Le cadre philosophique
Toute étude de l’activité sexuelle constatée dans une société délimitée ne doit pas se borner à décrire des comportements, mais essayer de comprendre quelles en sont les motivations exactes, aussi bien inconscientes que soumises au contrôle de ce qu’on appelle la raison. Une remarque préliminaire s’impose d’ailleurs : en aucun cas on ne peut considérer la fonction sexuelle comme un but. Ce serait tomber dans un hédonisme éculé qui n’a jamais satisfait que l’égoïsme de certains êtres humains. Mais si la fonction sexuelle n’est pas un but, elle est en revanche un moyen. Et qui dit moyen dit mode : en ce sens, ce serait donc un « mode opératoire », au même titre que les mathématiques ou n’importe quelle science fondamentale.
À ce stade de réflexion, il n’est pas aberrant de considérer la fonction sexuelle comme un fait scientifique à partir duquel se développe une problématique, l’érotisme, au sens large du terme. Et, de même que l’existant humain doit apprendre à se servir de ses yeux, de ses oreilles, de ses mains et de ses jambes, qui sont les supports de l’activité matérielle, biologique en quelque sorte, de même qu’il doit apprendre à se servir de son cerveau pour l’exploiter au maximum de ses possibilités, il devra – mais ce serait plutôt un « il devrait », au conditionnel – apprendre à se servir de la fonction sexuelle.
Mais dans quel but ? Cela n’apparaît pas clairement. Les moralistes classiques, uniquement tournés vers l’utilitaire, répondront que le seul but de l’activité sexuelle est la reproduction de l’espèce. C’est trop vite dit : l’argument n’est pas valable, d’abord parce que la science refuse toute finalité. Car, en définitive, c’est bien de cela qu’il s’agit, déterminer si oui ou non la fonction sexuelle a une justification, et quelle est cette justification, non pas au point de vue de la morale ou de la religion, mais dans le cadre même de la nature à laquelle chaque être vivant appartient incontestablement.
Ainsi peut-on affirmer que la fonction sexuelle peut servir à la reproduction de l’espèce. Mais c’est seulement une possibilité, ou plus exactement d’une potentialité. La procréation ne requiert même pas l’union sexuelle, comme le prouve avec éloquence la pratique scientifique de la fécondation artificielle. D’ailleurs, l’union sexuelle complète, la fusion, réalisée dans un orgasme commun aux deux partenaires, n’est qu’une manifestation psychophysiologique qualitativement en dehors de toute justification biologique. « Une jeune fille frigide ou violentée, aucunement fondue avec l’homme quand il l’a possédée, peut devenir enceinte, et la biologie nous apprend que la pénétration fécondatrice du spermatozoïde dans l’ovule peut se produire mécaniquement, même bien après l’orgasme du couple(16). » C’est un constat sans appel. Scientifiquement – et pratiquement –, la fameuse « fusion » d’un homme et d’une femme dans une étreinte amoureuse n’a absolument aucun rapport avec la procréation d’un nouvel individu.
Si l’on réfléchit à l’usage que nous faisons de nos membres, de nos organes des sens, de notre corps tout entier, nous ne pouvons pas prétendre qu’un seul de ces éléments est attaché à une unique fonction. On respire l’oxygène vital par le nez, mais le nez est également un organe olfactif, et l’on sait très bien que l’odorat joue un rôle non négligeable dans la vie quotidienne. On accomplit toutes sortes d’actions avec les mains et avec les pieds. Notre bouche est à la fois au service de la nutrition, mais aussi du goût, et parfois de la respiration elle-même, enfin de la matérialisation du langage verbal. Tout est confondu en une totalité qui ne souffre aucune distinction : les organes des sens sont les ouvertures qui permettent le contact avec le monde extérieur, et aussi avec l’autre, ce qui est le cas dans la relation sexuelle.
En effet, qu’on le veuille ou non, toute connaissance provient de l’action des organes sensoriels sur le monde extérieur, et surtout de l’interprétation qu’ils font de celui-ci. Cette constatation, qui a été longtemps méprisée par les philosophes du Moyen Âge, disciples bornés d’Aristote, et par les théologiens thomistes, apparaît clairement au XVIIIe siècle avec Condillac et ses contemporains, y compris Jean-Jacques Rousseau qui, dans l’Émile, fait de la pratique des sens la base de toute éducation. Mais qu’en était-il dans les sociétés celtiques ? D’après ce que l’on peut savoir de la doctrine des druides, très proche de la pensée présocratique, et par conséquent des théories de Hegel, nous ne pouvons exister dans ce monde des relativités que dans la mesure où nous sommes les produits du contact (ou de l’opposition apparente) entre le moi subjectif et le non-moi, c’est-à-dire l’ensemble de l’univers.
Il faut donc en convenir : le sexe est peut-être un organe qui sert à la reproduction de l’espèce, mais il est avant tout un organe de connaissance. Ce n’était certainement pas un hasard si, dans la Bible hébraïque, connaître une femme est un euphémisme pour « avoir des relations sexuelles avec elle ». Après tout, si l’on prend à la lettre la célèbre légende de Tristan et Yseult, dont l’amour avait été provoqué par l’absorption commune d’un philtre magique, on ne peut que reconnaître qu’au fond du hanap bu par les deux héros, il y avait des choses diablement intéressantes.
Et c’est dans cette conviction – réelle ou supposée – que tous les amants de toutes les époques et de toutes les civilisations, à travers de grands mots, mais aussi de grands maux, ont cru devoir engager leur vie. Mais qu’y avait-il exactement au fond du hanap ? La réponse à cette question ne peut être qu’ambiguë. Les Celtes n’y ont d’ailleurs pas répondu. Ils se sont contentés d’en assumer les conséquences imprévisibles. En fait, ils ne sentaient pas le besoin d’élucider ce problème qui leur apparaissait comme inhérent à la vie quotidienne. Mais, plus près de nous, de nombreux écrivains ou philosophes, d’ailleurs très souvent « illuminés », ont développé ce même thème. Ils ont privilégié la connaissance du monde par le sexe, la libération de l’esprit humain contraint et forcé par une culture sociale, morale et religieuse, par l’épanouissement du sexe, et même, si l’on en croit certains penseurs non-conformistes, l’extraordinaire puissance énergétique de l’orgasme, capable d’influer sur les destinées du monde par l’intermédiaire des actions accomplies par les existants humains.
C’est encore là un problème de société. En réprimant la sexualité, mais en la réservant du même coup à une certaine élite dirigeante(17), la société interdit aux individus de parvenir à une connaissance intégrale à laquelle ils ont pourtant droit par leur nature même : cette connaissance peut en effet devenir dangereuse, officiellement pour les individus eux-mêmes(18), pour l’ensemble de la société qui repose sur l’observation des lois, et donc sur des bases répressives. C’est d’ailleurs le même problème qui se pose quant à l’éducation générale, qui est soi-disant dispensée à tout le monde, mais qu’on s’arrange pour réserver aux privilégiés(19).
Il est difficile, dans les diverses formulations philosophiques passées ou actuelles au sujet de la sexualité et de son rôle, de démêler ce qui appartient à la magie, à la religion, à la science, à la morale, ou tout simplement aux obsessions sexuelles des idéologues de service. On sait très bien que Sigmund Freud n’avait pas résolu son problème vis-à-vis de sa mère – ce qu’il passe évidemment sous silence – et que d’autres psychanalystes de grand renom ne supportaient pas leur impuissance ou leur homosexualité. Mais leurs thèses, si discutables qu’elles soient, méritent d’être prises en considération quand il s’agit d’émettre quelques jugements sur la sexualité des Celtes, à condition, bien entendu, de faire la part des choses, et de tenter d’aborder la mentalité de ces époques à travers les conceptions et les partis-pris des vingtième et vingt-et-unième siècles. Il y a des spéculations des siècles passés qu’il n’est pas facile d’interpréter, parce que nous n’avons pas actuellement les mêmes critères d’appréciation.
Ainsi, dans son ouvrage Métaphysique du sexe, Julius Évola, philosophe italien quelque peu tenté par le fascisme et le racisme, analyse cependant objectivement quelques-unes des interprétations contemporaines des composantes sexuelles de la civilisation occidentale héritée des Celtes. Il les présente comme des amalgames de traditions diverses d’où il ressort que la femme est le Janua Coeli, la « porte du ciel », et qu’elle est « l’instrument indispensable pour la libération(20) ». On remarquera le terme « instrument » employé par l’auteur, qui reproduit ici la pensée d’une étrange femme « illuminée » et plutôt « perverse », Maria de Naglowska(21), égérie d’un groupe plus ou moins théosophique – et érotique – qui eut ses succès et ses scandales entre les deux guerres mondiales.
Beaucoup plus intéressantes, si on les prend avec toutes les précautions d’usage, sont les idées du Britannique Aleister Crowley, qui prétendait qu’avant Hitler il y avait lui, ce qui jette un certain trouble sur le personnage et son exploitation de la sexualité. Membre de la Golden Dawn – cette « Aube dorée » britannique, société initiatique à laquelle ont également appartenu l’étrange diplomate et écrivain Bulwer-Lytton(22), le non moins étrange Bram Stocker, auteur bien connu de Dracula, et le fameux William-Butler Yeats, futur prix Nobel et âme de la renaissance irlandaise au début du XXe siècle –, Aleister Crowley avait fondé une organisation secrète mais néanmoins sexuelle, l’Ordo Templaris Orientalis, mieux connu sous l’abrévation O. T. O., dont le rituel se trouve consigné dans un manuscrit intitulé Agape-Liber C : The Book of the Sangraal(23), titre on ne peut plus significatif qui renvoie nécessairement à l’une des énigmes les plus troublantes de la tradition celtique. Et ce patronage fort douteux fait allusion à quelque chose de plus général, aux origines littéraires et occultes d’un ésotérisme occidental déjà ancien, dont les motivations se révèlent à l’analyse plus qu’inquiétantes(24).
Les idées de Crowley, aussi suspectes soient-elles, aident cependant à comprendre certaines déviances des pratiques amoureuses. Mais s’agit-il réellement de déviances ? Quelles sont donc les règles absolues de la sexualité ? Elles n’existent pas. Elles sont seulement la conséquence d’un jugement qu’à une certaine époque, et selon les idéologies qui dominent, on émet sur la façon dont est pratiquée cet art qu’on peut qualifier d’érotique. Le tout est de ne pas mélanger mariage, procréation et expression d’une sexualité instinctive.
Pour Crowley, l’amour –, ou plus exactement certaines pratiques de l’amour sexuel –, conduit inévitablement à une union extatique. Au fur et à mesure qu’on acquiert le contrôle et la technique de ces extases, on s’élève sur la voie de la libération. En somme, pour Crowley, le sexe était le moyen d’atteindre Dieu, tout au moins le concept de Dieu tel qu’il le définissait. Il ne s’agissait pas d’accomplir l’acte sexuel pour obtenir un soulagement physiologique ou émotif, ou encore pour des fins procréatrices, mais pour donner naissance à un nouveau courant, pour renouveler la puissance vitale contenue dans tout existant humain.
Dans ce contexte, Crowley se montre très proche d’un Wilhelm Reich dont La Révolution sexuelle a fait fureur et scandale dans les années 1968 avant d’être reléguée aux oubliettes. Or il se trouve qu’à l’analyse ces théories en apparence démentes peuvent très bien s’appliquer à ce que nous savons de la sexualité des peuples celtes. Car pour Crowley, l’acte sexuel, sous quelque forme qu’on le pratique, est un acte sacré, un acte magique, un véritable sacrement, « une orgie prolongée en l’honneur du grand dieu Pan », un « Grand Œuvre » au sens alchimique du terme, comme le dit Julius Évola (p. 362 de l’édition française). Plus simplement, cet acte est une rupture, un moyen de provoquer des ouvertures ou des fractures de la conscience ordinaire et d’entrer en contact avec des réalités supérieures.
Toutes confuses qu’elles soient, et toujours assez suspectes, ces idées semblent cependant coïncider avec la trame originelle de certains récits celtiques ou d’origine celtique, comme la légende de Tristan et Yseult, mais surtout avec ses prototypes que l’on découvre dans la littérature irlandaise antérieure aux versions anglo-normandes. Si l’amour est rupture, les relations sexuelles étant les composantes de cette rupture, il est facteur de progrès. Car lorsqu’on se sépare d’un élément constitutif d’une totalité, parfois avec violence, c’est la plupart du temps afin d’opérer une régénération. La nature, qui est bien faite, rejette ce qui est mauvais ou inutile. La branche morte d’un arbre casse et tombe à terre, mais l’arbre continue à vivre, avec souvent beaucoup plus d’énergie. De même, l’organisme humain rejette les poisons qui s’y forment, ou les bactéries qui lui sont nuisibles. C’est donc une loi de nature à laquelle on ne peut s’opposer.
Ainsi, on peut affirmer que les relations sexuelles permettent une rupture avec une vie sociale qui est morte ou sclérosée : il est bien connu que les amants, se satisfaisant d’eux-mêmes, rejettent ipso facto la société qui ne leur semble plus d’aucune utilité. C’est aussi une certaine forme de rupture avec un passé désuet. Dans la relation amoureuse, la transformation que fait subir la Femme ailée est de cet ordre, puisqu’elle permet de renaître après la « petite mort » de l’orgasme. Et cette re-naissance est une redécouverte du monde opérée avec des yeux entièrement neufs.
La fonction sexuelle étant reconnue comme un moyen de connaissance et de découverte, de transformation et de purification, il est incontestable que les peuples celtes, qui n’étaient pas soumis aux interdits judéo-chrétiens, lui ont épargné tout le contexte honteux qui la masquait dans certaines sociétés méditerranéennes, et cette culpabilisation constante dont elle a été victime dans des groupes sociaux nettement antiféministes. Chez les Celtes, il n’y a donc aucune restriction à cette activité sexuelle, sinon la violence et l’intimidation. C’est ainsi que dans le contexte celtique, il n’y aurait problème de pédophilie que s’il y avait rapt d’un enfant par quelqu’un d’étranger à la famille. D’ailleurs, c’est à partir de douze ans que garçons et filles pouvaient se marier et donc avoir des relations sexuelles libres, puisque le mariage n’était destiné qu’à la perpétuation d’une famille. Et, comme chez les Grecs, la nécessité apparaissait d’éduquer la jeunesse dans les pratiques sexuelles. Rien ne s’y opposait, et rien de ce qui se passait ne pouvait être répréhensible. On ne pouvait comprendre qu’il puisse y avoir des rapports sexuels « normaux » et des rapports sexuels « anormaux », puisqu’en définitive, il n’y avait pas de normes.
Wilhelm Reich, égratignant au passage Freud qui, selon lui, n’a pas assez insisté sur le rôle de la culture sur le refoulement sexuel et a trop exagéré l’aspect instinctuel des névroses, fait une remarquable analyse qui pourrait facilement convenir à toute étude des sociétés celtiques. Il fait remarquer avec justesse que tout « mouvement révolutionnaire ignore le fait que la régulation morale de la vie instinctuelle crée précisément ce qu’elle prétend maîtriser : les impulsions asociales ». Et il ajoute : « Seule la régulation par l’économie sexuelle peut éliminer l’antinomie de la nature et de la culture ; avec l’élimination du refoulement sexuel, les impulsions perverses et asociales seront également éliminées(25). » En somme, une société qui laisse librement s’épanouir la sexualité de ses membres devient plus forte et plus cohérente. C’est ce que semblent avoir compris et pratiqué les peuples celtes.
La sexualité est une réserve quasi inépuisable d’énergie potentielle. En partant de ce principe, la plupart des sociétés organisées se sont efforcées non pas d’économiser cette énergie mais de la déplacer, de la canaliser dans des règles très précises afin de la faire servir à l’activité du groupe social. Le but est utilitaire. On ne se préoccupe guère des frustrations qu’une telle récupération peut engendrer, l’essentiel étant l’épanouissement non pas de l’individu, mais de la collectivité. La justification de cette canalisation du potentiel sexuel est très simple : l’activité sexuelle fatigue et risque d’empêcher l’homme d’accomplir les travaux qui sont les siens.
Or, les récits irlandais contredisent cette vision restrictive de la sexualité. La plupart des héros, qui sont particulièrement redoutables dans les combats, réalisent des exploits sexuels hors du commun, même s’ils sont engagés dans des luttes sans merci. C’est ainsi que dans La Razzia des bœufs de Cualngé, on peut voir que Cûchulainn, seul à défendre l’Ulster contre les autres provinces d’Irlande, n’hésite pas à se rendre à un « rendez-vous de femme » au moment même où le danger devient le plus menaçant. L’épisode mérite d’être cité.
Cûchulainn est donc seul avec son père putatif Sualtam. Il dit à celui-ci : « J’ai l’impression qu’une armée sera sur nous cette nuit. Va porter de ma part un avertissement aux Ulates pour qu’ils ne restent pas dans les plaines. Ils sont dans la faiblesse(26) et ne pourraient se défendre. » Avant de s’éloigner, Sualtam demande au héros ce qu’il va faire. La réponse est la suivante : « Il est nécessaire que j’aille vers le sud, à Tara, car j’y ai rendez-vous avec Fedelm aux neuf formes(27). Je me suis engagé à rester avec elle jusqu’au matin. » Sualtam lui fait de véhéments reproches, mais Cûchulainn lui répond : « Il faut pourtant que j’y aille, car si je n’y vais pas, on traitera de mensonges les engagements des hommes, et l’on dira que seules les femmes sont capables de tenir leurs promesses(28). »
Heureusement, tout s’arrange pour le mieux. Avant d’aller à son rendez-vous, Cûchulainn grave des incantations magiques sur une branche de chêne qu’il place sur un gué, ce qui empêche l’armée des ennemis de franchir ce gué. Mais cet épisode démontre que jamais l’activité sexuelle n’a empêché un héros d’accomplir son devoir. Et il y a bien d’autres exemples, comme celui d’un autre héros, Fergus Mac Roig, à qui il faut plusieurs femmes par jour pour satisfaire ses besoins sexuels. Il est vrai que le nom de Fergus provient d’un terme gaélique apparenté au latin vir, apparenté lui-même à vis, « force », et qui signifie « énergie », « puissance ». C’est dire que la sexualité est un authentique réservoir d’énergie vitale, du moins dans l’optique si particulière qui est celle des peuples celtes. Et la morale n’a évidemment pas sa part dans cette conviction profonde.