ce que savait Hubert. Pete Jackson avait vraiment étudié la carrière de Dusty Ropper.

— Pourtant, ses compétences auraient dû provoquer des offres, laissa-t-il échapper songeur.

Le correspondant de la CIA approuva vigoureusement de la tête.

— C’est aussi ce que je me suis dit à l’époque, mais je n’ai rien trouvé. Ce n’est pas faute d’avoir fouillé dans sa vie. Son parcours était clair et lisible de bout en bout, sans une seule période trouble ou incertaine. Pour moi, Dusty Ropper a toujours joué franc jeu.

— Et ici ?

— Même chose. Du jour où il a rencontré Consuelo Cortazar, sa vie a changé. Il n’a plus jamais regardé une autre femme et pourtant, il avait la réputation d’un tombeur redoutable.

Il y eut un silence qu’Hubert rompit :

— Il m’a dit avoir monté une compagnie d’aviation privée…

— Exact, confirma Pete Jackson. Il y a deux ans de cela ; mais il ne s’en occupait guère. Je le comprends : entrer dans le clan d’Emiliano Cortazar ne donne pas envie de continuer à travailler.

Hubert attendit patiemment la suite.

— L’Agence a voulu s’assurer qu’il n’allait pas chercher à monnayer ses dons. Rien de ce côté. Du moins à ma connaissance. À mon avis, il n’y a même pas pensé. Il était trop occupé avec sa femme. Ils voyageaient beaucoup.

— Au Mexique ?

— Et ailleurs. Quand on a des moyens quasi illimités, on ne regarde pas à la dépense.

Le peu de choses qu’Hubert venait d’apprendre sur Dusty Ropper ne le surprenait pas. Mais, comme agent cherchant toujours quelles vérités se profilaient derrière les apparences, il ne pouvait s’empêcher de penser que le tableau que Pete Jackson venait de lui brosser semblait un peu trop parfait.

Était-ce pure déformation professionnelle ou sensation confuse que quelque chose ne collait pas, il n’aurait su le dire. Simplement, il avait une curieuse impression.

*
* *

Personne n’aurait reconnu Consuelo Ropper dans la jeune femme qui descendit du trente tonnes qui l’avait prise en auto-stop à la sortie d’Acapulco.

Un jean délavé, une ample chemise d’homme aux manches retroussées, un foulard enserrant ses cheveux, elle ressemblait à ces filles qui vagabondaient de par le monde au gré de leur fantaisie. Il était difficile d’imaginer que, la veille au soir, chez son oncle, son corps de sirène aux formes de rêve, ses courbes généreuses et son visage racé aux traits finement dessinés avaient pu faire rêver les hommes de la réception.

Au petit matin, une irrépressible pulsion l’avait poussée hors de la propriété des Cortazar. Depuis qu’elle avait compris que c’était là sa seule chance de rester en vie, elle gardait la peur au ventre.

D’un pas normal, elle se fondit dans la foule des faubourgs de Mexico et s’éloigna rapidement vers le centre. Marchant sur le trottoir, elle se maîtrisait pour ne pas courir, tant elle se sentait soudain si seule dans la capitale bruyante et agressive.

Hier encore, Dusty la protégeait. Dusty était son soleil. Mais aujourd’hui, plus rien ne subsistait. Jusqu’à Emiliano Cortazar à qui elle ne pouvait pas faire confiance. Pendant sa nuit blanche, déchirée par la nouvelle de la mort de celui qui représentait tout pour elle, tout à coup, sans prévenir, les fantômes du passé avaient resurgi. Après plusieurs minutes de marche ainsi qu’un bon tronçon de chemin en autobus, elle arriva au pied de l’immeuble qu’elle avait choisi comme premier relais dans la course contre la montre qu’elle entreprenait. Elle avait pensé un moment se rendre dans leur appartement de l’avenida Juarez Madero, non loin du parc de l’Alameda, mais avait rapidement renoncé à cette idée : c’était là qu’on la chercherait en premier lieu.

Quand elle referma la porte de l’appartement que Dusty et elle avaient acheté à peine quinze jours plus tôt, Consuelo Ropper s’autorisa un moment de répit. Le premier depuis son départ.

Théoriquement, personne ne connaissait cet endroit. Cela lui laissait une courte avance sur d’éventuels poursuivants.

Les meubles de l’ancien propriétaire se dressaient encore çà et là, dans l’attente d’être emportés. Brusquement, ainsi déguisée, dans cet endroit façonné par un autre esprit, Consuelo Ropper se sentit subitement plongée dans une existence en total antagonisme avec ce qu’elle avait été jusqu’à présent.

S’affolant sans raison, elle ôta avec violence le foulard qui dissimulait ses cheveux, défit nerveusement la chemise qui couvrait ses épaules et se précipita dans la salle de bains. Sans se soucier de son jean, elle se mit sous la douche et l’eau froide la submergea. En même temps qu’une vague de larmes jaillissait hors d’elle.

Quand elle se fut enfin calmée, elle arrêta l’eau et se laissa glisser le long de l’un des murs de faïence jusqu’à se retrouver à genoux. La tête vide, le corps douloureux, des images de Dusty flottaient devant ses yeux embués de larmes. Ses longs cheveux restaient collés à son visage et ses épaules sans qu’elle les écartât.

Ayant tant redouté ce qui venait de se produire, elle se découvrait à peine surprise, comme si elle eût su de longue date que cela finirait ainsi. Dusty se trompait lorsqu’il voulait la rassurer, prétendant être toujours gagnant. Il venait de payer le prix de son orgueil démesuré. Emiliano Cortazar ne pouvait empêcher le pire.

La jeune femme finit par se redresser, sortit de la salle de bains sans s’essuyer et se précipita sur le téléphone avant de composer un numéro. Priant pour qu’on répondît à son appel.

*
* *

L’ordre était tombé en début d’après-midi, réveillant brusquement les hommes habitués à la sieste quotidienne en cette heure de grande chaleur. Aussitôt, les trois équipes avaient rejoint les points stratégiques de la capitale.

Depuis maintenant trois heures, ils filtraient discrètement les passants. Sans résultat.

Dans d’autres secteurs, des groupes de deux ou trois unités vérifiaient les points de chute possibles et les itinéraires connus. Le gigantesque filet se mettait en place. Sans qu’aucun des hommes dévolus à cette tâche ne sût pourquoi la jeune femme dont on leur avait donné la photo devait être localisée et interceptée au plus vite. Une seule chose paraissait importante : mettre la main sur elle par tous les moyens. La prime annoncée méritait un effort inhabituel.

Dans les quartiers chics, auprès des banques ou des établissements susceptibles de servir de cache, d’autres individus pratiquement indécelables dans la foule du centre-ville maintenaient une attention soutenue sur les passants. La traque s’intensifiait d’heure en heure.

Dans son bureau du Quartier Général de la police, le capitaine Ricardo Trocero avait pris, lui aussi, des dispositions d’urgence pour retrouver Consuelo Ropper, dépêchant aux quatre coins de Mexico les effectifs en civil dont il disposait.

Il savait qu’elle était là, quelque part dans l’immense cité, probablement terrée dans un appartement. Ici, sur son terrain, c’était à lui de jouer.

À Acapulco, le lieutenant Mendoza faisait des prodiges pour prouver que deux jeunes truands abattus vers quinze heures dans la vieille ville étaient en fait les cambrioleurs d’Emiliano Cortazar. Cela sentait un peu le montage, mais dans la situation présente, on n’y regarderait pas de trop près. Après avoir répondu aux questions des policiers quant à la mort de Dusty Ropper, le témoin américain avait quitté la ville.

Pourtant, Ricardo Trocero n’était pas tranquille. Cela se jouait sur un fil après la disparition inattendue de la nièce du milliardaire.

Le téléphone sonna enfin et il tendit le bras pour décrocher. Une voix se fit entendre qu’il reconnut aussitôt.

— Où en êtes-vous ?

— Nous la cherchons toujours. Elle ne pourra pas passer au travers.

— Vous êtes certain qu’elle est à Mexico ?

Ricardo Trocero appuya son affirmation d’un vigoureux geste de la tête.

— Oui. Au début, ce n’était qu’une hypothèse, mais un contrôle systématique des grandes entrées a permis d’avoir confirmation par un routier. Nous avons même l’heure et le quartier d’arrivée.

— Il faut régler cette affaire sans vagues, reprit l’homme d’une voix soudain plus grave.

— Je fais le maximum.

— Nous arrivons à la phase décisive avant d’atteindre un nouveau palier. En haut lieu, on ne veut aucun remous après ce qui s’est passé.

Ricardo Trocero resta silencieux mais pensa que l’homme allait quand même un peu loin.

Après une série de six cambriolages importants quant aux cibles visées et trois meurtres, dont l’un accidentel et les deux autres programmés, il paraissait normal qu’il y eût quelque agitation.

— Et l’enquête à Acapulco ? poursuivit l’homme après un silence pesant.

— C’est réglé. Mendoza a eu peur pour ses galons.

— Il ne va pas fouiner dans nos affaires ?

— Non. Comptez sur moi. Je m’en occupe personnellement. Je le garde à ma botte. Il sait que son avancement passe par mon accord.

— Voyez cela avec nos gens à Acapulco. Il ne faut prendre aucun risque, surtout maintenant.

Ricardo Trocero marqua une hésitation avant de demander :

— Pour la fille, qu’est-ce que j’en fais dès que nous l’aurons ?

— En lieu sûr et sans témoins. Aucun témoin, compris ?

— Oui, répondit finalement le policier.

Son interlocuteur avait déjà raccroché.

C’était clair. Mais Ricardo Trocero se demanda une nouvelle fois qui était ce messager invisible. Bien qu’il ne l’eût jamais rencontré, cette voix lui rappelait vaguement quelqu’un sans qu’il pût la compléter par un visage.

Une seule chose paraissait certaine : il ne doutait pas que l’homme de qui il recevait ses ordres était très influent, bien que n’appartenant pas, de toute évidence, à la hiérarchie policière mexicaine.