XVIII
LE SÉDEN.
Jean Pastorel soupa avec eux, et plus d'une fois Zanette,—toute confuse, à cause du souvenir de la journée,—surprit le regard du gardian posé sur elle avec une attention profonde. Quand il s'apercevait que son regard était surpris par elle, vite, il le détournait. Mais plusieurs fois il continua de regarder «fixe et profond».... Il était, comme on dit là-bas, «dans ses pensées».
Il voyait, d'un côté, Rosseline et l'amour tourmenté qu'elle représentait; de l'autre, la vie d'amour tranquille qu'on pourrait mener avec cette petite si attentive auprès de son père, si ferme et si douce en même temps lorsqu'elle commandait valets et servantes, si adroite aussi, et encore si prompte à faire elle-même les choses qu'il fallait.
Il la félicita.
—Vous êtes dégourdie, demoiselle! dit-il.
—C'est toute sa mère, fit le père Augias.
Et Augias parla de sa femme. Il conclut:
—J'ai perdu l'âme de la maison. Mais Zanette se forme. Elle la remplacera. Cependant elle est encore, pour certaines choses, trop jeunette. Ainsi, je n'ai pas cru qu'elle pût élever sa petite sœur. Et je l'ai envoyée, ma pauvre cadette, habiter chez ma sœur à moi, aux Saintes; ça m'est un crève-cœur.
—A moi aussi, fit Zanette.
Et Pastorel pensa que, s'il se mariait avec cette enfant, sa mère à lui pourrait s'installer ici.... On lui rendrait la petite, à ce brave Augias.
Zanette, pendant ce temps, se demandait si, toute petite comme elle était, elle pourrait longtemps lutter, dans le souvenir de Jean, avec la beauté de cette Rosseline, car, de loin maintenant, cette fille lui apparaissait belle, beaucoup trop belle.... Un peu de jalousie la poignant, elle se surprit elle-même à faire la coquette, à répondre plus aimablement qu'elle n'eût fait sans cela. Et surtout elle sentait que dans son propre regard, elle mettait une force, une expression vive, particulière à ce jour, destinées à entrer par les yeux de Jean, au plus profond de lui, pour lui prendre le cœur. Cela se faisait non pas à son insu, mais malgré elle, c'était plus fort qu'elle; c'était, aussi, plus fort que lui.
Cette soirée décida de leur destinée. Rosseline méprisée, fut, au moins ce soir-là, vaincue par l'enfant qu'il avait vue chaste et nue, qu'il voyait pudique et coquette, qui parlait bien et qui, après avoir regardé clairement, en face, baissait les yeux au bon moment. Ce soir-là, ils s'aimèrent.
Le père Augias le vit bien et s'en réjouit.
Puis Zanette monta se coucher; les deux hommes restèrent seuls.
—Écoute, Pastorel, dit Augias. Il faut aller prendre du repos, je vais te montrer ta chambre, mais, avant «d'aller à la paille», écoute un mot sur ce Martégas. C'est un «marrias». Il ne faut pas qu'il ait le cheval.
—Il ne l'aura pas.
—Et pourquoi?
—Puisque je l'aurai avant lui.
—Bien! mais en même temps, je crois, il ne faudrait pas l'irriter et s'en faire un ennemi comme moi j'ai fait.
—Peuh! dit Pastorel dédaigneux, soyez tranquille, je sais ce qu'il vaut. Demain le jour me conseillera.... A demain, maître Augias.
—Sois tout le temps en méfiance, voilà ce que je voulais te dire. Le monstre est capable de tout.
Ils allèrent dormir. Zanette, elle, ne dormit guère. Sa tête travaillait, travaillait. Un petit sommeil la prenait parfois, puis elle s'éveillait en sursaut bien contente d'être tirée d'un cauchemar. Tantôt elle voyait Rosseline la menacer, tantôt Martégas la poursuivre, d'autres fois un taureau géant courir contre elle, les cornes basses, dans la mer où, pour le fuir, elle se noyait! mais un sauveur arrivait toujours, du fond du ciel, avec des ailes et une lance.... C'était Saint Michel lui-même, comme il était représenté sur une image coloriée et encadrée, où on le voit terrassant le dragon, dans la chapelle de Notre-Dame-d'Amour.... Et, dans son rêve, le chevalier Saint Michel portait toujours un trident camarguais au poing, et, sur son visage la ressemblance de Jean.
—Il vaincra le cheval méchant, ce chevalier-là, pour sûr!... Si je n'avais pas été là, il aurait été maître du taureau.... Il n'y a rien à craindre pour lui demain.... Il prendra le cheval du premier coup. Que dira Martégas? il voudra se venger.... Il faut prendre garde!... Notre-Dame-d'Amour nous protégera...»
Le lendemain matin, Zanette se leva avant tout le monde, et, en silence, elle sortit, une lanterne à la main. Il faisait encore nuit, mais les grands chiens de garde vinrent tous deux à elle et se mirent à lui faire escorte, le nez dans les plis de ses jupes.... Elle alla droit à l'écurie, et, calmant avec de bonnes paroles les chevaux qui tiraient sur leurs chaînes: «—Ho! Griset! oh! tout doucement! Noiraude!... Beau! beau! Cabri!» elle chercha, suspendus aux crocs de bois, les harnais du cheval de Pastorel.
Aisément, elle les trouva.
Elle prit le séden (sédène), et l'emporta.
Le séden est une corde faite avec le poil de la queue des cavales.... Le séden est essentiellement camarguais. Fait en Camargue, il n'en doit pas sortir. Vendre un séden est une faute de patriote. Le séden sert de lasso et de licol. De la solidité du séden pouvait dépendre le succès et même la vie de Pastorel, quand il s'en servirait pour prendre Sultan. Ce séden était noir et blanc.... Zanette, toujours suivie des deux grands chiens, l'emportait.... Où donc?
Elle alla droit à la chapelle et l'ouvrit. Les chiens entrèrent.
Elle posa sa lanterne sur l'autel. La clarté de la lanterne frappa le visage d'or de Notre-Dame qui se fit resplendissant. Ce visage de lumière souriait. Zanette passa derrière l'autel, monta sur une chaise, et du séden noir et blanc, elle fit à Notre-Dame une ceinture dont un bout, traînant à terre, serpentait jusqu'à la porte et même jusqu'au dehors.
Puis la petite revint s'agenouiller et pria, avec ses deux chiens couchés près d'elle, leurs museaux appuyés sur les plis débordants de sa robe....
—Bénissez-le, le séden de Jean! murmurait-elle. Bénissez-le, qu'il n'aille pas rompre! Souvenez-vous, ô Notre-Dame, qu'il a été votre ceinture et qu'il est maintenant sacré.
Puis, elle alla doucement remettre le séden où elle l'avait pris.
Comme elle sortait de l'écurie, les chiens donnèrent des marques d'inquiétude....
—Martégas! songea-t-elle.
Et vivement elle rentra dans la ferme.
XIX
A QUI LE CHEVAL?
C'était Martégas. Maître Augias guettait son arrivée. Il lui était venu en l'esprit que, s'il n'était pas surveillé, ce Martégas pourrait bien jouer un vilain tour à Pastorel,—ou à son cheval, ce qui serait même chose.
Augias alla donc avec Martégas, qu'il ne quittait pas de l'œil, soigner sa bête à l'écurie.
Puis on rentra à la ferme, pour casser la croûte, boire un coup, «tuer le ver». Et en route!
Martégas ne dit rien à Zanette, qu'un simple bonjour, mais il fut content de voir qu'elle s'apprêtait au départ.
Et quand, après le café, on prit l'eau-de-vie, en bourrant la pipe:
—Nous n'aurons pas à aller bien loin, dit Augias, j'ai fait porter l'ordre à la manade de se rapprocher le plus possible d'ici. Nous la trouverons près d'une de nos vignes, au quartier du Campas.
—Bon! dit Martégas, mais ne sommes-nous que deux?
—Deux seulement, dit Augias.
—Qui commencera? dit Martégas, narquois.
—Pastorel! répliqua vivement Augias.
—Suis-je donc un âne?... Si Pastorel commence, je n'ai donc plus de chance.
—C'est son droit, dit Augias gravement. Si tu commences, en aura-t-il davantage?
—Peut-être, dit Martégas.
Pastorel savait bien qu'il n'avait aucun droit de priorité; il lui déplut de demander le succès à la ruse. Il regarda Zanette....
—Commence si tu veux, Martégas! dit-il dédaigneusement, ce n'est pas toi qui l'auras!
—C'est ce que nous verrons!
—Nous le verrons!
Augias trouva Pastorel imprudent:
—Commencez ensemble, dit-il. Chacun sur sa bête. A qui l'aura le plus tôt.
Pastorel fronça le sourcil.
—Non! dit-il, chacun des deux pourrait faire du tort à l'autre. Il faut être libre de ses idées en pareille affaire, et de ses mouvements.... Travailler ensemble à prendre le cheval ce serait se gêner, se contrarier, et l'on n'en finirait plus, ensuite, de se faire des reproches.
—Tu commenceras donc, Jean! dit le vieux.
—J'ai dit ce que j'ai dit. Martégas commencera.
Pastorel, qui connaissait à peine Martégas, le jugeait trop pesant pour pouvoir évoluer à cheval avec la rapidité, la souplesse, la brusquerie nécessaires ce jour-là.
Martégas se jugeait de même. De plus, il ne trouvait pas en assez bon état son propre cheval, depuis la chute de l'avant-veille.
—Eh bien, dit-il, écoutez. Je commencerai le premier, ce sera mon avantage. En échange, j'aurai pour désavantage d'être à pied. Si je parviens à toucher de ma main le cheval qu'il faut prendre, sans parvenir à le lier aussitôt, ce sera le tour de Pastorel, et de même il en sera pour lui.
Ainsi fut convenu, malgré Augias, sur les instances de Jean.
Jean avait l'air plein de confiance, et cela réjouissait Zanette, qui, comptant bien aussi sur Notre-Dame-d'Amour, regardait le séden de Jean se balancer à l'arçon.
Quelques minutes plus tard, Zanette et son père, Jean Pastorel et Marius Martégas, tous les quatre, galopaient dans la vaste plaine à la recherche de la manade....
Sournoisement, la petite fille comparait Pastorel à Martégas, et souriait, contente.
Les saladelles violacées s'étendaient devant eux comme un réseau frêle à travers lequel on voyait la terre grise, parfois l'argile et parfois le sable çà et là blancs de sel.
De loin en loin, des touffes de tamaris qui semblaient des bouffées de fumée d'un vert pâle, un peu rosée, tant sont fines feuilles et fleurs. Puis, une roubine ou un fossé à traverser. On lâchait la bride aux chevaux qui, à leur gré, sautent les fossés ou y descendent, la tête au fond, la croupe en l'air, par des sentiers qu'ils connaissent pour les avoir fréquentés au temps de leur enfance sauvage et libre. Aussi loin que la vue s'étend, la plaine plate, l'île à peine élevée au-dessus du niveau de la mer, de la mer qu'on devine là-bas, vers le sud, à la couleur du ciel qui se colore imperceptiblement des transparentes buées sans cesse exhalées des eaux. Au nord, le feston estompé des Alpilles. A l'est et à l'ouest, au bord des deux Rhônes, la dentelure des aubes et des ormeaux, noyée dans le brouillard qui s'élève du double fleuve.
—La manade! cria le père Augias.
Dans un marais en contre-bas, parmi les canéous et les siagnes, la manade paissait. Les aigues, le cou allongé vers le sol, arrachaient à lèvres tendues les tiges menues des roseaux, puis, relevant la tête, les oreilles attentives et mobiles, regardaient l'espace, humaient l'air salin, respiraient la vie, en fouettant de leurs queues traînantes leurs croupes et leurs flancs grisâtres. Des poulains se mordillaient l'un l'autre au cou, à la crinière. Des étalons, inquiets d'eux-mêmes, tournaient autour des cavales avec de petits hennissements sourds, comme s'ils voulaient plaire, et préluder par des grâces à la violence des caresses. Les taureaux, pour la plupart, s'étaient couchés, leurs pieds sous le poitrail, les genoux sous le mufle qui bavait en longs fils de cristal étincelant. Trois gardians droits sur leur selle, la pique à l'étrier, regardaient, immobiles, le troupeau qu'ils trouvaient beau, la lumière dont ils étaient réjouis.
Tout à coup, au beau milieu du troupeau, une tête de cheval émergea.
—C'est lui! dit Augias.
—Pardi, répliqua Pastorel. Pas difficile à deviner. Je n'ai jamais vu son pareil. Comment l'appelez-vous, ce cheval?
—Le Sultan, firent d'une seule voix Zanette et son père.
L'œil de Martégas s'alluma de convoitise.
—Je le vendrai bien mille francs! songeait-il, en maquignon.
On ne s'occupait pas de lui.
Le Sultan, flairant les nouveaux venus, donna des signes d'inquiétude. En quelques bonds il s'écarta du troupeau, puis s'arrêta bien campé sur ses quatre jambes nerveuses, le col haut, la gorge renflée, toute frémissante. Il était sorti du fond du marais et, ainsi debout sur un monticule du bord, il se découpait en plein ciel, et l'on voyait son poitrail bien large et la courbe fière de l'encolure et la finesse de sa petite tête sèche et sa queue très relevée, qui frappait sa croupe avec une allure féline....
—A moi! dit Martégas.
—C'est convenu, dit Pastorel. Que veux-tu qu'on fasse?
—Faisons-le rentrer parmi le troupeau; c'est là que j'irai le prendre.
Les gardians obéirent. Le troupeau fut cerné. Le Sultan se réfugia au beau milieu.
Martégas attacha son cheval à un tamaris, prit son séden, qu'il garda dans sa main gauche tout prêt à être passé au cou de l'étalon, et marcha vers le troupeau, lentement, l'œil sur l'animal qu'il voulait capturer.
Les six cavaliers, Zanette comprise, devaient se porter ici ou là, selon les mouvements de la manade qu'il fallait empêcher, s'il était possible, de se dérober. Si elle s'échappait, on la rejoindrait.
—Souviens-toi des conditions! cria Pastorel. Si tu le touches sans le lier, s'il t'échappe, c'est mon tour!... Je cours dessus tout de suite!
Attentif à sa manœuvre, Martégas ne répondit pas.
En ce moment, la passion du chasseur l'occupait seule; il oubliait tout le reste.
Très lentement il entra dans la manade où se firent des mouvements inquiets et confus. Il était là dedans, pressé parfois par les flancs et les encolures, effleurant des crinières de sa main droite, s'abritant derrière une croupe pour avancer d'un pas vers Sultan sans être vu, sans l'effaroucher. Et si lentement, si posément il marchait, que bientôt le calme se fit dans le troupeau, dont plusieurs bêtes étaient à demi familières. Celles-ci, Martégas les reconnaissait à leur allure; il les approchait, les flattait, les mettait en confiance. Et comme c'étaient elles qui, le plus souvent, menaient les autres, la manade entière restait là, en attente.
A ce moment Martégas était arrivé à quelques pas de Sultan. Sultan regardait, la tête haute, immobile, les gardians qui cernaient la manade. La manade tout à coup se resserra un peu autour de l'étalon. Il ne bougea pas. Martégas, pour le tromper, s'éloigna de lui, puis tourna de manière à aller sur lui de face.... Sultan le laissa approcher, puis marcha vers l'ennemi. Martégas prépara son lasso.... On vit le séden onduler en l'air... mais le diabolique cheval avait fait une brusque volte-face et, d'un coup de pied médité, il frappait l'homme à la cuisse; aussitôt il détala, au trot.
La manade le suivit; les chevaux sautaient par-dessus Martégas blessé, hors de combat, gisant en silence dans la fange du marais. Il n'avait rien de cassé.... On ne songea plus à lui.
La manade s'arrêta devant les six cavaliers accourus, mais l'étalon passa à travers la ligne de l'ennemi. Il choisit pour s'échapper le côté qui, à dessein, semblait le moins gardé; il vint passer près de Pastorel.
Dès que Sultan eut pris son parti, Pastorel enleva sa bête au galop, joignit en quelques bonds le cheval sauvage et lui jeta autour du cou son séden, dont l'autre extrémité était solidement fixée autour du haut troussequin qui forme le dossier des selles à la gardiane. Pendant que le séden se déroulait, Pastorel manœuvrait son cheval de façon que la corde se tendît progressivement, sans secousse, sans rompre; elle se raidit enfin; ils s'arrêtèrent.
...Oh! comme Zanette, là-bas, attentive, immobile, les yeux ardents et fixes, remerciait Notre-Dame!
La bête était prise. Ce n'était rien. L'homme regardait le cheval hagard. Tout à coup, Pastorel lança sur Le Sultan son cheval enlevé sur place au galop. Le séden détendu toucha la terre, entre eux. Le Sultan bondit pour fuir, mais le cavalier avait tourné bride, et quand la corde se raidit de nouveau, elle attira brusquement le cheval sauvage au moment où il n'avait plus de point d'appui.... Il s'abattit, étonné, et demeura sur place, vaincu.
Pastorel se rapprocha de Sultan, prêt à recommencer cette manœuvre s'il se relevait; il ne se releva pas.
La violence de la secousse et de la chute, l'étonnement, la terreur visionnaire, paralysèrent une seconde l'animal étouffé, car il avait été pressé à la gorge rudement.
Alors, sautant à bas de son cheval, à l'arçon duquel il prit bride, filet et caveçon, Pastorel, tenant le séden, s'assit par surprise,—pesant de tout son poids,—sur l'encolure de la bête couchée. Les quatre pattes étendues tremblaient. Sans se relever, le gardian, en un clin d'œil, passa le fer d'un filet dans la bouche béante du cheval, et le coiffa de la têtière.... L'animal, toujours sur le flanc, se débattit sous l'homme qui comprimait sa tête contre terre, il chercha à se soulever, raclant la terre de ses sabots, piétinant le vide, ruant.
—«Notre-Dame-d'Amour!» cria tout haut Zanette tremblante et pleine d'admiration, les yeux démesurément ouverts comme pour mieux voir. Elle admirait, bouche bée, et son fichu aux mille plis se gonflait et s'abaissait par coups précipités.
Tout sellé comme il était, le cheval de Pastorel courut se mêler à la manade, broutant avec elle.
Quand le Sultan se releva, Jean Pastorel était sur son dos!
Alors, une véritable fureur saisit l'étalon. Il se secoua, se cabra, s'enleva en des ruades folles, se détacha de terre, les quatre pieds en l'air, et une fois en l'air il se tordait, ondulant comme un marsouin, en brusques saccades des reins et des flancs, retombait à terre pour rebondir.
Jean, son petit feutre cloué sur la tête, laissait faire, rivé au dos de la bête, les jambes pendantes, la pointe des pieds basse, comme vissé par les genoux, les mains hautes et légères, un peu narquois jusqu'à laisser voir un sourire dans sa fine moustache noire. Parfois, une détente des reins de la bête lui faisait quitter le cheval.... On voyait le cavalier lancé en l'air, jambes ouvertes, et il retombait à cheval avec une telle précision qu'on eût dit un jeu appris et souvent répété par avance. Sultan, mâté tout debout, fit mine de se renverser en arrière. Pastorel, de la main gauche, embrassa l'encolure, et le visage appuyé contre le col de sa bête, il tendit le bras droit et tira de haut en bas sur la bride. Dix fois au même mouvement de l'animal il fit la même réponse. Une fois, il saisit à poignée le séden et le mit comme une menace sous l'œil du Sultan qui se reprit à trembler. Sultan voulut tout à coup partir en avant, au galop; le cavalier le retint et le maintint. Alors la bête dansa sur place, relevant alternativement chacun de ses quatre pieds avec une rapidité extrême, sans avancer ni reculer d'un pouce. Pastorel activa ces mouvements dès qu'il les vit près de s'arrêter. Il retenait au contraire le cheval pendant qu'il le touchait de l'éperon légèrement; puis, quand il le jugea un peu dominé déjà, il le pressa des genoux et rendit la main.... Ils s'envolèrent.
En un clin d'œil, les six spectateurs, du haut de leurs bêtes, ne virent plus au loin qu'un cheval minuscule, un imperceptible cavalier.... Et ce cheval et ce cavalier tournèrent et décrivirent autour d'eux une courbe immense, une fois, deux fois, qui alla se rétrécissant en spirale jusqu'à revenir juste au point de départ.
Le Sultan était couvert de sueur. Ses naseaux s'ouvraient et se fermaient en claquant, on voyait au dedans deux rougeurs de feu, il suait. L'écume tombait à gros flocons de sa bouche. Son œil dur lançait une flamme oblique. Les quatre pieds étaient comme enracinés au sol. On voyait qu'il s'avouait vaincu pour cette minute seulement. L'homme, lui, ne semblait pas plus fatigué qu'au départ, ni plus étonné.... Il se mit à rire.
—Tu es un terrible, Pastorel! dirent les cavaliers.
—Bravo, Pastorel! dit le père Augias. Le cheval est tien, mais crois-moi, je connais la bête, ça n'est pas fini entre elle et toi. Le Sultan est rancunier. Tant que tu es sur son dos, étant le cavalier que nous avons vu, tu ne crains rien. Toutes les fois que tu seras à terre, méfie-toi!
—Maître Augias, dit-il, je vais emmener le cheval, il est mien maintenant, et j'en suis fier. C'est un fameux présent que vous m'avez fait là!.. Je vous remercie. Je l'emmène donc tout de suite, pour le dépayser dès le premier jour. Voulez-vous faire ramener le mien chez moi? J'aurai demain matin besoin de ma selle pour Sultan.
—Ce soir, dit Augias, ton cheval sera chez toi. Regarde-le; il broute tout sellé parmi les aigues et les taureaux....
—Tiens! fit un des gardians, où donc a passé celui de Martégas?
Tous s'aperçurent alors que Martégas, sans doute pour ne pas assister au triomphe de son rival, avait disparu.
—Que Dieu le bénisse, dit Augias, ou que le diable l'emporte! Il a bien fait. Je l'avais assez vu. Adieu, Pastorel.
—Adieu, monsieur Pastorel, fit Zanette... je suis bien contente que ce soit vous!... Oh! de sûr, bien contente!
Ils se parlaient de loin; Pastorel flattait légèrement de la main Sultan dont toute l'attitude, dont le regard surtout, disaient la méfiance et la rancune.
—Adieu tous, merci; je reviendrai bientôt vous voir, maître Augias.... Bientôt... insista Pastorel en regardant Zanette dont le cœur sautait.... Il faut, aujourd'hui, que je le fatigue.... En avant, Sultan!
—Dzira! susurra Zanette, en voyant Sultan s'élancer, après quelques bonds désordonnés, dans une course furieuse.
Griset se porta en avant comme pour suivre Pastorel. C'est qu'il imitait, ce Griset, le cœur même de Zanette qui, d'un élan fou, suivait Sultan et son nouveau maître....
Elle retint son cheval et aussi son cœur, mais non ses regards qui ne se détachèrent de l'horizon lointain que lorsque le hardi cavalier s'y fondit comme un flocon nuageux emporté par le mistral.
XX
DEUX BONNES AMES.
Rosseline, depuis sa querelle avec Zanette et la correction que lui avait infligée Martégas, n'était plus tout à fait la même femme. Non pas qu'elle fût plus maîtresse de ses volontés, mais la direction générale de ses pensées vers le mal s'était affirmée. Ce n'était plus, au même degré, une inconsistante. Elle ne savait pas plus qu'autrefois ce qu'elle désirait, ce qu'elle espérait; elle n'avait ni but défini, ni plan précis; en ceci elle était la Rosseline d'autrefois, mais tout en elle était tourné aux violences, aux vengeances, aux vœux de colère et de haine. Elle avait pris de la vitesse sur les pentes du mal. C'est en cela qu'elle était nouvelle. Les éléments mauvais, jusqu'alors en puissance, cachés en elle et comme subordonnés, avaient pris le dessus dans son cœur obscur.... Sous l'influence de circonstances différentes, peut-être seraient-ils restés endormis.... Maintenant, elle laissait ses instincts de malignité dominer.
Elle était nettement devenue méchante. Que voulait-elle? Tout à la fois, tout ce qui semblait inconciliable, pourvu que ce fût violent et mauvais.
Pour l'exciter aux rages, pour la précipiter du seul côté de la malice, il avait suffi du face à face avec cette petite, si jolie, si aimable. Jalousie, envie, avaient fait lever et s'épanouir dans son cœur les germes vénéneux qui fermentaient. Les menaces de Zanette, les coups de Martégas avaient provoqué en elle la mauvaise bête qui, maintenant, était déchaînée. Tout en elle était confus toujours, mais tout ce confus était décidément le Mal.
Elle n'aimait pas Martégas, mais elle se rappelait avec une sorte de volupté la terreur qui l'avait secouée, sous le poing de cet homme qu'elle n'aimait pas!... Que ferait-elle de lui? Son instrument peut-être; et «faire marcher» un homme si terrible, en lui refusant tout, ne serait pas un plaisir moindre que lui être soumise.
Elle n'avait jamais aimé Pastorel, assez du moins pour lui sacrifier un seul de ses caprices, mais il lui déplaisait d'être abandonnée par lui si dédaigneusement, pour une frêle, une insignifiante personne, qui, à côté d'elle, n'est-ce pas, ne pouvait prétendre à paraître belle? Volontiers, elle l'aurait repris, ce Pastorel, fût-ce pour le rejeter dédaigneusement à son tour.... Même elle comptait bien le reprendre et le faire souffrir d'amour.... Si elle avait été battue par Martégas, c'est Pastorel, le gueux, qui en était cause!—«Il me le paiera!» Cela ne regardait ni Pastorel ni personne, si les coups ne lui étaient pas tout à fait odieux, ne lui faisaient pas seulement du mal, chose dont elle ne voulait pas convenir avec elle-même. Il fallait donc aussi se venger sur Pastorel de ces coups dont il était la cause, et que, ravie au fond, elle aurait eu honte d'avouer, tout simplement parce qu'il est entendu qu'être battue est humiliant.
Quant à Zanette, c'était la rivale triomphante, aimée ou désirée des deux hommes! Elle la disait insignifiante et la trouvait jolie au possible! Volontiers Rosseline l'eût déchirée. Et puis, c'était une vertueuse. On l'épouserait, elle!... A cette idée, Rosseline frémissait. Oh! la faire déchoir, cette enfant, de son titre de fille honnête, de fiancée heureuse et candide!... Ce Martégas semblait fait exprès, si violent, si fort. Elle l'avait lancé sur le gibier. L'atteindrait-il? Sa curiosité diabolique était excitée autant que son dépit de vengeance. Quelle joie elle aurait à dire à Jean: «Elle ne vaut pas mieux que moi, ta Zanette! Sa vertu? au ruisseau! comme le chiffon de soie, la cocarde bleue, que tu lui avais donnée, et que j'ai su lui reprendre!»
C'était là quelques-unes des pensées de Rosseline.
Quant à Martégas, il commençait à croire que la conquête de Zanette lui serait aussi impossible que celle de Sultan.
Deux fois, en trois jours, il venait, devant la petite, d'être vaincu comme cavalier et un peu ridicule. Il avait la rage au cœur, et, sans s'arrêter à aucun, il roulait plusieurs projets de vengeance. Il n'abandonnait pas l'idée d'avoir un de ces matins Zanette à merci, par surprise, ne fût-ce que pour mettre au désespoir son ancien maître détesté, maître Augias, et son rival deux fois heureux, Pastorel. Oui, il l'aurait tôt ou tard, cette insolente Zanette, mais quand? La résistance serait longue! Et il sentait le péril d'une telle victoire, comme il en reconnaissait la difficulté.
Rosseline lui échapperait donc? il n'en prenait pas son parti. Moins il entrevoyait de chances d'atteindre bientôt Zanette, plus sa pensée revenait à la belle Arlèse qu'il avait tenue sous lui, toute frémissante de colère, qu'il avait battue, dont il se sentait le maître.
—Elle m'a fait des conditions? Bah! c'est des mots en l'air.... Elle est à moi, celle-là du moins.
Et certain que Rosseline aurait, par le bruit public, le récit détaillé de sa déconvenue et du succès de Pastorel, il alla tout droit, prudemment, conter lui-même à la belle cabaretière, comment il s'en était fallu de peu qu'il se rendît maître du cheval indompté et de la sauvage fillette.
Il commença par dire comment, la veille, son cheval fatigué l'avait trahi, était tombé sur l'argile glissante, comment, enfin, Zanette lui avait échappé.
—Sans cela, tu étais vengée! acheva-t-il avec un gros rire, et, le soir même, je pense, tu m'aurais payé.... Dette de jeu, c'est sacré.
Mais Rosseline ne voulut voir dans la chute de Martégas que la maladresse et le ridicule.
—Pauvre cavalier! disait-elle en montrant, dans un fou rire, toutes ses dents...—Pauvre cavalier!... Comme tu devais être drôle, dans cette boue glissante, roulant sur ton derrière!... c'est bien la peine d'être si fort!... Ah! ah!
Il rageait, sombre, buvant verre sur verre; il avait envie de la battre encore,—mais il y avait des témoins.... Il conta alors la journée dernière, son essai malheureux pour prendre le cheval.... Et, afin d'être excusé, il altérait un peu la vérité: «Il y avait eu un coup monté contre lui. Au moment où il allait capturer le cheval, Pastorel, qui n'était pas loin, l'avait, d'un geste, effarouché.... Il donnait avec abondance ce qu'on appelle les excuses du chasseur. Du coup de pied qu'il avait reçu, il ne parla même pas; il avait bien trop peur de la voir rire encore, se moquer de lui impunément! Le pis, c'est qu'elle n'avait pas tort de rire! il en convenait avec lui-même, rageusement. Ses deux mésaventures l'exaspéraient; il ne les pardonnerait ni à Zanette ni à Pastorel, jamais!
Et il répétait: «C'est un coup monté!»
Rosseline l'écoutait, en hochant la tête. C'était le soir, très tard. Deux ou trois buveurs attardés ne s'en allaient pas.... Martégas s'en impatientait, mais il pouvait, le pauvre! attendre longtemps leur départ: Rosseline les avait priés de rester, et l'un d'eux, pour lui obéir, avait de bonnes raisons....
—Vois-tu, disait Martégas, j'ai bien eu un instant l'idée de lui jouer un méchant tour. Pendant que tous ils regardaient (comme s'ils n'avaient jamais rien vu!) ce gueux de Pastorel filer sur son cheval,—pas si terrible qu'on le disait, ce cheval!—j'avais envie de faire ce qu'un jour déjà je fis à un autre, qui en demeura longtemps bien malade.... L'ancien cheval de Pastorel broutait, tout sellé, parmi la manade. A un moment, il est venu tout à côté de moi, et,—vois,—je tenais toute préparée ma main dans ma poche, et dans ma main ce petit caillou dur, un vrai marbre.... Ça n'est pas gros, non, mais ça a plusieurs pointes fines.... De quelque côté qu'on le pose,—regarde,—il porte sur des pointes.—Un vrai oursin, ce caillou.... Eh bien, je n'avais—comprends-tu—qu'à le glisser, au beau milieu du dos de sa bête et, dans le milieu de la selle, à l'endroit où elle ne touche pas.... Et dès que l'homme serait monté, le poids aurait suffi pour faire entrer sur l'échine du cheval les pointes,—tu comprends?—les pointes du mignon caillou.... On aurait vu alors si le dompteur de chevaux sauvages se serait rendu maître d'un cheval apprivoisé! L'animal le plus doux deviendrait féroce, avec ça dans la peau! Mon homme, je t'assure, aurait fait connaissance avec la boue du marais ou les pierrailles du chemin!... Le Sultan, je parie, lui aurait cassé la tête!
—Je t'aurais tué, si tu avais fait ça! dit-elle violemment.
Le pauvre Martégas la regarda d'un air ahuri....
Rosseline, les yeux fixes, se prit à songer.... Elle fit un mauvais songe....
Elle voyait Zanette et Pastorel, ensemble, et ils riaient, heureux, et se moquaient d'elle.... Et, passant brusquement d'une impression à une autre toute contraire:
—Pourquoi n'as-tu pas fait ça? demanda-t-elle d'une voix sourde.
Martégas la regarda encore d'un air stupide, et comprenant de moins en moins; il se remit à boire.
Elle avait pris le petit caillou, l'examinait curieusement, le faisait tourner entre ses doigts, sur deux des pointes,—en souriant, maligne.
—D'abord, j'étais trop en vue, pour le cas où quelqu'un d'entre eux se serait retourné, dit Martégas.... Puis, j'ai réfléchi que sans doute il rentrerait chez lui monté sur le Sultan. Alors, un des gardians lui aura ramené son ancien cheval. C'est probable. Et c'est ce gardian là qui aurait dansé la danse! Ça, ce n'aurait rien été, mais le mal, c'est que la mèche, vois-tu, aurait été éventée.... J'ai préféré attendre.... L'avenir est long.
Après un silence, il reprit, en glissant un bras autour de la taille de Rosseline:
—J'ai fait de mon mieux, ma belle!... je mérite, voyons, quelque petite chose... un peu de récompense....
—Donnant, donnant! répliquait-elle, narquoise. Je ne t'aime pas, je ne te dois rien. Fais seulement ce que je t'ai dit.
Il frappa la table du poing.
Les clients qui, là-bas, jouaient aux cartes, la rassuraient. Elle reprit, d'un ton plus gouailleur, en le regardant de côté:
—Tu me tenais l'autre jour.... Quand on tient la poulette, il faut la plumer.... A présent il faut me gagner. Tu sais le moyen. Emploie-le.... Tu me tenais, et tu me tenais bien,—je te dis,—moi qui suis une gaillarde!... Qu'est-ce que c'est que cette petite, entre tes mains? Une alouette! un rien du tout. Tu la porterais d'une main, à bras tendu.... Tu n'en feras qu'une bouchée.... Débrouille-toi, je n'ai qu'une parole!
Il était minuit. Les gendarmes, en rentrant en ville, virent le nouveau cabaret ouvert, cognèrent à la vitre et entre-bâillèrent la porte.
—C'est l'heure des procès-verbaux! dit le brigadier. «Les minuit» sont sonnés.... Pour cette fois, nous fermerons les yeux, mais, vous, fermez la boutique.... Ah! te voilà,—Martégas?—On te retrouve dans tous les bons endroits, hein?
Il fallut, bon gré, mal gré, quitter la partie.
XXI
LE PLAT DE LENTILLES.
Il revenait souvent à la ferme de la Sirène, Jean. Il arrivait, fier, monté sur le Sultan. Il ne l'enfermait jamais; il l'attachait à un arbre, fortement, avec le séden. Le tronc de l'arbre, un vieux tamaris, à un mètre du sol se divisait en trois maîtresses branches. Dans l'enfourchure, Jean, un moment avant de repartir, plaçait un peu d'avoine. Il détachait Sultan avant que l'animal eût fini de manger, se mettait en selle par surprise et disparaissait bientôt, suivi du regard de Zanette.
Jean, de taille moyenne, mais plutôt grand que petit, sec, nerveux et très vigoureux, se plaisait à voir cette jeune fille, mignonne comme une véritable enfant. L'idée de la soulever entre ses mains, pour élever le joli visage jusqu'à sa bouche, lui était venue vingt fois. Et puis, il ne pouvait la regarder, ses yeux ne tombaient pas sur les yeux de Zanette, sur l'entre-bâillement des fichus, où un peu de la poitrine se laissait voir, doucement remuée par le souffle égal, sans qu'il se rappelât le jour où il l'avait surprise habillée seulement d'eau et de blanche écume, puis, au sortir des vagues, courant sur le sable, toute blanche et toute emperlée de gouttelettes d'eau qui étincelaient au soleil.... Il revoyait toujours cela et jamais, non jamais encore, il ne lui en avait parlé.
—C'est vous, monsieur Jean?
—Oui, demoiselle; où est votre père?
—Au travail, là-bas.
—Je venais lui montrer le cheval. Il est sage comme une image.
—Il faut vous méfier, toujours.
—Toujours je me méfie, demoiselle... des chevaux comme des femmes.... C'est un peu traître, des fois.
—Vous êtes méchant!
—Que non! vous le savez bien. Coup de pied de cheval—fait moins mal peut-être que blessure d'amour....
—Vous voulez rire, Jean!
—Je ne ris pas, pas du tout, Zanette!
—Alors, il obéit, le Sultan, comme vous voulez?
—A peu près, j'ai mes moyens.
—Et qu'est-ce que vous lui faites?
—Je lui fais désirer l'avoine, et moi seul je la lui donne.... Il me sera reconnaissant.
—Qui sait? Peut-être il vous en veut plutôt d'avoir à l'attendre, qu'il ne vous a reconnaissance de la recevoir.
—Je le crains! C'est ainsi encore, mais ça changera....
—Ah! c'est ainsi encore? Comment le savez-vous?
—Regardez, Zanette.
—Non! non! ne l'approchez pas par derrière!...
Pastorel alla vers le cheval, assez loin, assez près, et il tendit le bras comme pour caresser la croupe. Le Sultan tourna à peine la tête comme s'il voulait que ce mouvement ne fût pas vu. Il jeta en arrière un coup d'œil oblique, jugea la position du gardian et, portant brusquement sa croupe un peu de côté, il détacha vers l'homme un maître coup de pied. Jean, sur ses gardes, l'esquiva.
—Voilà, dit-il, comment nous sommes amis!
Zanette, assise sur le banc de pierre, au seuil de la ferme, au soleil, un plat sur ses genoux, triait des lentilles. Elle en prenait quelques-unes dans le plat, les mettait sur sa main où elle les éparpillait du doigt, enlevait les pierrettes, puis soufflait pour faire partir les grains de sable. Celles qui étaient triées, elles les mettait au creux de son tablier.
Jean vint s'asseoir près d'elle. Ils se turent longtemps. Elle se sentait aimée. Elle était bien là, près de lui, et lui tout content près d'elle. Il regardait le profil de sa joue penchée; et, sur le contour de cette joue, la lumière irisait un duvet pareil au duvet des pêches. Il songeait que ce visage avait, des pêches sur l'arbre, la fermeté, la couleur, rose, blanche, même verte un tout petit peu,... et que sans doute aussi il en avait la bonne odeur....
—Zanette?
—Monsieur Jean?
—Est-ce que, derrière moi, en croupe, vous le monteriez, Sultan,—comme vous avez monté, un jour, mon cheval?... N'auriez-vous pas peur?
—Avec vous, non, monsieur Jean, je n'aurais pas peur, peur de rien—jamais, il me semble.
Elle avait répondu comme en rêve, malgré elle, sans réflexion, parce que, pour trier ses lentilles, elle avait la tête baissée, et qu'elle ne voyait pas le regard du jeune homme.
Il se sentit secoué d'un frisson, et, la voix toute troublée, il dit avec une oppression:
—Vous n'auriez peur de rien, avec moi? C'est vrai? C'est bien vrai, ça?
—C'est vrai, dit-elle.
Elle leva les yeux. Elle le vit debout. Il la saisit par la taille, brusquement l'éleva vers lui, comme une enfant... et il couvrait de baisers le joli visage, partout; ses lèvres allaient du front au cou;... la rude moustache se prenait aux cheveux follets.... Et que dit-elle à la fin? Seulement trois mots, trois mots seulement:
—Oh! mes lentilles!
Les lentilles étaient à terre, sur les dalles du seuil, éparpillées, celles qui étaient triées et les autres... et le plat cassé en vingt morceaux!
—Oh! mes lentilles!
Alors, il la reposa à terre, devant le banc où elle s'assit. A genoux devant elle, il ramassa les lentilles à poignées, avec un peu de poussière, et chaque fois qu'ils se regardaient ils se mettaient à rire comme des fous.
—Il faudra les mettre dans l'eau! fit-il.
—Pour sûr, dit-elle.
Et, en lui tendant la dernière poignée, comme elle avançait la main, il retira un peu la sienne pour qu'elle le regardât.... Elle vit qu'il était devenu très grave.
—Si vous voulez, mademoiselle Zanette, je vous le ferai monter pour aller à Saint-Trophime, en Arles, le jour de notre mariage?
—Nous serions fiers, dit-elle, en habits de fête, sur ce cheval de roi!
—Alors, c'est dit?
—Demandez à mon père.
Le rude compagnon,—toujours à genoux, à cause des lentilles,—prit dans sa forte main le tout petit pied de l'enfant, et dévotement le baisa, comme on baise la châsse aux Saintes-Maries-de-la-Mer.
—Je le comprends, que je t'aime! fit-elle.
Son sein battait très vite, très vite.
—Alors, fit-il, je suis avec Dieu.
Elle se leva:
—Je vais les mettre dans l'eau.... Vous en mangerez avec nous, monsieur Jean?
—Pardi! j'ai à parler à ton père. Je n'aime pas languir. Beau fruit sur l'arbre est trop en danger d'être volé!
Longtemps, ils se regardèrent, assis l'un près de l'autre, se tenant les mains.
—Et quand m'as-tu aimée, Jean?
—Quand je t'ai vue habillée d'eau, Zanette, d'eau bleue et d'écume blanche, et puis, sur le rivage, jolie comme une reine, toute vêtue de perles....
C'était la première fois qu'il rappelait ce souvenir.
—Tais-toi, méchant!
—C'est pour te taquiner, dit-il. Tu sais bien que tu m'avais plu avant. Sans ça, t'aurais-je donné la cocarde, aux fêtes de Meyran?
Elle fronça le sourcil, se rappelant Rosseline, trop oubliée peut-être.
Il ne s'en aperçut pas, et reprit:
—Tu fus reine aussi, ce jour-là.... Elle est à moi, la reine, maintenant.
—Oh! pas encore.
—Non, mais bientôt.... Et toi, quand t'ai-je plu, Zanette?
—Le jour des fêtes tout d'abord, et puis surtout quand tu as vaincu le cheval.... J'aurais voulu être avec toi, avec toi m'envoler sur cette bête farouche dont tu faisais tout ce que tu voulais. Oui, vous aviez l'air tous deux de vous envoler et j'aurais voulu être avec toi comme le jour de la baignade. J'étais fière à l'idée qu'un si courageux m'aimerait.... Et tu ne sais pas?... Eh bien,—acheva-t-elle avec un sourire malicieux,—eh bien... j'y comptais!
—Ah! coquine!
Le père Augias fut consentant; ils se fiancèrent.
XXII
TOUJOURS.
Ils s'étaient plu d'abord parce qu'ils étaient jeunes, beaux et forts, et que leur âge voulait ça. Une fois fiancés, ils causaient, durant des heures, de leur passé, de leur enfance, de leurs père et mère; et, peu à peu, une tendresse douce se mêla au désir ardent, un peu âpre, de leur jeune cœur.
—Où allais-tu à l'école, quand tu étais petitette? Comment était ta mère?... Ah! oui! je l'ai connue! Elle était si brave! Je me souviens qu'une fois....
—Tu l'as connue, Jean?
—Oui, oui, je m'en souviens maintenant!
Et il parlait,—ravi de rattacher sa vie passée à celle de Zanette, voulant à tout prix l'avoir aimée avant ce jour de la baignade, qui les avait rapprochés pour jamais.
—Un jour, à la procession des Saintes, est-ce que—voilà cinq ans—tu n'étais pas en tête des filles, toute habillée de blanc, avec des lys dans ta main?
—Oui, Jean.
—Eh bien, je t'avais remarquée! Tu n'étais qu'une enfant alors. Mais si jolie, tout près d'être, comme tu es aujourd'hui, une demoiselle bonne à marier.
—Pas possible qu'alors tu m'aies remarquée! et que tu t'en souviennes!
—Si! si, il y a des souvenirs comme ça.... Et tiens, veux-tu la preuve? Quand la procession sortit des Saintes (mes souvenirs, à mesure que je te parle, reviennent), ...à la sortie du village donc, les bohémiens se disputaient autour du bateau que les jeunes hommes portaient sur leurs épaules et où les Saintes, en bois sculpté, luisaient de dorure au soleil; ils voulaient, tous à la fois, toucher la barque et les manteaux d'or des Saintes; et toi, tu fus poussée par l'un d'eux. Tu fis un petit cri... et—souviens-toi—un homme prit un de ces bohémiens, celui qui était le plus près de toi, et l'envoya, d'un coup d'épaule, rouler dans le sable.... Eh bien! cet homme, c'était moi!
—Comment! c'était toi, Jean!... oui, je crois bien! je me souviens de ça.
Ils bavardaient ainsi, trouvant drôles ces souvenirs qui déjà étaient de l'amour, et qui s'étaient effacés, perdus, et que l'amour leur rapportait....
Une fois elle dit:
—Quand j'avais huit ans, j'eus la fièvre typhoïde. Ma mère fit vœu, si je guérissais, de m'habiller de bleu pendant trois ans, et de me mener chaque fois aux Saintes, tous les ans, le jour où les châsses descendent et font des miracles. Elle promit que, chaque fois, j'accrocherais aux cordes qui font descendre les châsses, un bouquet de lys et d'immortelles....
Jean écoutait de l'air d'un homme qui, près d'interrompre, se retient.
—C'était vous! dit-il enfin. C'était vous! J'étais là, un jour de fête... oui, oui... il y a neuf ans, j'en avais quinze, moi; j'étais déjà un gardian, grand comme à présent presque et aussi fort.... Vous ne pouviez arriver aux cordes. Alors, je vous enlevai dans mes bras... vous ne pesiez guère! et, de vos petites mains vous attachiez vos fleurs pendant que votre mère me remerciait.... C'était vous! c'était vous, petite! vous que toute petite j'élevais ainsi dans mes bras.... Qui m'aurait dit alors: «Voilà ta petite femme!»
Et ils riaient tous deux, heureux, sans s'expliquer pourquoi, de se retrouver en remontant dans l'impalpable passé, de se posséder dans le néant de ce qui fut vécu, de s'être vus, touchés, avant de s'aimer.... Ainsi, ce n'était plus une chose d'hier, que leur amour, non; elle était avant, et maintenant elle serait toujours.
L'amour est un espoir, un rêve d'éternité.
Zanette, avec maître Augias, alla visiter la mère de Jean.
La mère du gardian était une vieille femme maigre, à peau sèche, très ridée, les yeux vifs comme des veilleuses dans des orbites profonds. L'arcade sourcilière formait voûte au-dessus de ces yeux-là qui semblaient embusqués, épiant toujours. Sa coiffe blanche mordait le haut de ses oreilles. Elle était têtue, entière, énergique, prenant tout au sérieux, campée dans son honnêteté de brave femme comme en toutes ses idées.... Une de ses expressions favorites, expression populaire d'ailleurs, en pays de Camargue, était celle-ci: «On me pilerait plutôt que de me faire faire ce qu'une fois j'ai décidé de ne pas faire!» Jamais on ne l'avait entendue prononcer une parole en français. C'était une femme de l'ancien temps. Elle était de ces vieilles gens d'autrefois, chrétiens et stoïques, qui ne savaient pas même lire, qui ne savaient rien et qui concevaient tout, qui avaient le sens de la vie et ses plus sublimes sagesses. Derniers nés d'une longue suite de générations, bien loin d'être abâtardis, ils semblaient représenter les forces accumulées de vingt siècles d'expérience populaire. Le génie même paraît souvent digne de quelque dédain à côté de ces êtres-là qui sont naïfs, forts, généreux et féconds. Leur race existe encore sur cette terre chrétienne et païenne, romaine et gauloise, mais quand les poètes en parlent, le siècle, né malin, les traite de rêveurs. N'est-il pas convenu que le paysan, partout et toujours, est un être laid, grossier, incapable d'un trait d'élévation, d'un mouvement de générosité? La mère de Pastorel était une de ces belles créatures de vieille roche populaire.
Zanette lui plut. Elle lui parla tout de suite, beaucoup, de son Jean.
—Quand il était petit, il faisait ça et ça. Jamais un mensonge. Je lui disais: «Quand tu as mal fait, viens me le conter de toi-même et tu seras alors pardonné. Je ne veux pas de mensonge.» Et, figurez-vous, des fois, quand je rentrais à la maison, il venait me dire: «Mère, j'ai mis la main dans le pot de confiture; mère, j'ai volé du miel ou du sucre!» Et comme je le pardonnais, mais sans vouloir l'embrasser, il pleurait eu criant: «Corrige-moi! corrige-moi! Je veux être puni, pour qu'après tu m'embrasses!» Voilà comment il était, mon Jean.... Il me disait aussi: «Quand je serai grand, je gagnerai du bel argent; il sera tout pour toi, mère, je viendrai le verser sur tes genoux, dans ton tablier!» Et comme il l'a promis, il le fait. Oh! oui, c'est un brave enfant, ce sera un brave homme. Aimez-le comme j'ai aimé son père, petite. Je n'ai jamais souri sous le regard d'un autre homme. Nous comptions l'un sur l'autre. Il faut ça; c'est le bonheur. Soyez heureux. La vieille vous bénira.
Au bout de deux ou trois mois, il leur sembla, à Zanette et à Jean, qu'ils s'étaient toujours connus, toujours. Jean était venu souvent faire chez maître Augias un peu de veillée. Il parlait de ses chasses avec lui, des perdreaux qu'on force à cheval, dans le désert, qu'on tue à coups de bâton lancé, à la manière arabe; il parlait des bécassines, des hérons, des flamants qui nichent en Camargue, de toutes les bêtes des marais, des castors du Rhône; et surtout et sans cesse ils parlaient métier et ils se contaient des courses de chevaux aux plaines de Meyran, et puis des ferrades, des jeux de cirque. Une fois en train là-dessus, ils ne s'arrêtaient ni l'un ni l'autre, et dans tout ce que disait le gardian, Zanette le sentait courageux, aussi bon que brave; elle se sentait en de bonnes mains; il saurait la défendre, elle, et, plus tard, défendre leurs enfants; et quand il la serrait dans ses bras, le soir, en lui disant adieu, elle appuyait un instant sa joue contre sa poitrine. L'homme la dépassait de la tête, et elle se sentait heureuse d'être là, si petite, blottie une seconde, comme l'oiseau au nid et l'enfant sur la mère.
Et la vie devant elle s'annonçait simple, étendue, droite, comme le désert même de Camargue qui lui était familier et qui ne serait jamais pour elle ni froid ni désolé, puisque le vent qui passe, le soleil qui brille, l'eau qui chante et l'eau qui gronde, tout, jusqu'aux aigues libres et aux taureaux sauvages, tout lui parlait de l'amour, de leur amour, de l'amour... qui est éternel.
Peut-être oubliait-elle trop Rosseline que Pastorel n'oubliait pas autant qu'on pouvait le croire. La mère du gardian ne s'y trompait pas, mais elle n'en laissait rien voir. Elle voulait hâter le mariage, arriver le plus tôt possible à ce qui lui semblait le port de salut.
XXIII
L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT.
La mère de Jean avait raison de s'inquiéter. Toute cette apparence d'amour, de bonheur, de calme, n'était qu'une apparence, travaillée en dessous par un élément de trouble, de corruption, de mort. L'amour de Jean pour Zanette était bien vrai, mais n'était pas établi sur la terre ferme. On aurait pu le comparer à la trantaïère. La trantaïère, c'est, à la surface de certains marais de Camargue, une végétation saine, abondante, bien verte, bien réelle, charmante aux yeux, attirante. Les tiges des plantes d'eau se mêlent entre elles fortement, se nouent, se trament, forment enfin sur l'eau mouvante une surface solide aux regards, qui a l'aspect d'un terrain fleuri. Si vous vous y hasardez, elle vous porte, mais elle ondule, prête à fléchir, et il peut arriver qu'elle crève sous vos pieds, et, alors, adieu, mon pauvre homme! L'homme est englouti. Il y a là-dessous l'eau trouble, obscure, un abîme.... Jean regrettait obscurément Rosseline.
D'abord, il avait ressenti, à la quitter, à la braver, le jour des fêtes aux plaines de Meyran, une joie de fierté: il était fort, et le faisait bien voir;—une joie de vanité: il choisissait, pour la remplacer, celle qu'il voulait, la plus jeune, la plus mignonne, la plus jolie; une joie de délivrance: il n'était plus l'esclave de la coquette, soumis à ses caprices, courant à cheval par tous les temps, toujours maltraité, toujours jaloux.... Quel repos!
Et, sincèrement, il s'était tourné vers Zanette, pour faire plaisir à sa mère autant que pour punir Rosseline, et aussi par goût personnel. Mais ce goût qu'il avait pour la fillette, il l'aurait eu pour toute autre fille aussi jeune et aussi gentille.
Ce qui avait surtout servi à le tromper sur ses propres sentiments, c'est la sensation que lui avait donnée la matinée du bain. Facilement, dans cette émotion matinale de lumière, de jeunesse, de lutte, devant la grâce et la pudeur surprises, Jean, envahi par un charme en parfait contraste avec la beauté de son infidèle, s'était cru amoureux. La gentillesse de Zanette, les amabilités du père Augias, les instances de la vieille mère surtout, lui avaient fait croire qu'il désirait passionnément une chose qui lui semblait désirable en effet et qui sans doute aurait pu le fixer, s'il n'avait pas eu dans sa mémoire le souvenir de joies passionnées, précises, de sensations déterminées qu'il regrettait tous les jours.
Il aimait en Zanette l'enfant, avec un désir viril et tendre de la protéger. Une fois, il la vit pleurer pour un chagrin pas bien gros. Il ne put supporter la vue de ce petit visage crispé et tout ruisselant de larmes. Le rude gardian se sentit le cœur faible et défaillant. Il aurait voulu prendre la peine de la petite. Il l'aimait donc bien!
Il aimait encore en Zanette toutes les filles aussi jolies et aussi jeunes que Zanette, il aimait en elle l'espérance d'un foyer où se reposer dans le contentement de lui-même, après les dures fatigues de son métier; bref, il aimait en Zanette des idées, mais il aimait, en Rosseline, Rosseline elle-même et les fièvres de l'amour pervers telles qu'elle les lui avait données et non pas autres. Rosseline était une réalité d'amour, connue, et regrettée.
Oui, le bouvier dompteur de chevaux les regrettait, ces fièvres ardentes, tandis que le bon fils et le brave homme qu'il était, s'efforçait en vain de les oublier. Ainsi, moitié de sa propre volonté, moitié contraint par les circonstances, il en était venu à s'engager de telle sorte qu'il n'y avait plus à reculer. Il allait donc au mariage délibérément, mais sans beaucoup d'entrain.
Hélas! de bonne foi il s'était cru guéri de sa passion pour Rosseline; il s'était cru guéri, surtout, tant qu'il n'avait pas eu la permission d'embrasser Zanette chaque fois qu'il la retrouvait.
Ce baiser sur la joue qu'il avait vraiment désiré avant de le prendre, et qui, la toute première fois, le jour du plat de lentilles, l'avait charmé, il n'y trouvait pas maintenant la saveur, la vraie saveur d'amour. Une enfant! une véritable enfant! répétait-il à son tour après Martégas, mais avec des pensées bien différentes.
Il l'enlevait dans ses bras et la baisait au front comme une petite sœur.... Serait-ce jamais là une femme? une femme pour lui? pour l'amant de Rosseline, de Rosseline, la créature aux beaux bras solides, aux lèvres bien mûres....
Et les souvenirs lui vinrent en foule. Ce qu'il se rappelait bien, c'est que la seule approche, la seule vue de cette belle créature le bouleversait. «Ce quelque chose» qui sortait d'elle, de son regard, des plis de sa robe, faisait de lui ce qu'elle voulait. Et c'était irritant à la fois et délicieux. Sans doute il l'aimait bien, Zanette, mais c'était tout, tandis que de mystérieuses affinités, profondes, l'attachaient à l'autre....
Et puis, le temps, qui guérit tout à la longue, exaspère au contraire les passions, dans le commencement des ruptures. Zanette lui faisait faire un rêve d'amour trop chaste, trop timide, trop irréel. Au bout de quelques semaines, une fougue le prit, un plus violent regret des tourments passés, des injures suivies de caresses que lui prodiguait naguère sa maîtresse. L'honnête garçon se trouva malheureux, et sa mère le voyait bien.
—Sais-tu? dit-elle un jour à Zanette, j'aime mon fils, mais peut-être plus encore j'aime l'honnêteté... Écoute, je suis venue te voir pour te dire des choses.
Zanette leva sur la vieille femme un regard interrogateur. La vieille, que l'âge pliait un peu, s'était en parlant redressée. Son menton large, carré, jetait une ombre dure sur son cou maigre et puissant. Les saillies que faisaient les plis de ses rides semblaient, sous sa peau de parchemin, des cordes tendues.
Et à brûle-pourpoint la vieille dit à la fillette:
—Tu n'es plus une enfant, puisque tu te maries. Tu n'as plus ta mère, je dois la remplacer. L'honnêteté avant tout. C'est le trésor des pauvres.... Il y a des choses qu'il faut que tu saches, afin que tu puisses te défendre. Tu les apprendrais par d'autres, par des méchants.... J'aime mieux te les dire. Sais-tu que mon fils avait, il n'y a pas longtemps, une maîtresse?
—Oui! dit Zanette qui rougit et pâlit tour à tour, oui, je le savais.
—Par lui?
—Non.
—Et comment?
Zanette alors conta à la mère de Jean sa rencontre avec Rosseline, la cocarde volée et jetée au ruisseau, l'intervention de Martégas, comment elle avait été poursuivie, tout enfin....
—J'ai bien fait de venir, dit la vieille. Il est nécessaire qu'il soit au courant de tout cela: je lui conterai tout.... Et je verrai bien ce qu'il me dira.... Il ne faut pas qu'on nous le reprenne! Sois tranquille, on ne nous le reprendra pas. Je causerai avec lui et s'il faut, j'irai la voir, elle. Oh! elle ne me fait pas peur!
Quand la mère de Jean raconta à son fils l'histoire de la cocarde, et Rosseline attaquant Zanette, il ne manifesta pas contre Rosseline la fureur d'indignation qu'attendait la mère; il dit seulement d'un ton singulier: Ah? elle m'aime encore!
—Jure-moi que tu ne la reverras pas.
Il pâlit, il hésita à répondre. Puis:
—Laissez-moi tranquille, mère. De quoi avez-vous peur, donc?
—De rien, mais jure! Peux-tu refuser ça à ta pauvre vieille?... Jure, sur l'image des Saintes, que tu ne la reverras en aucun cas, pas même pour lui parler innocemment!
Et secouant la tête, elle ajouta:
—Je n'ai pas longtemps à vivre.... Si tu me fais ce chagrin de me refuser, tu le regretteras, moi une fois morte. Qu'est-ce que je te demande? de t'engager à suivre ton devoir.... Il faudra bien que tu la fasses, cette même promesse, devant le curé!... Songe, si tu n'étais pas ce que tu dois, au malheur qui en sortirait! Elle en mourrait peut-être, ta pauvre petite fiancée! Tu la tuerais!
—C'est bon! dit-il, vous avez raison. La pauvre innocente! Je ne voudrais pour rien au monde lui faire peine ni souffrance.... Je jure de faire ce que vous voulez, acheva-t-il, prenant en homme sa résolution.
La vieille respira profondément, comme soulagée.
Elle croyait en son fils. Il est «tant brave!» répétait-elle souvent.
XXIV
PARJURE.
Quand la vieille Pastorel avait conté à son fils l'intervention de Martégas dans la querelle de Zanette avec Rosseline, puis l'effronterie de Martégas poursuivant Zanette, Jean avait montré quelque irritation contre le mauvais gueux, le gardian de malheur, l'ivrogne, et il s'était répandu en injures, disant: «Qu'il ne se trouve pas sur mon chemin!» mais, quelque temps après, lorsque sa mère, croyant bien faire, lui annonça que le bruit public accusait la cabaretière d'être la maîtresse de Martégas, alors, il s'emporta bien autrement contre ce bandit, ce voleur, ce coquin, qui poursuivait dans la campagne les honnêtes filles, et les compromettait; il s'écria:
«J'irai le trouver! j'irai lui demander explication. J'irai! D'ailleurs, ça n'est pas vrai, ce qu'on vous a dit de Rosseline et de lui; c'est impossible! Ce serait, si elle avait fait cela, la dernière des dernières!»
La vieille femme pensa: «Il a encore quelque chose pour elle.... Après tout, c'est bien naturel.» Et elle ne dit plus rien, sinon qu'elle lui défendait aussi de rechercher Martégas.
Quant à Jean, depuis ce temps-là, il ne parlait plus que de venger Zanette des insolences du gardian....
La vérité, c'est qu'il crevait de rage jalouse, à l'idée que Rosseline pouvait être à celui-là.... Un autre, passe, un surtout qu'il ne connaîtrait pas. Mais à celui-là, à ce bandit, non! il n'en pouvait supporter l'idée! il en voulait avoir le cœur net.... Et, un beau matin, il se mit en route avec l'intention d'aller chercher, à Arles même, des renseignements précis. Il est vrai qu'il avait, prétendait-il, une affaire à la ville. Le quatorze juillet approchait, et un entrepreneur projetait de donner aux Arènes d'Arles des «courses monstres», comme disaient les affiches, «courses espagnoles avec mise à mort des taureaux, précédées de courses provençales avec les meilleurs taureaux de Camargue, etc.» Les affiches couvraient déjà les murs d'Arles, d'Avignon, d'Orange, de Nîmes, de Montpellier, de Cette, d'Aix, de Marseille et de Toulon. On en voyait dans toutes les gares de la région, et même à Nice et à Monte-Carlo.
En réalité, Pastorel n'avait rien à faire à Arles: il avait vu aux Saintes l'entrepreneur. Il était convenu qu'avec neuf ou dix autres gardians il conduirait à Arles, la veille des courses, une trentaine de taureaux. Il partit pour la ville où il n'avait rien à faire, avec le secret désir d'entrevoir Rosseline, de savoir «ce qu'elle devenait», et peut-être, malgré son serment, de lui parler.
Son serment? lorsqu'il y songeait:
—J'ai contenté la vieille, j'ai bien fait; c'est des enfantillages.... Si Martégas n'est pas encore avec Rosseline, c'est lui rendre un dernier service, à la malheureuse, de la mettre en garde contre ce «marrias».
Et il essayait de se persuader qu'il accomplissait un devoir qui le déliait de ses promesses à sa mère, et même de son serment.
Et de Zanette, que pensait-il?
—Elle n'en saura rien! que perd-elle à cela? Elle n'est pas encore ma femme.... On sait bien que tous les jeunes hommes, à la veille de se marier, ont «des adieux à faire».
Il se croyait ou du moins faisait semblant de se croire dans son droit.
En traversant le pont de Trinquetaille, le cœur lui battait. La petite rue où était le café des Arènes s'ouvrait presque en face du pont. Il eut toutes les peines du monde à ne pas courir à l'entrée de cette rue, pour voir «au moins l'endroit». Il alla mettre son cheval à la remise habituelle, courut fièvreusement la ville en attendant l'heure à laquelle il supposait que le cabaret serait vide ou à peu près.
Il décida que trois heures et demie serait l'heure favorable.
A trois heures un quart, il poussait la porte vitrée aux rideaux rouges.
Rosseline était seule, tout près de cette porte, assise, une chaise devant elle, sur laquelle traînait un interminable ouvrage de couture,—un livre à la main, les Mystères de Paris.
Il s'arrêta, saisi. Elle laissa tomber son livre.
En se voyant, tous deux, subitement, venaient d'oublier tout. Une volupté singulière les prit, qui était le souvenir de leur passé. Sur le moment, ni l'un ni l'autre ne se rappela rien de leurs querelles, de leurs rancunes, rien. Ils se souvenaient seulement que le temps de la séparation avait été long, très long. Et ce qui les dominait, c'était une brusque joie de renouveau, comme le sourd tressaillement de la terre, au premier beau jour, après quelque horrible hiver.... Cette impression fut si forte chez elle qu'elle ne sut que dire, et baissa presque la tête, embarrassée, la lèvre un peu tremblante. Toute sa physionomie, son attitude, prirent le charme que donne aux vierges le premier aveu de l'ami.... Sa beauté ferme, délibérée, fut transformée, sembla timide, durant une seconde.... Et lui, comme s'il osait pour la première fois, s'avança lentement. Il semblait craindre d'être repoussé. Elle ne dit rien.... Il prit, d'un mouvement lent, prêt à la retraite, la jolie tête entre ses deux mains, et, s'inclinant, chercha les lèvres....
Ils ne pensaient à rien, pas même à eux. Le goût de la vie, à la source, est aussi délicieux que l'avant-goût du néant.
—C'est toi? dit-elle enfin, que me veux-tu? Tu me reviens donc? Comment est-il possible que tu m'aies quittée! Je le savais bien, moi, que ce ne pouvait être pour toujours. Nous sommes si bien faits l'un pour l'autre!
Quelqu'un ouvrit la porte banale, un client.
—Un verre de vin, la belle.
Le client but et sortit.
Pastorel avait eu le temps de se ressaisir.
Alors, il s'expliqua, et put dire ce qu'il avait depuis longtemps préparé:
Il avait voulu lui annoncer lui-même son mariage, il ne voulait pas qu'elle le sût par d'autres. Voilà pourquoi il était venu. Malgré ses griefs, il l'aimait encore assez pour la traiter en brave fille qui ne voulait pas le rendre malheureux. Il était donc sûr qu'elle resterait tranquille, qu'elle ne ferait pas de bruit. S'il disait cela, c'est qu'il avait appris comment elle avait interpellé et injurié dans la rue la pauvre petite qui allait devenir sa femme. Du reste, il avait vu là surtout une marque d'amour de la part de son ancienne maîtresse! Il comprenait; mais il comptait bien que cela ne recommencerait pas,—jamais. Enfin, il l'engageait à vivre pour le mieux, à ne pas se fermer à toujours un avenir d'honnête femme. Belle comme elle était, elle pouvait choisir parmi de braves garçons, et surtout éviter de se compromettre davantage avec un mauvais diable qu'on lui avait nommé... ce Martégas.... On le disait son amant?... il n'en croyait rien! et pourtant, il la savait si coquette, si facile à entraîner, si peu sûre d'elle-même?...
—N'est-ce pas que tu n'es pas tombée à celui-là! un homme sur qui courent tant de mauvais bruits? Réponds! mais réponds-moi donc!... tu ne comprends donc pas?... Eh bien, oui... je suis jaloux!
Il la couvait d'un œil ardent.
Elle, toutes ses mauvaises pensées l'avaient reprise. Elle écoutait, tête basse, l'air farouche, les lèvres pincées, le sourcil froncé, l'œil en feu,—plus belle encore de sa colère qu'avec son air tranquille, virginal, de tout à l'heure,—belle d'une autre beauté, celle qu'il revoyait toujours, quand il pensait à elle, là-bas, dans la solitude du désert, même, surtout peut-être, quand il embrassait l'enfant, la pauvre Zanette.
—As-tu tout dit? fit-elle.
—Oui!
—Eh bien, si tu es venu pour ça, tu aurais mieux fait de rester auprès d'elle. Tu parles comme un curé! Il n'y a pas à dire tant de paroles. Quand on aime vraiment, on aime jusqu'au crime.... Ah! tu as un beau sang-froid!... Moi je la déteste, cette fille, entends-tu, et je suis capable de tout, oui, de tout contre elle parce que je t'aime!... Si je ne la détestais pas, c'est que je ne t'aimerais pas. Et je t'aime, oui!... c'est vrai pourtant que je t'aime! Je m'en aperçois surtout depuis que tu m'as quittée.... Aux plaines de Meyran, le jour de la fête,—quand tu m'as insultée,—quand tu m'as dit: «De toi, je m'en moque!» j'ai senti combien je t'aimais. Devant le monde, je n'ai rien dit, j'ai avalé ça! je ne pouvais, je ne voulais rien dire, par fierté, mais, depuis, je pense à toi, rien qu'à toi, jamais ma pensée ne t'a été si fidèle. Les hommes? ce Martégas? Tu es fou! Allons donc! Tous, tant qu'ils sont, est-ce qu'ils comptent! Et puis, il m'a maltraitée, ton Martégas, il m'a menacée... j'ai vu le moment où il m'aurait battue!... Et pourquoi? Pour défendre cette Zanette, qu'il aime! Ta future! entends-tu? il l'aime! Il ne m'aime pas, lui;—je ne lui en veux même pas, à lui, car c'est à cause de toi que j'ai été injuriée et menacée par lui, puisque c'est à cause de toi seul que j'ai parlé à cette fille. Oui, c'est à cause de toi, que j'ai souffert ça!... Oh! Jean! comme tu as été méchant! Et maintenant, voilà tout ce que tu viens me dire! d'être tranquille, de te laisser marier tranquille! Ah bien! n'y compte pas!
Elle mêlait le mensonge à la vérité. Et elle pleurait, sincère, oubliant même ses propres torts, dans le désir pressant de le ressaisir.
—Ne pleure pas! dit-il, ne pleure pas. Je t'ai toujours aimée, je t'aime.
Sa douleur ne le touchait pas; il n'y croyait pas, mais ses larmes la lui rendaient désirable en la lui montrant nouvelle, si émue! plus vivante!
Avec ses lèvres, il essuyait les yeux rougis, buvait les larmes sur la bouche, se sentait ivre de l'ancienne ivresse, qui recommençait.
L'amour qui le reprenait, à cette heure, c'était le mauvais amour, l'amour purement physique, l'amour égoïste, le plus puissant parce qu'il est selon la nature aveugle, instinctive. L'autre est presque toujours vaincu parce que, contenant le don de soi, le sacrifice, le dévouement, il est d'ordre surnaturel, divin,—ou, si l'on veut, idéal. L'amour pur, unique, éternel, c'est le désir, le songe créé par les cœurs, par les cerveaux humains. On s'y efforce, trahi par soi-même. On s'y élève, et l'on tombe. Et du bouvier ou du roi, on ne sait qui en approche davantage, le bouvier peut-être, le cœur simple, celui qui suit le mieux le naïf conseil des vieilles bonnes mères,—ces modèles réels d'après lesquels se règlent tous les rêves d'affection véritable.
Le gardian ne se connaissait plus.
—Ne pleure pas, je t'aime!
Les larmes lui allaient si bien qu'il était ravi de la voir pleurer! Loin d'éprouver pour elle de la compassion, volontiers il l'aurait fait souffrir pour jouir de la beauté particulière que lui donnait ce genre d'émotion.
Chacun d'eux n'aimait que soi.
Rosseline cria:
—Alors, laisse-la! ne l'épouse pas! je ne veux pas, entends-tu, je ne veux pas!
Il eut peur de lui, vit sa lâcheté, eut honte; il crut entendre sa mère lui dire: «Tu as juré!» il crut la voir lever au ciel ses mains amaigries, en lui répétant: «Moi morte, Jean, tu te repentiras!... Que t'a fait cette enfant, pour la tromper lâchement?»
—Ne l'épouse pas! répétait Rosseline.
—Pas ça! dit-il lentement. Ça, non, je ne peux pas! mais tout le reste, oui, si tu veux, tout!... tout, entends-tu? Maintenant et après mon mariage, tout ce que tu voudras... tout!
Il se penchait sur elle, ardent. Elle le repoussa d'un bras détendu, furieux:
—Compte là-dessus, menteur! La voilà, ton honnêteté! Et ça parle des autres! ça méprise Martégas! ça me méprise, moi! Ah! je ne suis qu'une fille,—mais je n'en veux pas, de toi, à ce prix!... Sors d'ici, menteur! sors d'ici!
—Rosseline!
Il restait là, l'air bête, les bras ballants, comme enchaîné d'une invisible chaîne incassable.
—Alors, promets que tu ne l'épouseras pas?
—Pas ça! non pas ça! Ça, je ne peux pas.... Il en arriverait trop de malheurs à la fois! je ne peux pas.
—Alors, prends garde à toi!
—Que feras-tu donc?
—Je n'en sais rien. Va-t'en. Je t'aime, et je te veux, et je te chasse. Tu réfléchiras, tu obéiras ou sinon....
—Sinon?
—Prends garde! je ne réponds plus de moi.... Promets-tu?
—Non!
Rosseline était hors d'elle. Orgueil humilié, passion dupée, jalousie bestiale, impatience devant les obstacles, tout se fondait en une grande haine qui lui venait pour celui qui était là! Elle l'aimait à condition seulement qu'il servît ses instincts, qu'il lui fût asservi, obéissant, assimilé.... Et de tout cela, elle ne se doutait pas; elle subissait passivement ses instincts.
Elle était, à ce moment-là, hideuse. Son visage démonté n'était plus qu'une face convulsive, aux plis tourmentés, bouche tordue, l'œil démesurément ouvert, lançant la colère....
Il fit mine de la saisir.
Elle prit ses ciseaux, serrés à plein poing:
—Va-t'en! je te tuerais!
Elle se vengeait des violences de Martégas. Et puis elle se plaisait à le provoquer, lui, Jean.
Pourquoi ne la frappait-il pas? Avait-il donc du sang de poulet! Un lâche! Il la faisait battre par d'autres!
—Va-t'en! va-t'en! cria-t-elle.
Il eut peur du scandale, se tourna vers la porte. Sur les rideaux rouges se dessinaient les vagues ombres mouvantes des passants. A la veille de son mariage, il fallait éviter le bruit. Il prit un ton de prière:
—Rosseline....
—Tu connais mes conditions. Si tu ne romps pas ton mariage....
—Eh bien? dit-il, se redressant à la fin dans sa force d'homme ressaisie.
—Eh bien... nous verrons!
Elle hocha la tête d'un air de défi.
—Ah! tu menaces tout de bon? hurla-t-il.
Il leva les mains. Elle fut contente.
—Frappe! mais frappe donc! dit-elle.
Les mains de Jean ne s'abattirent point sur elle. Il les laissa retomber, et reprit froidement:
—Tu menaces? tant mieux. Cela me décide à faire mon devoir. J'avais promis à ma mère de ne plus te parler: j'ai manqué à ma promesse aujourd'hui, mais ce n'est rien puisque je sors d'ici plus décidé que jamais à ne plus même te regarder!... jamais!... jamais!... jamais!
Il sortit. Une heure après, Martégas entrait.
—Tu ne sais pas? lui dit-elle, j'ai changé d'idée. Arrange-toi seulement pour me venger de Pastorel... bats-toi avec lui, empêche-le, par les moyens que tu voudras, de faire le fier dimanche aux grandes fêtes des Arènes, de lui offrir, à elle, des cocardes et des honneurs,—et, alors... ce que je t'avais promis si tu lui prenais Zanette... je te le donnerai, tu entends?
—Je ne demande pas mieux, dit le bouvier tranquillement. En attendant, donne-moi à boire.
C'était l'heure de l'absinthe. Des clients entraient....
XXV
L'ABRIVADE.
L'abrivade, c'est, à l'arrivée des taureaux en Arles,—lorsque, à la veille d'une course aux Arènes on les y amène en liberté sous la surveillance des gardians à cheval,—c'est le jeu populaire qui consiste à les attendre, à les provoquer, à en faire échapper un ou plusieurs à travers la ville. Alors les boutiques se ferment. Surpris au coin des rues paisibles, tous ceux qui ne sont point d'humeur à affronter le fauve évadé, s'abritent comme ils peuvent, où ils peuvent. C'est grande joie pour les jeunes amateurs, depuis les gamins de dix ans jusqu'aux jeunes hommes de vingt-cinq.
Une vraie folie saisit la population, les uns fuyant la bête irritée, les autres la poursuivant pour l'exciter encore. Malheur aux vitres des boutiques! Les taureaux, tête basse, rendront visite aux joailliers, chargeront les têtes de cire des vitrines du barbier, feront des milliers de castagnettes avec les plats et les assiettes du marchand de faïence.... Les tables des cafés danseront des sarabandes. Il arrive parfois que les dégâts sont considérables. Et tout le monde en Arles n'aime pas l'abrivade.
Ce n'est pas tout. Le taureau, ahuri, au milieu des frappements des portes qu'on ferme, sous les projectiles de toutes sortes dont on l'assaille, tournant à chaque minute sur lui-même pour faire face à quelque nouvel ennemi,—le pied martyrisé par le pavage en galets pointus, lui, habitué aux terrains marécageux,—bientôt perd la tête, se lasse, s'attriste.... Un moment vient où, s'il était dans le cirque, il serait hué par la foule, et où le dondaïre, le bœuf à sonnaille, viendrait le chercher pour le ramener aux étables, au repos.... Ici, dans la rue, il demeure inexorablement livré sans défense aux excités, aux maladroits qui essaient leur agilité, à la taquinerie fuyarde des moins courageux. Quand il bute et tombe, il est perdu. On le saisira par la queue, on s'attelera à cette masse lourde, pantelante et misérable.... Elle est traînée dans le ruisseau, bafouée, frappée à coups de pierre, à coups de canne. Le jeu, cruel et malsain mais d'apparence noble, qui met face à face un homme courageux et une bête armée de tous ses moyens naturels,—dégénère ici en vilenie....
M. le maire avait donc eu bien raison d'annoncer des peines sévères pour les forcenés de l'abrivade. Un des moyens sur lesquels il comptait pour les arrêter, avait été d'exiger, de l'entrepreneur des courses, une forte amende s'il n'amenait pas sans encombre les taureaux jusqu'au toril. Et l'entrepreneur de son côté avait annoncé aux gardians-conducteurs qu'il surveillerait l'arrivée lui-même et que le gardian coupable de négligence serait mis à l'amende—ou ne serait pas payé. Ces mesures n'avaient pas découragé les amateurs, au contraire. Ils mirent, moyennant finance, un des gardians-conducteurs dans leurs intérêts. Martégas devint leur complice.
Il semble qu'un meilleur moyen, souvent employé, d'empêcher l'abrivade, eût été de faire arriver les taureaux en pleine nuit, mais cette fois il y avait à cela un obstacle insurmontable. Le toril qui leur était destiné ne pouvait les recevoir, étant habité par d'autres bêtes qui avaient servi aux jeux précédents et qui, pour des motifs quelconques, ne pouvaient être délogées que la veille des courses. Or, il fallait que les nouveaux venus eussent le temps de se reposer. Il y eut donc arrivée de taureaux en Arles, le soir, vers cinq heures.
Une grande foule, où se voyaient surtout des jeunes gens, des enfants, même quelques jeunes filles, se porta au bas de la lice, à l'endroit où elle aboutit au Rhône.
La lice, large boulevard planté de grands arbres, longe un des côtés de la ville. Beaucoup des étroites rues d'Arles tombent perpendiculairement sur ce boulevard. L'entrée de toutes ces rues était barricadée au moyen de charrettes renversées.
Le pont de Trinquetaille, par où arrivent les taureaux, une fois traversé, la manade suit un instant le Rhône, puis tourne à gauche, pour remonter la lice.... Arrivés là, en face d'une foule éparpillée mais nombreuse avec qui ils devaient lutter pour garder leurs taureaux en ligne, les gardians, à cheval, pique au poing, comme des officiers sur les flancs d'un escadron, lancèrent la manade au galop.
...La foule, dispersée déjà, s'éparpille encore. Chacun court derrière un arbre. Un arbrisseau nouvellement planté suffit à faire un abri. Abri inquiétant derrière lequel s'effacent parfois des enfants, des femmes, aux côtés desquels passe, en ronflant, le torrent trépidant des bêtes. Les cornes effleurent les vestes, les robes, et encore les chapeaux que les plus hardis leur présentent à bout de bras. Et sur les côtés du troupeau, les amateurs déterminés s'acharnent à attirer contre eux, en agitant quelque lambeau d'étoffe rouge, le taureau qu'ils veulent entraîner à travers la ville, car le charriot qui, tout à l'heure, barrait l'ouverture de la rue voisine, a été repoussé bien loin. La ville est ouverte!...
—Li biooù! li biooù!...
Un hurlement suit la galopade noire.
—Les taureaux! les taureaux! Zou! à celui-là! Zou! à celui-ci! Li biooù! li biooù! Zou! zou!
Martégas était en tête, Pastorel en queue du troupeau.
—Zou! zou! à celui-ci!
Et sous la pique même de Martégas qui laissa faire, on détourna un taureau....
La manade piétinante et ronflante était déjà loin, soulevant partout sur son passage les mêmes cris, les mêmes terreurs, les mêmes joies, les mêmes tentatives de la part des amateurs de courses dans la rue;—et derrière elle, sur la lice, le troupeau laissait un taureau et deux gardians.
Martégas n'avait pas vu Pastorel qui venait derrière lui. Pastorel ne montait pas Sultan, mais un cheval dressé à courir les taureaux.
Le taureau était tout près de l'ouverture de la rue. On l'excitait pour l'y faire entrer. Déjà la rue, jusqu'au fond, s'épouvantait; les boutiques se fermaient, les femmes criaient, aux portes, aux fenêtres.... L'alarme était donnée.
—Martégas! dit un des amateurs, pousse-le un peu de ta lance, qu'il entre dans la ville!
—Je l'empêche de rejoindre les autres, c'est bien assez, dit Martégas, je n'ai pas promis autre chose. Débrouillez-vous maintenant.
Pastorel l'avait entendu. Il alla se placer à l'entrée de la rue, la lance haute.
—Allons, Martégas, ramenons-le où il faut, dit-il d'un ton gouailleur. Attention, vous autres!
Il chargea le taureau qui, piqué au front, recula, puis bondissant au milieu de la lice, prit le galop vers le Rhône....
—Il préfère la Camargue aux Arènes, dit quelqu'un.
—Zou, à lui, donc, Martégas! cria Pastorel.
Martégas, campé sur sa selle, muet avec un air moqueur, bien entendu ne bougea pas.
Pastorel poussa son cheval qui rejoignit le taureau et qui, toujours courant, allongeant cou et tête, le mordit brusquement à la croupe, puis, aussitôt, fit un énorme bond de côté... échappant ainsi au taureau qui avait fait volte-face. C'est ce qu'avait voulu Pastorel. Il courut alors derrière lui, l'excitant à fuir dans la direction des Arènes.
Quand il passa près de Martégas qui, entouré de curieux, bavardait avec eux:
—Aux Arènes, donc, grand lâche! fais ton devoir! lui cria-t-il.
Et, en passant, il piqua la croupe du cheval de Martégas qui partit à fond de train malgré les efforts de son cavalier. Martégas put entendre derrière lui les rires et les moqueries de tout le monde.
—Tu me la paieras, celle-là! hurlait-il, en suivant malgré lui Pastorel et le taureau.
—Pourquoi pas tout de suite? dit Pastorel, sans ralentir sa course.
Martégas, sa lance en arrêt, essaya d'en piquer Pastorel au flanc. Heureusement ils couraient dans le même sens. Pastorel sentit le fer du trident heurter seulement le dossier de sa selle. Il fit faire un écart à sa monture et, fondant sur le cheval de Martégas, il le piqua de nouveau à la croupe, si rudement, que l'animal effaré, en trois bonds désordonnés, jeta son cavalier dans la poussière, au milieu des rires, des quolibets des assistants.
Et Martégas entendit ce cri de Pastorel:
—Et de deux, mon homme!
Il comprit. C'était une allusion à la chute qu'il avait faite en poursuivant Zanette. Elle lui avait donc tout raconté!... La rage de Martégas fut terrible.
—Je le tuerai, hurlait-il. Je le tuerai!
—Vous ferez mieux d'aller vous brosser, lui dit à l'improviste le brigadier, qui l'aida à se relever. C'est vous qui avez tort; j'ai tout vu, de loin.
Pastorel avait rejoint son taureau qu'il conduisit aux Arènes antiques.
XXVI
AUX ARÈNES.
Les deux monuments principaux qui, au seul nom de la ville d'Arles, apparaissent les premiers dans le souvenir, sont l'église Saint-Trophime et les Arènes. Deux époques, moyen âge et antiquité, sont là représentées dans leur vie morale, essentielle, l'une par l'église, l'autre par le cirque.
Si le Parthénon exprime l'âme de l'Attique, il n'est pas vrai de dire qu'un temple de Jupiter ou de Diane exprime l'âme de la Rome païenne.
Le vrai temple romain, c'est le cirque, le lieu de la lutte, le monument de la Force.
L'église est dédiée à la charité, à l'amour; le cirque à la férocité.
L'église s'élève en murs brodés, fragiles, en colonnettes élancées comme une aspiration des âmes; elle monte prendre un peu de ciel dans la dentelle de ses clochers ajourés; le cirque étale, écrase, aplatit sa rampante ellipse aux gradins massifs, comme un vœu bestial de s'attacher, pour jamais accroupi, à la terre conquise.
Magnifiques pourtant, ces ruines d'un temps où la Force impitoyable s'entretenait sans cesse elle-même de sa joie à tuer, à dominer, par la guerre et la mort, l'univers physique.
Magnifiques, les arènes d'Arles, ellipse énorme, formidable, couronne faite de portiques superposés, noircis par les siècles, et près desquels les pauvres maisons arlésiennes, annuellement blanchies à la chaux, semblent des joujous d'enfant.
Ce jour-là, un peuple grouillait autour des arènes, un peuple les emplissait.
Peut-être n'y avait-on pas vu pareille affluence depuis la première course de taureaux qui y fut donnée, devant une foule de vingt mille spectateurs, en 1830, à l'occasion de la prise d'Alger.
Il faut songer que les gradins des arènes d'Arles offraient, avant d'être des ruines, un développement de plus de 12000 mètres; ils pouvaient alors recevoir jusqu'à vingt-six mille spectateurs.
En 1825, le maire d'Arles, M. de Chartrouse, ne mit pas moins de six ans à faire démolir les 212 maisons et la chapelle qui avaient été peu à peu construites, à l'intérieur des arènes, aux époques où les habitants s'y réfugiaient comme dans une forteresse.
L'antique amphithéâtre, à ciel ouvert, le plus vaste que les Romains aient construit dans les Gaules, était donc ce jour-là plein jusqu'aux bords. Ou eût dit une immense coupe ovale aux parois de laquelle s'agitaient sur place des myriades de fourmis grimpantes.
Le fond était à peu près libre; c'était l'arène que traversaient des gamins, des jeunes hommes impatients de la lutte. De ce cratère gigantesque dans lequel les rayons du soleil tombaient en pluie de feu, et que coupait par moitié une grande ombre oblique, montait un bourdonnement de mer roulant des galets. Chacun parlait, criait, riait, et tous ces rires, tous ces cris, tous ces appels divers se fondaient en une rumeur unique, comme des milliers de fils disparates se trament en une étoffe uniforme. Çà et là un fil rompu hérisse la trame; un appel, un cri strident se détachaient de la rumeur. C'était encore comme un bourdonnement de cuve bouillonnante.
Tous ceux des spectateurs qui avaient pu, s'étaient assis du côté de l'ombre. Cette ombre, celle du monument lui-même, en tombant du faîte, de gradin en gradin, se brisait sur les bords, venait mordre une partie de l'arène, s'y découpait en bleuâtre sur la blancheur éclatante de la poussière, et croissait lentement, gagnant du terrain, attendue impatiemment par les spectateurs des plus bas gradins d'en face vers qui tout à l'heure elle devait monter.
Sur les gradins exposés au plein soleil, on voyait, dans la foule, des vides; et l'on apercevait les lourdes assises de pierre, usées çà et là, effritées, cassées aux angles par les siècles. Et sur ces étagements d'énormes blocs de pierre, le soleil éclatant pleuvait, coulait, bondissait de marche en marche, ruisselait en étincelantes cascades....
De tous côtés, si on avait pu distinguer quelques-unes des innombrables paroles qui composaient le puissant murmure du cirque, on eût entendu:
—Oh! oui! ça tombe!—Il pleut du feu, hé?—Quel monstre de soleil!—Un four véritable!—La pierre bout.—Mon échine est une gouttière.—De ce chaud, mon homme!
C'était comme un enfer joyeux.
Et des ombrelles de toutes les couleurs, bleu, rose, vert, blanc, jaune, bariolées, teintaient les visages de leurs ombres transparentes, papillotaient, légères, sur le papillotage des couleurs claires des vêtements.
Des milliers et des milliers d'éventails, dans des milliers et des milliers de mains, allaient, venaient dans tous les sens, montrant alternativement l'envers et l'endroit, comme les feuilles tourmentées d'une forêt de trembles; ils palpitaient, chatoyaient, murmuraient sans cesse, sans répit, toujours. Ce perpétuel bruissement de mouvements menus et innombrables donnait une sorte de vertige.
Là-haut, sur le couronnement inégal de la ruine immense, se détachaient durement quelques silhouettes de curieux qui, forcés de subir le soleil, voulaient du moins avoir l'air et l'espace et qui, avec le spectacle de l'arène et de la foule grouillante au-dessous d'eux dans l'intolérable chaleur de la fosse profonde, voulaient avoir la vue des toits étincelants de toute la ville d'Arles, par-dessus lesquels ils apercevaient là-bas les plaines, les Alpilles, le Rhône, les cailloux de Crau et les marais de Camargue, fuyant dans une lumière poudreuse, qui vibrait partout, jusqu'à l'horizon infini....
Rosseline avait trouvé place du côté de l'ombre. Zanette aussi, avec son père. Seulement les deux femmes avaient beau se chercher du regard dans la foule, elles ne pouvaient s'apercevoir, séparées qu'elles étaient par une tribune officielle, échafaudage de bois, décoré de tapis et d'oriflammes, élevé au beau milieu des gradins de pierre.
Cependant la foule commençait à s'impatienter. Qu'attendait-on, pour lâcher le premier taureau? Des spectateurs, fatigués du soleil, quittaient leur place, erraient sous les hautes voûtes, dans les couloirs circulaires, traversés d'un peu d'air, dans le labyrinthe ombreux des portiques, que recherchaient des couples discrets.... Des gens, debout sur les gradins, hurlaient, les mains en porte-voix, demandant: «Les taureaux! les taureaux!»
Beaucoup descendaient dans l'arène, la traversaient, s'y arrêtaient, contents d'être sur le lieu des combats, se donnant l'illusion d'être, eux aussi, de hardis lutteurs.... Un son de trompe les dispersa.... Les barrières s'ouvrirent. C'est Cabrol, le meilleur ami, le fidèle complice de Martégas, qui en avait la surveillance.... Un taureau était entré dans l'arène, ahuri, allant çà et là, au hasard, étonné de voir fuir devant lui tant de gens à la fois, ne sachant à qui courir, quittant l'un pour l'autre, chargeant sans conviction jusqu'à ce que tous eussent franchi plus ou moins adroitement la haute clôture de planches qui s'inscrit dans l'antique muraille de pierre....
Un amateur se présenta. Le taureau courut à lui mollement. L'amateur à son tour courut sur le taureau qui se mit à fuir. Un rire homérique, le rire inouï de vingt mille personnes, monta de la vaste coupe des Arènes vers le ciel....
—Un autre! Zou! Un autre!
Le dondaïre, le bœuf meneur des taureaux, arriva, sa sonnaille au cou. Le taureau le suivit avec un bond de gaîté, une joie si preste qu'elle fut réjouissante.... Ce taureau-là emportait du cirque, où il venait d'entrer pour la première fois, l'impression d'un rêve à coup sûr nouveau, et bizarre.... Spectacle surprenant pour lui, en effet, ces milliers d'hommes superposés, étagés en cercle. Non, non, jamais il n'avait rêvé cela dans la plate Camargue, aux horizons droits, prolongés à l'infini par la mer....
Un, deux, trois autres taureaux ne se montrèrent ni plus vaillants ni moins étonnés. La foule s'impatientait de plus en plus. Des boutiquiers ventrus se faisaient forts d'affronter, eux aussi, des bêtes pareilles. Quelques-uns allaient dans l'arène promener leur parasol et leur complet de coutil gris. On en voyait qui agaçaient le taureau inoffensif avec leur ombrelle ouverte, dont ils se faisaient un bouclier comique, pendant que d'autres cherchaient à saisir au vol la queue fouettante du pauvre animal. Tout de même il se fâchait un peu, faisait des trous dans la terre, avec son pied nerveux... mais, il continuait à tourner la tête de-ci, de-là, regardant tout sans arriver à prendre un parti.
Des touristes parisiens disaient avec mépris: «C'est ça, leurs courses?»
—Attendez la course espagnole.... On mettra à mort plusieurs taureaux. Et puis on ne sait pas... nous verrons alors peut-être crever un homme, au moins un cheval en tous cas!
—A la bonne heure!
Un cinquième taureau entra tout à coup d'une si furieuse allure qu'un grand murmure de satisfaction s'éleva partout. On eût dit qu'un souffle du désert arrivait enfin jusqu'ici, parlait cette fois de colère et de liberté....
Un promeneur, attardé dans l'arène, fut effleuré par les cornes au moment où il franchissait la barrière. On n'eut que le temps de saisir ses mains, crispées au faîte de la palissade de bois, et de l'enlever....
—Ah! ah!—Enfin!—Un vrai, celui-là!...—A qui le tour?
L'arène était vide.
L'ami de Martégas, Cabrol, chargé d'ouvrir la barrière, avait lancé d'abord, par ordre, des bêtes molles, incertaines, afin d'obtenir un brusque contraste, lorsqu'il lâcherait un taureau vaillant. Même les jeux de douleur et de mort ne vont pas sans quelque artifice de mise en scène.
Maintenant, la scène débarrassée des mauvais plaisants appartenait tout entière à un acteur qui n'avait pas accepté de rôle appris. Il connaissait le cirque, ce taureau-là; il y avait été piqué plus d'une fois par des banderilles enflammées; il savait quelle malice froide assemblait contre lui vingt mille ennemis qui, protégée par des barrières infranchissables, s'apprêtaient à jouir de ses impatiences, de ses rages, de l'inutilité de ses armes....
Tout petit, au beau milieu du grand ovale de sable, la tête dans le soleil, le reste du corps dans la nappe d'ombre qui coupait l'arène, il regardait haut, circulairement, comme pour supputer le nombre de ces hommes assemblés, parmi lesquels il n'avait pas un ami! et il se fouettait la croupe de sa queue sèche, ouvrant et fermant ses naseaux pour chercher sans doute l'odeur d'une libre issue, une odeur de liberté qu'apporterait le vent du Rhône ou la brise de mer....
Rien ne venait!... Il était captif, le petit taureau noir, le fils des vastes déserts, seul au fond de ce puits immense, à parois vivantes, d'où tombaient sur lui des huées, des cris, d'impatients désirs de mort même, car beaucoup appelaient de leurs vœux la course espagnole, la «vraie course», celle où toujours quelqu'un saigne ou souffre, celle où le spectateur tue, par le consentement du cœur, et jouit en sécurité des souffrances d'un être moribond, homme ou bête... sous le noble prétexte d'admirer le courage d'autrui.
Ce petit point noir perdu au milieu de l'immense arène blanche, le petit taureau sauvage, tout perdu au milieu de ce peuple de civilisés, attendait sa destinée, fièrement, tête haute; il redressait ses cornes affilées, toutes prêtes...—«Combien de milliers sont-ils? Est-ce qu'ils vont, cette fois, descendre tous contre moi? Quel supplice nouveau inventeront-ils? Je les redoute, mais je les méprise; je saurai souffrir, mais qu'ils se gardent!» Et il défiait.
Un homme se présenta, marcha droit à lui, se fit poursuivre, et tout à coup se jetant de côté, au moment où le taureau passa près de lui, il étendit le bras, porta sa main sur le front menaçant.... L'animal avait au front une cocarde qu'il s'agissait de lui enlever. L'homme avait manqué son coup.
Six ou sept fois il recommença sans succès.
Alors une huée s'éleva; on se moquait de l'homme.
Excité, il recommença encore, trébucha, tomba, se releva et se mit à fuir, suivi du taureau qui, enfin, parvint à le frapper à la cuisse.... L'homme tomba pour la seconde fois, et le taureau qui avait paru l'abandonner, retournait contre lui, quand un nouveau venu dans l'arène attira l'attention du fauve et sauva le blessé. Le taureau fondit sur son nouvel adversaire. C'était Pastorel. Gentiment, Pastorel avait dit à Zanette: «La première cocarde, je la prendrai pour toi... pour remplacer l'autre...»
Mais il avait compté sans Martégas qui se ménageait, attendant ce moment prévu pour entrer en lice. Martégas sauta dans l'arène et, aussitôt, regarda du côté de Rosseline. Dans ce grouillement de foule il ne parvint pas à la voir, bien qu'il l'eût placée lui-même.... Il ne la vit pas, mais il se savait regardé.
Pour lui, le prix de la lutte, c'était Rosseline.
Les deux hommes étaient en bras de chemise, avec une taïole bleue autour des reins.
Martégas, en tirant de sa poche un foulard rouge, laissa tomber à terre son couteau, un petit couteau catalan, qu'il n'eut pas le temps de ramasser.
Son idée était d'appeler l'attention du taureau au moment décisif où Pastorel se croirait près de saisir la cocarde. Juste à ce moment-là, en effet, le taureau, sollicité par le rouge, tourna la tête vers Martégas, et Pastorel manqua son coup. Il vit alors Martégas et comprenant aussitôt sa manœuvre et ses intentions. Il courut à lui, irrité. Les deux hommes, face à face, visiblement se disputaient. Le taureau les chargea à fond de train.
Martégas tendit le bras vers la cocarde qu'il toucha et saisit même, sans parvenir à l'arracher.... Il la toucha au moment où le taureau baissait la tête, mais Pastorel avait vivement posé le pied sur cette tête, entre les cornes, et, lancé en l'air par la détente de la puissante encolure, il retombait légèrement derrière l'animal.
Une acclamation salua sa force et sa grâce. Zanette était pâle et fière, toute contente, Rosseline pâle et humiliée, envieuse et jalouse.
Depuis un moment la foule faisait un grand silence, attentive. Tous les éventails étaient immobiles.... On entendait pourtant encore une sorte de bruissement continu, régulier, tout le silence possible dans un lieu où respiraient vingt mille poitrines.
Une partie de la foule se rendait bien compte qu'il y avait rivalité entre les deux hommes et qu'ils cherchaient à se nuire l'un à l'autre. Pour tout le monde l'intérêt du spectacle était puissant; il était plus saisissant encore pour Rosseline et pour Zanette.
Le pesant Martégas sentit qu'il ne pouvait avoir sa revanche qu'en prenant la cocarde; il ne devait pas chercher à imiter la légèreté de Pastorel....
Il courut au taureau.
—Tu veux la cocarde? tu ne l'auras pas! dit-il haineusement à Pastorel, je l'ai promise à Rosseline, à Rosseline, entends-tu!
Le peuple assemblé ne se doutait guère des paroles qu'échangeaient les deux rivaux.
—Bête brute! dit Pastorel, haussant les épaules.
Le taureau, pour la seconde fois, les chargeait... ils s'écartèrent en même temps chacun d'un côté. Tous deux avaient étendu le bras.... Les doigts de Pastorel touchèrent la cocarde... mais au moment où ils allaient la saisir, ils furent repoussés violemment par la main de Martégas.
—Prends garde à toi! dit Pastorel. Tu joues un vilain jeu, Martégas. Tu y laisseras quelque chose!
—Tu veux la cocarde? Tu ne l'auras pas, répliqua l'autre.
Le taureau, distrait là-bas, au bout de l'arène, par des gens qui, à l'abri de la barrière, le provoquaient de la voix et du geste, ne pouvait tarder à revenir sur les deux rivaux.
Martégas, à ce moment, vit luire son couteau à terre, juste à ses pieds. Il se baissa vivement, l'ouvrit.... Il n'avait d'autre intention que de s'en servir pour couper la cordelette qui, attachée d'une corne à l'autre, un peu flottante, supportait, au milieu du front du taureau, la cocarde désirée.... Quand il avait touché la cocarde, tout à l'heure, il avait tiré sur la cordelette, trop solide pour rompre. Il espérait la trancher en glissant, par-dessous, la lame du couteau, tenu à plein poing.... Plus d'un coureur en use ainsi. Beaucoup vont jusqu'à se forger un crochet de forme telle qu'il prolonge pour ainsi dire leurs doigts recourbés. En se servant de cette griffe, ils ne risquent pas de se blesser comme avec le couteau, ni de se faire couper les doigts par la cordelette même.
Pastorel crut à une menace.
—Crois-tu donc me faire peur? cria-t-il indigné.
Il se précipita sur Martégas, et avant que celui-ci se fût reconnu, il l'avait saisi au poignet par le bras qui tenait le couteau, l'avait attiré violemment à lui, et d'un coup d'épaule, il l'envoya rouler au milieu de l'arène.
La foule palpitait. Beaucoup étaient debout, mais une curiosité haletante fixait chacun à sa place. Certes, ce spectacle en valait un autre. Autant voir cette lutte qu'une course de taureaux.
Zanette debout, pâle, était près de défaillir. Rosseline se jurait que Pastorel ne serait qu'à elle,—ou sinon... malheur!
—Eh bien, quoi? disait à sa fille maître Augias, aie pas peur, il a bien fait! Regarde, il est sûr de lui.
A partir de ce moment, peu de gens comprirent ce qui se passa. Le taureau revenait à la charge et courut d'abord à Martégas, qui s'était relevé. Mais Pastorel était bien décidé à ne pas lui laisser l'honneur de prendre la cocarde. Dans son cœur, il voulait, à ce moment, en finir avec Rosseline. Cette cocarde, elle serait à Zanette. Il l'arracha en effet au front du taureau qui l'effleura de ses cornes... et à peine la bête furieuse s'était-elle éloignée, qu'on vit Pastorel couché contre terre, les bras ouverts, la face dans le sable.... Ce qu'on ne pouvait pas voir, c'était, dans ses doigts crispés, le pauvre petit trophée de l'amoureux, la cocarde destinée à Zanette qui, là-haut, éperdue, avec un grand cri, s'évanouissait.
Beaucoup crurent que le taureau avait blessé le hardi lutteur. Quelques-uns, et parmi ceux-là le brigadier de gendarmerie, avaient vu Martégas, frapper par derrière, d'un coup de couteau, son rival victorieux.
Zanette, la petite chrétienne, s'était évanouie, d'horreur et de compassion, en invoquant Notre-Dame-d'Amour.
La païenne Rosseline, debout, blanche comme la mort, avait tout compris et pour cause; et, ne sachant ce qui se passait en elle-même, elle regardait, effarée, heureuse, confusément et diaboliquement heureuse, de sentir que toute cette horreur venait d'elle, que son influence seule, en cette minute, faisait palpiter ces milliers de cœurs suspendus au drame incompréhensible pour eux.
Ceux qui avaient compris demeurèrent saisis, dans le premier moment, d'une scène qui d'ailleurs se déroula rapidement.
Martégas, qui avait frappé dans un vertige, dans un entraînement de folie furieuse, revint tout de suite à lui-même; il vit, dans un éclair, toutes les conséquences probables de son acte. Il était près de la barrière, confiée à Cabrol; il y courut, pour s'évader de ce cirque où, croyait-il, il y avait vingt mille témoins du crime!... La barrière s'ouvrit en effet.... Le dondaïre, près d'être lâché dans l'arène, allait chercher le taureau qui aurait pu s'acharner contre le blessé, mais qui, pour l'instant, semblait ne pas y songer.... Et Martégas pourrait fuir.... Mais le gendarme qui le guettait se présenta devant la porte. Trop tôt! car Martégas recula; le gendarme, entraîné, voulut le suivre dans l'arène. Cabrol, toujours attentif à servir les intérêts de Martégas, empêcha le dondaïre d'entrer dans le cirque.... Le taureau furieux accourait....
Le drame réel se jouait tout entier comme se serait joué un drame fictif devant un public payant. Quelques-uns commençaient à croire à une innovation, à une surprise, à une pantomime d'hippodrome. Il y eut quelques applaudissements et un coup de sifflet. Personne ne songea à entrer dans l'arène, les uns pour ne pas troubler le spectacle ingénieux,—les autres par peur du meurtrier.... Mauvaise affaire!
Le père de Zanette, avec l'aide de quelques voisins, avait emporté sa fille évanouie.
Rosseline, toute pâle, heureuse bizarrement, avec angoisse, jouissait de la même joie féroce que donne aux amateurs une course à mort, bien réussie. Elle se répétait avec un orgueil mauvais: «C'est moi, moi seule, la cause de tout!» Et il lui semblait qu'elle était grande, très grande. Peut-être l'était-elle en effet. Avec son beau profil antique, blanc comme un marbre, sculpté en médaille,—avec sa joie à vivre, à sentir, fût-ce au prix du sang,—qu'était-elle, sinon la digne descendante des durs Romains, adorateurs de la force? Qu'était-elle, sinon l'âme même, l'âme revivante du cirque mort, l'esprit du temple de férocité, la digne petite-fille des Romains de Néron et de Tibère?
Martégas, lui aussi, avait senti un moment, dans son cerveau obscur, cette idée de gladiateur: «Je suis un héros! Que de monde pour me voir!» Et il s'était redressé.
Cependant le taureau courait droit au gendarme, à l'ennemi que désignait sa forme singulière....
Alors, la foule se mit à s'amuser.
—Lou bioù! lou bioù! Attention! Vive la gendarmerie!—Brigadier! tu n'as pas raison!...
Le gendarme, pour courageux qu'il fût, n'avait qu'une chose à faire. Il la fit. Il battit en retraite....
Le rire de la foule retentit formidable, effrayant.... Le gendarme disparut, mais son chapeau était tombé derrière lui, excitant de nouveaux rires, de nouveaux lazzis. Le taureau poussa cet objet bizarre devant lui, du pied, de la tête, chercha à le prendre sur ses cornes, y parvint et fit le tour de l'arène au galop, avec ce trophée grotesque.
Et sur les gradins, un peuple entier trépignait de joie délirante pendant que la victime demeurait couchée, toujours immobile, pendant que le meurtrier, debout, effaré, demeurait là, non moins immobile.
Martégas finit par revenir tout à fait à lui-même. Et, avec la réflexion, une stupeur l'envahit. Il était là, debout, hagard, l'œil fixe, visionnaire; il se sentit perdu.... Il se rappela que maître Augias lui avait dit: «C'est toi qui as tué le gardian Peytral!» Une fois en prison, tous ses autres méfaits se lèveraient contre lui. Des gens qui, par peur de lui, se taisaient encore, parleraient. Et puis, ce Pastorel, qui était là, mort, tué en présence d'un peuple entier! d'un peuple de témoins!... Le libre bandit de Crau et de Camargue ne put supporter l'idée de la prison étroite, d'un toril où il serait enfermé longtemps pour être livré plus tard sans doute au bourreau.... Le bagne l'effrayait plus que la mort....
Quand le taureau, débarrassé du ridicule objet dont il s'était amusé, chargea l'assassin, Martégas, sous tous ces milliers d'yeux avidement dardés, sous les yeux de Rosseline à laquelle il ne pensa même pas,—se laissa tomber en avant sur les cornes affilées... qui, toutes deux, lui crevèrent la poitrine. Il fut tué sur le coup.
Un cri d'horreur joyeuse, d'inconsciente cruauté satisfaite, avait jailli de vingt mille poitrines à la fois.
Ce fut un cri unique, fait de tant de milliers de voix qu'il parut surhumain. On eût dit que l'esprit de la ruine immense se réveillait tout à coup. Le génie de la Force, qui assembla jadis et disposa avec tant de puissante précision, les uns sur les autres, ces blocs énormes, en un monument indestructible où depuis tant de siècles il dort enfermé comme dans un tombeau digne de lui, en sortit tout à coup pour passer dans la chair de tous ces spectateurs frémissants. Une volupté de fauves primitifs secoua ces milliers d'êtres humains redevenus brutes à la vue du sang. Le cirque entier, hommes, femmes, vieillards, jeunes filles, enfants, murs, voûtes et gradins de pierre, frissonnant de la base au faîte, jeta un cri de volupté féroce, comme si Pan vivait encore, comme s'il n'y avait jamais eu, dans l'univers et dans les temps, ni Jésus mis en croix, ni chrétiens livrés aux bêtes, comme s'il n'y avait aujourd'hui dans le monde ni pitié, ni sympathie humaine, ni philosophie de charité, ni alphabet, ni école, ni évangile prêché, ni églises bâties, comme si la petite croix inclinée ne résistait pas à tous les vents, sur le toit de toutes les huttes camarguaises, comme si enfin il n'y avait, en Arles et en Camargue, ni Saint-Trophime ni Notre-Dame-d'Amour!
Les courses camarguaises, pour cette fois, furent plus intéressantes que les courses espagnoles où ne furent tués que des taureaux.
Lorsque, par les vomitoires âgés de tant de siècles, cette foule de païens modernes s'en alla, plus d'un spectateur résumait ainsi la journée:
—En somme, la plus belle course qu'on ait vue et qu'on verra de longtemps.... Seulement, vous savez, il n'y a eu qu'un homme de mort, celui qui s'est fait prendre par le taureau. L'autre n'a presque rien... un coup de couteau mal donné.
XXVII
LE GRAND JOUR.
Martégas était mort. Pastorel n'était blessé que légèrement. Avec l'aide de Notre-Dame-d'Amour, il fut vite guéri.
Et tout de suite, il parla de fixer le jour du mariage. Hélas! le coup de couteau de Martégas lui semblait la meilleure preuve de l'amour brutal de Rosseline. Et il avait peur de lui-même; il voulait être marié, être bien sûr que cette Rosseline ne pouvait plus empêcher le mariage, puisqu'il serait accompli; être sûr de ne pas lui sacrifier la jolie Zanette, qu'il aimait vraiment, d'un autre amour, meilleur... et moins fort! Surtout, il voulait contenter sa mère.
—Tu sais, Jean, tu m'as promis, le jour du mariage, de me prendre avec toi, en croupe, sur le Sultan?
—Le jour du mariage, Zanette, c'est promis. Mais ce jour-là seulement! Il est toujours terrible, sais-tu? je ferai cependant ce que je t'ai promis. C'est un peu une folie. Mais je veux qu'à te voir sur une telle bête arriver en ville, devant Saint-Trophime, toutes les filles d'Arles meurent de jalousie!
Ce grand jour arriva. Comme ils se l'étaient promis, ils le firent: ils allèrent en Arles, dans leurs plus beaux costumes, tous deux montés sur le Sultan, suivis d'une troupe de gardians à cheval, en vestes neuves, la taïole aux reins, bleue ou rouge, visible sous le gilet, le petit feutre bien planté sur la tête,—et chacun ayant en croupe, sur son blanc camarguais, sa promise en bonnet d'Arlèse. Le père Augias, la mère Pastorel arrivaient ensuite avec quelques vieux, dans des carrioles. Cela fit un superbe cortège. Les gens d'Arles vinrent l'attendre sur le quai, à l'entrée du pont.
Quand le Sultan, quittant le pont, mit le pied sur le quai, Zanette, qui tenait son bras passé autour de la taille de son fiancé, vit tout d'abord, au premier rang des curieux, la belle Arlèse, blanche comme la dentelle de sa coiffe, les dents serrées, les lèvres minces, dardant sur Jean des yeux de braise. Et le petit bras de Zanette sentit avec douleur qu'un tressaillement avait, sous ce regard, secoué le beau gardian, son fiancé, son époux!... Puis, Rosseline regarda Zanette, et si ses regards eussent été des couteaux, ils l'auraient percée à mort!...
On se retournait, on accourait, pour voir passer cette troupe.
En tête, marchait Sultan qu'on suivait à distance respectueuse. Sur les petits pavés pointus des rues d'Arles, en quittant la lice pour aller à Saint-Trophime, le Sultan marchait de méchante humeur, avec ses pieds sans fer; il y écaillait sa corne; et de temps en temps, virant sur lui-même, il semblait valser.
—C'est, disait-on, sa danse de noce!
On avait, la veille, réglé toutes choses à la mairie; il n'était plus question que de l'église.
Le vieux porche de l'église regardait venir cette cavalcade. On était en août, et il y avait des hirondelles au fond des trous de la pierre, entre les têtes des saints sculptés dans l'ogive. Les statues mutilées, sur la tête desquelles se perchaient des moineaux, revivaient au toucher des ailes.... Et les petits cris des moineaux et des hirondelles semblaient dire l'indulgence et la gaîté des vieux saints et du cloître antique, à la vue de cette jeunesse si gaie et si forte qui s'en venait pour des épousailles.
Tous les chevaux restèrent là, sur la place, gardés par des valets de ferme, venus aussi à cheval. Le Sultan, à part des autres, fut surveillé par un gardian ami de Pastorel; il fut promené à la main, sur les lices, aux Aliscamps, et la ville entière vint l'admirer.... Rosseline osa l'approcher un peu, par côté, lui flatter l'encolure et même la croupe. Elle fut, pour cet acte de courage, admirée par les autres filles.
En riant, elle disait au cheval:—C'est un gueux, ton maître.
Pendant ce temps, dans l'église, Pastorel était bien distrait!
A genoux devant le prêtre, qui lui parlait de ses devoirs envers Zanette, sa femme, il pensait à Rosseline, sa maîtresse.
Rosseline l'avait ressaisi tout à l'heure, d'un regard. Il avait, sous le coup d'œil ensorcelé qu'elle lui avait lancé, frémi dans tout son être; Zanette ne s'y était pas trompée.
Et voici qu'au moment solennel où il s'engageait à aimer Zanette, une enfant... une véritable enfant,... à l'aimer comme sa femme, à la protéger en toute occasion, toute la vie, voici qu'il s'effrayait,—se jugeant incapable de demeurer fidèle à un tel engagement! Pour sûr, il irait encore à l'autre, à celle qu'il détestait d'amour, à celle qui l'attirait haineusement, et qu'il sentait bien la plus forte!... N'aurait-il pas mieux fait de ne pas se marier?...
«A quoi bon ces pensées... c'est trop tard maintenant!» se dit-il. Et il détourna son esprit de sa destinée; il fit comme ceux qui, menacés d'une mort inévitable, ferment les yeux....
La cérémonie achevée, quand Pastorel voulut reprendre son cheval, la bête enragée résista. Elle refusa absolument de se laisser monter.
Habitué à ses folies:
—Nous verrons bien! dit Pastorel, attendez-moi un peu, les amis, cinq minutes seulement.
Furieux de voir sa volonté mise en échec par son cheval, et ce jour-là, sous les yeux de toute la ville, Jean le prit par la figure et l'emmena vers le champ où se tient à l'ordinaire le marché aux chevaux, aux Aliscamps—dans l'allée sablonneuse et isolée que bordent les sarcophages antiques, près de la chapelle de Notre-Dame-des-Guerres, et de celle que Saint Trophime dédia à la Vierge encore vivante, c'est-à-dire à Notre-Dame-d'Amour, Deiparæ adhuc viventi.
Là, que se passa-t-il entre le cheval et le cavalier? On prétendit que les vieilles rancunes du cheval syrien s'étaient tout à coup exaspérées. Jean était parvenu à le monter, mais l'animal furieux l'avait envoyé se briser les reins sur le couvercle anguleux d'un sarcophage. C'est là qu'on le trouva, évanoui, mourant.
Quant à Sultan, comme il s'en revenait au galop, entre les hauts peupliers, vers la ville, un forgeron qui passait, portant sur son épaule une clef de fontainier, un T de fer énorme, lança ce poids à la tête du cheval qui, frappé à l'épaule, s'arrêta net et fut repris par les gardians accourus.
Quand on vint chercher Pastorel avec une civière, il respirait encore. Il eut le temps de dire quelques paroles au prêtre qui l'avait marié, et qui lui donna l'absolution. On conduisit le jour même le corps de Jean Pastorel aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Son cercueil s'y rendit, déposé dans un char à bœufs, et toute une longue journée, le char funèbre chemina dans le désert camarguais, sous un ardent soleil, suivi de Sultan sellé et bridé, accompagné des gardians qui entouraient la carriole de Zanette. Elle était assise près de son père, et toujours vêtue de la robe blanche qu'elle n'avait pas voulu quitter.
Elle avait le regard fixe. Ses yeux noirs disaient la stupeur. Elle ne pleura pas. Elle ne dit rien. Et de la voir ainsi, tous avaient peur, craignant la folie.
XXVIII
UNE VENDETTA.
Elle ne devint pas folle. Et pourtant elle eut l'air de l'être quand, à quelques jours de là, de beaux messieurs, qui, peu de temps auparavant, avaient voulu acheter à Pastorel son cheval terrible, revinrent, sur le bruit de sa mort.
—Vous arrivez bien! leur dit Zanette d'une voix blanche, qui donnait froid.—Vous allez voir.... Ah! ni pour or, ni pour argent, je ne vous le donnerai, le cheval de Jean, croyez-le.
Quatre gardians arrivaient, les témoins de son mariage. Ils avaient des fusils. Ils étaient venus en chassant.... C'est du moins ce que les messieurs pensèrent alors.
—Merci, les amis, je vous attendais, dit-elle aux gardians. Dépêchons. Mon père est absent, je sais qu'il ne voudrait pas, mais le cheval à présent est mien... et la mère de Jean et moi, sa mère et moi, toutes deux... nous sommes d'accord.
Les messieurs étaient venus en charrette anglaise.... Ils regardaient et sentaient un bizarre malaise en eux. Cette femme, si petite, avait un air de résolution farouche, de douleur irritée, de cruauté vengeresse.
Elle les quitta un instant et revint tenant le Sultan qu'elle avait voulu détacher elle-même dans l'écurie, sans terreur, sans prendre aucune précaution.—«S'il me tue, disait-elle, tant mieux! je rejoindrai Jean...»
—Le cheval, le voilà! Regardez-le bien, dit-elle.... Vous pouvez le regarder....
Elle l'attacha à l'arbre où, d'ordinaire, l'attachait son maître. Le Sultan inquiet, se rappelant sans doute le mauvais coup qu'il avait fait, sachant peut-être par lui-même que la vengeance est attisante, pointait et renâclait. Il tirait sur la corde, à la rompre.
Les visiteurs le regardaient avec admiration. C'était en effet une admirable bête, le cheval même de Saladin.
—Cinq mille francs! dit l'officier tout à coup, plein de convoitise.
Alors, toute pâle, sa petite lèvre frémissante, l'œil dur:
—Il a tué mon fiancé: il doit mourir! dit-elle, je suis pauvre, mais il mourra. Morte la bête, mort le venin!
Elle avait pris le fouet de la voiture, en signe de mépris.
Elle cingla, d'un coup de fouet haineux, la croupe de Sultan. Sous l'injure, le cheval bondit. La corde qui rattachait se rompit... il prit la fuite... quatre coups de feu retentirent.... Le Sultan s'arrêta, frappé de quatre balles, se cabra tout debout, chancelant, les crins épars, montrant une dernière fois, en plein ciel bleu, le profil de sa beauté syrienne, et retomba, mort, dans le sable de Camargue.... Il fut jeté au fleuve, le même soir, charrié par le Rhône, emporté vers la mer....
XXIX
NOTRE-DAME-D'AMOUR.
Quelques jours plus tard, à la ferme de la Sirène:
—Mère, disait la fillette à la vieille Pastorel, qui venait d'arriver,—mère, toute ma vie je resterai veuve! Et j'aurai, avec la douleur d'avoir perdu mon mari, une autre douleur encore: je ne peux plus croire à Notre-Dame-d'Amour! Pourtant, depuis que je suis toute petite, j'avais foi en elle, je n'ai jamais manqué de la prier, chaque matin de ma vie, aussi loin que je me rappelle. Que lui avais-je fait? Et Jean, que lui avait-il fait! Ne l'avait-elle protégé de la haine de Martégas, qu'afin de le faire mourir plus méchamment tué par son cheval, le jour de la noce? pourquoi?... Il n'y a pas de bon Dieu, mère! il n'y a pas de Bonne Mère!
Et la pauvre petite éclata en déchirants sanglots, à cette idée qu'elle perdait, en même temps qu'un mari bien-aimé, le Père et la Mère qu'elle croyait avoir dans le ciel.
—Non! non! il n'y a pas de Bonne Mère! non! il n'y en a pas! il n'y en a pas!
Les deux femmes étaient assises tout près l'une de l'autre. La vieille prit la tête de Zanette contre son épaule décharnée. Et elle levait au ciel ses yeux creux.
—Ne dis pas de mal.... Dieu t'entend, ne dis pas de mal! Le curé des Saintes est venu me voir ce matin, de la part du curé de Saint-Trophime; il m'a parlé, et je sais ce que je dois faire. C'est pourtant bien dur, mais je le ferai. Notre-Dame est bonne... on ne sait pas tout. Si on savait «les raisons pourquoi», on se résignerait toujours. Le mal qui nous vient a ses raisons justes. Seulement on ne sait pas. Le curé m'a dit comme ça: «Le mal qui nous arrive ne nous vient jamais ni du hasard, ni des bêtes, ni du bon Dieu. Il nous vient du fond de nous-mêmes!» Il a raison, le curé.... Les hommes, c'est faible. Ayez pitié de nous, Notre-Dame-d'Amour!...
La vieille depuis sa conversation avec M. le curé, était en proie à une sorte d'exaltation mystique. Elle reprit:
—Tu ne sais pas, petite? La selle à la gardiane, la bride et tout, tout ce qui a servi au cheval le dernier jour, il ne faut pas que d'autres s'en servent jamais. Je veux, dans votre chapelle, les consacrer à Notre-Dame-d'Amour. Là, personne n'y touchera plus; on n'oserait prendre ce qui est à Elle.... Viens avec moi, Zanette.
—Non! non! je n'irai plus! je n'y veux plus aller. Allez-y seule, mère. Le valet portera les choses. Allez-y sans moi. Les choses sont là, à côté.
Depuis la mort du cheval, la selle, dans une chambre voisine avait été déposée sur des sacs de pommes de terre. Elle dormait là, sur les sacs, posée le cuir en dessous, les panneaux en l'air, écartés.
La selle dormait là, sur les sacs.
La vieille femme s'en approcha, la regarda avec émotion. Tout à coup elle poussa un cri. Zanette se leva, accourut....
—Qu'y a-t-il, mère?
—Regarde!
Le doigt maigre de la vieille désignait une crevée, un trou dans le rembourrage, et dans ce trou apparaissait, encastré étroitement, un petit caillou à pointes aiguës.
—Oh! mon Dieu! cria Zanette. Oh! mon Dieu! est-il possible! oh! je comprends! je devine!... Cela vient pour sûr de cette Rosseline!
La vieille eut un de ces mots comme en trouvent les gens de cette race descendante des Grecs, des Latins, et qui ont des esprits nourris de légendes et de chansons très anciennes:
—Ça, petite, ça vient de Martégas, dit-elle.... C'est son âme!...
Les yeux de Zanette étincelaient, sa lèvre pâle tremblait. Une résolution sans merci se voyait «dans toute elle».
—Je me vengerai de cette femme, dit-elle, sûr, je me vengerai d'elle!
—Il ne faut pas se venger, jamais, dit la vieille.... Regarde ce pauvre cheval. Sa mort est injuste. Non, non, il ne faut pas se venger. Plus que jamais je pense comme monsieur le curé. Il a raison: on ne sait pas tout. Il ne faut jamais juger le bon Dieu.... Rien n'arrive que par la permission de là-haut.... Viens tout de suite, viens avec moi.... Prends la clef de la chapelle, j'ai une chose à te dire, que je ne dois dire que là.
Elles entrèrent dans la chapelle misérable où souriait la Notre-Dame d'or.
La vieille s'agenouilla. Par habitude de respect, Zanette, quoique toute révoltée, en fit autant.
La vieille fanatique des Saintes-Maries-de-la-Mer, la face illuminée, ses yeux levés brillant sous l'arcade sourcilière profonde, prononça, en manière de prière et de lamentation funèbre:
—Souvenez-vous, ô Vierge sainte, qu'on n'a jamais entendu dire qu'aucun de ceux qui vous ont priée aient eu en vain recours à vous!... Puis-je laisser cette petite, qui aujourd'hui a droit de me nommer sa mère, que je garderai de tout mal, et que je marierai, j'espère, à quelque autre de vos enfants, pour racheter la faute de mon fils,—puis-je la laisser, cette petite, vous accuser, vous méconnaître, et mériter par là que vous lui retiriez votre bénédiction à jamais? Non! non! Et mon fils ne l'a pas voulu. Hélas! et il faut, il faut, pour la punition de mes fautes, que je sois, moi, forcée de confesser celle de mon enfant, de mon propre enfant, de mon malheureux enfant!
Zanette étouffait, croyant deviner déjà.
La vieille femme poursuivit:
—Il le faut, bonne Notre-Dame. Si vous avez permis qu'il meure, par le moyen de cette femme... à qui, en votre nom, nous devons pardonner... c'est qu'il avait commis une faute d'amour. Il avait, devant moi, juré sur l'image, et sur le rameau bénit. Il n'a pas tenu sa parole. Et il a dit au curé de Saint-Trophime de me venir répéter sa dernière pensée. Il a dit en mourant: «J'ai mérité mon sort, je suis allé me le chercher, j'ai couru après mon malheur. Dites aux deux femmes, à ma mère et à ma fiancée, monsieur le curé, que je n'étais pas sûr de moi. Mieux vaut peut-être que je meure. Ma mort peut-être bien les préserve de plus grands malheurs!» Il a dit cela, il l'a dit! Et j'ai voulu, à cette petite, ne le répéter que devant vous, ô Notre-Dame-d'Amour!...
Zanette, effarée, écoutait, haletante, presque terrifiée.
La vieille poursuivait sa prière, lamentée à la manière des vocératrices corses:
—Comment lui faire comprendre, à cette innocente, que mon fils l'aimait, et que, tout en l'aimant de tout son cœur, en désirant avec amour en faire sa femme, il ait pu, malgré son serment, aller revoir l'autre, lui parler encore, lui parler seulement, mais lui parler sans avoir horreur de lui-même!
Zanette poussa un cri, et se prosterna le front contre terre. Elle se rappela, à ce moment, de quel tressaillement il avait été agité sous le regard de Rosseline, à l'arrivée en Arles, le jour du mariage.... Ce frisson passa de nouveau dans ce petit bras dont elle entourait, ce jour-là, la taille du cavalier.... Elle comprenait tout maintenant! Si Notre-Dame, le jour où il avait été blessé, dans les Arènes, l'avait si visiblement protégé, c'est qu'il avait, lui, ce jour-là, renoncé dans son cœur à Rosseline... tandis que, le jour même du mariage, il avait, sous le regard de cette femme, tressailli d'amour coupable, aux côtés mêmes de sa fiancée!
La vieille se lamentait toujours:
—Il courait à la faute! il serait retourné au péché mortel! Et vous, qui êtes mère comme moi, vous avez préféré qu'il meure, qu'il meure pour son salut plutôt que de vivre pour le péché!... Vous me l'avez repris, ô Notre-Dame-d'Amour! que votre volonté soit faite, que votre saint nom soit béni.... Il ne peut venir de vous que de la justice, ô Notre-Dame-d'Amour.... Qui sait où cette femme l'aurait conduit! Hélas! où elle va sans doute elle-même, à une vie de perdition et de honte!
Et Zanette, la veuve-enfant, écrasée par la douleur, se rappelait l'histoire du pauvre chien qu'elle avait tant pleuré, lorsqu'elle était toute petite. Et voici qu'à son tour, à l'exemple de la vieille, elle parlait, en même temps qu'elle, en se lamentant comme elle, et elle répétait, stupéfaite, elle répétait sans fin, à travers ses sanglots et ses gémissements:
—Pardon! pardon, de vous avoir reniée, d'avoir douté de vous, ô Notre-Dame! Ma peine est grande, bien grande, la peine qui me vient de lui, mais vous au moins, vous, vous me restez!... Je vous serai fidèle, ô Notre-Dame! toute ma vie je vous prierai, toute ma vie!... O bonne Notre-Dame, je me consacre à vous, à vous seule, dès aujourd'hui, comme autrefois ma mère m'avait vouée aux Saintes Maries qui m'avaient délivrée d'une mauvaise fièvre.... L'amour pour moi a été méchant; je n'en veux plus!... La vie bonne sera pour d'autres, ô Notre-Dame. Ma petite sœur plus heureuse que moi se mariera, elle, quelque jour.... Eh bien, alors, ses enfants, ô Madame! deviendront les miens, je vous promets qu'ils seront comme miens.... Ainsi, je vous serai à jamais dévouée, et de mon mieux je vous serai pareille, je serai pareille à vous, ô Notre-Dame, à vous, qui êtes Vierge et Mère!
Et, longtemps, les deux voix unies, la voix fine et pure de l'enfant, la voix ferme de la vieille, répétèrent en litanies plaintives:
—Protégez-nous, ô Notre-Dame-d'Amour!...
—Préservez-nous du mal, ô Notre-Dame-d'Amour....
—Sauvez, s'il se peut, la méchante femme, ô Notre-Dame-d'Amour!...
—Pardonnez à notre cher mort, ô Notre-Dame-d'Amour!...
—Ayez pitié de nous, ô Notre-Dame-d'Amour!...
OEUVRES DE JEAN AICARD POÉSIE POÈMES DE PROVENCE LA CHANSON DE L'ENFANT MIETTE ET NORÉ LE DIEU DANS L'HOMME AU BORD DU DÉSERT LE LIVRE DES PETITS L'ÉTERNEL CANTIQUE VISITE EN HOLLANDE LE LIVRE D'HEURES DE L'AMOUR THÉATRE SMILIS PYGMALION AU CLAIR DE LA LUNE LE PÈRE LEBONNARD OTHELLO DON JUAN ROMAN ROI DE CAMARGUE PAVÉ D'AMOUR L'IBIS BLEU FLEUR D'ABIME DIAMANT NOIR L'ÉTÉ A L'OMBRE |