At mihi cùm longum post tempus venerat hospes
Sive operum vacuo, longum conviva per imbrem
Vicinus, benè erat, non piscibus urbe petitis,
Sed pullo atque hsedo, tum 33 pensilis uva secundas
Et nux ornabat mensas, cum duplice ficu.
Note 33:(retour) Le dessert se trouve précisément désigné et distingué par l'adverbe tum et par les mots secundas mensas.
C'est encore ainsi qu'hier ou demain trois paires d'amis se seront régalés du gigot à l'eau et du rognon de Pontoise, arrosés d'orléans et de médoc bien limpides; et qu'ayant fini la soirée dans une causerie pleine d'abandon et de charmes, ils auront totalement oublié qu'il existe des mets plus fins et des cuisiniers plus savants.
Au contraire, quelque recherchée que soit la bonne chère, quelque somptueux que soient les accessoires, il n'y a pas plaisir de table si le vin est mauvais, les convives ramassés sans choix, les physionomies tristes et le repas consommé avec précipitation.
Esquisse.
AIS dira peut-être le lecteur impatienté, comment donc doit être fait, en l'an de grâce 1825, un repas pour réunir toutes les conditions qui procurent au suprême degré le plaisir de la table?
Je vais répondre à cette question. Recueillez-vous, lecteurs, et prêtez attention: c'est Gasterea, c'est la plus jolie des muses qui m'inspire; je serai plus clair qu'un oracle, et mes préceptes traverseront les siècles.
«Que le nombre des convives n'excède pas douze, afin que la conversation puisse être constamment générale;
«Qu'ils soient tellement choisis, que leurs occupations soient variées, leurs goûts analogues, et avec de tels points de contact qu'on ne soit point obligé d'avoir recours à l'odieuse formalité des présentations;
«Que la salle à manger soit éclairée avec luxe, le couvert d'une propreté remarquable, et l'atmosphère à la température de treize à seize degrés au thermomètre de Réaumur;
«Que les hommes soient spirituels sans prétention, et les femmes aimables sans être trop coquettes 34;
Note 34:(retour) J'écris à Paris, entre le Palais-Royal et la Chaussée-d'Antin.
«Que les mets soient d'un choix exquis, mais en nombre resserré; et les vins de première qualité, chacun dans son degré;
«Que la progression, pour les premiers, soit des plus substantiels aux plus légers; et pour les seconds, des plus lampants aux plus parfumés;
«Que le mouvement de consommation soit modéré, le dîner étant la dernière affaire de la journée; et que les convives se tiennent comme des voyageurs qui doivent arriver ensemble au même but;
«Que le café soit brûlant, et les liqueurs spécialement de choix de maître;
«Que le salon qui doit recevoir les convives soit assez spacieux pour organiser une partie de jeu pour ceux qui ne peuvent pas s'en passer, et pour qu'il reste cependant assez d'espace pour les colloques post-méridiens;
«Que les convives soient retenus par les agréments de la société et ranimés par l'espoir que la soirée ne se passera pas sans quelque jouissance ultérieure;
«Que le thé ne soit pas trop chargé; que les rôties soient artistement beurrées, et le punch fait avec soin;
«Que la retraite ne commence pas avant onze heures, mais qu'à minuit tout le monde soit couché.»
Si quelqu'un a assisté à un repas réunissant toutes ces conditions, il peut se vanter d'avoir assisté à sa propre apothéose, et on aura d'autant moins de plaisir qu'un plus grand nombre d'entre elles auront été oubliées ou méconnues.
J'ai dit que le plaisir de la table, tel que je l'ai caractérisé, était susceptible d'une assez longue durée; je vais le prouver en donnant la relation véridique et circonstanciée du plus long repas que j'aie fait en ma vie: c'est un bonbon que je mets dans la bouche du lecteur, pour le récompenser de la complaisance qu'il a de me lire avec plaisir. La voici:
J'avais, au fond de la rué du Bac, une famille de parents, composée comme il suit: le docteur, soixante-dix-huit ans; le capitaine, soixante-seize ans; leur soeur Jeannette, soixante-quatorze. Je les allais voir quelquefois, et ils me recevaient toujours avec beaucoup d'amitié.
«Parbleu! me dit un jour le docteur Dubois en se levant sur la pointe des pieds pour me frapper sur l'épaule, il y a longtemps que tu nous vantes tes fondues (oeufs brouillés au fromage), tu ne cesses de nous en faire venir l'eau à la bouche; il est temps que cela finisse. Nous irons un jour déjeuner chez toi, le capitaine et moi, et nous verrons ce que c'est.» (C'est, je crois, vers 1801, qu'il me faisait cette agacerie.) «Très-volontiers, lui répondis-je, et vous l'aurez dans toute sa gloire, car c'est moi qui la ferai. Votre proposition me rend tout-à-fait heureux. Ainsi, à demain dix heures, heure militaire 35.»
Note 35:(retour) Toutes les fois qu'un rendez-vous est annoncé ainsi, on doit servir à l'heure sonnante: les retardataires sont réputés déserteurs.
Au temps indiqué, je vis arriver mes deux convives, rasés de frais, bien peignés, bien poudrés: deux petits vieillards encore verts et bien portants.
Ils sourirent de plaisir quand ils virent la table prête, du linge blanc, trois couverts mis, et à chaque place deux douzaines d'huîtres, avec un citron luisant et doré.
Aux deux bouts de la table s'élevait une bouteille de vin de Sauterne, soigneusement essuyée, fors le bouchon, qui indiquait d'une manière certaine qu'il y avait longtemps que le tirage avait eu lieu.
Hélas! j'ai vu disparaître, ou à peu près, ces déjeuners d'huîtres, autrefois si fréquents et si gais, où on les avalait par milliers; ils ont disparu avec les abbés, qui n'en mangeaient jamais moins d'une grosse, et les chevaliers, qui n'en finissaient plus. Je les regrette, mais en philosophe: si le temps modifie les gouvernements, quels droits n'a-t-il pas eus sur de simples usages!
Après les huîtres, qui furent trouvées très fraîches, on servit des rognons à la brochette, une casse de foie gras aux truffes, et enfin la fondue.
On en avait rassemblé les éléments dans une casserole, qu'on apporta sur la table avec un réchaud à l'esprit-de-vin. Je fonctionnai sur le champ de bataille, et les cousins ne perdirent pas un de mes mouvements.
Ils se récrièrent sur les charmes de cette préparation, et m'en demandèrent la recette, que je leur promis, tout en leur contant à ce sujet deux anecdotes que le lecteur rencontrera peut-être ailleurs.
Après la fondue vinrent les fruits de la saison et les confitures, une tasse de vrai moka fait à la Dubelloy, dont la méthode commençait à se propager, et enfin deux espèces de liqueurs, un esprit pour déterger, et une huile pour adoucir.
Le déjeuner bien fini, je proposai à mes convives de prendre un peu d'exercice, et pour cela de faire le tour de mon appartement, appartement qui est loin d'être élégant, mais qui est vaste, confortable, et où mes amis se trouvaient d'autant mieux que les plafonds et les dorures datent du milieu du règne de Louis XV.
Je leur montrai l'argile originale du buste de ma jolie cousine Mme Récamier par Chinard, et son portrait en miniature par Augustin; ils en furent si ravis, que le docteur, avec ses grosses lèvres, baisa le portrait, et que le capitaine se permit sur le buste une licence pour laquelle je le battis; car si tous les admirateurs de l'original venaient en faire autant, ce sein si voluptueusement contourné serait bientôt dans le même état que l'orteil de saint Pierre de Rome, que les pèlerins ont raccourci à force de le baiser.
Je leur montrai ensuite quelques plâtres des meilleurs sculpteurs antiques, des peintures qui ne sont pas sans mérite, mes fusils, mes instruments de musique et quelques belles éditions tant françaises qu'étrangères.
Dans ce voyage polymathique, ils n'oublièrent pas ma cuisine. Je leur fis voir mon pot-au-feu économique, ma coquille à rôtir, mon tournebroche à pendule, et mon vaporisateur. Ils examinèrent tout avec une curiosité minutieuse, et s'étonnèrent d'autant plus, que chez eux tout se faisait encore comme du temps de la régence.
Au moment où nous rentrâmes dans mon salon, deux heures sonnèrent. «Peste! dit le docteur, voilà l'heure du dîner, et ma soeur Jeannette nous attend! Il faut aller la rejoindre. Ce n'est pas que je sente une grande envie de manger, mais il me faut mon potage. C'est une si vieille habitude, que quand je passe une journée sans en prendre, je dis comme Titus: Diem perdidi.--Cher docteur, lui répondis-je, pourquoi aller si loin pour trouver ce que vous avez sous la main? Je vais envoyer quelqu'un à la cousine, pour la prévenir que vous restez avec moi, et que vous me faites le plaisir d'accepter un dîner pour lequel vous aurez quelque indulgence, parce qu'il n'aura pas tout le mérite d'un impromptu fait à loisir.»
Il y eut à ce sujet, entre les deux frères, délibération oculaire, et ensuite consentement formel. Alors j'expédiai un volante pour le faubourg Saint-Germain; je dis un mot à mon maître queux; et après un intervalle de temps tout-à-fait modéré, et partie avec ses ressources, partie avec celles des restaurateurs voisins, il nous servit un petit dîner bien retroussé et tout-à-fait appétissant.
Ce fut pour moi une grande satisfaction que de voir le sang-froid et l'aplomb avec lequel mes deux amis s'assirent, s'approchèrent de la table, étalèrent leurs serviettes, et se préparèrent à agir.
Ils éprouvèrent deux surprises auxquelles je n'avais pas moi-même pensé; car je leur fis servir du parmesan avec le potage, et leur offris après un verre de madère sec. C'étaient deux nouveautés importées depuis peu par M. le prince de Talleyrand, le premier de nos diplomates, à qui nous devons tant de mots fins, spirituels, profonds, et que l'attention publique a toujours suivi avec un intérêt distinct, soit dans sa puissance, soit dans sa retraite.
Le dîner se passa très bien, tant dans sa partie substantielle que dans ses accessoires obligés, et mes amis y mirent autant de complaisance que de gaîté.
Après le dîner, je proposai un piquet, qui fut refusé; ils préférèrent le far niente des Italiens, disait le capitaine; et nous nous constituâmes en petit cercle autour de la cheminée.
Malgré les délices du far niente, j'ai toujours pensé que rien ne donne plus de douceur à la conversation qu'une occupation quelconque, quand elle n'absorbe pas l'attention; ainsi je proposai le thé.
Le thé était une étrangeté pour des Français de la vieille roche; cependant il fut accepté. Je le fis en leur présence, et ils en prirent quelques tasses avec d'autant plus de plaisir qu'ils ne l'avaient jamais regardé que comme un remède.
Une longue pratique m'avait appris qu'une complaisance en amène une autre, et que quand on est une fois engagé dans cette voie on perd le pouvoir de refuser. Aussi c'est avec un ton presque impératif que je parlai de finir par un bowl de punch.
«Mais tu me tueras, disait le docteur.--Mais vous nous griserez,» disait le capitaine. À quoi je ne répondais qu'en demandant à grands cris des citrons, du sucre et du rhum.
Je fis donc le punch, et pendant que j'y étais occupé, on exécutait des rôties (toast) bien minces, délicatement beurrées et salées à point.
Cette fois il y eut réclamation. Les cousins assurèrent qu'ils avaient bien assez mangé, et qu'ils n'y toucheraient pas; mais comme je connais l'attrait de cette préparation si simple, je répondis que je ne souhaitais qu'une chose, c'est qu'il y en eût assez. Effectivement, peu après le capitaine prenait la dernière tranche, et je le surpris regardant s'il n'en restait pas ou si on n'en faisait pas d'autres; ce que j'ordonnai à l'instant.
Cependant le temps avait coulé, et ma pendule marquait plus de huit heures. «Sauvons-nous, dirent mes hôtes; il faut bien que nous allions manger une feuille de salade avec notre pauvre soeur, qui ne nous a pas vus de la journée.»
À cela je n'eus pas d'objections; et, fidèle aux devoirs de l'hospitalité vis-à-vis de deux vieillards aussi aimables, je les accompagnai jusqu'à leur voiture, et je les vis partir.
On demandera peut-être si l'ennui ne se coula pas quelques moments dans une aussi longue séance.
Je répondrai négativement: l'attention de mes convives fut soutenu par la confection de la fondue, par le voyage autour de l'appartement, par quelques nouveautés dans le dîner, par le thé, et surtout par le punch, dont ils n'avaient jamais goûté.
D'ailleurs le docteur connaissait tout Paris par généalogies et anecdotes; le capitaine avait passé une partie de sa vie en Italie, soit comme militaire, soit comme envoyé à la cour de Parme; j'ai moi-même beaucoup voyagé; nous causions sans prétention, nous écoutions avec complaisance. Il n'en faut pas tant pour que le temps fuie avec douceur et rapidité.
Le lendemain matin je reçus une lettre du docteur; il avait l'attention de m'apprendre que la petite débauche de la veille ne leur avait fait aucun mal; bien au contraire, après un premier sommeil des plus heureux, ils s'étaient levés frais, dispos, et prêts à recommencer.
G de. GONET, Editeur
77.
E toutes les circonstances de la vie où le manger est compté pour quelque chose, une des plus agréables est sans doute la halte de chasse; et, de tous les entr'actes connus, c'est encore la halte de chasse qui peut le plus se prolonger sans ennui.
Après quelques heures d'exercice, le chasseur le plus vigoureux sent qu'il a besoin de repos; son visage a été caressé par la brise du matin; l'adresse ne lui a pas manqué dans l'occasion; le soleil est près d'atteindre le plus haut de son cours; le chasseur va donc s'arrêter quelques heures, non par excès de fatigue, mais par cette impulsion d'instinct qui nous avertit que notre activité ne peut pas être indéfinie.
Un ombrage l'attire; le gazon le reçoit, et le murmure de la source voisine l'invite à y déposer le flacon destiné à le désaltérer 36.
Note 36:(retour) J'invite les camarades à préférer le vin blanc; il résiste mieux au mouvement et à la chaleur, et désaltère plus agréablement.
Ainsi placé, il sort avec un plaisir tranquille les petits pains à croûte dorée, dévoile le poulet froid qu'une main amie a placé dans son sac, et pose tout auprès le carré de gruyère ou de roquefort destiné à figurer tout un dessert.
Pendant qu'il se prépare ainsi, le chasseur n'est pas seul; il est accompagné de l'animal fidèle que le ciel a créé pour lui: le chien accroupi regarde son maître avec amour; la coopération a comblé les distances, ce sont deux amis, et le serviteur est à la fois heureux et fier d'être le convive de son maître.
Ils ont un appétit également inconnu aux mondains et aux dévots: aux premiers, parce qu'ils ne laissent point à la faim le temps d'arriver; aux autres, parce qu'ils ne se livrent jamais aux exercices qui le font naître.
Le repas a été consommé avec délices; chacun a eu sa part; tout s'est passé dans l'ordre et la paix. Pourquoi ne donnerait-on, pas quelques instants au sommeil? l'heure de midi est aussi une heure de repos pour toute la création.
Ces plaisirs sont décuplés si plusieurs amis les partagent; car alors, en ce cas, un repas plus copieux a été apporté dans ces cantines militaires, maintenant employées à de plus doux usages. On cause avec enjouement des prouesses de l'un, des solécismes de l'autre, et des espérances de l'après-midi.
Que sera-ce donc si des serviteurs attentifs arrivent chargés de ces vases consacrés à Bacchus, où un froid artificiel fait glacer à la fois le madère, le suc de la fraise et de l'ananas, liqueurs délicieuses, préparations divines, qui font couler dans les veines une fraîcheur ravissante, et portent dans tous les sens un bien-être inconnu aux profanes 37.
Note 37:(retour) C'est mon ami Alexandre Delessert qui, le premier, a mis en usage cette pratique pleine de charmes.Nous chassions à Villeneuve par un soleil ardent, le thermomètre de Réaumur marquant 26° a l'ombre.
Ainsi placés sous la zone torride, il avait eu l'attention de faire trouver sous nos pas des serviteurs potophores 38 qui avaient, dans des seaux de cuir pleins de glace, tout ce que l'on pouvait désirer, soit pour rafraîchir, soit pour conforter. On choisissait, et on se sentait revivre.
Je suis tenté de croire que l'application d'un liquide aussi frais à des langues arides et à des gosiers desséchés, cause la sensation la plus délicieuse qu'on puisse goûter en sûreté de conscience.
Note 38:(retour) M. Hoffmann condamne cette expression a cause de sa ressemblance avec pot-au-feu; il vient à substituer oenophore, mot déjà connu.
Mais ce n'est point encore le dernier terme de cette progression d'enchantements.
Les Dames.
78.
L est des jours où nos femmes, nos soeurs, nos cousines, leurs amies, ont été invitées à venir prendre part à nos amusements.
À l'heure promise, on voit arriver des voitures légères et des chevaux fringants, chargés de belles, de plûmes et de fleurs. La toilette de ces dames a quelque chose de militaire et de coquet; et l'oeil du professeur peut, de temps à autre, saisir les échappées de vue que le hasard seul n'a pas ménagées.
Bientôt le flanc des calèches s'entrouvre et laisse apercevoir les trésors du Périgord, les merveilles de Strasbourg, les friandises d'Achard, et tout ce qu'il y a de transportable dans les laboratoires les plus savants.
On n'a point oublié le champagne fougueux qui s'agite sous la main de la beauté; on s'assied sur la verdure, on mange, les bouchons volent; on cause, on rit, on plaisante en toute liberté; car on a l'univers pour salon et le soleil pour lumière. D'ailleurs l'appétit, cette émanation du ciel, donne à ce repas une vivacité inconnue dans les enclos, quelque bien décorés qu'ils soient.
Cependant comme il faut que tout finisse, le doyen donne le signal; on se lève, les hommes s'arment de leurs fusils, les dames de leurs chapeaux. On se dit adieu, les voitures s'avancent, et les beautés s'envolent pour ne plusse montrer qu'à la chute du jour.
Voilà ce que j'ai vu dans les hautes classes de la société où le Pactole roule ses flots; mais tout cela n'est pas indispensable.
J'ai chassé au centre de la France et au fond des départements; j'ai vu arriver à la halte des femmes charmantes, des jeunes personnes rayonnantes de fraîcheur, les unes en cabriolets, les autres dans de simples carrioles, ou sur l'âne modeste qui fait la gloire et la fortune des habitants de Montmorency; je les ai vues les premières à rire des inconvénients du transport; je les ai vues étaler sur la pelouse la dinde à gelée transparente, le pâté de ménage, la salade toute prête à être retournée; je les ai vues danser d'un pied léger autour du feu du bivouac allumé en pareille occasion; j'ai pris part aux jeux et aux folâtreries qui accompagnent ce repas nomade, et je suis bien convaincu qu'avec moins de luxe on ne rencontre ni moins de charmes, ni moins de gaîté, ni moins de plaisir.
Eh! pourquoi quand on se sépare, n'échangerait-on pas quelques baisers avec le roi de la chasse parce qu'il est dans sa gloire; avec le culot, parce qu'il est malheureux; avec les autres, pour ne pas faire de jaloux? il y a départ, l'usage l'autorise, il est permis et même enjoint d'en profiter.
Camarades! chasseurs prudents, qui visez au solide, tirez droit et soignez les bourriches avant l'arrivée des dames; car l'expérience a appris qu'après leur départ il est rare que la chasse soit fructueuse.
On s'est épuisé en conjectures pour expliquer cet effet. Les uns l'attribuent au travail de la digestion, qui rend toujours le corps un peu lourd; d'autres, à l'attention distraite qui ne peut plus se recueillir; d'autres, à des colloques confidentiels qui peuvent donner l'envie de retourner bien vite.
Quant à nous,
Dont jusqu'au fond des coeurs le regard a pu lire,
nous pensons que, l'âge des dames étant à l'orient, et les chasseurs matière inflammable, il est impossible que, par la collision des sexes, il ne s'échappe pas quelque étincelle génésique qui effarouche la chaste Diane, et qui fait que dans son déplaisir elle retire, pour le reste de la journée, ses faveurs aux délinquants.
Nous disons pour le reste de la journée, car l'histoire d'Endymion nous a appris que la déesse est bien loin d'être sévère après le soleil couché. (Voyez le tableau de Girodet.)
Les haltes de chasse sont une matière vierge que nous n'avons fait qu'effleurer; elle pourrait être l'objet d'un traité aussi amusant qu'instructif. Nous le léguons au lecteur intelligent qui voudra s'en occuper.
79.
n ne vit pas de ce qu'on mange, dit un vieil adage, mais de ce qu'on digère. Il faut donc digérer pour vivre; et cette nécessité est un niveau qui couche sous sa puissance le pauvre et le riche, le berger et le roi.
Mais combien peu savent ce qu'ils font quand ils digèrent! La plupart sont comme M. Jourdain, qui faisait de la prose sans le savoir; et c'est pour ceux-là que je trace un histoire populaire de la digestion, persuadé que je suis que M. Jourdain fut bien plus content; quand le philosophe l'eut rendu certain que ce qu'il faisait était de la prose.
Pour connaître la digestion dans son ensemble, il faut la joindre à ses antécédents et à ses conséquences.
Ingestion.
80.--L'appétit, la faim et la soif nous avertissent que le corps a besoin de se restaurer; et la douleur, ce moniteur universel, ne tarde pas à nous tourmenter, si nous ne pouvons pas y obéir.
Alors viennent le manger et le boire, qui constituent l'ingestion, opération qui commence au moment où les aliments arrivent à la bouche, et finit à celui où ils entrent dans l'oesophage. 39
Note 39:(retour) L'oesophage est le canal qui commence derrière la trachée-artère, et conduit du gosier à l'estomac: son extrémité supérieure se nomme pharynx.
Pendant ce trajet, qui n'est que de quelques pouces, il se passe bien des choses.
Les dents divisent les aliments solides; les glandes de toutes espèces qui tapissent la bouche intérieure les humectent, la langue les gâche pour les mêler; elle les presse ensuite contre le palais pour en exprimer le jus et en savourer le goût; en faisant cette fonction, la langue réunit les aliments en masse dans le milieu de la bouche; après quoi, s'appuyant contre la mâchoire inférieure, elle se soulève dans le milieu, de sorte qu'il se forme à sa racine une pente qui les entraîne dans l'arrière-bouche, où ils sont reçus par le pharynx, qui, se contractant à son tour, les fait entrer dans l'oesophage, dont le mouvement péristaltique les conduit jusqu'à l'estomac.
Une bouchée ainsi débitée, une seconde lui succède de la même manière; les boissons qui sont aspirées dans les entr'actes prennent la même route, et la déglutition continue jusqu'à ce que le même instinct qui avait appelé l'ingestion nous avertisse qu'il est temps de finir. Mais il est rare qu'on obéisse à la première injonction; car un des privilèges de l'espèce humaine est de boire sans avoir soif; et dans l'état actuel de l'art, les cuisiniers savent bien nous faire manger sans avoir faim.
Par un tour de force très remarquable, pour que chaque morceau arrive jusqu'à l'estomac, il faut qu'il échappe à deux dangers:
Le premier est d'être refoulé dans les arrière-narines; mais heureusement l'abaissement du voile du palais et la construction du pharynx s'y opposent;
La second danger serait de tomber dans la trachée-artère, au-dessus de laquelle tous nos aliments passent, et celui-ci serait beaucoup plus grave; car, dès qu'un corps étranger tombe dans la trachée-artère, une toux convulsive commence, pour ne finir que quand il est expulsé.
Mais, par un mécanisme admirable, la glotte se resserre pendant qu'on avale; elle est défendue par l'épiglotte, qui la recouvre, et nous avons un certain instinct qui nous porte à ne pas respirer pendant la déglutition; de sorte qu'en général on peut dire que, malgré cette étrange conformation, les aliments arrivent facilement dans l'estomac, où finit l'empire de la volonté et où commence la digestion proprement dite.
Office de l'estomac.
81.
A digestion est une opération tout à fait mécanique, et l'appareil digesteur peut être considéré comme un moulin garni de ses blutoirs, dont l'effet est d'extraire des aliments ce qui peut servir à réparer nos corps, et de rejeter le marc dépouillé de ses parties animalisables.
On a longtemps et vigoureusement disputé sur la manière dont se fait la digestion dans l'estomac, et pour savoir si elle se fait par coction, maturation, fermentation, dissolution gastrique, chimique ou vitale, etc.
On y peut trouver un peu de tout cela; et il n'y avait faute que parce qu'on voulait attribuer à un agent unique le résultat de plusieurs causes nécessairement réunies.
Effectivement, les aliments, imprégnés de tous les fluides que leur fournissent la bouche et l'oesophage, arrivent dans l'estomac, où ils sont pénétrés par le suc gastrique dont il est toujours plein: ils sont soumis pendant plusieurs heures à une chaleur de plus de trente degrés de Réaumur; ils sont sassés et mêlés par le mouvement organique de l'estomac, que leur présence excite: ils agissent les uns sur les autres par l'effet de cette juxtaposition, et il est impossible qu'il n'y ait pas fermentation, puisque presque tout ce qui est alimentaire est fermentescible.
Par suite de toutes ces opérations, le chyle s'élabore; la couche alimentaire, qui est immédiatement superposée, est la première qui est appropriée; elle passe par le pylore et tombe dans les intestins: une autre lui succède, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien dans l'estomac, qui se vide, pour ainsi dire, par bouchées, et de la même manière dont il s'était rempli.
Le pylore est une espèce d'entonnoir charnu, qui sert de communication entre l'estomac et les intestins; il est fait de manière à ce que les aliments ne puissent, du moins que difficilement, remonter. Ce viscère important est sujet quelquefois à s'obstruer, et alors on meurt de faim, après de longues et effroyables douleurs. L'intestin qui reçoit les aliments au sortir du pylore est le duodénum; il a été ainsi nommé parce qu'il est long de douze doigts. Le chyle arrivé dans le duodénum y reçoit une élaboration nouvelle par le mélange de la bile et du suc pancréatique; il perd la couleur grisâtre et acide qu'il avait auparavant, se colore en jaune, et commence à contracter le fumet stercoral, qui va toujours en s'aggravant à mesure qu'il s'avance vers le rectum. Les divers principes qui se trouvent dans ce mélange agissent réciproquement les uns sur les autres: le chyle se prépare, et il doit y avoir formation de gaz analogues.
Le mouvement organique d'impulsion qui avait fait sortir le chyle de l'estomac, continuant, le pousse vers les intestins grêles: là se dégage le chyle, qui est absorbé par les organes destinés à cet usage, et qui est porté vers le foie pour s'y mêler au sang, qu'il rafraîchit en réparant les pertes causées par l'absorption des organes vitaux et par l'exhalation transpiratoire.
Il est assez difficile d'expliquer comment le chyle, qui est une liqueur blanche et à peu près insipide et inodore, peut s'extraire d'une masse dont la couleur, l'odeur et le goût doivent être très prononcés.
Quoi qu'il en soit, l'extraction du chyle paraît être le véritable but de la digestion, et aussitôt qu'il est mêlé à la circulation, l'individu en est averti par une augmentation de force vitale et par une conviction intime que ses pertes sont réparées.
La digestion des liquides est bien moins compliquée que celle des aliments solides, et peut s'exposer en peu de mots.
La partie alimentaire qui se trouve suspendue se sépare, se joint au chyle, et en subit toutes les vicissitudes.
La partie purement liquide est absorbée par les suçoirs de l'estomac et jetée dans la circulation: de là elle est portée par les artères émulgentes vers les reins, qui la filtrent et l'élaborent, et, au moyen des uretères 40, la font parvenir dans la vessie sous la forme d'urine.
Note 40:(retour) Ces uretères sont deux conduits de la grosseur d'un tuyau de plume à écrire, qui partent de chacun des reins, et aboutissent au col postérieur de la vessie.
Arrivée à ce dernier récipient, et quoique également retenue par un sphincter, l'urine y réside peu; son action excitante fait naître le besoin; et bientôt une constriction volontaire la rend à la lumière et la fait jaillir par les canaux d'irrigation que tout le monde connaît et qu'on est convenu de ne jamais nommer.
La digestion dure plus ou moins de temps, suivant la disposition particulière des individus. Cependant on peut lui donner un terme moyen de sept heures, savoir: un peu plus de trois heures pour l'estomac, et le surplus pour le trajet jusqu'au rectum.
G. de GONET, Editeur
Au moyen de cet exposé, que j'ai extrait des meilleurs auteurs, et que j'ai convenablement dégagé des aridités anatomiques et des abstractions de la science, mes lecteurs pourront désormais assez bien juger de l'endroit où doit se trouver le dernier repas qu'ils auront pris, savoir: pendant les trois premières heures, dans l'estomac; plus tard, dans le trajet intestinal; et après sept ou huit heures, dans le rectum, en attendant son tour d'expulsion.
Influence de la digestion.
82.
A digestion est de toutes les opérations corporelle celle qui influe le plus sur l'état moral de l'individu. Cette assertion ne doit étonner personne, et il est impossible que cela soit autrement.
Les principes de là plus simple psychologie nous apprennent que l'âme n'est impressionnée qu'au moyen des organes qui lui sont soumis et qui la mettent en rapport avec les objets extérieurs; d'où il suit que, quand ces organes sont mal conservés, mal restaurés, ou irrités, cet état de dégradation exerce une influence nécessaire sur les sensations, qui sont les moyens intermédiaires et occasionnels des opérations intellectuelles.
Ainsi, la manière habituelle dont la digestion se fait, et surtout se termine, nous rend habituellement tristes, gais, taciturnes, parleurs, moroses ou mélancoliques, sans que nous nous en doutions, et surtout sans que nous puissions nous y refuser.
On pourrait ranger sous ce rapport, le genre humain civilisé en trois grandes catégories: les réguliers, les réservés et les relâchés.
Il est d'expérience que tous ceux qui se trouvent dans ces diverses séries, non seulement ont des dispositions naturelles semblables et des propensions qui leur sont communes, mais encore qu'ils ont quelque chose d'analogue et de similaire dans là manière dont ils remplissent les missions que le hasard leur a départies dans le cours de la vie.
Pour me faire comprendre par un exemple, je le prendrai dans le vaste champ de la littérature. Je crois que les gens de lettres doivent le plus souvent à leur estomac le genre qu'ils ont préférablement choisi.
Sous ce point de vue, les poètes comiques doivent être dans les réguliers, les tragiques dans les resserrés, et les élégiaques et pastoureaux dans les relâchés: d'où il suit que le poète le plus lacrymal n'est séparé du poète que par quelque degré de coction digestionnaire.
C'est par application de ce principe au courage que, dans le temps où le prince Eugène de Savoie faisait le plus grand mal à la France, quelqu'un de la cour de Louis XIV s'écriait: «Oh! que ne puis-je lui envoyer la foire pendant huit jours! J'en aurais bientôt fait le plus grand j...-f.....de l'Europe.»
«Hâtons-nous, disait un général anglais, de faire battre nos soldats pendant qu'ils ont encore le morceau de boeuf dans l'estomac.»
La digestion, chez les jeunes gens, est souvent accompagnée d'un léger frisson, et chez les vieillards d'une assez forte envie de dormir.
Dans le premier cas, c'est la nature qui retire le calorique des surfaces, pour l'employer dans son laboratoire; dans le second, c'est la même puissance qui, déjà affaiblie par l'âge, ne peut plus suffire à la fois au travail de la digestion et à l'excitation des sens.
Dans les premiers moments de la digestion, il est dangereux de se livrer aux travaux de l'esprit, plus dangereux encore de s'abandonner aux jouissances génésiques. Le courant qui porte vers les cimetières de la capitale y entraîne chaque année des centaines d'hommes qui, après avoir très bien dîné, et quelquefois pour avoir trop bien dîné, n'ont pas su fermer les yeux et se boucher les oreilles.
Cette observation contient un avis, même pour la jeunesse, qui ne regarde à rien; un conseil pour les hommes faits, qui oublient que le temps ne s'arrête jamais; et une loi pénale pour ceux qui sont du mauvais côté de cinquante ans (on the wrong side of fifty).
Quelques personnes ont de l'humeur pendant tout le temps qu'elles digèrent; ce n'est le temps alors ni de leur présenter des projets, ni de leur demander des grâces.
De ce nombre était spécialement le maréchal Augereau; pendant la première heure après son dîner, il tuait tout, amis et ennemis.
Je lui ai entendu dire un jour qu'il y avait dans l'armée deux personnes que le général en chef était toujours maître de faire fusiller, savoir: le commissaire ordonnateur en chef et le chef de son état-major. Ils étaient présents l'un et l'autre; le général Chérin répondit en câlinant, mais avec esprit; l'ordonnateur ne répondit rien, mais il n'en pensa probablement pas moins.
J'étais à cette époque attaché à son état-major, et mon couvert était toujours mis à sa table; mais j'y venais rarement, par la crainte de ces bourrasques périodiques; j'avais peur que, sur un mot, il ne m'envoyât digérer en prison.
Je l'ai souvent rencontré depuis à Paris; et comme il me témoignait obligeamment le regret de ne m'avoir pas vu plus souvent, je ne lui en dissimulai point la cause; nous en rîmes ensemble; mais il avoua presque que je n'avais pas eu tout-à-fait tort.
Nous étions alors à Offenbourg, et on se plaignait à l'état-major de ce que nous ne mangions ni gibier ni poisson.
Cette plainte était fondée; car c'est une maxime de droit public, que les vainqueurs doivent faire bonne chère aux dépens des vaincus. Ainsi, le jour même, j'écrivis au conservateur des forêts une lettre fort polie pour lui indiquer le mal et lui prescrire le remède.
Le conservateur était un vieux reître, grand, sec et noir, qui ne pouvait pas nous souffrir, et qui sans doute ne nous traitait pas bien, de peur que nous ne prissions racine dans son territoire. Sa réponse fut donc à peu près négative et pleine d'évasions. Les gardes s'étaient enfuis, de peur de nos soldats; les pêcheurs ne gardaient plus de subordination; les eaux étaient grosses, etc., etc. À de si bonnes raisons je ne répliquai pas; mais je lui envoyai dix grenadiers pour les loger et nourrir à discrétion jusqu'à nouvel ordre.
Le topique fit effet: le surlendemain, de très grand-matin, il nous arriva un chariot bien et richement chargé; les gardes étaient sans doute revenus, les pêcheurs soumis, car on nous apportait, en gibier et en poisson, de quoi nous régaler pour plus d'une semaine: chevreuils, bécasses, carpes, brochets; c'était une bénédiction.
A la réception de cette offrande expiatoire, je délivrai de ses hôtes le conservateur malencontreux. Il vint nous voir; je lui fis entendre raison; et pendant le reste de notre séjour en ce pays, nous n'eûmes qu'à nous louer de ses bons procédés.
83.
'HOMME n'est pas fait pour jouir d'une activité indéfinie; la nature ne l'a destiné qu'à une existence interrompue, il faut que ses perceptions finissent après un certain temps. Ce temps d'activité peut s'allonger en variant le genre et la nature des sensations qu'il lui fait éprouver; mais cette continuité d'existence l'amène à désirer le repos. Le repos conduit au sommeil, et le sommeil produit les rêves.
Ici nous nous trouvons aux dernières limites de l'humanité: car l'homme qui dort n'est déjà plus l'homme social; la loi protège encore, mais ne lui commande plus.
Ici se place naturellement un fait assez singulier; qui m'a été raconté par dom Duhaget, autrefois prieur de la chartreuse de Pierre-Châtel.
Dom Duhaget était d'une très-bonne famille de Gascogne, et avait servi avec distinction, il avait été vingt ans capitaine d'infanterie; il était chevalier de Saint-Louis. Je n'ai connu personne d'une piété plus douce et d'une conversation plus aimable.
«Nous avions, me disait-il, à...., où j'ai été prieur avant que de venir à Pierre-Châtel, un religieux d'une humeur mélancolique, d'un caractère sombre, et qui était connu pour être somnambule.
«Quelquefois, dans ses accès, il sortait de sa cellule, et y rentrait seul; d'autres fois il s'égarait, et on était obligé de l'y reconduire. On avait consulté et fait quelques remèdes; ensuite les rechutes étant devenues plus rares, on avait cessé de s'en occuper.
«Un soir que je ne m'étais point couché à l'heure ordinaire, j'étais à mon bureau, occupé à examiner quelques papiers, lorsque j'entendis ouvrir la porte de mon appartement, dont je ne retirais presque jamais la clef, et bientôt je vis entrer ce religieux dans un état absolu de somnambulisme.
«Il avait les yeux ouverts, mais fixes, n'était vêtu que de la tunique avec laquelle il avait dû se coucher, et tenait un grand couteau à la main.
«Il alla droit à mon lit, dont il connaissait la position, eut l'air de vérifier, en tâtant avec la main, si je m'y trouvais effectivement; après quoi, il frappa trois grands coups tellement fournis, qu'après avoir percé les couvertures la lame entra profondément dans le matelas, ou plutôt la natte qui m'en tenait lieu.
«Lorsqu'il avait passé devant moi, il avait la figuré contractée et les sourcils froncés. Quand il eut frappé, il se retourna, et j'observai que son visage était détendu et qu'il y régnait quelque air de satisfaction.
«L'éclat des deux lampes qui étaient sur mon bureau ne fit aucune impression sur ses yeux, et il s'en retourna comme il était venu, ouvrant et fermant avec discrétion deux portes qui conduisaient à ma cellule, et bientôt je m'assurai qu'il se retirait directement et paisiblement dans la sienne.
«Vous pouvez juger, continua le prieur, de l'état où je me trouvai pendant cette terrible apparition. Je frémis d'horreur à la vue du danger auquel je venais d'échapper, et je remerciai la Providence; mais mon émotion était telle, qu'il me fut impossible de fermer les yeux le reste de la nuit.
«Le lendemain je fis appeler le somnambule, et lui demandai sans affectation à quoi il avait rêvé la nuit précédente.
«À cette question, il se troubla. Mon père, me répondit-il, j'ai fait un rêve si étrange, que j'ai véritablement quelque peine à vous le découvrir: c'est peut-être l'oeuvre du démon, et...--Je vous l'ordonne, lui répliquai-je; un rêve est toujours involontaire; ce n'est qu'une illusion. Parlez avec sincérité.--Mon père, dit-il alors, à peine étais-je couché que j'ai rêvé que vous aviez tué ma mère; que son ombre sanglante m'était apparue pour demander vengeance, et qu'à cette vue j'avais été transporté d'une telle fureur, que j'ai couru comme un forcené à votre appartement; et vous ayant trouvé dans votre lit, je vous y ai poignardé. Peu après, je me suis réveillé tout en sueur, en détestant mon attentat, et bientôt j'ai béni Dieu qu'un si grand crime n'est pas été commis....--Il a été plus commis que vous ne pensez, lui dis-je avec un air sérieux et tranquille.
«Alors je lui racontai ce qui s'était passé, et lui montrai la trace des coups qu'il avait cru m'adresser.
«À cette vue, il se jeta à mes pieds, tout en larmes, gémissant du malheur involontaire qui avait pensé arriver, et implorant telle pénitence que je croyais devoir lui infliger.
«--Non, non, m'écriai-je, je ne vous punirai point d'un fait involontaire; mais désormais je vous dispense d'assister aux offices de la nuit, et vous préviens que votre cellule sera fermée en dehors, après le repas du soir, et ne s'ouvrira que pour vous donner la facilité de venir à la messe de famille qui se dit à la pointe du jour.»
Si, dans cette circonstance à laquelle il n'échappa que par miracle, le prieur eût été tué, le moine somnambule n'eût pas été puni, parce que c'eût été de sa part un meurtre involontaire.
Temps du repos.
84.
ES lois générales imposées au globe que nous habitons ont dû influer sur la manière d'exister de l'espèce humaine. L'alternative de jour et de nuit qui se fait sentir sur toute la terre avec certaines variétés, mais cependant de manière qu'en résultat de compte l'un et l'autre se compensent, a indiqué assez naturellement le temps de l'activité comme celui du repos; et probablement l'usage de notre vie n'eût point été le même si nous eussions eu un jour sans fin.
Quoi qu'il en soit, quand l'homme a joui, pendant une certaine durée, de la plénitude de sa vie, il vient un moment où il ne peut plus y suffire; son impressionnabilité diminue graduellement; les attaques les mieux dirigées sur chacun de ses sens demeurent sans effet, les organes se refusent à ce qu'ils avaient appelé avec plus d'ardeur, l'âme est saturée de sensations, le temps du repos arrivé.
Il est facile de voir que nous avons considéré l'homme social, environné de toutes les ressources et du bien-être de la haute civilisation; car ce besoin de se reposer arrive bien plus vite et bien plus régulièrement pour celui qui subit la fatigue d'un travail assidu dans son cabinet, dans son atelier, en voyage, à la guerre, à la chasse ou de toute autre manière.
À ce repos, comme à tous les actes conservateurs, la nature, cette excellente mère, a joint un grand plaisir.
L'homme qui se repose éprouve un bien-être aussi général qu'indéfinissable; il sent ses bras retomber par leur propre poids, ses fibres se distendre, son cerveau se rafraîchir; ses sens sont calmes, ses sensations obtuses; il ne désire rien, il ne réfléchit plus; un voile de gaze s'étend sur ses yeux. Encore quelques instants, et il dormira.
85.
UOIQU'IL y ait quelques hommes tellement organisés qu'on peut presque dire qu'ils ne dorment pas, cependant il est de vérité générale que le besoin de dormir est aussi impérieux que la faim et la soif. Les sentinelles avancées à l'armée s'endorment souvent, tout en se jetant du tabac dans les yeux; et Pichegru, traqué par la police de Bonaparte, paya 30,000 fr. une nuit de sommeil pendant laquelle il fut vendu et livré.
Définition.
86.--Le sommeil est cet état d'engourdissement dans lequel l'homme, séparé des objets extérieurs par l'inactivité forcée de ses sens, ne vit plus que de la vie mécanique.
Le sommeil, comme la nuit, est précédé et suivi de deux crépuscules, dont le premier conduite l'inertie absolue, et le second ramène à la vie active.
Tâchons d'examiner ces divers phénomènes.
Au moment où le sommeil commence, les organes des sens tombent peu à peu dans l'inaction: le goût d'abord, la vue et l'odorat ensuite; l'ouïe veille encore, et le toucher toujours; car il est là pour nous avertir par la douleur des dangers que le corps peut courir.
Le sommeil est toujours précédé d'une sensation plus ou moins voluptueuse: le corps y tombe avec plaisir par là certitude d'une prompte restauration; et l'âme s'y abandonne avec confiance, dans l'espoir que ses moyens d'activité y seront retrempés.
C'est faute d'avoir bien apprécié cette sensation, cependant si positive, que des savants de premier ordre ont comparé le sommeil à la mort, à laquelle tous les êtres vivants résistent de toutes leurs forces, et qui est marquée par des symptômes si particuliers et qui font horreur même aux animaux.
Comme tous les plaisirs, le sommeil devient une passion; car on a vu des personnes dormir les trois quarts de leur vie; et, comme toutes les passions, il ne produit alors que des effets funestes, savoir: la paresse, l'indolence, l'affaiblissement, la stupidité et la mort.
L'école de Salerne n'accordait que sept heures de sommeil, sans distinction d'âge ou de sexe. Cette doctrine est trop sévère; il faut accorder quelque chose aux enfants par besoin, et aux femmes par complaisance; mais on peut regarder comme certain que toutes les fois qu'on passe plus de dix heures au lit, il y a excès.
Dans les premiers moments du sommeil crépusculaire, la volonté dure encore: on pourrait se réveiller, l'oeil n'a pas encore perdu toute sa puissance. Non omnibus dormio, disait Mécènes, et dans cet état plus d'un mari a acquis de fâcheuses certitudes. Quelques idées naissent encore, mais elles sont incohérentes; on a des lueurs douteuses; on croit voir voltiger des objets mal terminés. Cet état dure peu; bientôt tout disparaît, tout ébranlement cesse, et on tombe dans le sommeil absolu.
Que fait l'âme pendant ce temps? elle vit en elle-même; elle est comme le pilote pendant le calme, comme un miroir pendant la nuit, comme un luth dont personne ne touche; elle attend de nouvelles excitations.
Cependant quelques psychologues, et entre autres M. le comte de Redern, prétendent que l'âme ne cesse jamais d'agir; et ce dernier en donne pour preuve que tout homme que l'on arrache à son premier sommeil éprouve la sensation de celui qu'on trouble dans une opération à laquelle il serait sérieusement occupé.
Cette observation n'est pas sans fondement, et mérite d'être attentivement vérifiée.
Au surplus cet état d'anéantissement absolu est de peu de durée (il ne passe presque jamais cinq ou six heures); peu à peu les pertes se réparent; un sentiment obscur d'existence commence à renaître, et le dormeur passe dans l'empire des songes.
ES rêves sont des impressions unilatérales qui arrivent à l'âme sans le secours des objets extérieurs.
Ces phénomènes, si communs et en même temps si extraordinaires, sont cependant encore peu connus.
La faute en est aux savants, qui ne nous ont pas encore laissé un corps d'observations suffisant. Ce secours indispensable viendra avec le temps, et la double nature de l'homme en sera mieux connue.
Dans l'état actuel de la science, il doit rester pour convenu qu'il existe un fluide aussi subtil que puissant, qui transmet au cerveau les impressions reçues par les sens; et que c'est par l'excitation que causent ces impressions que naissent les idées.
Le sommeil absolu est dû à la déperdition et à l'inertie de ce fluide.
Il faut croire que les travaux de la digestion et de l'assimilation, qui sont loin de s'arrêter pendant le sommeil, réparent cette perte, de sorte qu'il est un temps où l'individu, ayant déjà tout ce qu'il faut pour agir, n'est point encore excité par les objets extérieurs.
Alors le fluide nerveux, mobile par sa nature, se porte au cerveau par les conduits nerveux; il s'insinue dans les mêmes endroits et dans les mêmes traces, puisqu'il arrive par la même voie, il doit donc produire les mêmes effets, mais cependant avec moins d'intensité.
La raison de cette différence me parut facile à saisir. Quand l'homme éveillé est impressionné par un objet extérieur, la sensation est précise, soudaine et nécessaire; l'organe tout entier est en mouvement. Quand, au contraire, la même impression lui est transmise pendant son sommeil, il n'y a que la partie postérieure des nerfs qui soit en mouvement; la sensation doit nécessairement être moins vive et moins positive; et pour être plus facilement entendu, nous disons que chez l'homme éveillé il y a percussion de tout l'organe, et chez l'homme dormant il n'y a qu'ébranlement de la partie qui avoisine le cerveau.
Cependant on sait que dans les rêves voluptueux la nature atteint son but à peu près comme dans la veille; mais cette différence naît de la différence même des organes; car la génésique n'a besoin que d'une excitation quelle qu'elle soit, et chaque sexe porte avec soi tout le matériel nécessaire pour la consommation de l'acte auquel la nature l'a destiné.
Recherche à faire.
87.
UAND le fluide nerveux est ainsi porté au cerveau, il y afflue toujours par les couloirs destinés à l'exercice de quelqu'un de nos sens, et voilà pourquoi il y réveille certaines sensations ou séries d'idées préférablement à d'autres. Ainsi, on croit voir quand c'est le nerf optique qui est ébranlé, entendre quand ce sont les nerfs auditifs, etc.; et remarquons ici, comme singularité, qu'il est au moins très rare que les sensations qu'on éprouve en rêvant se rapportent au goût et à l'odorat: quand on rêve d'un parterre où d'une prairie, on voit des fleurs sans en sentir le parfum; si l'on croit assister à un repas, on en voit les mets sans en savourer le goût.
Ce serait un travail digne des plus savants que de rechercher pourquoi deux de nos sens n'impressionnent point l'âme pendant le sommeil, tandis que les quatre autres jouissent de presque toute leur puissance. Je ne connais aucun psychologue qui s'en soit occupé.
Remarquons aussi que plus les affections que nous éprouvons en dormant sont intérieures, plus elles ont de force. Ainsi, les idées les plus sensuelles ne sont rien auprès des angoisses qu'on ressent si on rêve qu'on a perdu un enfant chéri ou qu'on va être pendu. On peut se réveiller, en pareil cas, tout trempé de sueur ou tout mouillé de larmes.
Nature des songes.
88.
UELLE que soit la bizarrerie des idées qui quelquefois nous agitent en dormant, cependant en y regardant d'un peu près, on verra que ce ne sont que des souvenirs ou des combinaisons de souvenirs. Je suis tenté de dire que les songes ne sont que la mémoire des sens.
Leur étrangeté ne consiste donc qu'en ce que l'association de ces idées est insolite, parce qu'elle s'est affranchie des lois de la chronologie, des convenances et du temps; de sorte que, en dernière analyse, personne n'a jamais rêvé à ce qui lui était auparavant tout-à-fait inconnu.
On ne s'étonnera pas de la singularité de nos rêves, si l'on réfléchit que, pour l'homme éveillé, quatre puissances se surveillent et se rectifient réciproquement; savoir: la vue, l'ouïe, le toucher et la mémoire; au lieu que, chez celui qui dort, chaque sens est abandonné à ses seules ressources.
Je serais tenté de comparer ces deux états du cerveau à un piano près duquel serait assis un musicien qui, jetant par distraction les doigts sur les touches, y formerait par réminiscence quelque mélodie, et qui pourrait y ajouter une harmonie complète s'il usait de tous ses moyens. Cette comparaison pourrait se pousser beaucoup plus loin, en ajoutant que la réflexion est aux idées ce que l'harmonie est aux sons, et certaines idées en contiennent d'autres, tout comme un son principal en contient aussi d'autres qui lui sont secondaires, etc., etc.
Système du docteur Gall.
89.
NME laissant doucement conduire par un sujet qui n'est pas sans charmes, me voilà parvenu aux confins du système du docteur Gall, qui enseigne et soutient la multiformité des organes du cerveau.
Je ne dois donc pas aller plus loin, ni franchir les limites que je me suis fixées; cependant, par amour pour la science, à laquelle on peut bien voir que je ne suis pas étranger, je ne puis m'empêcher de consigner ici deux observations que j'ai faites avec soin, et sur lesquelles on peut d'autant mieux compter, que, parmi ceux qui me liront, il existe plusieurs personnes qui pourraient en attester la vérité.
PREMIÈRE OBSERVATION.
Vers 1790, il existait, dans un village appelé Gevrin, arrondissement de Belley, un commerçant extrêmement rusé, il s'appelait Landot, et s'était arrondi une assez jolie fortune.
Il fut tout-à-coup frappé d'un tel coup de paralysie, qu'on le crut mort. La Faculté vint à son secours, et il s'en tira, mais non sans perte, car il laissa à peu près derrière lui toutes les facultés intellectuelles, et surtout la mémoire. Cependant, comme il se traînait encore, tant bien que mal, et qu'il avait repris l'appétit, il avait conservé l'administration de ses biens.
Quand on le vit dans cet état, ceux qui avaient eu des affaires avec lui crurent que le temps était venu de prendre leur revanche; et sous prétexte de venir lui tenir compagnie, on venait de toutes parts lui proposer des marchés, des achats, des ventes, des échanges, et autres de cette espèce qui avaient été jusque-là l'objet de son commerce habituel. Mais les assaillants se trouvèrent bien surpris, et sentirent bientôt qu'il fallait décompter.
Le madré vieillard n'avait rien perdu de ses puissances commerciales, et le même homme qui quelquefois ne connaissait pas ses domestiques et oubliait jusqu'à son nom, était toujours au courant du prix de toutes les denrées, ainsi que de la valeur de de tout arpent de prés, de vignes ou de bois à trois lieues à la ronde.
Sous ces divers rapports, son jugement était resté intact; et comme on s'en défiait moins, la plupart de ceux qui tâtèrent le marchand invalide furent pris aux pièges qu'eux-mêmes avaient préparés pour lui.
DEUXIÈME OBSERVATION.
L existait à Belley un M. Chirol, qui avait servi longtemps dans les gardes-du-corps, tant sous Louis XV que sous Louis XVI.
Son intelligence était tout juste à la hauteur du service qu'il avait eu à faire toute sa vie; mais il avait au suprême degré l'esprit des jeux, de sorte que, non-seulement il jouait bien tous jeux anciens, tels que l'hombre, le piquet, le whist, mais encore que, quand la mode en introduisait un nouveau, dès la troisième partie il en connaissait toutes les finesses.
Or, ce M. Chirol fut aussi frappé d'une paralysie, et le coup fut tel qu'il tomba dans un état d'insensibilité presque absolue. Deux choses cependant furent épargnées, les facultés digestives et la faculté de jouer.
Il venait tous les jours dans la maison où depuis plus de vingt ans il avait coutume de faire sa partie, s'asseyait en un coin, et y demeurait immobile et somnolent, sans s'occuper en rien de ce qui se passait autour de lui.
Le moment d'arranger les parties étant venu, on lui proposait d'y prendre part; il acceptait toujours, et se traînait vers la table; on pouvait se convaincre que la maladie qui avait paralysé la plus grande partie de ses facultés ne lui avait pas fait perdre un point de son jeu. Peu de temps avant sa mort, M. Chirol donna une preuve authentique de l'intégrité de son existence comme joueur.
Il nous survint à Belley un banquier de Paris qui s'appelait, je crois, M. Delins. Il était porteur de lettres de recommandation; il était étranger, il était Parisien: c'était plus qu'il n'en fallait dans une petite ville pour qu'on s'empressât à faire tout ce qui pouvait lui être agréable.
M. Delins était gourmand et joueur. Sous le premier rapport on lui donna suffisamment d'occupation en le tenant chaque jour cinq ou six heures à table; sous le second rapport, il était plus difficile à amuser: il avait un grand amour pour le piquet, et parlait de jouer à six francs la fiche, ce qui excédait de beaucoup le taux de notre jeu le plus cher.
Pour surmonter cet obstacle, on fit une société où chacun prit ou ne prit pas intérêt, suivant la nature de ses pressentiments: les uns en disant que les Parisiens en savent bien plus long que les provinciaux; d'autres soutenant, au contraire, que tous les habitants de cette grande ville ont toujours, dans leur individu, quelques atomes de badauderie. Quoi qu'il en soit, la société se forma; et à qui confia-t-on le soin de défendre la masse commune?... à M. Chirol.
Quand le banquier parisien vit arriver cette grande figure pâle, blême, marchant de côté, qui vint s'asseoir en face de lui, il crut d'abord que c'était une plaisanterie; mais quand il vit le spectre prendre les cartes et les battre en professeur, il commença à croire que cet adversaire avait autrefois pu être digne de lui.
Il ne fut pas longtemps à se convaincre que cette faculté durait encore; car, non seulement à cette partie, mais encore à un grand nombre d'autres qui se succédèrent M. Delins fut battu, opprimé, plumé tellement, qu'à son départ il eut à nous compter plus de six cents francs qui furent soigneusement partagés entre tous les associés.
Avant de partir, M. Delins vint nous remercier du bon accueil qu'il avait reçu de nous: cependant il se récriait sur l'état caduc de l'adversaire que nous lui avions opposé, et nous assurait qu'il ne pourrait jamais se consoler d'avoir lutté avec tant de désavantage contre un mort.
Résultat
La conséquence de ces deux observations est facile à déduire: il me semble évident que le coup qui, dans ces deux cas, avait bouleversé le cerveau, avait respecté la portion de cet organe qui avait si longtemps été employée aux combinaisons du commerce et du jeu: et sans doute cette portion d'organe n'avait résisté que parce qu'un exercice continuel lui avait donné plus de vigueur, ou encore parce que les mêmes impressions, si longtemps répétées, y avaient laissé des traces plus profondes.
Influence de l'âge.
90..
'ÂGE a une influence marquée sur la nature des songes.
Dans l'enfance, on rêve jeux, jardins, fleurs, verdure et autres objets riants; plus tard, plaisirs, amours, combats, mariages; plus tard, établissements, voyages, faveurs du prince ou de ses représentants; plus tard enfin, affaires, embarras, trésors, plaisirs d'autrefois et amis morts depuis longtemps.
Phénomènes des songes.
91.--Certains phénomènes peu communs accompagnent quelquefois le sommeil et les rêves: leur examen peut servir aux progrès de l'anthroponomie; et c'est par cette raison que je consigne ici trois observations prises parmi plusieurs que, pendant le cours d'une assez longue vie, j'ai eu occasion de faire sur moi-même dans le silence de la nuit.
PREMIÈRE OBSERVATION.
Je rêvai une nuit que j'avais trouvé le secret de m'affranchir des lois de la pesanteur, de manière que mon corps étant devenu indifférent à monter ou descendre, je pouvais faire l'un ou l'autre avec une facilité égale et d'après ma volonté.
Cet état me paraissait délicieux; et peut-être bien des personnes ont rêvé quelque chose de pareil; mais ce qui devient plus spécial, c'est que je m'expliquais à moi-même très clairement (ce me semble du moins) les moyens qui m'avaient conduit à ce résultat, et que ces moyens me paraissaient tellement simples, que je m'étonnais qu'ils n'eussent pas été trouvés plus tôt.
En m'éveillant, cette partie explicative m'échappa tout-à-fait, mais la conclusion m'est restée; et depuis ce temps, il m'est impossible de ne pas être persuadé que tôt ou tard un génie plus éclairé fera cette découverte, et à tout hasard je prends date.
DEUXIÈME OBSERVATION.
92.
L n'y a que peu de mois que j'éprouvai, en dormant, une sensation de plaisir tout-à-fait extraordinaire. Elle consistait en une espèce de frémissement délicieux de toutes les particules qui composent mon être. C'était une espèce de fourmillement plein de charmes qui, partant de l'épiderme depuis les pieds jusqu'à la tête, m'agitait jusque dans la moelle des os. Il me semblait voir une flamme violette qui se jouait autour de mon front.
Lambere flamma comas, et circum tempora pasci.
J'estime que cet état, que je sentis bien physiquement, dura au moins trente secondes, et je me réveillai rempli d'un étonnement qui n'était pas sans quelque mélange de frayeur.
De cette sensation, qui est encore très présente à mon souvenir, et de quelques observations qui ont été faites sur les extatiques et sur les nerveux, j'ai tiré la conséquence que les limites du plaisir ne sont encore ni connues ni posées, et qu'on ne sait pas jusqu'à quel point notre corps peut être béatifié. J'ai espéré que dans quelques siècles la physiologie à venir s'emparera de ces sensations extraordinaires, les procurera à volonté comme on provoque le sommeil par l'opium, et que nos arrière-neveux auront par-là des compensations pour les douleurs atroces auxquelles nous sommes quelquefois soumis.
La proposition que je viens d'énoncer a quelque appui dans l'analogie; car j'ai déjà remarqué que le pouvoir de l'harmonie, qui procure des jouissances si vives, si pures et si avidement recherchées, était totalement inconnu aux Romains: c'est une découverte qui n'a pas plus de cinq cents ans d'antiquité.
TROISIÈME OBSERVATION.
93.
N l'an VIII (1800), m'étant couché sans aucun antécédent remarquable, je me réveillai vers une heure du matin, temps ordinaire de mon premier sommeil; je me trouvai dans un état d'excitation cérébrale tout-à-fait extraordinaire; mes conceptions étaient vives, mes pensées profondes; la sphère de mon intelligence me paraissait agrandie. J'étais levé sur mon séant et mes yeux étaient affectés de la sensation d'une lumière pâle, vaporeuse, indéterminée, et qui ne servait en aucune manière à faire distinguer les objets.
À ne consulter que la foule des idées qui se succédèrent rapidement, j'aurais pu croire que cette situation eût duré plusieurs heures; mais, d'après ma pendule, je suis certain qu'elle ne dura qu'un peu plus d'une demi-heure. J'en fus tiré par un incident extérieur et indépendant de ma volonté; je fus rappelé aux choses de la terre.
À l'instant la sensation lumineuse disparut, je me sentis déchoir; les limites de mon intelligence se rapprochèrent; en un mot, je redevins ce que j'étais la veille. Mais comme j'étais bien éveillé, ma mémoire, quoique avec des couleurs ternes, a retenu une partie des idées qui traversèrent mon esprit.
Les premières eurent le temps pour objet. Il me semblait que le passé, le présent et l'avenir étaient de même nature et ne faisaient qu'un point, de sorte qu'il devait être aussi facile de prévoir l'avenir que de se souvenir du passé. Voilà tout ce qui m'est resté de cette première intuition; qui fut en partie effacée par celles qui suivirent.
Mon attention se porta ensuite sur les sens; je les classai par ordre de perfection, et étant venu à penser que nous dévions en avoir autant à l'intérieur qu'à l'extérieur, je m'occupai à en faire la recherche.
J'en avais déjà trouvé trois, et presque quatre, quand je retombai sur la terre. Les voici:
1º La compassion, qui est une sensation précordiale qu'on éprouve quand on voit souffrir son semblable;
2º La prédilection, qui est un sentiment dé préférence non seulement pour un objet, mais pour tout ce qui tient à cet objet, ou en rappelle le souvenir;
3º La sympathie, qui est aussi un sentiment de préférence qui entraîne deux objets l'un vers l'autre.
On pourrait croire, au premier aspect, que ces deux sentiments ne sont qu'une seule et même chose; mais ce qui empêche de les confondre, c'est que la prédilection n'est pas toujours réciproque, et que la sympathie l'est nécessairement.
Enfin, en m'occupant de la compassion, je fus conduit à une induction que je crus très juste, et que je n'aurais pas aperçue en un autre moment, savoir: que c'est de la compassion que dérive ce beau théorème, base première de toutes les législations:
NE FAIS PAS AUX AUTRES CE QUE TU NE VOUDRAIS PAS QU'ON TE FÎT.
Do as you will done by.
ALTERI NE FACIAS QUOD TIBI FIERI NON VIS.
Telle est, au surplus, l'idée qui m'est restée de l'état où j'étais et de ce que j'éprouvai dans cette occasion, que je donnerais volontiers, s'il était possible, tout le temps qui me reste à vivre pour un mois d'une existence pareille.
Les gens de lettres me comprendront bien plus facilement que les autres; car il en est peu à qui il ne soit arrivé, à un degré sans doute très inférieur, quelque chose de semblable.
On est, dans son lit, couché bien chaudement, dans une position horizontale, et la tête bien couverte; on pense à l'ouvrage qu'on a sur le métier, l'imagination s'échauffe, les idées abondent, les expressions les suivent; et comme il faut se lever pour écrire, on s'habille, on quitte son bonnet de nuit, et on se met à son bureau.
Mais voilà que tout-à-coup on ne se retrouve plus le même; l'imagination s'est refroidie, le fil des idées est rompu, les expressions manquent; on est obligé de chercher avec peine ce qu'on avait si facilement trouvé, et fort souvent on est contraint d'ajourner le travail à un jour plus heureux.
Tout cela s'explique facilement par l'effet que doit produire sur le cerveau le changement de position et de température: on retrouve encore ici l'influence du physique sur le moral.
En creusant cette observation, j'ai été conduit trop loin peut-être; mais enfin j'ai été conduit à penser que l'exaltation des Orientaux était due en partie à ce que, étant de la religion de Mahomet, ils ont toujours la tête chaudement couverte, et que c'est pour obtenir l'effet contraire que tous les législateurs des moines leur ont imposé l'obligation d'avoir cette partie du corps découverte et rasée.
94.
UE l'homme se repose, qu'il s'endorme ou qu'il rêve, il ne cesse d'être sous la puissance des lois de la nutrition, et ne sort pas de l'empire de la gastronomie.
La théorie et l'expérience s'accordent pour prouver que la qualité et la quantité des aliments influent puissamment sur le travail, le repos, le sommeil et les rêves.
Effets de la diète sur le travail.
95.--L'homme mal nourri ne peut longtemps suffire aux fatigues d'un travail prolongé; son corps se couvre de sueur; bientôt ses forces l'abandonnent; et pour lui le repos n'est autre chose que l'impossibilité d'agir.
S'il s'agit d'un travail d'esprit, les idées naissent sans vigueur et sans précision; la réflexion se refuse à les joindre, le jugement à les analyser; le cerveau s'épuise dans ces vains efforts, et l'on s'endort sur le champ de bataille.
J'ai toujours pensé que les soupers d'Auteuil, ainsi que ceux des hôtels de Rambouillet et de Soissons, avaient fait grand bien aux auteurs du temps de Louis XIV; et le malin Geoffroy (si le fait eût été vrai) n'aurait pas tant eu tort quand il plaisantait les poètes de la fin du dix-huitième siècle sur l'eau sucrée, qu'il croyait leur boisson favorite.
D'après ces principes, j'ai examiné les ouvrages de certains auteurs connus pour avoir été pauvres et souffreteux, et je ne leur ai véritablement trouvé d'énergie que quand ils ont dû être stimulés par le sentiment habituel de leurs maux ou par l'envie souvent assez mal dissimulée.
Au contraire, celui qui se nourrit bien et qui répare ses forces avec prudence et discernement, peut suffire à une somme de travail qu'aucun être animé ne peut supporter.
La veille de son départ pour Boulogne, l'empereur Napoléon travailla pendant plus de trente heures, tant avec son conseil d'État qu'avec les divers dépositaires de son pouvoir, sans autre réfection que deux très courts repas et quelques tasses de café.
Brown parle d'un commis de l'amirauté d'Angleterre qui, ayant perdu par accident des états auxquels seul il pouvait travailler, employa cinquante-deux heures consécutives à les refaire. Jamais, sans un régime approprié, il n'eût pu faire face à cette énorme déperdition; il se soutint de la manière suivante: d'abord de l'eau, puis des aliments légers, puis du vin, puis des consommés, enfin de l'opium.
Je rencontrai un jour un courrier que j'avais connu à l'armée, et qui arrivait d'Espagne où il avait été envoyé en dépêche par le gouvernement (correo ganando horas.--Esp.); il avait fait le voyage en douze jours, s'étant arrêté à Madrid seulement quatre heures; quelques verres de vin et quelques tasses de bouillon, voilà tout ce qu'il avait pris pendant cette longue suite de secousses et d'insomnie; et il ajoutait que des aliments plus solides l'eussent infailliblement mis dans l'impossibilité de continuer sa route.
Sur les rêves.
96.
A diète n'a pas une moindre influence sur le sommeil et sur les rêves.
Celui qui a besoin de manger ne peut pas dormir; les angoisses de son estomac le tiennent dans un réveil douloureux, et si la faiblesse et l'épuisement le forcent à s'assoupir, ce sommeil est léger, inquiet et interrompu.
Celui qui, au contraire, a passé dans son repas les bornes de la discrétion, tombe immédiatement dans le sommeil absolu: s'il a rêvé, il ne lui reste aucun souvenir, parce que le fluide nerveux s'est croisé en tous sens dans les canaux sensitifs. Par la même raison son réveil est brusque: il revient avec peine à la vie sociale; et quand le sommeil est tout-à-fait dissipé, il se ressent encore longtemps des fatigues de la digestion.
On peut donc donner comme maxime générale, que le café repousse le sommeil. L'habitude affaiblit et fait même totalement disparaître cet inconvénient; mais il a infailliblement lieu chez tous les Européens, quand ils commencent à en prendre. Quelques aliments, au contraire, provoquent doucement le sommeil: tels sont ceux où le lait domine, la famille entière des laitues, la volaille, le pourpier, la fleur d'oranger, et surtout la pomme de reinette, quand on la mange immédiatement avant de se coucher.
Suite
97.--L'expérience, assise sur des millions d'observations, a appris que la diète détermine les rêves.
En général, tous les aliments qui sont légèrement excitants font rêver: telles sont les viandes noires, les pigeons, le canard, le gibier, et surtout le lièvre.
On reconnaît encore cette propriété aux asperges, au céleri, aux truffes, aux sucreries parfumées, et particulièrement à la vanille.
Ce serait une grande erreur de croire qu'il faut bannir de nos tables les substances qui sont ainsi somnifères; car les rêves qui en résultent sont en général d'une nature agréable, légère, et prolongent notre existence, même pendant le temps où elle paraît suspendue.
Il est des personnes pour qui le sommeil est une vie à part, une espèce de roman prolongé, c'est-à-dire que leurs songes ont une suite, qu'ils achèvent dans la seconde nuit celui qu'ils avaient commencé la veille, et voient en dormant certaines physionomies qu'ils reconnaissent pour les avoir déjà vues, et que cependant ils n'ont jamais rencontrées dans le monde réel.
Résultat.
98.
'HOMME qui a réfléchi sur son existence physique, et qui la conduit d'après les principes que nous développons, celui-là prépare avec sagacité son repos, son sommeil et ses rêves.
Il partage son travail de manière à ne jamais s'excéder; il le rend plus léger en le variant avec discernement, et rafraîchit son attitude par de courts intervalles de repos, qui le soulagent sans interrompre la continuité, qui est quelquefois un devoir.
Si, pendant le jour, un repos plus long lui est nécessaire, il ne s'y livre jamais que dans l'attitude de session: il se refuse au sommeil, à moins qu'il n'y soit invinciblement entraîné, et se garde bien surtout d'en contracter l'habitude.
Quand la nuit a amené l'heure du repos diurnal, il se retire dans une chambre aérée, ne s'entoure point de rideaux qui lui feraient cent fois respirer le même air, et se garde bien de fermer les volets de ses croisées, afin que, toutes les fois que son oeil s'entr'ouvrirait, il soit consolé par un reste de lumière.
Il s'étend dans un lit légèrement relevé vers la tête; son oreiller est de crin; son bonnet de nuit est de toile; son buste n'est point accablé sous le poids des couvertures; mais il a soin que ses pieds soient chaudement couverts.
Il a mangé avec discernement, ne s'est refusé à la bonne ni à l'excellente chère; il a bu les meilleurs vins, et avec précaution, même les plus fameux. Au dessert, il a plus parlé de galanterie que de politique, et a fait plus de madrigaux que d'épigrammes; il a pris une tasse de café, si sa constitution s'y prête, et accepté, après quelques instants, une cuillerée d'excellente liqueur, seulement pour parfumer sa bouche. En tout il s'est montré convive aimable, amateur distingué, et n'a cependant outrepassé que de peu la limite du besoin.
En cet état, il se couche content de lui et des autres, ses yeux se ferment; il traverse le crépuscule, et tombe, pour quelques heures, dans le sommeil absolu.
Bientôt la nature a levé son tribut; l'assimilation a remplacé la perte. Alors des rêves agréables viennent lui donner une existence mystérieuse; il voit les personnes qu'il aime, retrouve ses occupations favorites; et se transporte aux lieux où il s'est plu.
Enfin, il sent le sommeil se dissiper par degrés et rentre dans la société sans avoir à regretter de tempe perdu, parce que, même dans son sommeil, il a joui d'une activité sans fatigue et d'un plaisir sans mélange.
99.
I j'avais été médecin avec diplôme, j'aurais d'abord fait une bonne monographie de l'obésité; j'aurais ensuite établi mon empire dans ce recoin de la science; et j'aurais eu le double avantage d'avoir pour malades les gens qui se portent le mieux, et d'être journellement assiégé par la plus jolie moitié du genre humain; car avoir une juste portion d'embonpoint, ni trop ni peu, est pour les femmes l'étude de toute leur vie.
Ce que je n'ai pas fait, un autre docteur le fera; et s'il est à la fois savant, discret et beau garçon, je lui prédis des succès à miracles.
Exoriare aliquis nostris ex ossibas hoeres!
En attendant, je vais ouvrir la carrière; car un article sur l'obésité est de rigueur dans un ouvrage qui a pour objet l'homme en tant qu'il se repaît.
J'entends par obésité cet état de congestion graisseuse où, sans que l'individu soit malade, les membres augmentent peu à peu en volume, et perdent leur forme et leur harmonie primitives.
Il est une sorte d'obésité qui se borne au ventre; je ne l'ai jamais observée chez les femmes: comme elles ont généralement la fibre plus molle, quand l'obésité les attaque, elle n'épargne rien. J'appelle cette variété gastrophorie, et gastrophores ceux qui en sont atteints. Je suis même de ce nombre; mais, quoique porteur d'un ventre assez proéminent, j'ai encore le bas de la jambe sec, et le nerf détaché comme un cheval arabe.
Je n'en ai pas moins toujours regardé mon ventre comme un ennemi redoutable; je l'ai vaincu et fixé au majestueux; mais pour le vaincre, il fallait le combattre: c'est à une lutte de trente ans que je dois ce qu'il y a de bon dans cet essai.
Je commence par un extrait de plus de cinq cents dialogues que j'ai eus autrefois avec mes voisins de table menacés ou affligés de l'obésité.
L'obèse.--Dieu! quel pain délicieux. Où le prenez-vous donc?
Moi.--Chez M. Limet, rue de Richelieu: il est le boulanger de LL. AA. RR. le duc d'Orléans et le prince de Condé; je l'ai pris parce qu'il est mon voisin, et je le garde parce que je l'ai proclamé le premier panificateur du monde.
L'obèse.--J'en prends note; je mange beaucoup de pain, et avec de pareilles flûtes je me passerais de tout le reste.
Autre obèse.--Mais que faites-vous donc là? Vous recueillez le bouillon de votre potage, et vous laissez ce beau riz de la Caroline.
Moi.--C'est un régime particulier que je me suis fait.
L'obèse.--Mauvais régime, le riz fait mes délices ainsi que les fécules, les pâtes et autres pareilles: rien ne nourrit mieux, à meilleur marché, et avec moins de peine.
Un obèse renforcé.--Faites-moi, monsieur, le plaisir de me passer les pommes de terre qui sont devant vous. Au train dont on va, j'ai peur de ne pas y être à temps.
Moi.--Monsieur, les voilà à votre portée.
L'obèse.--Mais vous allez sans doute vous servir? il y en a assez pour nous deux, et après nous le déluge.
Moi.--Je n'en prendrai pas; je n'estime la pomme de terre que comme préservatif contre la famine; à cela près, je ne trouve rien de plus éminemment fade.
L'obèse.--Hérésie gastronomique! rien n'est meilleur que les pommes de terre; j'en mange de toutes les manières; et s'il en paraît au second service, soit à la lyonnaise, soit au soufflé, je fais ici mes protestations pour la conservation de mes droits.
Une dame obèse.--Vous seriez bien bon si vous envoyiez chercher pour moi de ces haricots de Soissons que j'aperçois au bout de la table.
Moi, après avoir exécuté l'ordre en chantant tout bas un air connu:
Les Sossonnais sont heureux,
Les haricots sont chez eux...
L'obèse.--Ne plaisantez pas; c'est un vrai trésor pour ce pays-là. Paris en tire pour des sommes considérables. Je vous demande grâce aussi pour les petites fèves de marais, qu'on appelle fèves anglaises; quand elles sont encore vertes, c'est un manger des dieux.
Moi.Anathème aux haricots! anathème aux fèves de marais.
L'obèse, d'un air résolu.--Je me moque de votre anathème; ne dirait-on pas que vous êtes à vous seul tout un concile?
Moi, à une autre.--Je vous félicite sur votre belle santé; il me semble, madame, que vous avez un peu engraissé depuis la dernière fois que j'ai eu l'honneur de vous voir.
L'obèse.--Je le dois probablement à mon nouveau régime.
Moi.--Comment donc?
L'obèse.--Depuis quelque temps je déjeune avec une bonne soupe grasse, un bowl comme pour deux et quelle soupe encore! la cuiller y tiendrait droite.
Moi, à une autre.--Madame, si vos yeux ne me trompent pas, vous accepterez un morceau de cette charlotte? et je vais l'attaquer en votre faveur.
L'obèse.--Eh bien! monsieur, mes yeux vous trompent: j'ai ici deux objets de prédilection, et ils sont tous du genre masculin: c'est ce gâteau de riz à côtes dorées, et ce gigantesque biscuit de Savoie; car vous saurez pour votre règle que je raffole des pâtisseries sucrées.
Moi, à une autre.--Pendant qu'on politique là-bas, voulez-vous, madame, que j'interroge pour vous cette tourte à la frangipane?
L'obèse.--Très volontiers: rien ne me va mieux, que la pâtisserie. Nous avons un pâtissier pour locataire; et, entre ma fille et moi, je crois bien que nous absorbons le prix de la location, et peut-être au-delà.
Moi, après avoir regardé la jeune personne.--Ce régime vous profite à merveille; mademoiselle votre fille est une très belle personne, armée de toutes pièces.
L'obèse.--Eh bien! croiriez-vous que ses compagnes lui disent quelquefois qu'elle est trop grasse?
Moi.--C'est peut-être par envie...
L'obèse.--Cela pourrait bien être. Au surplus, je la marie, et le premier enfant arrangera tout cela.
C'est par des discours semblables que j'éclaircissais une théorie dont j'avais pris les éléments hors de l'espèce humaine; savoir que la corpulence graisseuse a toujours pour principale cause une diète trop chargée d'éléments féculents et farineux, et que je m'assurais que le même régime est toujours suivi du même effet:
Effectivement, les animaux carnivores ne s'engraissent jamais (voyez les loups, les chacals, les oiseaux de proie, le corbeau, etc.).
Les herbivores s'engraissent peu, du moins tant que l'âge ne les a pas réduits au repos; et au contraire ils s'engraissant vite et en tout temps, aussitôt qu'on leur a fait manger des pommes de terre, des grains et des farines de toute espèce.
L'obésité ne se trouve jamais ni chez les sauvages, ni dans les classes de la société où on travaille pour manger et où on ne mange que pour vivre.
Causes de l'obésité.
100.
'APRÈS les observations qui précèdent, et dont chacun peut vérifier l'exactitude, il est facile d'assigner les principales causes de l'obésité. La première est la disposition naturelle de l'individu. Presque tous les hommes naissent avec certaines prédispositions dont leur physionomie porte l'empreinte. Sur cent personnes qui meurent de la poitrine, quatre-vingt-dix ont les cheveux bruns, le visage long et le nez pointu. Sur cent obèses, quatre-vingt-dix ont le visage court, les yeux ronds et le nez obtus.
Il est donc vrai qu'il existe des personnes prédestinées en quelque sorte pour l'obésité, et dont, toutes choses égales, les puissances digestives élaborent une plus grande quantité de graisse.
Cette vérité physique, dont je suis profondément convaincu, influe d'une manière fâcheuse sur ma manière de voir en certaines occasions.
Quand on rencontre dans la société une demoiselle bien vive, bien rosée, au nez fripon, aux formes arrondies, aux mains rondelettes, aux pieds courts et grassouillets, tout le monde est ravi et la trouve charmante, tandis que, instruit par l'expérience, je jette sur elle des regards postérieurs de dix ans, je vois les ravages que l'obésité aura faits sur ces charmes si frais, et je gémis sur des maux qui n'existent pas encore. Cette compassion anticipée est un sentiment pénible, et fournit une preuve entre mille autres, que l'homme serait plus malheureux s'il pouvait prévoir l'avenir.
La seconde des principales causes de l'obésité est dans les farines et fécules dont l'homme fait la base de sa nourriture journalière. Nous l'avons déjà dit, tous les animaux qui vivent de farineux s'engraissent de gré ou de force; l'homme suit la loi commune.
La fécule produit plus vite et plus sûrement son effet quand elle est unie au sucre: le sucre et la graisse contiennent l'hydrogène, principe qui leur est commun; l'un et l'autre sont inflammables. Avec cet amalgame, elle est d'autant plus active qu'elle flatte plus le goût et qu'on ne mange guère les entremets sucrés que quand l'appétit naturel est déjà satisfait, et qu'il ne reste plus alors que cet autre appétit de luxe qu'on est obligé de solliciter par tout ce que l'art a de plus raffiné et le changement de plus tentatif.
La fécule n'est pas moins incrassante quand elle est charroyée par les boissons, comme dans la bière et autres de la même espèce. Les peuples qui en boivent habituellement sont aussi ceux où on trouve les ventres les plus merveilleux, et quelques familles parisiennes qui, en 1817, burent de la bière par économie, parce que le vin était fort cher, en ont été récompensées par un embonpoint dont elles ne savent plus que faire.
Suite.
101.
Une double cause d'obésité résulte de la prolongation du sommeil et du défaut d'exercice.
Le corps humain répare beaucoup pendant le sommeil; et dans le même temps il perd peu, puisque l'action musculeuse est suspendue. Il faudrait donc que le superflu acquis fut évaporé par l'exercice; mais, par cela même qu'on dort beaucoup, on limite d'autant le temps ou l'on pourrait agir.
Par une autre conséquence, les grands dormeurs se refusent à tout ce qui leur présente jusqu'à l'ombre d'une fatigue; l'excédant de l'assimilation est donc emporté par le torrent de la circulation; il s'y charge, par une opération dont la nature s'est réservé le secret; de quelques centièmes additionnels d'hydrogène, et la graisse se trouve formée, pour être déposée par le même mouvement dans les capsules du tissu cellulaire.
Suite.
102..
NE dernière cause d'obésité consiste dans l'excès du manger et du boire.
On a eu raison de dire qu'un des privilèges de l'espèce humaine est de manger sans avoir faim et de boire sans avoir soif; et, en effet, il ne peut appartenir aux bêtes; car il naît de la réflexion sur le plaisir de la table et du désir d'en prolonger la durée.
On a trouvé ce double penchant partout où l'on a trouvé des hommes; et on sait que les sauvages mangent avec excès et s'enivrent jusqu'à l'abrutissement, toutes les fois qu'ils en trouvent l'occasion.
Quant à nous, citoyens des deux mondes, qui croyons être à l'apogée de la civilisation, il est certain que nous mangeons trop.
Je ne dis pas cela pour le petit nombre de ceux qui, serrés par l'avarice ou l'impuissance, vivent seuls et à l'écart: les premiers, réjouis de sentir qu'ils amassent; les autres, gémissant de ne pouvoir mieux faire; mais je le dis avec affirmation pour tous ceux qui, circulant autour de nous, sont tour-à-tour amphitryons ou convives, offrent avec politesse ou acceptent avec complaisance; qui, n'ayant déjà plus de besoin, mangent d'un mets parce qu'il est attrayant, et boivent d'un vin parce qu'il est étranger; je le dis, soit qu'ils siègent chaque jour dans un salon, soit qu'ils fêtent seulement le dimanche et quelquefois le lundi; dans chaque majorité immense, tous mangent et boivent trop, et des poids énormes en comestibles sont chaque jour absorbés sans besoin.
Cette cause, presque toujours présente, agit différemment suivant la constitution des individus; et pour ceux qui ont l'estomac mauvais, elle a pour effet non l'obésité, mais l'indigestion.
Anecdote.
103.
OUS en avons sous les yeux un exemple que la moitié de Paris a pu connaître.
M. Lang avait une des maisons les plus brillantes de cette ville; sa table surtout était excellente, mais son estomac était aussi mauvais que sa gourmandise était grande. Il faisait parfaitement les honneurs, et mangeait surtout avec un courage digne d'un meilleur sort.
Tout se passait bien jusqu'au café inclusivement; mais bientôt l'estomac se refusait au travail qu'on lui avait imposé, les douleurs commençaient, et le malheureux gastronome était obligé de se jeter sur un canapé, où il restait jusqu'au lendemain à expier dans de longues angoisses le court plaisir qu'il avait goûté.
Ce qu'il y a de très remarquable, c'est qu'il ne s'est jamais corrigé; tant qu'il a vécu, il s'est soumis à cette étrange alternative, et les souffrances de la veille n'ont jamais influé sur le repas du lendemain.
Chez les individus qui ont l'estomac actif, l'excès de nutrition agit comme dans l'article précédent. Tout est digéré, et ce qui n'est pas nécessaire pour la réparation du corps se fixe et se tourne en graisse.
Chez les autres, il y a indigestion perpétuelle: les aliments défilent sans faire profit, et ceux qui n'en connaissent pas la cause s'étonnent que tant de bonnes choses ne produisent pas un meilleur résultat.
On doit bien s'apercevoir que je n'épuise point minutieusement la matière; car il est une foule de causes secondaires qui naissent de nos habitudes, de l'état embrassé, de nos manies, de nos plaisirs, qui secondent et activent celles que je viens d'indiquer.
Je lègue tout cela au successeur que j'ai planté en commençant ce chapitre, et me contente de préliber, ce qui est le droit du premier venu en toute matière.
Il y a longtemps que l'intempérance a fixé les regards des observateurs. Les philosophes ont vanté la tempérance; les princes ont fait des lois somptuaires, la religion a moralisé la gourmandise; hélas! on n'en a pas mangé une bouchée de moins, et l'art de trop manger devient chaque jour plus florissant.
Je serai peut-être plus heureux en prenant une route nouvelle, j'exposerai les inconvénients physiques de l'obésité; le soin de soi-même (self-preservation) sera peut-être plus influent que la morale, plus persuasif que les sermons, plus puissant que les lois, et je crois le beau sexe tout disposé à ouvrir les yeux à la lumière.
Inconvénients de l'obésité.
104.
'OBÉSITÉ a une influence fâcheuse sur les deux sexes en ce qu'elle nuit à la force et à la beauté.
Elle nuit à la force, parce qu'en augmentant le poids de la masse à mouvoir, elle n'augmente pas la puissance motrice; elle y nuit encore en gênant la respiration, ce qui rend impossible tout travail qui exige un emploi prolongé de la force musculaire.
L'obésité nuit à la beauté en détruisant l'harmonie de proportion primitivement établie; parce que toutes les parties ne grossissent pas d'une manière égale.
Elle y nuit encore en remplissant des cavités que la nature avait destinées à faire ombre: aussi, rien n'est si commun que de rencontrer des physionomies jadis très piquantes et que l'obésité à rendues à peu près insignifiantes.
Le chef du dernier gouvernement n'avait pas échappé à cette loi. Il avait fort engraissé dans ses dernières campagnes, de pâle il était devenu blafard, et ses yeux avaient perdu une partie de leur fierté.
L'obésité entraîne avec elle le dégoût pour la danse, la promenade, l'équitation, ou l'inaptitude pour toutes les occupations ou amusements qui exigent un peu d'agilité ou d'adresse.
Elle prédispose aussi à diverses maladies, telles que l'apoplexie, l'hydropisie, les ulcères aux jambes, et rend toutes les autres affections plus difficiles à guérir.
Exemples d'obésité.
105.
ARMI les héros corpulents, je n'ai gardé le souvenir que de Marius et de Jean Sobieski.
Marius, qui était de petite taille, était devenu aussi large que long, et c'est peut-être cette énormité qui effraya le Cimbre chargé de le tuer.
Quant au roi de Pologne, son obésité pensa lui être funeste, car, étant tombé dans un gros de cavalerie turque devant lequel il fut obligé de fuir, la respiration lui manqua bientôt, et il aurait été infailliblement massacré, si quelques-uns de ses aides-de-camp ne l'avaient soutenu, presque évanoui sur son cheval, tandis que d'autres se sacrifiaient généreusement pour arrêter l'ennemi.
Si je ne me trompe, le duc de Vendôme, ce digne fils du grand Henri, était aussi d'une corpulence remarquable. Il mourut dans une auberge, abandonné de tout le monde, et conserva assez de connaissance pour voir le dernier de ses gens arracher le coussin sur lequel il reposait au moment de rendre le dernier soupir.
Les recueils sont pleins d'exemples d'obésité monstrueuse; je les y laisse pour parler en peu de mots de ceux que j'ai moi-même recueillis.
M. Rameau, mon condisciple, maire de la Chaleur, en Bourgogne, n'avait que cinq pieds deux pouces, et pesait cinq cents.
M. le duc de Luynes, à côté duquel j'ai souvent siégé, était devenu énorme; la graisse avait désorganisé sa belle figure, et il avait passé les dernières années de sa vie dans une somnolence presque habituelle.
Mais ce que j'ai vu de plus extraordinaire en ce genre était un habitant de New-York, que bien des Français encore existants à Paris peuvent avoir vu dans la rue de Broadway, assis sur un énorme fauteuil dont les jambes auraient pu porter une église.
Édouard avait au moins cinq pieds dix pouces, mesure de France, et comme la graisse l'avait gonflé en tous sens, il avait au moins huit pieds de circonférence. Ses doigts étaient comme ceux de cet empereur romain à qui les colliers de sa femme servaient d'anneaux; ses bras et ses cuisses étaient tubulés, de la grosseur d'un homme de moyenne stature, et il avait les pieds comme un éléphant, couverts par l'augmentation de ses jambes; le poids de la graisse, avait entraîné et fait bâiller la paupière inférieure; mais ce qui le rendait hideux à voir, c'était trois mentons en sphéroïdes qui lui pendaient sur la poitrine dans la longueur de plus d'un pied, de sorte que sa figure paraissait être le chapiteau d'une colonne torse.
Dans cet état, Édouard passait sa vie assis près de la fenêtre d'une salle basse qui donnait sur la rue, et buvant de temps en temps un verre d'ale, dont un pitcher de grande capacité était toujours auprès de lui.
Une figure aussi extraordinaire ne pouvait pas manquer d'arrêter les passants; mais il ne fallait pas qu'ils y missent trop de temps, Édouard ne tardait pas à les mettre en fuite, en leur disant d'une voix sépulcrale: «Wat have you to stare like wild cats!... Go your way you lazy body... Be gone you good fort nothing dogs...» (Qu'avez-vous à regarder d'un air effaré, comme des chats sauvages?... Passez votre chemin, paresseux... Allez-vous-en, chiens de vauriens!) et autres douceurs pareilles.
L'ayant souvent salué par son nom, j'ai quelquefois causé avec lui; il assurait qu'il ne s'ennuyait point, qu'il n'était point malheureux, et que si la mort ne venait point le déranger, il attendrait volontiers ainsi la fin du monde.
De ce qui précède il résulte que si l'obésité n'est pas une maladie, c'est au moins une indisposition fâcheuse, dans laquelle nous tombons presque toujours par notre faute.
Il en résulte encore que tous doivent désirer de s'en préserver quand ils n'y sont pas parvenus, ou d'en sortir quand ils y sont arrivés; et c'est en leur faveur que nous allons examiner quelles sont les ressources que nous présente la science aidée de l'observation.
Note 41:(retour) Il y a environ vingt ans que j'avais entrepris un traité ex professo sur l'obésité. Mes lecteurs doivent surtout en regretter la préface: elle avait la forme dramatique, et j'y prouvais à un médecin que la fièvre est bien moins dangereuse qu'un procès, car ce dernier, après avoir fait courir, attendre, mentir, pester le plaideur, après l'avoir indéfiniment privé de repos, de joie et d'argent, finissait encore par le rendre malade et le faire mourir de malemort: vérité tout aussi bonne à propager qu'aucune autre.
106.
E commence par un fait qui prouve qu'il faut du courage, soit pour se préserver, soit pour se guérir de l'obésité.
M. Louis Greffulhe, que sa majesté honora plus tard du titré de comte, vint me voir un matin, et me dit qu'il avait appris que je m'étais occupé de l'obésité; qu'il en était fortement menacé, et qu'il venait me demander des conseils.
«Monsieur, lui dis-je, n'étant pas docteur à diplôme, je suis maître de vous refuser; cependant je suis à vos ordres, mais à une condition: c'est que vous donnerez votre parole d'honneur de suivre, pendant un mois, avec une exactitude rigoureuse, la règle de conduite que je vous donnerai.»
M. Greffulhe fit la promesse exigée, en me prenant la main, et dès le lendemain je lui délivrai mon fetva, dont le premier article était de se peser au commencement et à la fin du traitement, à l'effet d'avoir une base mathématique pour en vérifier le résultat.
À un mois de là, M. Greffulhe revint me voir, et me parla à peu près en ces termes:
«Monsieur, dit-il, j'ai suivi votre prescription comme si ma vie en avait dépendu, et j'ai vérifié que dans le mois, le poids de mon corps a diminué de trois livres, même un peu plus. Mais, pour parvenir à ce résultat, j'ai été obligé de faire à tous mes goûts, à toutes mes habitudes, une telle violence, en un mot, j'ai tant souffert, qu'en vous faisant tous mes remerciements de vos bons conseils, je renonce au bien qui peut m'en provenir, et m'abandonne pour l'avenir à ce que la Providence en ordonnera.»
Après cette résolution, que je n'entendis pas sans peine, l'événement fut ce qu'il devait être; M. Greffulhe devint de plus en plus corpulent, fut sujet aux inconvénients dé l'extrême obésité, et, à peine âgé de quarante ans, mourut des suites d'une maladie suffocatoire à laquelle il était devenu sujet.
Généralités.
107.
OUTE cure de l'obésité doit commencer par ces trois préceptes de théorie absolue: discrétion dans le manger, modération dans le sommeil, exercice à pied ou à cheval.
Ce sont les premières ressources que nous présente la science: cependant j'y compte peu, parce que je connais les hommes et les choses, et que toute prescription qui n'est pas exécutée à la lettre ne peut pas produire d'effet.
Or, 1° il faut beaucoup de caractère pour sortir de table avec appétit; tant que ce besoin dure, un morceau appelle l'autre avec un attrait irrésistible; et en général on mange tant qu'on a faim, en dépit des docteurs, et même à l'exemple des docteurs.
2° Proposer à des obèses de se lever matin, c'est leur percer le coeur: ils vous diront que leur santé s'y oppose; que quand ils se sont levés matin, ils ne sont bons à rien toute la journée; les femmes se plaindront d'avoir les yeux battus; tous consentiront à veiller tard, mais il se réserveront de dormir la grasse matinée; et voilà une ressource qui échappe.
3° Monter à cheval est un remède cher, qui ne convient ni à toutes les fortunes, ni à toutes les positions.
Proposez à une jolie obèse de monter à cheval, elle y consentira avec joie, mais à trois conditions: la première, qu'elle aura à la fois un beau cheval, vif et doux; la seconde, qu'elle aura un habit d'amazone frais et coupé dans le dernier goût; la troisième, qu'elle aura un écuyer d'accompagnement complaisant et beau garçon. Il est assez rare que tout cela se trouve, et on n'équite pas.
L'exercice à pied donne lieu à bien d'autres objections: il est fatigant à mourir, on transpire et on s'expose à une fausse pleurésie; la poussière abîme les bas, les pierres percent les petits souliers, et il n'y a pas moyen de persister. Enfin si, pendant ces diverses tentatives, il survient le plus léger accès de migraine, si un bouton gros comme la tête d'une épingle perce la peau, on le met sur le compte du régime, on l'abandonne, et le docteur enrage.
Ainsi, restant convenu que toute personne qui désire voir diminuer son embonpoint doit manger modérément, peu dormir, et faire autant d'exercice qu'il lui est possible, il faut cependant chercher une autre voie pour arriver au but. Or, il est une méthode infaillible pour empêcher la corpulence de devenir excessive, ou pour la diminuer, quand elle en est venue à ce point. Cette méthode, qui est fondée sur tout ce que la physique et la chimie ont de plus certain, consiste dans un régime diététique approprié à l'effet qu'on veut obtenir.
De toutes les puissances médicales, le régime est la première, parce qu'il agit sans cesse, le jour, la nuit, pendant la veille, pendant le sommeil; que l'effet s'en rafraîchit à chaque repas, et qu'il finit par subjuguer toutes les parties de l'individu. Or, le régime antiobésique est indiqué par la cause la plus commune et la plus active de l'obésité, et puisqu'il est démontré que ce n'est qu'à force de farines et de fécules que les congestions graisseuses se forment, tant chez l'homme que chez les animaux; puisque, à l'égard de ces derniers, cet effet se produit chaque jour sous nos yeux, et donne lieu au commerce des animaux engraissés, on peut en déduire, comme conséquence exacte, qu'une abstinence plus ou moins rigide de tout ce qui est farineux ou féculent conduit à la diminution de l'embonpoint.
«Ô mon Dieu! allez-vous tous vous écrier, lecteurs et lectrices, ô mon Dieu! mais voyez donc comme le professeur est barbare! voilà que d'un seul mot il proscrit tout ce que nous aimons, ces pains si blancs de Limet, ces biscuits d'Achard, ces galettes de... et tant de bonnes choses qui se font avec des farines et du beurre, avec des farines et du sucre, avec des farines, du sucre et des oeufs! Il ne fait grâce ni aux pommes de terre, ni aux macaronis! Aurait-on dû s'attendre à cela d'un amateur qui paraissait si bon?
«Qu'est-ce que j'entends là? ai-je répondu en prenant ma physionomie sévère, que je ne mets qu'une fois l'an; eh bien! mangez, engraissez; devenez laids, pesants, asthmatiques, et mourez de gras-fondu; je suis là pour en prendre note, et vous figurerez dans ma seconde édition... Mais que vois-je? une seule phrase vous a vaincus; vous avez peur, et vous priez pour suspendre la foudre... Rassurez-vous; je vais tracer votre régime, et vous prouver que quelques délices vous attendent encore sur cette terre où l'on vit pour manger.
«Vous aimez le pain: eh bien, vous mangerez du pain de seigle: l'estimable Cadet de Vaux en a depuis longtemps préconisé les vertus; il est moins nourrissant, et surtout il est moins agréable: ce qui rend le précepte plus facile à remplir. Car pour être sûr de soi, il faut surtout fuir la tentation. Retenez bien ceci, c'est de la morale.
«Vous aimez le potage, ayez-le à la julienne, aux légumes verts, aux choux, aux racines; je vous interdis pain, pâtes et purées.»
«Au premier service, tout est à votre usage, à peu d'exceptions près: comme le riz aux volailles et la croûte des pâtés chauds. Travaillez, mais soyez circonspects, pour ne pas satisfaire plus tard un besoin qui n'existera plus.»
«Le second service va paraître, et vous aurez besoin de philosophie. Fuyez les farineux, sous quelque forme qu'ils se présentent; ne vous reste-t-il pas le rôti, la salade, les légumes herbacés? et puisqu'il faut vous passer quelques sucreries, préférez la crème au chocolat et les gelées au punch, à l'orange et autres pareilles.»
«Voilà le dessert. Nouveau danger: mais si jusque-là vous vous êtes bien conduits, votre sagesse ira toujours croissant. Défiez-vous des bouts de table (ce sont toujours des brioches plus ou moins parées); ne regardez ni aux biscuits ni aux macarons; il vous reste des fruits de toute espèce, des confitures, et bien des choses que vous saurez choisir si vous adoptez mes principes.»
«Après dîner, je vous ordonne le café, vous permets la liqueur, et vous conseille le thé et le punch dans l'occasion.»
«Au déjeuner, le pain de seigle de rigueur, le chocolat plutôt que le café. Cependant je permets le café au lait un peu fort; point d'oeufs; tout le reste à volonté. Mais on ne saurait déjeuner de trop bonne heure. Quand on déjeune tard, le dîner vient avant que la digestion soit faite; on n'en mange pas moins; et cette mangerie sans appétit est une cause de l'obésité très active, parce qu'elle a lieu souvent.»
Suite du régime.
108.
USQU'ICI je vous ai tracé, en père tendre et un peu complaisant, les limites d'un régime qui repousse l'obésité qui vous menace: ajoutons-y encore quelques préceptes contre celle qui vous a atteints.
Buvez, chaque été, trente bouteilles d'eau de Seltz, un très grand verre le matin, deux avant le déjeuner, et autant en vous couchant. Ayez à l'ordinaire des vins blancs, légers et acidulés, comme ceux d'Anjou. Fuyez la bière comme la peste, demandez souvent des radis, des artichauts à la poivrade, des asperges, du céleri, des cardons. Parmi les viandes, préférez le veau et la volaille; du pain, ne mangez que la croûte; dans le cas douteux, laissez-vous guider par un docteur qui adopte mes principes; et quel que soit le moment où vous aurez commencé à les suivre, vous serez avant peu frais, jolis, lestes, bien portants et propres à tout.
Après vous avoir ainsi placés sur votre terrain, je dois aussi vous en montrer les écueils, de peur que, emportés par un zèle obésifuge, vous n'outrepassiez le but.
L'écueil que je veux signaler est l'usage habituel des acides que des ignorants conseillent quelquefois, et dont l'expérience a toujours démontré les mauvais effets.
Dangers des acides.
109.
Il circule parmi les femmes une doctrine funeste, et qui fait périr chaque année bien des jeunes personnes, savoir: que les acides, et surtout le vinaigre, sont des préservatifs contre l'obésité.
Sans doute l'usage continu des acides fait maigrir, mais c'est en détruisant la fraîcheur, la santé et la vie; et quoique la limonade soit le plus doux d'entre eux, il est peu d'estomacs qui y résistent longtemps.
La vérité que je viens d'énoncer ne saurait être rendue trop publique; il est peu de mes lecteurs qui ne pussent me fournir quelque observation pour l'appuyer, et dans le nombre je préfère la suivante qui m'est en quelque sorte personnelle.
En 1776, j'habitais Dijon; j'y faisais un cours de droit en la faculté; un cours de chimie sous M. Guyton de Morveau, pour lors avocat-général, et un cours de médecine domestique sous M. Maret, secrétaire perpétuel de l'Académie, et père de M. le duc de Bassano.
J'avais une sympathie d'amitié pour une des plus jolies personnes dont ma mémoire ait conservé le souvenir. Je dis sympathie d'amitié, ce qui est rigoureusement vrai et en même temps bien surprenant, car j'étais alors grandement en fonds pour des affinités bien autrement exigeantes.
Cette amitié, qu'il faut prendre pour ce qu'elle a été et non pour ce qu'elle aurait pu devenir, avait pour caractère une familiarité qui était devenue, dès le premier jour, une confiance qui nous paraissait toute naturelle, et des chuchotements à ne plus finir, dont la maman ne s'alarmait point, parce qu'ils avaient un caractère d'innocence digne des premiers âges. Louise était donc très jolie, et avait surtout, dans une juste proportion, cet embonpoint classique qui fait le charme des yeux et la gloire des arts d'imitation.
Quoique je ne fusse que son ami, j'étais bien loin d'être aveugle sur les attraits qu'elle laissait voir ou soupçonner, et peut-être ajoutaient-ils, sans que je pusse m'en douter, au chaste sentiment qui m'attachait à elle. Quoi qu'il en soit, un soir que j'avais considéré Louise avec plus d'attention qu'à l'ordinaire: «Chère amie, lui dis-je, vous êtes malade; il me semble que vous avez maigri.--Oh! non, me répondit-elle avec un sourire qui avait quelque chose de mélancolique, je me porte bien; et si j'ai un peu maigri, je puis, sous ce rapport, perdre un peu sans m'appauvrir.--Perdre, lui répliquai-je avec feu; vous n'avez besoin ni de perdre ni d'acquérir; restez comme vous êtes, charmante à croquer;» et autres phrases pareilles qu'un ami de vingt ans à toujours à commandement.
Depuis cette conversation, j'observai cette jeune fille avec un intérêt mêlé d'inquiétude, et bientôt je vis son teint pâlir, ses joues se creuser, ses appas se flétrir... Oh! comme la beauté est une chose fragile et fugitive! Enfin je la joignis au bal où elle allait encore comme à l'ordinaire; j'obtins d'elle qu'elle se reposerait pendant deux contredanses; et mettant ce temps à profit, j'en reçus l'aveu que, fatiguée des plaisanteries de quelques-unes de ses amies qui lui annonçaient qu'avant deux ans elle serait aussi grosse que saint Christophe, et aidée par les conseils de quelques autres, elle avait cherché à maigrir, et, dans cette vue, avait bu pendant un mois un verre de vinaigre chaque matin; elle ajouta que jusqu'alors elle n'avait fait à personne confidence de cet essai.
Je frémis à cette confession: je sentis toute l'étendue du danger, et j'en fis part dès le lendemain à la mère de Louise, qui ne fut pas moins alarmée que moi; car elle adorait sa fille. On ne perdit pas de temps; on s'assembla, on consulta, on médicamenta. Peines inutiles! les sources de la vie étaient irrémédiablement attaquées; et au moment où on commençait à soupçonner le danger, il ne restait déjà plus d'espérance.
Ainsi, pour avoir suivi d'imprudents conseils, l'aimable Louise, réduite à l'état affreux qui accompagne le marasme, s'endormit pour toujours, qu'elle avait à peine dix-huit ans.
Elle s'éteignit en jetant des regards douloureux vers un avenir qui ne devait pas exister pour elle; et l'idée d'avoir, quoique involontairement, attenté à sa vie, rendit sa fin plus douloureuse et plus prompte.
C'est la première personne que j'aie vue mourir; car elle rendit le dernier soupir dans mes bras, au moment où, suivant son désir, je la soulevais pour lui faire voir le jour. Huit heures environ après sa mort, sa mère désolée me pria de l'accompagner dans une dernière visite qu'elle voulait faire à ce qui restait de sa fille; et nous observâmes avec surprise que l'ensemble de sa physionomie avait pris quelque chose de radieux et d'extatique qui n'y paraissait point auparavant. Je m'en étonnai: la maman en tira un augure consolateur. Mais ce cas n'est pas rare. Lavater en fait mention dans son Traité de la physionomie.
Ceinture antiobésique.
110.--Tout régime antiobésique doit être accompagné d'une précaution que j'avais oubliée, et par laquelle j'aurais dû commencer: elle consiste à porter jour et nuit une ceinture qui contienne le ventre, en le serrant modérément.
Pour en bien sentir la nécessité, il faut considérer que la colonne vertébrale, qui forme une des parois de la caisse intestinale, est ferme et inflexible: d'où il suit que tout l'excédant de poids que les intestins acquièrent, au moment où l'obésité les fait dévier de la ligne verticale, s'appuie sur les diverses enveloppes qui composent la peau du ventre, et celles-ci, pouvant se distendre presque indéfiniment 42, pourraient bien n'avoir pas assez de ressort pour se retraire quand cet effort diminue, si on ne leur donnait pas un aide mécanique qui, ayant son point d'appui sur la colonne dorsale elle-même, devînt son antagoniste et rétablit l'équilibre. Ainsi, cette ceinture produit le double effet d'empêcher le ventre de céder ultérieurement au poids actuel des intestins, et de lui donner la force nécessaire pour se rétrécir quand ce poids diminue. On ne doit jamais la quitter; autrement le bien produit pendant le jour serait détruit par l'abandon de la nuit; mais elle est peu gênante, et on s'y accoutume bien vite.
Note 42:(retour) Mirabeau disait d'un homme excessivement gros, que Dieu ne l'avait créé que pour montrer jusqu'à quel point la peau humaine pouvait s'étendre sans rompre.
La ceinture, qui sert aussi de moniteur pour indiquer qu'on est suffisamment repu, doit être faite avec quelque soin, sa pression doit être à la fois modérée et toujours la même, c'est-à-dire qu'elle doit être faite de manière à se resserrer à mesure que l'embonpoint diminue.
On n'est point condamné à la porter toute la vie; on peut la quitter sans inconvénient quand on est revenu au point désiré, et qu'on y a demeuré stationnaire pendant quelques semaines. Bien entendu qu'on observera une diète convenable. Il y a au moins six ans que je n'en porte plus.
Du Quinquina.
111.
L existe une substance que je crois activement antiobésique; plusieurs observations m'ont conduit à le croire; cependant, je permets encore de douter, et j'appelle les docteurs à expérimenter.
Cette substance doit être le quinquina.
Dix ou douze personnes de ma connaissance ont eu de longues fièvres intermittentes; quelques-unes se sont guéries par des remèdes de bonne femme, des poudres, etc.; d'autres par l'usage continu du quinquina, qui ne manque jamais son effet.
Tous les individus de la première catégorie, qui étaient obèses, ont repris leur ancienne corpulence; tous ceux de la seconde sont restés dégagés du superflu de leur embonpoint: ce qui me donne le droit de penser que c'est le quinquina qui a produit ce dernier effet, car il n'y a eu de différence entre eux que le mode de guérison.
La théorie rationnelle ne s'oppose point à cette conséquence; car, d'une part, le quinquina, élevant toutes les puissances vitales, peut bien donner à la circulation une activité qui trouble et dissipe les gaz destinés à devenir de la graisse; et, d'autre part, il est prouvé qu'il y a dans le quinquina une partie de tannin qui peut fermer les capsules destinées, dans les cas ordinaires, à recevoir des congestions graisseuses. Il est même probable que ces deux effets concourent et se renforcent l'un l'autre.
C'est d'après ces données, dont chacun peut apprécier la justesse, que je crois pouvoir conseiller l'usage du quinquina à tous ceux qui désirent se débarrasser d'un embonpoint devenu incommode. Ainsi, dummodo annuerint in omni medicationis genere doctissimi Facultatis professores, je pense qu'après le premier mois d'un régime approprié, celui ou celle qui désire se dégraisser fera bien de prendre pendant un mois, de deux jours l'un, à sept heures du matin, deux heures avant le déjeuner, un verre de vin blanc sec, dans lequel on aura délayé environ une cuillerée à café de bon quinquina rouge, et qu'on en éprouvera de bons effets. Tels sont les moyens que je propose pour combattre une incommodité aussi fâcheuse que commune. Je les ai accommodés à la faiblesse humaine, modifiée par l'état de société dans lequel nous vivons.
Je me suis pour cela appuyé sur cette vérité expérimentale que, plus un régime est rigoureux, moins il produit d'effet, parce qu'on le suit mal ou qu'on ne le suit pas du tout.
Les grands efforts sont rares; et si on veut être suivi, il ne faut proposer aux hommes que ce qui leur est facile, et même, quand on le peut, ce qui leur est agréable.
Définition.
112.
A maigreur est l'état d'un individu dont la chair musculaire, n'étant pas renflée par la graisse, laisse apercevoir les formes et les angles de la charpente osseuse.
Espèces.
Il y a deux sortes de maigreur: la première est celle qui, étant le résultat de la disposition primitive du corps, est accompagnée de la santé et de l'exercice complet de toutes les fonctions organiques; la seconde est celle qui, ayant pour cause la faiblesse de certains organes où l'action défectueuse de quelques autres, donne à celui qui en est atteint une apparence misérable et chétive. J'ai connu une jeune femme de taille moyenne qui ne pesait que soixante-cinq livres.
Effets de la maigreur.
113.
A maigreur n'est pas un grand désavantage pour les hommes; ils n'en ont pas moins de vigueur, et sont beaucoup plus dispos. Le père de la jeune dame dont je viens de faire mention, quoique tout aussi maigre qu'elle, était assez fort pour prendre avec les dents une chaise pesante, et la jeter derrière lui, en la faisant passer par-dessus sa tête.
Mais elle est un malheur effroyable pour les femmes; car pour elles la beauté est plus que la vie, et la beauté consiste surtout dans la rondeur des formes et la courbure gracieuse des lignes. La toilette la plus recherchée, la couturière la plus sublime, ne peuvent masquer certaines absences, ni dissimuler certains angles; et on dit assez communément que, à chaque épingle qu'elle ôte, une femme maigre, quelque belle qu'elle paraisse, perd quelque chose de ses charmes.
Avec les chétives il n'y a point de remède, ou plutôt il faut que la Faculté s'en mêle, et le régime peut être si long que la guérison arrivera bien tard.
Mais pour les femmes qui sont nées maigres et qui ont l'estomac bon, nous ne voyons pas qu'elles puissent être plus difficiles à engraisser que les poulardes; et s'il faut y mettre un peu plus de temps, c'est que les femmes ont l'estomac comparativement plus petit, et ne peuvent pas être soumises à un régime rigoureux et ponctuellement exécuté comme ces animaux dévoués.
Cette comparaison est la plus douce que j'aie pu trouver; il m'en fallait une, et les dames la pardonneront, à cause des intentions louables dans lesquelles le chapitre est médité.
Prédestination naturelle.
114.
A nature, variée dans ses oeuvres, a des moules pour la maigreur comme pour l'obésité.
Les personnes destinées à être maigres sont construites dans un système allongé. Elles ont les mains et les pieds menus, les jambes grêles, la région du coccyx peu étoffée, les côtes apparentes, le nez aquilin, les yeux en amande, la bouche grande, le menton pointu et les cheveux bruns.
Tel est le type général: quelques parties du corps peuvent y échapper; mais cela arrive rarement.
On voit quelquefois des personnes maigres qui mangent beaucoup. Toutes celles que j'ai pu interroger m'ont avoué qu'elles digéraient mal, qu'elles... et voilà pourquoi elles restent dans le même état.
Les chétifs sont de tous les poils et de toutes les formes. On les distingue en ce qu'ils n'ont rien de saillant, ni dans les traits ni dans la tournure; qu'ils ont les yeux morts, les lèvres pâles, et que la combinaison de leurs traits indique l'inénergie, la faiblesse, quelque chose qui ressemble à la souffrance. On pourrait presque dire d'eux qu'ils ont l'air de n'être pas finis, et que chez eux le flambeau de la vie n'est pas encore tout-à-fait allumé.
Régime Incrassant.
115.--Toute femme maigre désire engraisser: c'est un voeu que nous avons recueilli mille fois; c'est donc pour rendre un dernier hommage à ce sexe tout-puissant que nous allons chercher à remplacer par des formes réelles ces appas de soie ou de coton qu'on voit exposés avec profusion dans les magasins de nouveautés, au grand scandale des sévères, qui passent tout effarouchés, et se détournent de ces chimères avec autant et plus de soin que si la réalité se présentait à leurs yeux.
Tout le secret pour acquérir de l'embonpoint consiste dans un régime convenable: il ne faut que manger et choisir ses aliments.
Avec ce régime, les prescriptions positives relativement au repos et au sommeil deviennent à peu près indifférentes, et on n'en arrive pas moins au but qu'on se propose. Car si vous ne faites pas d'exercice, cela vous disposera à engraisser; si vous en faites vous engraisserez encore, car vous mangerez davantage; et quand l'appétit est savamment satisfait, non-seulement on répare, mais encore on acquiert quand on a besoin d'acquérir.
Si vous dormez beaucoup, le sommeil est incrassant; si vous dormez peu, votre digestion ira plus vite, et vous mangerez davantage.
Il ne s'agit donc que d'indiquer la manière dont doivent toujours se nourrir ceux qui désirent arrondir leurs formes; et cette tâche ne peut être difficile, après les divers principes que nous avons déjà établis.
Pour résoudre le problème, il faut présenter à l'estomac des aliments qui l'occupent sans le fatiguer, et aux puissances assimilatives des matériaux qu'elles puissent tourner en graisse.
Essayons de tracer la journée alimentaire d'un sylphe ou d'une sylphide à qui l'envie aura pris de se matérialiser.
Règle générale. On mangera beaucoup de pain frais et fait dans la journée; on se gardera bien d'en écarter la mie.
On prendra avant huit heures du matin, et au lit, s'il le faut, un potage au pain ou aux pâtes, pas trop copieux, afin qu'il passe vite, ou, si on veut, une tasse de bon chocolat.
À onze heures, on déjeûnera avec des oeufs frais, brouillés ou sur le plat, des petits pâtés, des côtelettes, et ce qu'on voudra; l'essentiel est qu'il y ait des oeufs. La tasse de café ne nuira pas.
L'heure du dîner aura été réglée de manière à ce que le déjeuner ait passé avant qu'on se mette à table; car nous avons coutume de dire que quand l'ingestion d'un repas empiète sur la digestion du précédent, il y a malversation.
Après le déjeuner, on fera un peu d'exercice: les hommes, si l'état qu'ils ont embrassé le permet, car le devoir avant tout; les dames iront au bois de Boulogne, aux Tuileries, chez leur couturière, chez leur marchande de modes, dans les magasins de nouveautés, et chez leurs amies, pour causer de ce qu'elles auront vu. Nous tenons pour certain qu'une pareille causerie est éminemment médicamenteuse, par le grand contentement qui l'accompagne.
À dîner, potage, viande et poisson à volonté; mais on y joindra les mets au riz, les macaronis, les pâtisseries sucrées, les crèmes douces, les charlottes, etc.
Au dessert, les biscuits de Savoie, babas, et autres préparations qui réunissent les fécules, les oeufs et le sucre.
Ce régime, quoique circonscrit en apparence, est cependant susceptible d'une grande variété; il admet tout le règne animal; et on aura grand soin de changer l'espèce, l'apprêt et l'assaisonnement des divers mets farineux dont on fera usage et qu'on relèvera par tous les moyens connus, afin de prévenir le dégoût, qui opposerait un obstacle invincible à toute amélioration ultérieure.
On boira de la bière par préférence, sinon des vins de Bordeaux ou du midi de la France.
On fuira les acides, excepté la salade, qui réjouit le coeur. On sucrera les fruits qui en sont susceptibles, on ne prendra pas de bains trop froids; on tâchera de respirer de temps en temps l'air pur de la campagne; on mangera beaucoup de raisin dans la saison; on ne s'exténuera pas au bal à force de danser.
On se couchera vers onze heures dans les jours ordinaires, et pas plus tard qu'une heure du matin dans les extra.
En suivant ce régime avec exactitude et courage, on aura bientôt réparé les distractions de la nature; la santé gagnera autant que la beauté; la volupté fera son profit de l'un et de l'autre, et des accents de reconnaissance retentiront agréablement à l'oreille du professeur.
On engraisse les moutons, les veaux, les boeufs, la volaille, les carpes, les écrevisses, les huîtres; d'où je déduis la maxime générale: Tout ce qui mange peut s'engraisser, pourvu que les aliments soient bien et convenablement choisis.
Définition.
116.--Le jeûne est une abstinence volontaire d'aliments dans un but moral ou religieux.
Quoique le jeûne soit contraire à un de nos penchants, ou plutôt de nos besoins les plus habituels, il est cependant de la plus haute antiquité.
Origine du jeûne.
OICI comment les auteurs en expliquent l'établissement.
Dans les afflictions particulières, disent-ils, un père, une mère, un enfant chéri, venant à mourir dans une famille, toute ta maison était en deuil: on le pleurait, on lavait son corps, on l'embaumait, on lui faisait des obsèques conformes à son rang. Dans ces occasions, on ne songeait guère à manger: on jeûnait sans s'en apercevoir.
De même, dans les désolations publiques, quand on était affligé d'une sécheresse extraordinaire, de pluies excessives, de guerres cruelles, de maladies contagieuses, en un mot, de ces fléaux où la force et l'industrie ne peuvent rien, on s'abandonnait aux larmes, on imputait toutes ces désolations à la colère des dieux; on s'humiliait devant eux, on leur offrait les mortifications de l'abstinence. Les malheurs cessaient, on se persuada qu'il fallait en attribuer les causes aux larmes et au jeûne, et on continua d'y avoir recours dans des conjonctures semblables.
Ainsi, les hommes affligés de calamités publiques ou particulières se sont livrés à la tristesse, et ont négligé de prendre de la nourriture; ensuite ils ont regardé cette abstinence volontaire comme un acte de religion.
Ils ont cru qu'en macérant leur corps quand leur âme était désolée, ils pouvaient émouvoir la miséricorde des dieux; et cette idée saisissant tous les peuples, leur a inspiré le deuil, les voeux, les prières, les sacrifices, les mortifications et l'abstinence.
Enfin, Jésus-Christ étant venu sur la terre a sanctifié le jeûne, et toutes les sectes chrétiennes l'ont adopté avec plus ou moins de mortifications.
Comment on jeûnait.
117.
ETTE pratique du jeûne, je suis forcé de le dire, est singulièrement tombée en désuétude; et, soit pour l'édification des mécréants, soit pour leur conversion, je me plais à raconter comment nous faisions vers le milieu du dix-huitième siècle.
En temps ordinaire, nous déjeunions avant neuf heures avec du pain, du fromage, des fruits, quelquefois du pâté et de la viande froide.
Entre midi et une heure, nous dînions avec le potage et le pot-au-feu officiels, plus ou moins bien accompagnés, suivant les fortunes et les occurrences.
Vers quatre heures on goûtait: ce repas était léger, et spécialement destiné aux enfants et à ceux qui se piquaient de suivre les usages des temps passés.
Mais il y avait des goûters soupatoires, qui commençaient à cinq heures et duraient indéfiniment; ces repas étaient ordinairement fort gais, et les dames s'en accommodaient à merveille; elles s'en donnaient même quelquefois entre elles, d'où les hommes étaient exclus. Je trouve dans mes Mémoires secrets qu'il y avait là force médisances et cancans.
Vers huit heures, on soupait avec entrée, rôti, entremets, salade et dessert: on faisait une partie, et l'on allait se coucher.
Il y a toujours eu à Paris des soupers d'un ordre plus relevé, et qui commençaient après le spectacle. Ils se composaient, suivant les circonstances, de jolies femmes, d'actrices à la mode, d'impures élégantes, de grands seigneurs, de financiers, de libertins et de beaux esprits.
Là, on contait l'aventure du jour, on chantait la chanson nouvelle; on parlait politique, littérature, spectacles, et surtout on faisait l'amour.
Voyons maintenant ce qu'on faisait les jours de jeûne.
On faisait maigre, on ne déjeunait point, et par cela même on avait plus d'appétit qu'à l'ordinaire.
L'heure venue, on dînait tant qu'on pouvait; mais le poisson et les légumes passent vite; avant cinq heures on mourait de faim; on regardait sa montre, on attendait, et on enrageait tout en faisant son salut.
Vers huit heures, on trouvait, non un bon souper, mais la collation, mot venu du mot cloître, parce que, vers la fin du jour, les moines s'assemblaient pour faire des conférences sur les Pères de l'Église, après quoi on leur permettait un verre de vin.
À la collation, on ne pouvait servir ni beurre, ni oeufs, ni rien de ce qui avait eu vie. Il fallait donc se contenter de salade, de confitures, de fruits; mets, hélas! bien peu consistants, si on les compare aux appétits qu'on avait en ce temps-là; mais on prenait patience pour l'amour du ciel, on allait se coucher et tout le long du carême on recommençait.
Quant à ceux qui faisaient les petits soupers dont j'ai fait mention, on m'a assuré qu'ils ne jeûnaient pas et n'ont jamais jeûné.
Le chef-d'oeuvre de la cuisine de ces temps anciens était une collation rigoureusement apostolique, et qui cependant eût l'air d'un bon souper.
La science était venue à bout de résoudre ce problème au moyen de la tolérance du poisson au bleu, des coulis de racines et de la pâtisserie à l'huile.
L'observance exacte du carême donnait lieu à un plaisir qui nous est inconnu, celui de se décarêmer en déjeunant le jour de Pâques.
En y regardant de près, les éléments de nos plaisirs sont la difficulté, la privation, le désir de la jouissance. Tout cela se rencontrait dans l'acte qui rompait l'abstinence; j'ai vu deux de mes grands-oncles, gens sages et braves, se pâmer d'aise au moment où, le jour de Pâques, ils voyaient entamer un jambon ou éventrer un pâté. Maintenant, race dégénérée que nous sommes! nous ne suffirions pas à de si puissantes sensations.
Origine du relâchement.
118.
J'ai vu naître le relâchement; il est venu par nuances insensibles.
Les jeunes gens jusqu'à un certain âge n'étaient pas astreints au jeûne; et les femmes enceintes, ou qui croyaient l'être, en étaient exemptées par leur position, et déjà on servait pour eux du gras et un souper qui tentait violemment les jeûneurs.
Ensuite, les gens faits vinrent à s'apercevoir que le jeûne les irritait, leur donnait mal à la tête, les empêchait de dormir. On mit ensuite sur le compte du jeûne tous les petits accidents qui assiègent l'homme à l'époque du printemps, tels que les éruptions vernales, les éblouissements, les saignements de nez, et autres symptômes d'effervescence qui signalent le renouvellement de la nature. De sorte que l'un ne jeûnait pas parce qu'il se croyait malade, l'autre parce qu'il l'avait été, et un troisième parce qu'il craignait de le devenir; d'où il arrivait que le maigre et les collations devenaient tous les jours plus rares.
Ce n'est pas tout: quelques hivers furent assez rudes pour qu'on craignît de manquer de racines; et la puissance ecclésiastique elle-même se relâcha officiellement de sa rigueur, pendant que les maîtres se plaignaient du surcroît de dépenses que leur causait le régime du maigre, que quelques-uns disaient que Dieu ne voulait pas qu'on exposât sa santé, et que les gens de peu de foi ajoutaient qu'on ne prenait pas le paradis par la famine.
Cependant le devoir restait reconnu, et presque toujours on demandait aux pasteurs des permissions qu'ils refusaient rarement, en ajoutant toutefois la condition de faire quelques aumônes pour remplacer l'abstinence.
Enfin la révolution vint, qui, remplissant tous les coeurs de soins, de craintes et d'intérêts d'une autre nature, fit qu'on n'eut ni le temps ni l'occasion de recourir à des prêtres, dont les uns étaient poursuivis comme ennemis de l'état, ce qui ne les empêchait pas de traiter les autres de schismatiques.
À cette cause, qui heureusement ne subsiste plus, il s'en est joint une autre non moins influente. L'heure de nos repas a totalement changé: nous ne mangeons plus ni aussi souvent, ni aux mêmes heures que nos ancêtres, et le jeûne aurait besoin d'une organisation nouvelle.
Cela est si vrai, que quoique je ne fréquente que des gens réglés, sages, et même assez croyants, je ne crois pas, en vingt-cinq ans, avoir trouvé, hors de chez moi, dix repas maigres et une seule collation.
Bien des gens pourraient se trouver fort embarrassés en pareil cas; mais je sais que saint Paul l'a prévu, et je reste à l'abri sous sa protection.
Au reste, on se tromperait fort, si on croyait que l'intempérance a gagné en ce nouvel ordre de choses.
Le nombre des repas a diminué de près de moitié. L'ivrognerie a disparu pour se réfugier, en de certains jours, dans les dernières classes de la société. On ne fait plus d'orgies: un homme crapuleux serait honni. Plus du tiers de Paris ne se permet, le matin, qu'une légère collation; et si quelques-uns se livrent aux douceurs d'une gourmandise délicate et recherchée, je ne vois pas trop comment on pourrait leur en faire le reproche, car nous avons vu ailleurs que tout le monde y gagne et que personne n'y perd.
Ne finissons pas ce chapitre sans observer la nouvelle direction qu'ont prise les goûts des peuples.
Chaque jour des milliers d'hommes passent au spectacle ou au café la soirée que quarante ans plutôt ils auraient passée au cabaret.
Sans doute l'économie ne gagne rien à ce nouvel arrangement, mais il est très avantageux sous le rapport des moeurs. Les moeurs s'adoucissent au spectacle; on s'instruit au café par la lecture des journaux; et on échappe certainement aux querelles, aux maladies et à l'abrutissement, qui sont les suites infaillibles de la fréquentation des cabarets.
119.
N entend par épuisement un état de faiblesse, de langueur et d'accablement causé par des circonstances antécédentes, et qui rend plus difficile l'exercice des fonctions vitales. On peut, en n'y comprenant pas l'épuisement causé par la privation des aliments, en compter trois espèces.
L'épuisement causé par la fatigue musculaire, l'épuisement causé par les travaux de l'esprit, et l'épuisement causé par les excès génésiques.
Un remède commun aux trois espèces d'épuisement est la cessation immédiate des actes qui ont amené cet état, sinon maladif, du moins très voisin de la maladie.
Traitement.
120.
PRÈS ce préliminaire indispensable, la gastronomie est là, toujours prête à présenter des ressources. À l'homme excédé par l'exercice trop prolongé de ses forces musculaires, elle offre un bon potage, du vin généreux, de la viande faite et le sommeil.
Au savant qui s'est laissé entraîner par les charmes de son sujet, un exercice au grand air pour rafraîchir son cerveau, le bain pour détendre ses fibres irritées, la volaille, les légumes herbacés et le repos.
Enfin nous apprendrons, par l'observation suivante, ce qu'elle peut faire pour celui qui oublie que la volupté a ses limites, et le plaisir ses dangers.
Cure opérée par le professeur.
121.
'ALLAI un jour faire visite à un de mes meilleurs amis (M. Rubat); on me dit qu'il était malade, et effectivement je le trouvai en robe de chambre auprès de son feu, et en attitude d'affaissement.
Sa physionomie m'effraya: il avait le visage pâle, les yeux brillants et sa lèvre tombait de manière à laisser voir les dents de la mâchoire inférieure, ce qui avait quelque chose de hideux.
Je m'enquis avec intérêt de la cause de ce changement subit; il hésita, je le pressai, et après quelque résistance: «Mon ami, dit-il en rougissant, tu sais que ma femme est jalouse, et que cette manie m'a fait passer bien des mauvais moments. Depuis quelques jours, il lui en a pris une crise effroyable, et c'est en voulant lui prouver qu'elle n'a rien perdu de mon affection et qu'il ne se fait à son préjudice aucune dérivation du tribut conjugal, que je me suis mis en cet état.--Tu as donc oublié, lui dis-je, et que tu as quarante-cinq ans, et que la jalousie est un mal sans remède? Ne sais-tu pas furens quid femina possit?» Je tins encore quelques autres propos galants, car j'étais en colère.
«Voyons, au surplus, continuai-je: ton pouls est petit, dur, concentré; que vas-tu faire?--Le docteur, me dit-il, sort d'ici; il a pensé que j'avais une fièvre nerveuse, et a ordonné une saignée pour laquelle il doit incessamment m'envoyer le chirurgien.--Le chirurgien! m'écriai-je, garde-t'en bien, ou tu es mort; chasse-le comme un meurtrier, et dis-lui que je me suis emparé de toi, corps et âme. Au surplus, ton médecin connaît-il la cause occasionnelle de ton mal?--Hélas! non, une mauvaise honte m'a empêché de lui faire une confession entière.--Eh bien, il faut le prier de passer chez toi. Je vais te faire, une potion appropriée à ton état; en attendant prends ceci.» Je lui présentai un verre d'eau saturée de sucre, qu'il avala avec la confiance d'Alexandre et la foi du charbonnier.
Alors je le quittai et courus chez moi pour y mixtionner, fonctionner et élaborer un magister réparateur qu'on trouvera dans les Variétés 43, avec les divers modes que j'adoptai pour me hâter; car, en pareil cas, quelques heures de retard peuvent donner lieu à des accidents irréparables.
Note 43:(retour) Voyez à la fin du volume, n° 10.
Je revins bientôt armé de ma potion, et déjà je trouvai du mieux; la couleur reparaissait aux joues, l'oeil était détendu; mais la lèvre pendait toujours avec une effrayante difformité.
Le médecin ne tarda pas à reparaître; je l'instruisis de ce que j'avais fait et le malade fit ses aveux. Son front doctoral prit d'abord un aspect sévère; mais bientôt nous regardant avec un air où il y avait un peu d'ironie: «Vous ne devez pas être étonné, dit-il à mon ami, que je n'aie pas deviné une maladie qui ne convient ni à votre âge ni à votre état, et il y a de votre part trop de modestie à en cacher la cause, qui ne pouvait que vous faire honneur. J'ai encore à vous gronder de ce que vous m'avez exposé à une erreur qui aurait pu vous être funeste. Au surplus, mon confrère, ajouta-t-il en me faisant un salut que je lui rendis avec usure, vous a indiqué la bonne route; prenez son potage, quel que soit le nom qu'il y donne, et si la fièvre vous quitte, comme je le crois, déjeunez demain avec une tasse de chocolat dans laquelle vous ferez délayer deux jaunes d'oeufs frais.»
À ces mots il prit sa canne, son chapeau et nous quitta, nous laissant fort tentés de nous égayer à ses dépens.
Bientôt je fis prendre à mon malade une forte tasse de mon élixir de vie; il le but avec avidité, et voulait redoubler; mais j'exigeai un ajournement de deux heures, et lui servis une seconde dose avant de me retirer.
Le lendemain il était sans fièvre et presque bien portant; il déjeuna suivant l'ordonnance, continua la potion, et put vaquer dès le surlendemain à ses occupations ordinaires; mais la lèvre rebelle ne se releva qu'après le troisième jour.
Peu de temps après, l'affaire transpira, et toutes les dames en chuchotaient entre elles.
Quelques-unes admiraient mon ami, presque toutes le plaignaient, et le professeur gastronome fut glorifié.
Omnia mors poscit; lex est, non poena, perire.
122.
E Créateur a imposé à l'homme six grandes et principales nécessités, qui sont: la naissance, l'action, le manger, la reproduction et la mort.
La mort est l'interruption absolue des relations sensuelles et l'anéantissement absolu des forces vitales, qui abandonne le corps aux lois delà décomposition.
Ces diverses nécessités sont toutes accompagnées et adoucies par quelques sensations de plaisir, et la mort elle-même n'est pas sans charmes quand elle est naturelle, c'est-à-dire quand le corps a parcouru les diverses phases de croissance, de virilité, de vieillesse et de décrépitude auxquelles il est destiné.
Si je n'avais pas résolu de ne faire ici qu'un très court chapitre, j'appellerais à mon aide les médecins qui ont observé par quelles nuances insensibles les corps animés passent à l'état de matière inerte. Je citerais des philosophes, des rois, des littérateurs, qui, sur les bornes de l'éternité, loin d'être en proie à la douleur, avaient des pensées aimables et les ornaient du charme de la poésie. Je rappellerais cette réponse de Fontenelle mourant, qui, interrogé sur ce qu'il sentait, répondit: «Rien autre chose qu'une difficulté de vivre.» Mais je préfère n'annoncer que ma conviction, fondée non-seulement sur l'analogie, mais encore sur plusieurs observations que je crois bien faites, et dont voici la dernière:
J'avais une grand'tante âgée de quatre-vingt-treize ans, qui se mourait. Quoique gardant le lit depuis quelque temps, elle avait conservé toutes ses facultés, et on ne s'était aperçu de son état qu'à la diminution de son appétit et à l'affaiblissement de sa voix.
Elle m'avait toujours montré beaucoup d'amitié, et j'étais auprès de son lit, prêt à la servir avec tendresse, ce qui ne m'empêchait pas de l'observer avec cet oeil philosophique que j'ai toujours porté sur tout ce qui m'environne.
«Es-tu là, mon neveu? me dit-elle d'une voix à peine articulée.--Oui, ma tante; je suis à vos ordres, et je crois que vous feriez bien de prendre un peu de bon vin vieux.--Donne, mon ami; le liquide va toujours en bas.» Je me hâtai; et la soulevant doucement, je lui fis avaler un demi-verre de mon meilleur vin. Elle se ranima à l'instant; et tournant sur moi des yeux qui avaient été fort beaux: «Grand merci, me dit-elle, de ce dernier service; si jamais tu viens à mon âge, tu verras que la mort devient un besoin tout comme le sommeil.»
Ce furent ses dernières paroles, et une demi-heure après elle s'était endormie pour toujours.
Le docteur Richerand a décrit avec tant de vérité et de philosophie les dernières dégradations du corps humain et les derniers moments de l'individu, que mes lecteurs me sauront gré de leur faire connaître le passage suivant:
«Voici l'ordre dans lequel les facultés intellectuelles cessent et se décomposent. La raison, cet attribut dont l'homme se prétend le possesseur exclusif, l'abandonne la première. Il perd d'abord la puissance d'associer des jugements, et bientôt après celle de comparer, d'assembler, de combiner, de joindre ensemble plusieurs idées pour prononcer sur leurs rapports. On dit alors que le malade perd la tête, qu'il déraisonne, qu'il est en délire. Celui-ci roule ordinairement sur les idées les plus familières à l'individu; la passion dominante s'y fait aisément reconnaître: l'avare tient sur ses trésors enfouis les propos les plus indiscrets; tel autre meurt assiégé de religieuses terreurs. Souvenirs délicieux de la patrie absente, vous vous réveillez alors avec tous vos charmes et toute votre énergie.
«Après le raisonnement et le jugement, c'est la faculté d'associer, des idées qui se trouve frappée de la destruction successive. Ceci arrive dans l'état connu sous le nom de défaillance, comme je l'ai éprouvé sur moi-même. Je causais avec un de mes amis, lorsque j'éprouvai une difficulté insurmontable à joindre deux idées sur la ressemblance desquelles je voulais former un jugement; cependant la syncope n'était pas complète; je conservais encore la mémoire et la faculté de sentir; j'entendais distinctement les personnes qui étaient autour de moi dire: Il s'évanouit, et s'agiter pour me faire sortir de cet état, qui n'était pas sans quelque douceur.
«La mémoire s'éteint ensuite. Le malade, qui dans son délire reconnaissait encore ceux qui l'approchaient, méconnaît enfin ses proches, puis ceux avec lesquels il vivait dans une grande intimité. Enfin, il cesse de sentir; mais les sens s'éteignent dans un ordre successif et déterminé: le goût et l'odorat ne donnent plus aucun signe de leur existence; les yeux se couvrent d'un nuage terne et prennent une expression sinistre; l'oreille est encore sensible aux sons et au bruit. Voilà pourquoi sans doute les anciens, pour s'assurer de la réalité de la mort, étaient dans l'usage de pousser de grands cris aux oreilles du défunt. Le mourant ne flaire, ne goûte, ne voit et n'entend plus. Il lui reste la sensation du toucher, il s'agite dans sa couche, promène ses bras au dehors, change à chaque instant de posture; il exerce, comme nous l'avons déjà dit, des mouvements analogues à ceux du fétus qui remue dans le sein de sa mère. La mort qui va le frapper ne peut lui inspirer aucune frayeur; car il n'a plus d'idées, et il finit de vivre comme il avait commencé, sans en avoir la conscience.» (Richerand, Nouveaux éléments de Physiologie, neuvième édition, tome II, page 600.)
123.
A cuisine est le plus ancien des arts; car Adam naquit à jeun, et le nouveau-né, à peine entré dans ce monde, pousse des cris qui ne se calment que sur le sein de sa nourrice.
C'est aussi de tous les arts celui qui nous a rendu le service le plus important pour la vie civile; car ce sont les besoins de la cuisine qui nous ont appris à appliquer le feu, et c'est par le feu que l'homme a dompté la nature.
Quand on voit les choses d'en haut, on peut compter jusqu'à trois espèces de cuisine:
La première, qui s'occupe de la préparation des aliments, a conservé le nom primitif;
La seconde s'occupe à les analyser et à en vérifier les éléments: on est convenu de l'appeler chimie;
Et la troisième, qu'on peut appeler cuisine de réparation, est plus connue sous le nom de pharmacie.
Si elles diffèrent par le but, elles se tiennent par l'application du feu, par l'usage des fourneaux et par l'emploi des mêmes vases.
Ainsi, le même morceau de boeuf que le cuisinier convertit en potage et en bouilli, le chimiste s'en empare pour savoir en combien de sortes de corps il est résoluble, et le pharmacien nous le fait violemment sortir du corps, si par hasard il y cause une indigestion.
Ordre d'alimentation.
124.
'HOMME est un animal omnivore; il a des dents incisives pour diviser les fruits, des dents molaires pour broyer les graines, et des dents canines pour déchirer les chairs: sur quoi on a remarqué que plus l'homme est rapproché de l'état sauvage, plus les dents canines sont fortes et faciles à distinguer.
Il est extrêmement probable que l'espèce fut longtemps frugivore, et elle y fut réduite par la nécessité; car l'homme est le plus lourd des animaux de l'ancien monde, et ses moyens d'attaque sont très bornés, tant qu'il n'est pas armé. Mais l'instinct de perfectionnement attaché à sa nature ne tarda pas à se développer: le sentiment même de sa faiblesse le porta à chercher à se faire des armes; il y fut poussé aussi par l'instinct carnivore, annoncé par ses dents canines; et dès qu'il fut armé, il fit sa proie et sa nourriture de tous les animaux dont il était environné.
Cet instinct de destruction subsiste encore; les enfants ne manquent presque jamais de tuer les petits animaux qu'on leur abandonne; ils les mangeraient s'ils avaient faim.
Il n'est point étonnant que l'homme ait désiré se nourrir de chair; il a l'estomac trop petit, et les fruits ont trop peu de substances animalisables pour suffire pleinement à sa restauration; il pourrait se nourrir mieux de légumes; mais ce régime suppose des arts qui n'ont pu venir qu'à la suite des siècles.
Les premières armes durent être des branches d'arbres, et plus tard on eut des arcs et des flèches.
Il est très digne de remarque que partout où on a trouvé l'homme, sous tous les climats, à toutes les latitudes, on l'a toujours trouvé armé d'arcs et de flèches. Cette uniformité est difficile à expliquer. On ne voit pas comment la même série d'idées s'est présentée à des individus soumis à des circonstances si différentes; elle doit provenir d'une cause qui s'est cachée derrière le rideau des âges.
La chair crue n'a qu'un inconvénient; c'est de s'attacher aux dents par sa viscosité; à cela près, elle n'est point désagréable au goût. Assaisonnée d'un peu de sel, elle se digère très bien, et doit être plus nourrissante que toute autre.
«Mein God, me disait, en 1815, un capitaine de Croates à qui je donnais à dîner, il ne faut pas tant d'apprêts pour faire bonne chère. Quand nous sommes en campagne et que nous avons faim, nous abattons la première bête qui nous tombe sous la main; nous en coupons un morceau bien charnu, nous le saupoudrons d'un peu de sel, que nous avons toujours dans la sabre-tasche 44; nous le mettons sous la selle, sur le dos du cheval; nous donnons un temps de galop, et (faisant le mouvement d'un homme qui déchire à belles dents) gnian, gnian, gnian, nous nous régalons comme des princes.»
Note 44:(retour) La sabre-tasche, ou poche de sabre, est cette espèce de sac écussonné qui est suspendu au baudrier d'où pend le sabre des troupes légères; elle joue un grand rôle dans les contes que les soldats font entre eux.
Quand les chasseurs du Dauphiné vont à la chasse dans le mois de septembre, ils sont également pourvus de poivre et de sel. S'ils tuent un becfigue de haute graisse, ils le plument, l'assaisonnent, le portent quelque temps sur leurs chapeaux et le mangent. Ils assurent que cet oiseau ainsi traité est encore meilleur que rôti.
D'ailleurs, si nos trisaïeux mangeaient leurs aliments crus, nous n'en avons pas tout-à-fait perdu l'habitude. Les palais les plus délicats s'arrangent très bien des saucissons d'Arles, des mortadelles, du boeuf fumé d'Hambourg, des anchois, des harengs secs, et d'autres pareils, qui n'ont pas passé par le feu et qui n'en réveillent pas moins l'appétit.
Découverte du feu.
125.--Après qu'on se fut régalé assez longtemps à la manière des Croates, on découvrit le feu; et ce fut encore un hasard; car le feu n'existe pas spontanément sur la terre; les habitants des îles Mariannes ne le connaissaient pas.
Cuisson.
126.
E feu une fois connu, l'instinct de perfectionnement fit qu'on en approcha les viandes, d'abord pour les sécher, et ensuite on les mit sur des charbons pour les cuire.
La viande ainsi traitée, fut trouvée bien meilleure, elle prend plus de consistance, se mâche avec beaucoup plus de facilité, et l'osmazôme, en se rissolant, s'aromatise et lui donne un parfum qui n'a pas cessé de nous plaire.
Cependant on vint à s'apercevoir que la viande cuite sur les charbons n'est pas exempte de souillure; car elle entraîne toujours avec elle quelques parties de cendre ou de charbon dont on la débarrasse difficilement. On remédia à cet inconvénient en la perçant avec des broches qu'on mettait au-dessus des charbons ardents, en les appuyant sur des pierres d'une hauteur convenable.
C'est ainsi qu'on parvint aux grillades, préparation aussi simple que savoureuse, car toute viande grillée est de haut goût, parce qu'elle se fume en partie.
Les choses n'étaient pas beaucoup plus avancées du temps d'Homère; et j'espère qu'on verra ici avec plaisir la manière dont Achille reçut dans sa tente trois des plus considérables d'entre les Grecs, dont l'un était roi.
Je dédie aux dames la narration que j'en vais faire, parce qu'Achille était le plus beau des Grecs, et que sa fierté ne l'empêcha pas de pleurer quand on lui enleva Briséis; c'est aussi pour elles que je choisis la traduction élégante de M. Dugas-Montbel, auteur doux, complaisant, et assez gourmand pour un helléniste: