UN RÊVEUR
Alfred COPPEL
Avant même le problème de la composition des équipages, celui de l’entraînement des astronautes doit être résolu. La préparation physique de ces hommes présente des difficultés considérables, en particulier par l’impossibilité que l’on rencontre de simuler sur notre planète des conditions d’apesanteur (si ce n’est peut-être par la nage sous-marine). Mais l’entraînement psychologique pose également de sérieux problèmes, dont la solution devra être reconsidérée chaque fois que la durée des vols spatiaux connaîtra une prolongation marquée. Ce qui a été fait une fois ne peut pas être automatiquement répété cent autres, lorsque l’espace entre en jeu.
LES fusées, au nombre de deux, se dressaient à huit cents mètres l’une de l’autre, hautes et fines sous le ciel cuivré du désert. Alourdi par sa combinaison antipression, Denby resta un long moment immobile à les regarder. Son cœur se gonflait d’allégresse. « Voilà, pensa-t-il, ce pourquoi j’étais né. » Il lâcha la bride à son imagination et se vit déjà dans l’espace, buvant avidement à la source merveilleuse de la création. Le soleil et les étoiles mêlaient leur éclat dans la nuit violette ; à ses pieds la terre n’était plus qu’un petit globe de brume verdâtre…
Feldman lui toucha le bras.
« Vous êtes prêt ? »
Denby, ramené à la réalité, hocha affirmativement la tête. Feldman et lui, suivis du petit groupe des techniciens, s’avancèrent à travers le désert en direction de la fusée.
L’intérieur du projectile était semblable à une fraîche caverne. Denby se laissa immobiliser dans le réseau des sangles antigravitation. Il ôta un de ses gantelets et dénuda son avant-bras pour laisser Feldman lui faire la piqûre.
Le psychotechnicien prépara sa seringue en silence. Il se retourna enfin et jeta un coup d’œil sur Denby.
« Allons-y », dit-il paisiblement.
L’aiguille s’enfonça profondément dans la chair de Denby.
« Comme cela, vous dormirez pendant le plus mauvais moment », expliqua Feldman.
Les techniciens achevèrent leurs préparatifs. Un à un ils souhaitèrent bonne chance à Denby et ressortirent de la fusée, dans la clarté aveuglante du jour.
« Vous êtes bien sûr que vous voulez partir ? » demanda Feldman.
« Grands Dieux ! pensa Denby. Il me demande si je veux partir ! Toute ma vie n’a été que le prélude à cet instant ; j’en ai rêvé, je ne me rappelle pas avoir jamais vécu pour autre chose, et il me demande si je veux partir ! »
« Oui, dit-il. Je veux partir. Il me semble que j’en ai acquis le droit, non ? »
Le psychotechnicien sourit faiblement.
« C’est exact ; personne n’en disconvient. Mais réfléchissez un moment, mon vieux. Toute votre vie, vous avez poursuivi un mirage. Maintenant, vous croyez l’avoir enfin saisi. Toute votre jeunesse, vous avez rêvé d’être un jour le premier homme à faire le tour de la Lune, mais…
— N’oubliez pas, Feldman, dit durement Denby, que j’ai aussi travaillé pour en arriver là. Aussi loin que je puisse me souvenir, même quand j’étais encore tout enfant, on me tenait à l’écart, on se moquait de moi à cause de ce rêve qui me hantait. J’étais différent des autres, et toujours seul ; mon rêve était mon seul ami. J’ai étudié, j’ai réfléchi, je me suis interrogé et j’ai pris ma décision. Maintenant je tiens enfin ma chance de donner un sens à ma vie. Comment pouvez-vous me demander si j’hésite ? Votre question n’a pas de sens. Demandez-moi plutôt si je tiens à respirer. » Feldman regarda sa montre.
« Vous savez qu’il est encore temps de changer d’avis. Nous vous avons prévu un remplaçant en cas de besoin. »
Denby détourna la tête. La piqûre sédative commençait à le rendre somnolent et irritable. Il aurait voulu que ce maudit docteur le laissât enfin en paix.
« Vous avez vécu en compagnie d’une chimère, poursuivit Feldman. Et à cause d’elle vous avez été seul… toujours seul… N’est-il pas vrai ? »
Denby ne répondit pas. Les paroles de Feldman avaient pourtant sur lui une répercussion profonde. La solitude… Oui, il la connaissait bien. Un frisson le secoua. Pareils à des éclats de verre, des souvenirs s’incrustèrent en lui. Oui, il avait été très seul. Son rêve, son imagination vagabonde, l’avaient tenu à l’écart des autres ; il s’était peu à peu replié sur lui-même, cherchant dans ce rêve la compagnie qu’il ne pouvait trouver ailleurs. Pourtant le monde parvenait encore à pénétrer sa cuirasse pour lui faire mal. Il se souvenait des phrases de sa mère : « Pourquoi lis-tu tant ? Surtout des sottises pareilles ! Tu ferais bien mieux d’aller jouer avec les autres. » Pouvait-il lui dire qu’il ne vivait que pour un rêve : poser un jour le pied sur le sol d’une autre planète et voir la terre flotter dans le ciel, au-dessus de sa tête ? À douze ans ! Elle se serait moquée de lui. Et son père… « Pourra-t-on aller un jour dans la Lune, papa ? » – « Ne me pose donc pas de questions stupides, mon petit… »
« Vous croyez avoir enfin trouvé la réponse », continuait inlassablement la voix de Feldman, pareille au bourdonnement confus des abeilles par un jour d’été. « Mais, en réalité, ne vous enfoncez-vous pas plus profondément encore dans ce que justement vous craigniez tant quand vous étiez enfant ? Je parle de votre impression d’être à part. Cela ne vous fait pas peur, Denby ? »
« Pourquoi me torture-t-il ainsi ? » songeait hargneusement Denby.
« Assez, murmura-t-il à Feldman. Allez-vous-en ! » « Qu’il me laisse seul, tout seul… tout seul… tout seul… », pensait-il.
Il frissonna, faisant frémir les sangles tendues qui le ligotaient.
« C’est bien, mon vieux ; je vous demande pardon. » Feldman lui frappa gauchement sur l’épaule, décrocha le casque de plexiglass de son support et en couvrit la tête de Denby.
« Je ne voulais pas vous être désagréable, reprit-il, mais il fallait que nous soyons sûrs… »
Il marcha jusqu’à la valve et se retourna une dernière fois. « Je vous demande pardon, Denby », dit-il encore. Et il disparut.
Dans une demi-stupeur, Denby attendit, immobile, le premier ébranlement des fusées. Celui-ci ne tarda pas à venir, accompagné d’un grondement de tonnerre assourdi qui fit vibrer les parois de la petite cellule obscure. Il sentit ses sangles se détendre sous la pression croissante que son corps exerçait sur elles. Le choc brutal de sa combinaison antipression, qui écrasait sa chair comme un étau, lui fut douloureux.
Puis ce fut la nuit. Une nuit striée de petites spirales de lumière, pareilles à des nébuleuses qui tournoyaient tout près de lui dans le petit univers personnel où il se trouvait enfermé.
*
* *
Il s’éveilla dans l’obscurité, le cœur battant. Ainsi, ça y était ! Son rêve était devenu une réalité. Se déplaçant avec peine, avec la constante poussée de la fusée sous ses pieds, il se dégagea de ses sangles et tourna le bouton du premier télécran. Ce qu’il vit lui arracha un cri.
Le soleil et les étoiles brillaient simultanément dans un ciel noir, mais un ciel infiniment plus vaste et plus froid que le ciel de son rêve. Le sentiment de cette immensité, de ces insondables abîmes de ténèbres, le serrait impitoyablement à la gorge.
Ses souvenirs lui revinrent. « Papa, irons-nous un jour dans la Lune ? » – « Ne dis donc pas de bêtises, mon petit. » Il se souvenait de son amertume d’alors, mais s’aperçut avec une soudaine panique qu’il s’y accrochait comme à une bouée de sauvetage. C’étaient là des liens qui le rattachaient à quelque chose, au milieu de cette effroyable étendue de vide. Des souvenirs humains : des souvenirs de la Terre…
Un à un, il brancha les autres télécrans, jusqu’à ce qu’enfin la nudité scintillante de l’espace l’environnât de toutes parts. Les étoiles étaient lointaines et glacées. Le soleil était aussi loin et sa dure clarté irréelle lui faisait mal aux yeux. Il sembla tout à coup à Denby qu’il tombait, qu’il culbutait sans fin à travers cette affreuse nuit sans limites. Il rampa sur le plancher capitonné et se pelotonna dans un coin, en râlant. Il se sentait… infiniment seul.
Et soudain il vit la Terre, sorte de boule verdâtre, piquetée de nuages, irréelle, étrangère. Il sentit naître en lui un aveugle affolement ; une terreur animale lui serra les tempes. « Ce n’était pas comme cela dans mon rêve », pensa-t-il désespérément. Dans son rêve il n’avait pas peur. Dans son rêve il se sentait fier, triomphant. Il n’y avait pas autour de lui ces étendues infinies de vide, ni surtout cette hideuse, cette infernale solitude.
Denby se mit à hurler. Ses cris résonnèrent dans son casque avec une sonorité creuse qui accrut encore sa frayeur. Il hurlait, hurlait toujours, sans pouvoir s’arrêter…
Il hurlait encore quand la valve se rouvrit et que les psychotechniciens se saisirent de lui pour le ramener au grand soleil du désert.
*
* *
« J’avais voulu vous prévenir, dit doucement Feldman. Mais, comme vous le disiez, vous aviez acquis le droit de faire une tentative. »
La voix qui venait de la silhouette étendue sur un lit d’hôpital était faible et brisée. « Tout était truqué, alors ? Tout ? C’était une farce… »
Feldman secoua la tête. « Pas tout à fait. Sur les écrans, vous voyiez des films pris par des caméras automatiques montées dans des V2. Les effets de gravitation étaient obtenus par la force centrifuge. Vous étiez simplement dans un appareil d’entraînement synthétique destiné à éliminer les candidats manifestement inaptes.
— Comme moi ? dit-il amèrement.
— Eh oui, mon vieux, j’en ai peur. Voyez-vous, la navigation interplanétaire n’est pas faite pour les solitaires. Non plus que pour les esprits brillants, les sensibles ou les imaginatifs. Ils ne tiendraient pas le coup. Non ! » conclut Feldman en se levant, « les étoiles appartiendront aux costauds, aux bêtes de somme. Eux seuls peuvent, affronter la vraie solitude. Pour eux, elle n’a pas de sens et par suite ne contient pas de terreurs cachées. »
Il entendit Denby étouffer ses sanglots et s’arrêta un long moment à la porte pour observer la silhouette solitaire anéantie dans son lit blanc. Puis il secoua tristement la tête. « Le rêve, dit-il enfin, n’est pas fait pour les rêveurs ! »
Titre original : The Dreamer.
© The Magazine of Fantasy and Science Fiction.
© Éditions Opta, 1972, pour la traduction.