Prologue
Danzar, Croatie
19 septembre
Les chiens hurlaient.
Bess aurait tant voulu qu'ils cessent.
Mets au point.
Déclenche.
Va plus loin. Continue.
Trop sombre. Règle l'exposition.
Les bébés...
Mon Dieu ! mais pourquoi ?
N'y pense pas. Prends cette photo !
Mets au point.
Déclenche.
Plus de film.
Bess ouvrit l'appareil, ôta la pellicule, en installa une nouvelle. Ses mains tremblaient.
- Il faut partir, madame Grady.
Le sergent Brock se tenait sur le seuil, derrière elle.
Ses propos étaient polis mais son visage, tandis qu'il la regardait, exprimait un profond dégo˚t.
- Ils sont juste à la sortie du village. Vous ne devriez pas rester ici.
Mets au point.
Déclenche.
Le sang. Tellement de sang...
- Il faut partir.
Une autre salle.
Dans un geste violent, le sergent Brock lui arracha l'appareil des mains et le fit tomber à terre. L'homme lui faisait face, le visage blême.
- Mais vous êtes qui ? Un vampire ? Comment pouvez-vous faire une chose pareille ?
Elle ne pouvait pas. Non, elle ne pouvait plus. Elle sentait son cerveau prêt à exploser.
Il le fallait, pourtant. Bess se pencha et ramassa l'appareil.
- Attendez-moi dans la Jeep. Ce ne sera pas long.
Elle entendit à peine le juron du sergent, qui tourna les talons et s'éloigna, la laissant seule.
Non. Pas seule.
Les bébés.
Mets au point.
Déclenche.
Il fallait y arriver, elle le pouvait.
Non, impossible.
Elle s'appuya contre le mur et ferma les yeux.
Ne plus voir les bébés.
Les chiens continuaient à hurler.
Impossible de les faire taire.
Des monstres. Le monde était plein de monstres.
Alors fais ton boulot. Montre-leur les monstres.
Elle ouvrit les yeux et tituba en direction de la dernière salle.
Ne pense pas. N'écoute pas les chiens.
Mets au point.
Déclenche.
Plus loin encore, continue.
Mexique
21 janvier, 16 h 50
Bess aurait voulu l'étrangler.
- Tu vois ? Je te l'avais bien dit, exulta Emily, rayonnante. Tout marche parfaitement bien.
Bess se cramponna tandis que la Jeep passait une fois de plus sur un nid-de-poule.
- Je déteste que l'on me répète sans arrêt ´ Je te l'avais bien dit ! ª Et puis, tu pourrais modérer un peu ton enthousiasme ?
- Non, je suis trop heureuse. Et toi aussi, tu le seras, quand tu admettras que j'avais raison d'insis-ter pour t'accompagner. Emily se tourna vers le chauffeur assis à côté d'elle. C'est encore loin, Rico ?
Un sourire joyeux illumina le visage brun du jeune homme.
- Six heures, peut-être sept. Mais il faudrait s'arrêter et installer le camp pour la nuit. J'aurai besoin de bien voir la route pour continuer. ¿ partir d'ici, elle devient assez mauvaise.
Un cahot à briser les vertèbres vint ponctuer sa phrase.
- Je pensais qu'elle l'était déjà, répondit sèchement Bess.
Rico secoua la tête.
- Le gouvernement prend soin de cette route. Personne ne s'occupe de celle de Tenajo. Pas assez d'habitants.
- Combien de gens vivent à Tenajo ?
- Peut-être une centaine. Lorsque je suis parti, il y a quelques années, ils étaient plus nombreux. Mais la plupart des jeunes sont partis, maintenant, comme moi. qui a envie d'habiter un village o˘ il n'y a même pas de cinéma ? Il jeta un regard par-dessus son épaule vers Bess, qui était à l'arrière. Je ne pense pas que vous trouverez grand-chose d'intéressant à photographier à Tenajo. Il n'y a rien, là-bas. Pas de monuments. Pas de gens importants. Pourquoi se donner la peine d'y aller ?
- C'est pour une série d'articles sur les destinations inconnues du Mexique que je prépare pour le magazine Traveler. Et il vaudrait mieux que je trouve quelque chose à Tenajo, sinon mes employeurs risquent de ne pas être contents.
- On trouvera quelque chose pour toi, dit Emily.
Toutes tes petites villes mexicaines ont une place et une église. Nous partirons de là.
- Vraiment ? C'est toi qui diriges mon travail, maintenant?
Emily sourit.
- Celui-là seulement. Je suis contente que tu aies obtenu ce contrat. Je préfère que tu photographies des paysages charmants et tranquilles plutôt que de te faire canarder par des cinglés.
- J'aime mon travail.
- Pour l'amour du ciel, n'oublie pas que tu as atterri dans un hôpital, après Danzar. Ce boulot ne te vaut rien. Tu aurais d˚ terminer tes études de médecine et faire de la chirurgie pédiatrique avec moi.
- Je ne suis pas assez endurcie. J'ai compris la nuit o˘ ce gamin est mort dans la salle d'urgence. Je ne sais pas comment tu y arrives.
- Je suppose que la Somalie était une partie de plaisir et Sarajevo une soirée de gala ? quand me raconteras-tu enfin ce qui s'est passé à Danzar ?
- Reste en dehors de mon boulot, Emily. Je parle sérieusement. Je ne veux pas d'un chaperon. J'ai presque trente ans.
- Tu es vidée, épuisée, et pourtant tu es toujours aussi obsédée par ton appareil photo. Tu ne l'as pas décroché de ton cou depuis que nous sommes parties.
La main de Bess se posa instinctivement sur l'appareil. Elle avait besoin de lui. C'était comme une partie d'elle-même. Après toutes ces années, elle se serait sentie aveugle si elle avait d˚ s'en passer. Inutile de se tuer à l'expliquer à Emily.
Emily avait toujours vu le monde en noir et blanc et elle était tant persuadée de pouvoir distinguer à
coup s˚r le bien du mal qu'elle ne cessait d'encoura-
ger sa súur à se conformer à sa vision. La plupart du temps, Bess s'en accommodait mais Danzar l'avait secouée, réveillant de surcroît les instincts protecteurs d'Emily. Bess aurait d˚ se tenir à l'écart mais elle n'avait pas vu Emily depuis si longtemps.
Et elle adorait cette súur insupportable et autori-taire.
Emily ne s'était jamais fait prier pour endosser le rôle d'aînée. Il était temps de changer de sujet avant qu'elle ne devienne tyrannique.
- Emily, pourquoi n'essaies-tu pas de joindre Tom sur ton portable ? Rico dit qu'on sera bientôt trop loin d'un relais pour appeler.
Comme Bess l'avait prévu, le visage d'Emily prit aussitôt une expression d'affolement. Son mari, Tom, et leur fille de dix ans, Julie, représentaient tout pour elle.
- Bonne idée, dit-elle en sortant de son sac un téléphone portable.
Elle composa le numéro.
- C'est peut-être ma dernière chance, poursuivit-elle. Ils décollent à l'aube pour aller se perdre en pleine nature au Canada. Pas de téléphone, pas de radio, pas de télévision, rien. Tom veut à tout prix transmettre à son héritière son expérience de l'art de la survie...
L'appareil pressé contre son oreille, elle écouta d'un air concentré, puis se renfrogna.
- Trop tard. Rien que des parasites. Tu n'aurais pas pu choisir de m'emmener dans un village civilisé ?
- Je n'ai pas choisi, on m'a envoyée ici. Et tu n'étais pas invitée.
Ignorant la remarque, Emily se tourna vers Rico qui feignait par politesse de ne pas entendre la discussion entre les deux súurs.
- Nous pouvons nous arrêter, maintenant. Il commence à faire sombre.
- Dès que je pourrai trouver un peu de terrain plat pour installer le camp, répondit Rico.
Emily approuva d'un signe de tête puis se tourna vers Bess.
-Ne pense pas que j'ai dit tout ce que j'avais à
dire. Cette conversation n'est pas terminée.
Bess ferma les yeux.
- Oh ! Mon Dieu !
Kaldak abaissa sa paire de jumelles.
- Elles se sont arrêtées pour la nuit. Elles ins-tallent leur campement. Mais elles se dirigent vers Tenajo, il n'y a aucun doute. qu'as-tu l'intention de faire?
Le colonel Rafel Esteban fronça les sourcils.
- C'est tout à fait regrettable. Cela pourrait bien nous causer des soucis. quand penses-tu recevoir le rapport de Mexico ?
- D'ici une heure ou deux. J'ai envoyé des ordres dès que nous les avons aperçues ce matin. Nous savons déjà que les plaques d'immatriculation sont enregistrées au nom des Voyages Laropez. Ce qui prend du temps, c'est justement d'arriver à savoir qui elles sont et ce qu'elles viennent faire par ici.
- Regrettable, répéta Esteban. J'ai horreur des complications. Tout se passait tellement bien.
- Il suffit de supprimer les complications. C'est pour ça que tu m'as fait venir, non ?
- En effet, rétorqua Esteban en souriant. Tu m'as été chaudement recommandé par ceux de là-bas.
qu'est-ce que tu suggères ?
- Tu n'as qu'à t'en débarrasser. Il ne devrait pas être bien difficile de les faire disparaître dans le coin.
Une heure devrait suffire...
- Et si ce n'était pas seulement d'innocentes touristes ? On ne sait pas avec qui elles peuvent être en rapport.
Kaldak haussa les épaules.
- C'est le problème avec des types comme toi, reprit Esteban. Trop assoiffés de sang. Cela ne m'étonne pas que Habin ait accepté de te laisser filer.
- Je ne suis pas assoiffé de sang. Tu voulais une solution, je te l'ai donnée. Habin n'a d'ailleurs rien contre ce genre de procédé. Il m'a envoyé vers toi parce que ma présence le mettait mal à l'aise.
- Pourquoi ?
- Son astrologue lui a prédit que je serais la cause de sa mort.
Esteban éclata de rire.
- quel abruti !
Son rire se figea tandis qu'il regardait Kaldak. Ce visage... Si le démon en personne devait prendre figure humaine, il ressemblerait à Kaldak. Esteban comprenait fort bien qu'un imbécile superstitieux comme Habin ait pu se sentir menacé.
- Je ne fais pas appel aux astrologues, Kaldak, et j'ai maté des types meilleurs que toi.
- Si tu le dis... Kaldak ajusta de nouveau ses jumelles. Elles sortent leurs sacs de couchage. Le moment serait bien choisi.
- J'ai dit que nous attendrions.
Esteban n'avait pas forcément opté pour cette solution mais il ne voulait pas laisser Kaldak prendre le contrôle des opérations.
- Retourne au camp, Kaldak, et donne-moi ce rapport dès qu'il arrivera.
Kaldak obtempéra et se dirigea aussitôt vers la Jeep garée à quelques mètres de là. Sa rapidité à obéir aurait d˚ rassurer Esteban : il n'en était rien. Si Kaldak se montrait docile, c'était par indifférence, pas par peur. Et Esteban n'avait guère l'habitude de susciter l'indifférence. Il tenta de réaffirmer sa supériorité.
- Si tu dois tuer quelqu'un... Galvez m'a offensé.
Cela ne me déplairait pas de le voir mort à mon retour au camp.
- C'est ton lieutenant, il peut encore t'être utile.
Kaldak fit démarrer la Jeep.
-Tu es s˚r de le vouloir ?
- Absolument.
- Je vais m'en occuper.
- Tu ne veux pas savoir pourquoi il m'a froissé ?
- Non.
-- Je vais tout de même te le dire, siffla Esteban.
C'est un homme stupide. Il m'a demandé ce qui allait se passer à Tenajo. Il s'est montré beaucoup trop curieux. Ne commets pas la même erreur.
Leurs regards se croisèrent.
- Pourquoi le ferais-je, puisque je m'en fiche ?
répondit Kaldak.
Esteban se sentit envahi par la frustration tandis que la Jeep dévalait la colline. L'enfant de putain. Voir Kaldak accepter de tuer Galvez aurait d˚ lui procurer ce sentiment de triomphe qui lui était si familier. Ce n'était pas le cas.
Le moment venu, la peau de Kaldak ne vaudrait guère plus cher que celle de Galvez mais, pour l'instant, il lui fallait une équipe au complet pour mener à bien cette phase de l'opération.
On verrait après Tenajo...
- Tu dors ? murmura Emily.
Bess fut tentée de ne pas répondre, même si elle savait que c'était inutile. Elle se retourna dans son sac de couchage pour faire face à Emily.
- Non, je suis réveillée.
Emily garda le silence un instant.
- Est-ce que je n'ai pas toujours agi pour ton bien ? reprit-elle enfin.
Bess soupira.
- Si. Mais il s'agit de ma vie. Je veux faire mes propres erreurs. Tu n'as jamais réussi à le comprendre.
- Et je ne comprendrai jamais.
- C'est parce que nous sommes différentes. Il m'a fallu longtemps pour savoir vraiment ce que je voulais faire. Tu as toujours su que tu voulais être médecin et tu n'as jamais changé d'avis.
- Aucun travail ne justifie ce que tu as enduré.
Pourquoi as-tu fait ça ?
Bess demeura silencieuse.
- Tu ne vois pas que je m'inquiète pour toi ?
poursuivit Emily. Je ne t'ai jamais vue dans cet état.
Pourquoi ne m'en parles-tu pas ?
Emily n'avait pas l'intention d'abandonner la partie et Bess était trop épuisée pour se défendre.
- C'est à cause... des monstres.
- quoi ?
- Il y a tant de monstres dans le monde. quand j'étais petite, je pensais qu'ils n'existaient qu'au cinéma mais ils sont partout, partout autour de nous.
Parfois, ils se cachent, mais donne-leur la moindre chance, ils sortent en rampant de leur repaire pour te réduire en...
Le sang. Tellement de sang.
Les bébés.
- Bess ?
Bess commençait à trembler.
N'y pense pas.
- On peut empêcher les monstres de nuire, reprit-elle d'une voix peu assurée. Mais la plupart d'entre nous se lassent, trop paresseux ou occupés ailleurs.
Alors, quand les monstres surgissent, il faut bien que quelqu'un les démasque.
- Mon Dieu ! murmura Emily. qui t'a demandé
de jouer les Jeanne d'Arc ?
Bess se sentit rougir. Elle voulait que sa súur la comprenne et en sache un peu plus.
- C'est injuste. Je sais que je dois passer pour une idiote. Et quelle Jeanne d'Arc je fais ! J'ai peur, tout le temps. Et même si je ne cours pas toujours après les monstres, il arrive que, dans mon boulot, on les voie. Lorsque ça se produit, alors je peux vraiment faire quelque chose. Toi, tu sauves des vies humaines tous les jours. Je ne pourrai jamais en faire autant, mais révéler l'existence de ces monstres au reste du monde, si !
- Et moi, je veux essayer de te sauver malgré toi.
Parlons-en et voyons un peu...
- Ne me fais pas ça, Emily. S'il te plaît. Pas maintenant; Je suis trop fatiguée.
Emily tendit la main et lui caressa la joue.
- C'est à cause de ton travail. Tu es trop impulsive, tu te précipites et tu finis par te blesser. Ce voyage à Danzar était un désastre, tout comme ton mariage avec ce bon à rien de Kramer.
- Bonne nuit, Emily.
Emily fit une grimace.
- Très bien, il me reste deux semaines pour te convaincre. Elle tourna le dos à Bess et se blottit dans son sac de couchage. Je suis s˚re que tout ira pour le mieux après Tenajo.
Bess ferma les yeux et essaya de se relaxer. Elle était si épuisée par le voyage sur les routes défon-cées qu'elle n'aurait aucun mal à s'endormir.
Pourtant, elle restait éveillée.
Les nerfs à vif, elle se serait volontiers passée de la pression supplémentaire que lui faisait subir Emily.
Elle avait certes commis quelques erreurs : un mariage raté, un faux départ dans la vie professionnelle. Sa vie personnelle était peut-être un échec, mais elle exerçait un métier qu'elle adorait ; elle gagnait bien sa vie ; elle était respectée par ses pairs. Prendre des coups de temps à autre, il fallait bien l'accepter. Danzar était l'exception. Elle n'aurait peut-être jamais plus à être confrontée à une telle horreur.
Deux semaines de tranquillité à photographier d'ennuyeuses places de village et des cantinas et elle serait à nouveau d'attaque.
Lorsque Kaldak parvint au camp, les camions étaient déjà là. Galvez supervisait la distribution du matériel.
Kaldak contemplait la scène en silence et, quand les hommes furent équipés, Galvez se tourna vers lui.
- Tu ferais bien de prendre aussi ce qui te revient, à moins que tu sois s˚r de pouvoir t'en passer. Tu sais marcher sur l'eau, Kaldak ?
- Je me servirai plus tard.
- Tu sais ce que c'est ?
- J'ai déjà vu ce genre de choses, avant.
- Mais tu ne savais pas que tu en aurais l'usage ici. Esteban a bien essayé d'en faire un secret d'…tat, mais je savais que ce matériel allait arriver.
Esteban avait raison, pensa Kaldak. Galvez était trop stupide pour savoir se taire.
- Esteban m'envoie chercher le rapport de Mexico.
Galvez secoua la tête.
- Rien. J'ai vérifié le fax il y a un quart d'heure.
Un message de Habin et un de Morissey, c'est tout.
- Morissey ?
Galvez parut surpris.
- Esteban reçoit régulièrement des nouvelles de Morissey. Tu ne connais pas Morissey ? Ils ne te tiennent peut-être pas en si haute estime, après tout.
- Peut-être pas. Esteban a besoin de ce rapport.
Vérifie encore une fois.
Galvez haussa les épaules et pénétra sous la tente.
Kaldak le suivit vers le télécopieur.
- Rien, dit Galvez.
- Tu es s˚r ? Il reste encore du papier ? Vérifie la mémoire.
Galvez se pencha sur l'appareil.
- je te l'ai dit, il n'y a rien. Maintenant laisse-moi...
Le bras de Kaldak vint serrer la gorge de Galvez.
Une simple torsion suffit à lui briser le cou.
22 janvier, 12 h 30
Esteban se dirigea à grands pas vers la Jeep.
- Tu l'as eu ? Tu en as mis du temps !
Kaldak lui tendit le fax.
- Elles ne sont liées à aucune agence gouverne-mentale. Ce sont deux touristes : le Dr Emily Corelli, trente-six ans, un cabinet de chirurgie pédiatrique prospère à Détroit. Tom, son mari, est entrepreneur en b‚timent. Une fille de dix ans, Julie.
- Et l'autre ?
- Sa súur, Elizabeth Grady, vingt-neuf ans, divorcée. Profession : photo-reporter.
Esteban fronça les sourcils.
- Journaliste ? J'aime pas ça.
- Elle travaille en free-lance.
- Cela ne me plaît toujours pas. Et pourquoi Tenajo ?
- Un contrat pour un magazine de voyages.
- Mais pourquoi maintenant ?
Kaldak haussa les épaules.
Esteban dirigea le faisceau de sa lampe sur les photographies des passeports transmises par télécopie. Les deux femmes ne se ressemblaient pas. Les traits d'Emily Corelli étaient fins et réguliers et ses cheveux bruns bien tirés en arrière. Le visage d'Elizabeth Grady était plus carré : grande bouche et yeux noi-sette enfoncés. Ses cheveux courts, frisés et décolorés par le soleil étaient plus clairs que ceux de sa súur.
- Elles restent combien de temps dans le coin ?
- Deux à trois semaines. Kaldak se tut un instant.
Personne ne s'inquiétera de leur sort avant au moins une semaine, poursuivit-il. Elles ont un téléphone mobile, mais elles sont déjà loin des bornes les plus proches. Le téléphone fonctionne quand il veut à
Tenajo, la compagnie mettra du temps à comprendre que les lignes ont été coupées. Il faut compter une semaine de plus avant qu'ils n'envoient une équipe d'entretien.
- C'est ce que tu crois.
- Supprime les complications. Pourquoi les laisser arriver jusqu'à Tenajo ? quand on commencera à
s'inquiéter pour elles, je m'en serai déjà débarrassé
dans un endroit o˘ personne n'ira jamais les chercher.
- Tu y tiens...
- Laisse-moi m'en occuper cette nuit. C'est ce qu'il y a de mieux à faire.
- Je déciderai de la meilleure chose à faire, rétorqua Esteban. Tu n'as aucune idée de ce qui est en jeu. Pauvre paysan prétentieux, pensa-t-il...
- Et je n'ai pas l'intention d'y fourrer mon nez, dit Kaldak. Je ne tiens pas à finir comme Galvez.
Esteban scruta le visage de son interlocuteur.
- C'est fait ? Déjà ?
Kaldak eut l'air surpris.
- Bien entendu.
Un frisson de plaisir traversa l'esprit d'Esteban. Il venait d'affirmer sa force et son autorité, mais cette fabuleuse sensation de pouvoir était g‚chée par l'atti-tude effrontée de Kaldak. Esteban prit le message de Mexico et le froissa.
- Tu n'y toucheras pas. Laissons-les aller à
Tenajo.
Kaldak ne répondit pas.
Esteban constatait avec satisfaction que Kaldak ne semblait pas content. C'est vrai, il aurait peut-être d˚
laisser Kaldak agir à sa guise, mais son manque de complaisance le piquait au vif. Cela n'avait d'ailleurs que peu d'importance.
- Tu reviens au camp ? demanda Kaldak.
- Non, je vais rester ici un moment.
Esteban tourna le dos aux collines, tandis que Kaldak s'éloignait avec la Jeep. Il ne voulait pas se laisser distraire par les hommes du camp et, par prudence, il avait décidé de ne pas se rendre à Tenajo. Le sentiment d'anticipation était presque aussi jouissif... Il avait mis ce projet sur pied et il méritait maintenant de prendre un peu de temps pour en savourer la beauté. Avec tout son fatras d'idées politiques, Habin ne pouvait comprendre le véritable sens de ce qu'il accomplissait.
il sentit l'excitation monter en lui ; en ce moment même, ses plans étaient en voie d'exécution.
La nuit était claire, aucun nuage de tempête ne venait rôder au sommet de ces collines, au loin. Pourtant, il pouvait presque voir planer l'ombre de la Bête des Ténèbres qui s'apprêtait à jouer avec Tenajo.
Tenajo, 3 h 35
- Sainte Vierge Marie, venez-leur en aide. Leurs
‚mes immortelles se tordent dans les flammes du b˚cher de Satan.
Le père Juan s'agenouilla devant l'autel, le regard désespéré et rivé sur le crucifix, au-dessus de lui.
Il était à Tenajo depuis quarante-quatre ans et ses fidèles l'avaient toujours écouté. Mais l'écouteraient-ils encore maintenant, au moment de l'épreuve suprême ?
Il les avait entendus crier, chanter et rire à l'extérieur de l'église. Il était sorti et leur avait dit que, à
cette heure de la nuit, leur place était chez eux. Cela n'avait servi à rien : ils voulaient tous l'inviter au partage du don du diable...
Lui, ne voulant rien accepter, était resté à l'intérieur de l'église.
Il prierait juste pour que Tenajo survive.
7 h 40
- Tu as bien dormi ? demanda Emily à Bess. Tu as l'air plus reposée.
- Je serai encore plus en forme quand nous partirons d'ici. Le regard de Bess croisa celui de sa súur.
«a va, laisse-moi.
- Prends ton petit déjeuner, dit Emily en souriant.
Rico prépare la Jeep pour le départ.
- Je vais aller l'aider.
- Tout va bien se passer, n'est-ce pas ? Du bon temps en perspective.
- Oui, si tu peux éviter de... Et puis non, je ne vais pas laisser ces instants se g‚cher ! Bien s˚r, tu verras, reprit-elle, tout ira très bien...
- Es-tu contente que je sois ici avec toi ?
s'empressa d'ajouter Emily.
- Je suis heureuse que tu sois venue.
Emily lui fit un clin d'úil.
- Super !
Bess souriait encore lorsqu'elle arriva vers la Jeep.
- Vous avez l'air très gaie ! Vous avez passé une bonne nuit ?
Bess acquiesça et rangea l'étui en toile de son appareil photo dans la voiture. Son regard se porta vers les collines.
- Depuis combien de temps n'es-tu pas allé à
Tenajo ?
- Presque deux ans.
- C'est long ! Ta famille vit-elle là-bas ?
- Seulement ma mère.
- Elle ne te manque pas ?
- Je lui téléphone chaque semaine. Mon frère et moi, nous nous débrouillons très bien. Nous pourrions lui trouver un bel appartement à Mexico, mais elle ne veut pas. Elle dit qu'elle ne se sentirait pas chez elle.
Bess sentit qu'elle avait touché un point sensible.
- Tenajo doit être un endroit merveilleux, sinon, on ne m'y aurait pas envoyée pour faire des photos.
- C'est peut-être très bien si on n'est pas obligé
d'y vivre. Ma mère ne possède rien. Même pas une machine à laver. Les gens de Tenajo vivent comme il y a cinquante ans.
Rico jeta le dernier sac à l'arrière de la Jeep.
- C'est la faute du curé, reprit-il. Le père Juan a convaincu ma mère que les grandes villes sont souillées par le vice et la méchanceté et qu'elle devait donc rester à Tenajo. quel idiot ! Vivre avec un peu de confort n'a jamais fait de mal à personne.
Bess se rendait compte que Rico souffrait de cette situation et elle ne savait pas comment réagir.
- Peut-être pourrais-je persuader ma mère de m'accompagner, cette fois, ajouta Rico.
- Je l'espère. La réponse de Bess sonnait faux, elle s'en rendait compte. Bravo, Bess... Désespérée par son manque d'à-propos, elle cherchait quelques paroles de réconfort. Veux-tu que je la photographie, ou vous deux ensemble, peut-être ?
Le visage de Rico s'illumina soudain.
- Ce serait bien. Je n'ai qu'un vieux cliché pris par mon frère, il y a quatre ans, répondit-il. Il marqua une petite pause. Vous pourriez aussi lui dire que je vis bien à Mexico et que tous les clients me demandent... Ce ne serait pas vraiment un mensonge, car j'ai beaucoup de succès.
- J'en suis s˚re, répliqua Bess en montant dans la Jeep. Surtout avec les dames...
Un sourire enfantin éclaira le visage de Rico.
- C'est vrai, les dames sont très gentilles avec moi. Mais il vaut mieux ne pas en parler à ma mère.
Elle ne comprendrait pas.
- J'essaierai de m'en souvenir.
Emily s'était approchée de la voiture et tendit à
Rico la boîte contenant les ustensiles de cuisine.
- Allons-y. Avec un peu de chance, nous serons à Tenajo vers deux heures et je me balancerai dans un hamac à quatre heures. Je bous d'impatience. Je suis s˚re que c'est le paradis sur terre.
Tenajo n'était pas le paradis.
La ville br˚lait sous le soleil de midi. Du haut de la colline qui surplombait la ville, Bess aperçut une jolie fontaine, au centre d'une place pavée, entourée sur trois côtés par des maisons aux murs de torchis.
Une petite église fermait le quatrième côté.
- C'est joli, non ? dit Emily, debout dans la Jeep.
O˘ se trouve l'auberge locale, Rico ?
Rico désigna de la main ce qui semblait être la rue principale.
- L'auberge est petite, mais très propre.
Emily poussa un soupir d'aise.
- J'imagine déjà mon hamac, Bess.
- Je doute que tu puisses dormir avec ce vacarme, répondit Bess d'un ton sec. Tu ne m'avais pas parlé
des coyotes, Rico. Je ne pense pas que...
Mais non ! Ce n'étaient pas des coyotes.
Des chiens.
Elle avait déjà entendu cela avant.
Mais là, les hurlements lugubres et plaintifs de dou-zaines de chiens venaient des rues de Tenajo, au pied de la colline.
Bess se mit à trembler.
- qu'y a-t-il ? demanda Emily. qu'est-ce qui ne va pas ?
- Rien.
Ce n'était pas possible. Son imagination la trahissait. Combien de fois avait-elle été réveillée au beau milieu de la nuit par des aboiements de chiens fantômes ?
- Si, tu as quelque chose. Tu es malade ? interrogea Emily.
Non, ce n'était pas une illusion.
Elle passa la langue sur ses lèvres sèches.
- Danzar. C'est de la folie, mais... Il faut nous dépêcher. Vite, Rico, insista-t-elle.
Rico écrasa l'accélérateur et la Jeep dévala la route en direction de la petite ville.
Ils ne virent le premier corps qu'une fois arrivés dans le centre. Et c'était celui d'une femme recroquevillée sur elle-même, étendue à l'ombre de la fontaine.
D'un geste vif, Emily saisit le sac qui contenait son matériel médical, bondit hors de la Jeep et se pencha sur le corps.
- Morte...
Ce n'était pas une surprise pour Bess.
- Pourquoi est-elle là ? demanda Emily. Pourquoi personne ne l'a aidée ?
Bess se précipita hors de la Jeep.
- Va chercher ta mère, Rico. Tout de suite.
Amène-la ici.
- que se passe-t-il ? murmura Rico.
- Je ne sais pas. Trouve ta mère, vite.
Bess ne mentait pas. Ce n'était pas comme à Danzar. Ce qui s'était passé là-bas ne pouvait pas se répéter ici, à Tenajo.
Rico mit la voiture en marche et partit sur les cha-peaux de roues. Bess se tourna vers Emily.
- Comment elle est morte ?
- Je n'en sais rien. Aucune trace de violence.
- Maladie ?
Emily haussa les épaules.
- Sans examen approfondi, je ne peux rien dire.
Et toi, que sais-tu à ce sujet ?
- Rien, répondit Bess, en tentant d'affermir sa voix. Mais je pense que nous en trouverons d'autres.
Ces hurlements...
Elle se dirigea en h‚te vers la cantina, de l'autre côté de la fontaine.
- Prends ton sac et viens avec moi.
¿ l'intérieur, elles découvrirent quatre corps : deux jeunes gens effondrés à une table o˘ se trouvaient une assiette de frites et de l'argent ; un vieillard couché
derrière le bar ; et une femme en robe violette affalée sur les marches de l'escalier.
Le regard d'Emily allait d'un cadavre à l'autre.
- Tous morts ? interrogea Bess.
Emily ouvrit son sac, sortit un masque et une paire de gants en caoutchouc, et les tendit à Bess.
- Mets le masque et enfile ça.
- Tu penses que c'est contagieux ?
- Il vaut mieux être prudentes. Elle se dirigea vers la porte. Comment savais-tu ?
- Les chiens. quand j'étais à Danzar, nous les entendions hurler à des kilomètres de distance. Tous les habitants du village avaient été massacrés par les miliciens.
- Tous les habitants, murmura Emily en écho, avant de redresser les épaules. Personne ici n'est mort suite à des blessures et je ne crois pas non plus qu'ils soient morts parce que ces idiots de chiens aboyaient.
Viens, essayons de trouver quelqu'un qui pourra nous expliquer ce qui s'est passé.
Elles ne trouvèrent personne dans la première maison et, dans le magasin d'à côté, juste deux cadavres : une femme derrière le comptoir et un petit garçon recroquevillé sur le sol. Des bonbons au chocolat étaient disséminés autour de l'enfant qui en tenait encore une poignée dans la main.
Ses doigts étaient tout tachés de chocolat, remarqua Bess. Les enfants aiment tant les bonbons...
quand sa nièce Julie était plus petite, elle adorait les M&M's et Bess lui en apportait toujours...
- Mais qu'est-ce que tu fais ? s'écria Emily d'un ton horrifié.
Le regard de Bess descendit jusqu'à son appareil.
Elle venait de photographier Emily et le petit garçon.
Mets au point.
Déclenche.
Danzar, encore...
Ce n'était pas la peine de prendre des clichés : ici, il n'y aurait pas de secrets, de charniers cachés. Elle fourra l'appareil dans une des poches de son gilet de reporter.
- Arrête de pleurer.
Bess ne s'en était même pas aperçue. Elle sécha ses larmes du revers de la main.
- Je ne sais pas ce qui s'est passé mais tout a d˚
arriver très vite. La plupart des gens rentrent chez eux lorsqu'ils sont malades.
- Certains d'entre eux l'ont peut-être fait. Je dois vérifier. C'est absurde. Je n'ai jamais entendu parler d'une épidémie mortelle comme celle-ci, sauf peut-
être Ebola.
Bess se figea.
- Ebola ? Au Mexique ?
- Je n'ai pas dit qu'il s'agissait de la même chose.
De nouveaux virus apparaissent sans cesse et, pour ce que j'en sais, il se peut aussi que l'eau potable ait été contaminée. C'est peut-être le choléra. Cela arrive encore parfois au Mexique. Mais je n'ai jamais entendu dire qu'il frappait de manière aussi rapide et brutale. Je ne vois pas trace de diarrhées ni de vomis-sements. Vraiment, je ne sais pas.
Emily passa derrière le comptoir et décrocha le combiné du téléphone mural.
- quoi qu'il en soit, il nous faut de l'aide. Je ne suis pas qualifiée pour...
Elle raccrocha.
- Aucune tonalité. Très bien. Nous allons essayer d'une autre maison.
Dans la maison suivante, il n'y avait pas de cadavre, mais le téléphone était également hors d'usage. Bess se tourna vers Emily.
- Je veux que tu quittes Tenajo.
- Va au diable !
Bess haussa les épaules.
- Je savais que tu n'obéirais pas mais je devais tout de même tenter le coup... Nous sommes sans doute déjà tous les trois contaminés. Bon ! Allons voir si nous trouvons des survivants.
Mais durant les trois heures suivantes, elles décou-
vrirent quarante-trois cadavres, chez eux pour la plupart, dans leur lit, leur cuisine ou encore leur salle de bains.
Puis ce fut la mère de Rico.
Elle était étendue sur un sofa. Rico, agenouillé à
côté d'elle, lui tenait la main.
- Seigneur Dieu ! murmura Bess.
- «a n'aurait servi à rien de vous l'emmener. Elle est morte. Ma mère est morte.
- Tu ne devrais pas la toucher, dit Emily d'une voix douce. Nous ne savons pas ce qui l'a tuée.
- C'est le père Juan qui l'a tuée. Il l'a forcée à
rester ici.
Emily ouvrit son sac et en sortit un masque et des gants.
- Mets-les.
Rico l'ignora.
- Rico, il faut...
- Il l'a assassinée. Si elle était venue à Mexico, j'aurais pu l'emmener à l'hôpital. Rico se leva et marcha vers la porte. C'est le prêtre...
Bess tenta de lui barrer le chemin.
- Rico, ce n'est pas...
Il l'écarta d'un geste brutal et sortit en courant de la maison.
Bess s'élança derrière lui.
- Continue à chercher, lança-t-elle à Emily par-dessus son épaule. Je vais le rattraper.
Pour quoi faire ? se demanda-t-elle. Comme tous les habitants de Tenajo, le curé était sans doute mort lui aussi.
Par pitié, si ces chiens pouvaient juste un instant cesser de hurler !
Rico était debout, penché sur le prêtre, lorsque Bess pénétra à son tour dans l'église.
- Rico, éloigne-toi de lui.
Le jeune homme ne fit pas un geste.
Bess l'écarta et s'agenouilla auprès du père Juan.
Il suffoquait, mais elle constata avec soulagement qu'il était encore en vie.
- Tu l'as frappé ?
Rico fit un signe négatif.
- Apporte-moi un peu d'eau.
Il ne fit aucun geste.
- Vite ! reprit Bess.
¿ contrecúur, Rico se dirigea près de l'entrée de l'église, vers le bénitier.
Bess ne pensait pas que l'eau puisse être d'une quelconque utilité, mais elle tenait à éloigner Rico du prêtre.
- Père Juan, pouvez-vous parler ? Nous devons savoir ce qui s'est passé ici. Y a-t-il d'autres survivants ?
Les yeux du prêtre s'ouvrirent.
- La racine... la racine...
Essayait-il de lui faire comprendre que tous avaient été empoisonnés ? Emily avait peut-être eu raison en parlant de contamination.
- qu'est-il arrivé ? qui a tué tous ces gens ?
- La racine...
Bess s'aperçut soudain que Rico se tenait derrière elle.
- Laissez-le mourir.
- O˘ est l'eau ?
Le regard de Rico était rivé sur le visage du prêtre.
- Cela n'a pas d'importance. Il n'en a plus besoin.
Bess regarda de nouveau le curé.
Rico avait raison. Le père Juan était mort.
- quel est le village le plus proche ?
- Besamaro. ¿ soixante-cinq kilomètres d'ici.
- Je veux que tu ailles à Besamaro et que tu téléphones aux services de santé. Dis-leur qu'il y a eu un gros problème ici. Essaye de t'approcher le moins possible des gens, au cas o˘ tu serais contaminé.
Rico, le visage déformé par la haine, scrutait le prêtre.
- Il a tué ma mère. Lui et ses discours sur la pau-vreté et l'humilité. Je suis content qu'il soit mort.
D'un coup de pied brutal, Rico envoya valser le tronc, qui gisait tout à côté du père Juan, jusqu'au banc le plus proche.
- Toi aussi, tu risques de mourir si tu n'es pas soigné. Tu es jeune, Rico, tu as envie de mourir ?
La question de Bess le fit enfin réagir.
- Non. J'irai à Besamaro.
Rico sortit de l'église. quelques instants plus tard, Bess entendit la Jeep s'éloigner.
Peut-être n'aurait-elle pas d˚ l'envoyer hors de Tenajo puisqu'il risquait de propager l'épidémie. Mais que faire d'autre ? Emily et elle ne pouvaient guère affronter ce cauchemar sans aide extérieure.
Les yeux du prêtre étaient ouverts et semblaient regarder Bess. La mort... Tant d'horreur et tant de morts... Elle se leva en frissonnant. Il fallait rejoindre Emily. Celle-ci pouvait avoir besoin d'elle.
Chercher des morts. Non ! Elles allaient à la recherche des vivants et Bess devait bien se souvenir de cela. qui sait ? il existait peut-être une chance de trouver des survivants dans cet endroit atroce.
Elle s'arrêta un instant avant de descendre l'esca-
lier qui menait au parvis de l'église. Le soleil se cou-chait dans un rouge sang. La couleur de la mort.
Bess s'assit sur une marche et passa les bras autour des épaules. Elle était gelée et ne pouvait s'empêcher de trembler. Dans une minute, elle irait rejoindre Emily mais elle avait besoin de cette minute. Il lui fallait un peu de temps pour se préparer à affronter la nuit. Elle devait se montrer aussi forte que sa súur.
Pourquoi ces chiens ne cessaient-ils pas de hurler ?
Danzar.
Ce n'était pas comme à Danzar. Et quand bien même, quelle différence ?
La mort... Une ville coupée du reste du monde. ¿
Danzar, les miliciens avaient d'abord coupé les lignes de téléphone.
Tenajo était au Mexique et pas dans un pays déchiré
par la guerre comme la Croatie. C'était une petite bourgade perdue. Alors pourquoi s'en prendre à un tel endroit ?
Mais y avait-il eu une vraie raison pour détruire Danzar ?
Cela suffit. Ce ne sont que des suppositions. ¿ quoi bon se torturer l'esprit ?
Mais qui d'autre pouvait y réfléchir ? Et si ses pressentiments se révélaient fondés ? Allait-elle tourner le dos et partir ainsi ? Peut-être quelques photos...
Au cas o˘...
Elle se remit lentement sur pied et sortit l'appareil photo de son gilet. La confiance revenait en elle et elle réalisait en même temps que ce qu'elle allait faire était juste. quelques photos et elle irait rejoindre Emily.
Au cas o˘...
La femme étendue près de la fontaine, ses yeux morts, aveugles, tournés vers le ciel.
Mets au point.
Déclenche.
Plus loin.
Le serveur de la cantina.
Mets au point.
Déclenche.
La vieille dame recroquevillée près d'un rosier, dans son jardin.
Des morts. Tant de morts...
…tait-elle toujours en train de photographier ? Oui, puisque l'obturateur cliquetait comme m˚ par sa propre volonté.
Des morts, partout autour d'elle...
Elle voulait s'arrêter. Impossible.
Ces deux gamins couchés côte à côte dans un hamac. Ils avaient l'air de dormir...
Bess tituba jusqu'au coin de la maison et se mit à
vomir. Elle appuya sa joue glacée sur le mur chauffé
par le soleil. Son corps était secoué de frissons convul-sifs.
Comme si le monde entier était mort. Mais elle était bien vivante. Et Emily aussi.
Accroche-toi à cette vérité.
Elle allait retrouver Emily et l'aider et surtout faire semblant d'être aussi forte et courageuse qu'elle.
Emily ne devait pas savoir à quel point elle était terrorisée.
Emily n'était plus dans la maison de la mère de Rico.
Elle n'avait sans doute pas pu attendre le retour de Bess et avait d˚ partir accomplir son devoir. Sans faiblesse. Sans hésitation.
Bess sortit de nouveau dans la rue. Il commençait à faire sombre.
- Emily ?
Silence.
Elle marcha le long d'un premier p‚té de maisons, puis d'un second.
- Emily ?
Les chiens hurlaient. L'un d'entre eux avait-il appartenu au petit garçon du magasin ?
N'y pense pas. C'est plus facile lorsqu'on arrive à
ne plus les considérer comme des individus.
Elle s'en était aperçue après Danzar.
- Emily ?
O˘ était-elle ? Bess se sentit submergée par un flot de panique. Et si Emily était malade ? Et si Emily était couchée, là, à l'intérieur de l'une de ces maisons, incapable d'appeler au secours ?
Emily...
- Je suis là !
Emily sortait d'une maison, un peu plus haut dans la rue.
- J'ai trouvé quelqu'un.
Bess se précipita vers sa súur, éperdue de soulagement.
- Tout va bien ?
- Bien s˚r, répondit Emily avec agacement. J'ai trouvé un bébé. Tous les occupants de la maison sont morts, mais le bébé est vivant. Viens.
Bess la suivit à l'intérieur.
- Comment se fait-il que cet enfant soit vivant ?
- Je ne sais pas, mais je suis si contente de voir quelqu'un en vie !
Elle conduisit Bess jusqu'à une chambre meublée d'un lit d'enfant recouvert d'une moustiquaire.
- Si la maladie est transmise par l'air, elle a peut-
être été protégée par le filet antimoustique.
Le bébé était une petite fille potelée de moins de douze mois. Ses cheveux noirs frisés laissaient deviner de minuscules anneaux d'or accrochés à ses oreilles. Ses yeux étaient clos, mais sa respiration était profonde et régulière.
- Tu es s˚re qu'elle n'est pas malade ?
- Presque s˚re. Elle s'est réveillée il y a à peine une minute et elle m'a souri. Elle est belle, n'est-ce pas?
- Oui.
Très mignonne, adorable. Et surtout, merveilleusement vivante.
- Je pensais que ça te ferait du bien de la voir, dit Emily d'un air tranquille.
- Oh, oui !
Bess avala sa salive avec peine. Les deux súurs demeurèrent un moment silencieuses à regarder l'enfant.
- Je suis désolée, Emily. Je n'aurais jamais d˚
t'emmener ici avec moi. Jamais je n'aurais pensé
que...
- Ce n'est pas ta faute. C'est moi qui ai insisté
pour t'accompagner.
Bess ne pouvait détacher les yeux de la petite fille.
- Comment allons-nous la garder en vie ?
Emily fronça les sourcils.
- Il faut la faire sortir de cette ville. Je ne veux pas la toucher tant que je n'aurai pas stérilisé mes vêtements. Nous ne savons pas si nous avons attrapé
quelque chose.
- Faut-il prendre une douche très chaude ? Faire bouillir nos vêtements ?
- L'eau peut très bien avoir été contaminée, répondit Emily en haussant les épaules. Mais je suppose que nous n'avons pas le choix.
- Rico est parti prévenir les services de santé de la ville la plus proche.
- Il faudra du temps pour rassembler une équipe et l'envoyer ici. Je ne veux pas être bloquée là à
attendre.
Bess ne le souhaitait pas non plus. Elle aurait préféré camper dans le cratère d'un volcan plutôt que de rester à Tenajo.
- Combien de temps te faut-il pour stériliser tes vêtements ?
- Environ quarante minutes.
- Essaie de me trouver de quoi me changer et sté-
rilise-le aussi. Je reviens.
- O˘ vas-tu ?
- Nous n'avons pas terminé nos recherches. Il pourrait y avoir d'autres rescapés.
- Il n'y a plus que trois p‚tés de maisons. C'est peu probable.
- Les bébés se moquent des probabilités et c'est sans doute pour ça que celui-là a survécu.
- Ce n'est pas logique, rétorqua Emily en souriant. Sois de retour dans quarante minutes. Je tiens à faire sortir Jessie d'ici.
- Jessie ?
- Il faut bien lui donner un nom. On ne peut pas l'appeler ćelle-là ª ou ´ le bébé ª.
Emily commença à enlever son chemisier.
Dans un fier élan de volonté, Bess sortit en refermant la porte derrière elle. Elle s'attendait à découvrir l'horreur, encore et toujours plus d'horreur...
¿ moins de découvrir une autre Jessie.
Alors n'y pense pas. Fais ce que tu dois faire.
Elle serra les poings et se dirigea vers le bas de la rue.
Pas d'autre Jessie.
Seulement la mort. Et le hurlement des chiens.
Bess fit une halte en sortant de la dernière maison.
Elle prit une respiration profonde et s'apprêta à descendre les marches du perron.
Elle vit alors des traits lumineux qui venaient de la colline.
Des voitures ? Non, les rayons lumineux étaient trop espacés. Des camions, dans ce cas, qui roulaient vite et qui allaient surgir d'une minute à l'autre.
Dieu merci !
Rico avait certainement réussi à prendre contact avec quelqu'un. Pourtant, était-il possible de mobiliser une équipe dans un délai aussi bref ?
Trois camions de l'armée passèrent devant la jeune femme et se dirigèrent vers la place. La peur glaça le sang de Bess. ¿ Danzar aussi, elle avait vu des camions militaires.
Elle se sentait devenir paranoÔaque. Ce n'étaient que des équipes de secours. Ou alors...
Emily. Il fallait trouver Emily.
Elle dévala les marches, franchit le portail et se mit à courir.
Emily leva les yeux lorsque Bess fit irruption dans la pièce.
Bess s'élança vers le lit de Jessie et écarta d'un geste la moustiquaire. Jessie lui sourit d'un air épa-noui.
- que se passe-t-il ? demanda Emily. J'ai entendu les...
- Viens ! Il faut sortir. Emmène-la.
- Mais enfin, qu'est-ce que tu racontes ?
Bess souleva Jessie et l'enveloppa dans sa couverture.
- Des camions de l'armée viennent d'arriver.
Mais il est beaucoup trop tôt. Ils ne devraient pas être là.
- Fais attention de ne pas toucher...
- Alors, prends-la et pars. Ces camions ne devraient pas être là.
- qu'en sais-tu ? Il se pourrait que...
Ce n'est pas normal.
- quelque chose ne va pas.
D'un geste empressé, Bess installa Jessie dans les bras d'Emily.
- Pars maintenant. Sors par-derrière et grimpe sur la colline. Je vais voir ce qui se passe sur la place.
Si tout va bien, je viendrai te chercher et je te ramènerai.
- Tu es folle ? Je ne veux pas te laisser ici.
- Il le faut. Jessie ne doit pas rester ici. Ce n'est qu'un bébé. Elle est trop vulnérable. Et si... Ils pourraient lui faire du mal, Emily.
Les yeux d'Emily se baissèrent vers l'enfant blottie dans ses bras.
- Personne ne lui ferait de mal.
- Si... Ils le pourraient. Les larmes ruisselaient sur les joues de Bess. Tu n'as pas idée de... Pour l'amour du ciel, fiche le camp !
- Alors viens avec nous.
- Non. Il faut que l'une d'entre nous sache ce qui se passe.
- Dans ce cas, je resterai.
Emily était déjà près de la porte. Bess s'élança vers elle et la saisit par les épaules.
- Non ! …coute-moi ! Tu es médecin. Tu as toi-même un enfant. J'ignore tout des bébés. C'est toi qui dois... Emily secouait la tête, incrédule. Ne risque pas la vie de Jessie pour me protéger. Je ne la prendrai pas, Emily, poursuivit Bess en franchissant le seuil de la maison. Ne sois pas idiote. Fais ce que je te dis de faire. Je viendrai te rejoindre quand je serai s˚re que tout va bien.
- Bess !
- Ne t'avise pas de me suivre ! Pars !
Bess se mit à courir en direction de la place.
Surtout, ne me suis pas ! Cours, Emily, sauve-toi !
Des hommes des équipes de décontamination, vêtus de combinaisons et de casques blancs, sortaient en h‚te des camions militaires et projetaient des lueurs fantomatiques dans l'obscurité. Un des soldats se dirigeait vers la fontaine. Les autres se déployaient, pénétraient dans les maisons, tout autour de la place. Un homme se tenait, silencieux, près d'un camion.
Bess reprit son souffle. Rien d'anormal, après tout.
- Vous arrivez trop tard, cria-t-elle en s'approchant des militaires. Ils sont tous morts. Tout le monde est...
Le soldat qu'elle avait vu marcher vers la fontaine versait quelque chose dans l'eau.
- qu'est-ce que vous faites ? Il est trop tard pour...
L'homme du camion se tourna vers elle. Elle eut le souffle coupé lorsqu'elle aperçut son visage à travers la visière transparente de sa casquette. Son instinct lui dicta de faire volte-face et de prendre la fuite.
Une main gantée s'abattit sur son épaule.
- Trop tard, en effet.
Sa dernière vision fut celle du poing qui se préparait à la frapper.
Des murs blancs et une odeur puissante d'antisep-tique.
Cette même odeur avait assailli Bess lorsqu'elle s'était réveillée à l'hôpital, après Danzar.
Non!
La panique s'empara soudain de tout son être. Elle ouvrit grand les yeux.
- N'ayez pas peur.
Penché sur elle, un homme d'une quarantaine d'années, peau sombre et traits d'Indien, nez crochu et tempes légèrement grisonnantes, lui souriait. Bess ne le connaissait pas.
Elle tenta de s'asseoir dans le lit mais, prise de ver-tige, elle s'affaissa aussitôt.
- Ne bougez pas trop vite, dit l'homme d'une voix apaisante. Vous avez été très malade. Nous ignorons encore si la fièvre est vraiment tombée.
- La fièvre ?
…tait-ce un médecin ? Il portait un uniforme militaire gris. Des décorations ornaient sa poitrine.
- qui êtes-vous ?
L'homme s'inclina légèrement.
- Colonel Rafel Esteban. Je suis chargé de gérer cette malheureuse situation à Tenajo.
Tenajo.
Oh ! Tenajo.
´ Malheureuse situation ? ª Un bel euphémisme...
- O˘ suis-je ?
- ¿ San Andréas, dans un centre médical de l'armée... Un tout petit dispensaire.
- Depuis combien de temps suis-je ici ?
- Deux jours. L'un de mes hommes vous a trouvée à Tenajo et il vous a tout de suite amenée ici.
Bess se remémora aussitôt la scène : les yeux d'un bleu froid, les pommettes hautes, le visage dur, laid, brutal.
- Il m'a frappée.
- Il a été sanctionné. Vous couriez vers lui et il a eu peur que vous ne le contaminiez.
Il n'avait pas eu peur. Et elle avait couru pour le fuir, non pour aller vers lui.
- Je n'étais pas malade. Il m'a assommée...
- C'est après votre réveil qu'il s'est aperçu que vous étiez malade. Vous hurliez, en pleine crise de nerfs. Il a d˚ vous frapper avant de vous conduire ici.
Vous ne vous en souvenez pas ?
- Bien s˚r que non ! Ce n'est pas ainsi que les choses se sont passées. S'il a prétendu que j'étais malade, il vous a menti.
Le colonel Esteban secoua la tête.
- Je vous le répète, il m'a délibérément agressée.
Et comment aurais-je pu le contaminer ? que s'est-il passé à Tenajo ?
- Le choléra. Une souche particulièrement viru-lente.
- Vous en êtes s˚r ? Emily disait que... La panique s'empara soudain de Bess. Elle reprit : Emily ! O˘ est ma súur ? Est-elle malade ?
- Oui. Elle ne va pas encore aussi bien que vous, mais soyez sans inquiétude. Elle va se remettre très vite.
- Je veux la voir.
- C'est impossible, répondit Esteban avec calme.
Vous êtes encore trop atteinte.
- Je ne suis pas malade, insista-t-elle. Je me sens très bien. C'était un mensonge : elle se sentait dépour-vue de toute énergie et la tête lui tournait. Je veux voir ma súur, dit-elle.
- Demain ou après-demain. En attendant, poursuivit-il après une pause, j'ai une faveur importante à
vous demander. Imaginez un peu la panique ambiante si la nouvelle de ce qui est arrivé à Tenajo était rendue publique avant même que nous ayons terminé
notre enquête...
Bess n'en croyait pas ses oreilles.
- tes-vous en train de me dire que vous avez l'intention d'étouffer l'affaire ?
Esteban prit un air scandalisé.
- Certainement pas. Il nous faut juste un peu de temps. Nous avons prélevé des échantillons d'eau qui vont arriver sous peu au Centre d'analyse et de dépis-tage. Dès que nous aurons les résultats, nous prendrons les mesures appropriées.
Cela semblait logique. Une politique de limitation des risques était compréhensible de la part des cercles gouvernementaux et militaires. La demande d'Esteban n'avait rien d'extravagant : peut-être avait-elle été
malade. Aucun motif valable pour sombrer dans la paranoÔa.
Esteban venait de lui dire que des échantillons d'eau avaient été prélevés et, pourtant, elle avait bien vu quelqu'un verser un produit dans la fontaine... Le gouvernement mexicain avait-il provoqué un désastre écologique qu'il tentait maintenant de passer sous silence ?
- qu'attendez-vous de moi ?
Esteban sourit.
- Pas grand-chose. Un peu de patience et votre silence pour les quelques jours à venir. Est-ce trop demander ?
- Peut-être. Je veux voir ma súur.
- Dans quelques jours.
- Maintenant.
- Soyez raisonnable. Vous n'êtes pas guérie, et elle non plus.
Bess luttait pour tenter de réfléchir de façon saine, mais elle se sentait de plus en plus mal à l'aise. Si Esteban l'empêchait de voir Emily, cela ne pouvait s'expliquer que par deux raisons : ou Emily et Jessie avaient réussi à s'enfuir ou Emily était retenue prisonnière.
- J'exige de parler avec un représentant de l'ambassade des …tats-Unis.
Esteban se manifesta par un petit rire.
- Vous ne semblez pas vous rendre compte de votre situation, dit-il d'une voix o˘ perça alors une nuance de reproche. Vous êtes très malade et pas en état de recevoir des visites.
- Je ne suis pas malade et je veux parler à
quelqu'un de mon ambassade.
- Ce sera fait en temps voulu. Il faut vous montrer patiente. Esteban s'approcha de la porte et fit signe à quelqu'un d'entrer dans la pièce. C'est l'heure de votre piq˚re.
- quelle piq˚re ?
- Il faut vous reposer. Le sommeil vous fera beaucoup de bien.
Bess tressaillit en voyant l'infirmier s'approcher avec un plateau sur lequel étaient posés un flacon et une seringue hypodermique.
- Je n'ai pas besoin de dormir, je viens de me réveiller.
- Le sommeil apporte la sagesse...
- Je n'ai aucun besoin de...
Bess eut un violent sursaut lorsque l'aiguille lui pénétra dans le bras droit.
Les vingt-quatre heures suivantes s'écoulèrent comme dans un épais brouillard.
Bess s'éveilla, pleura. Elle s'éveilla de nouveau à
heures variables. Esteban était parfois là et la regardait. quelquefois, elle était seule.
Emily, o˘ était Emily ? Il fallait découvrir...
La seringue.
Les ténèbres.
Esteban se tenait près du lit de Bess. Il n'était pas seul.
Ce visage dur, ces yeux bleus qui la contemplaient avec froideur... Tout cela lui devenait de plus en plus familier. L'homme de Tenajo : Kaldak... Celui qui l'avait frappée. Esteban avait prétendu qu'il avait été
sanctionné, mais c'était un mensonge. Il ne semblait pas le genre d'homme à accepter une sanction.
- Il faut prendre une décision, dit Kaldak. C'est un témoin.
- Ne sois pas si pressé. Il nous reste un peu de temps. Habin n'est pas très chaud pour se débarrasser d'une citoyenne américaine. Je peux attendre.
Esteban adressa un sourire à Bess. Alors, on se réveille ? Comment vous sentez-vous ?
Bess avait la langue p‚teuse, mais elle réussit à articuler un mot.
- Salaud.
Le sourire s'évanouit.
- Vous avez certes raison, mais ce n'est pas très gentil de me le reprocher. Tu n'as peut-être pas tort, Kaldak. J'ai sans doute trop tenu compte de l'avis de Habin.
- Emily... Je dois la voir.
- Impossible. Je vous ai dit qu'elle était encore malade. Elle se montre pourtant beaucoup plus polie et coopérative que vous.
- Menteur. Elle n'est... pas... ici. Elle s'est...
enfuie.
Esteban haussa les épaules.
- Pensez ce que vous voulez. Viens, Kaldak.
Ils étaient sortis. L'obscurité se refermait de nouveau sur Bess.
Les paroles d'Esteban et de Kaldak avaient un sens bien précis.
Śe débarrasser d'une citoyenne américaine. ª
Ils allaient donc la tuer.
Kaldak avait voulu s'en charger immédiatement.
Esteban s'était opposé à ce que...
qui était Habin ? Aucune importance. Seuls Kaldak et Esteban constituaient une menace directe.
De quoi avait-elle été le témoin ? D'une mise en scène destinée à étouffer les événements de Tenajo ?
Cela non plus n'était pas vraiment important. Rester en vie, voilà ce qui comptait. Et garder Emily en vie.
Si Esteban ne voulait pas lui laisser voir Emily, c'est qu'elle s'était enfuie. Mon Dieu ! Elle espérait de tout son cúur que sa súur avait réussi à s'échapper.
Mais ils étaient peut-être à sa recherche. Elle devait la retrouver et la prévenir, la protéger...
Elle se sentait si faible qu'elle pouvait à peine soulever le petit doigt.
Mais elle n'était pas malade. Esteban mentait. Elle avait mal à la joue, là o˘ Kaldak l'avait frappée ; au bras, là o˘ un pansement recouvrait l'endroit de son bras piqué par l'aiguille. Elle recouvrerait toutes ses forces en réussissant à chasser les effets des calmants.
Combats les calmants.
Pense. Organise-toi.
Il y avait forcément un moyen de s'en sortir.
Le soleil était presque couché lorsque Esteban entra dans la chambre. Bess ferma les yeux.
- Je crains d'être obligé de vous réveiller, Bess.
Cela ne vous dérange pas si je vous appelle Bess, n'est-ce pas ? J'ai beaucoup de sympathie pour vous.
Les yeux de Bess demeurèrent clos.
Esteban lui secoua les épaules.
Elle ouvrit les paupières avec lenteur.
Esteban sourit.
- Voilà qui est mieux. Ces médicaments sont si désagréables, ne trouvez-vous pas ? Je sais à quel point vous devez vous sentir mal. Vous me reconnaissez, vous savez qui je suis ?
- Salaud, murmura Bess.
- Je préfère ignorer l'insulte, car nous allons bientôt devoir nous séparer et je ne voudrais pas que nous nous quittions en mauvais termes. J'ai besoin de renseignements. Il nous a fallu être très prudents en procédant aux écoutes téléphoniques de nos sources habituelles et Kaldak n'a presque rien déniché d'intéressant à votre sujet. J'ai essayé de convaincre mon associé, Habin, qu'il n'était pas nécessaire de recourir à des méthodes aussi pénibles, mais il pense qu'il faut agir en toute sécurité. Je n'aime pas faire de la peine à Habin, conclut Esteban en caressant la joue de Bess.
Elle aurait voulu mordre la main d'Esteban. Un simple mouvement de la tête et elle pourrait y arriver. Non ! Trop futile. Ce n'était pas ce qu'elle avait prévu.
- «a vous ennuie si je vous pose quelques questions ? Vous pourrez continuer à dormir après.
Bess ne répondit pas.
Esteban fronça les sourcils.
- Bess ?
- quand... pourrai-je voir ma súur ?
Le froncement de sourcils disparut.
- Si ce n'est que ça ! Très bien, dès que vous m'aurez dit ce que j'ai besoin de savoir.
Foutaises.
- Vous me le promettez ?
- Bien entendu, répliqua Esteban. Voyons, vous êtes venue pour prendre des photographies pour un article.
Bess confirma en silence.
- qui vous a engagée ? continua-t-il.
Esteban était tout près, presque au-dessus d'elle.
Aucune chance ; il la maîtriserait sans peine. Recule de quelques pas, pria-t-elle intérieurement.
- John Pindry.
- Vous le connaissiez déjà ?
- J'avais préparé un article sur San Francisco pour lui, il y a quelques années. Bess s'efforçait de bre-douiller avec difficulté pour donner le change à Esteban. Puis-je... voir ma súur ?
- Pas encore. Parlez-moi de votre famille.
- Emily.
- Vos parents.
- Morts.
- Depuis quand ?
- Des années, répondit Bess en feignant d'étouffer un b‚illement. Je veux dormir...
- Bientôt. Vous êtes coopérative. C'est très bien.
Il s'éloigna du lit et fit un pas vers la fenêtre.
Oui, va là-bas.
- Pas mariée ? D'autre famille ? enchaîna Esteban qui essayait de découvrir si des parents proches de Bess pouvaient être en mesure de lui créer des ennuis.
- Non.
- Pauvre enfant, vous devez vous sentir bien seule. Un colocataire ?
- Non, je ne reste jamais assez longtemps aux
…tats-Unis pour partager les dépenses d'un appartement.
Il fallait avancer avec prudence et tout cela semblait sonner de manière cohérente.
- Vous voyagez beaucoup ?
Esteban lui tournait le dos. Ce salopard arrogant pensait qu'elle était trop faible pour constituer une menace pour lui.
- Cela fait partie de mon boulot.
- Et quel est le...
Le bassin hygiénique en métal vint frapper l'arrière de la tête d'Esteban : il tomba à genoux.
- Salaud !
Bess lui sauta sur le dos et continua de frapper. Il s'effondra sur le sol et Bess s'assit à califourchon, frappant sans discontinuer.
- Et toi, quels sont tes parents proches, espèce de minable...
Deux bras emprisonnèrent soudain sa cage thora-cique et l'arrachèrent du dos d'Esteban.
Kaldak.
Bess se débattait comme une furie.
- Cessez de vous débattre.
Il allait voir si elle cesserait de se défendre... Par-derrière, elle trouva le moyen d'envoyer un violent coup sur le tibia de Kaldak.
- Arrêtez !
- L‚chez-moi !
Esteban commençait à remuer. Elle ne l'avait donc pas tué.
Désespérée et prise de panique, elle cherchait à
échapper à l'étreinte de Kaldak. Il murmura un juron et une de ses mains s'éleva vers le cou de la jeune femme, juste derrière les oreilles.
Les ténèbres...
Bess s'éveilla quelques minutes plus tard. Elle était au lit, ligotée.
Son cúur battait si fort qu'elle pouvait à peine respirer. Elle tenta de se pencher en avant. Inutile : elle était coincée.
Kaldak aidait Esteban à se lever. Le sang coulait le long de ses tempes et il vacillait sur ses pieds. Il lança au bassin métallique un regard mauvais.
- Viens, dit Kaldak. Je vais te faire un bandage.
Esteban fixait Bess, droit dans les yeux.
- Cette salope m'a frappé avec ce foutu machin-La peur nouait l'estomac de Bess. Elle n'avait jamais vu une telle expression de haine sur un visage.
- Tu la puniras plus tard, dit Kaldak. Tu saignes.
- Je vais la tuer.
- Pas maintenant. Tu t'es déjà assez fait remarquer, rétorqua Kaldak, en guidant Esteban vers la porte. Je l'ai attachée. Elle n'ira nulle part. Nous nous en occuperons plus tard.
Plus tard...
Esteban la tuerait. Bess en était s˚re. Elle l'avait humilié et elle allait mourir pour cela.
Esteban se dégagea du bras de Kaldak et s'approcha du lit en titubant.
- Puta ! Sale putain ! éructa-t-il deux fois de suite en la frappant au visage. Vous avez pensé que vous pouviez me tuer ? Vous ne connaissez rien de...
- Je sais que vous êtes un faible et un l‚che et que vous frappez des femmes sans défense. La tête de Bess avait beau résonner encore du coup porté, les mots jaillissaient de sa bouche comme un torrent indomptable. ¿ quoi bon ? Elle n'avait rien à perdre.
Je sais aussi que vous êtes stupide, reprit-elle. Emily est trop intelligente pour vous. Elle prouvera au monde entier quel genre de trou du cul...
Il la frappa à nouveau avec une violence fou-droyante.
Bess leva les yeux vers lui.
Il se pencha si près d'elle, qu'elle sentait son souffle sur son visage et voyait l'urine du bassin dégouliner le long de ses joues.
- Vous la croyez donc si forte, votre fameuse súur ?
- Je sais qu'elle est plus intelligente que...
- Vous pensez vraiment qu'elle a réussi à sortir de Tenajo ?
Bess sentit la terreur l'envahir.
- Nous l'avons capturée juste après vous avoir amenée ici. Votre súur est donc à San Andréas depuis.
- Vous mentez. Elle s'est enfuie.
Les yeux d'Esteban se rétrécirent. Il jouissait de la peur et de l'anxiété de Bess.
- Elle est ici, poursuivit-elle.
- Impossible !
- Prouvez-le-moi. Laissez-moi la voir. Esteban secoua la tête. Dans ce cas, vous mentez, ajouta-t-elle.
- «a vous ferait trop de peine de la voir ainsi.
C'est pas un endroit très plaisant.
- O˘ est-ce ?
Les lèvres d'Esteban s'allongèrent dans un sourire plein de malice.
- quatre étages plus bas. Elle se trouve dans l'un des tiroirs de la morgue. Une de ces boîtes o˘ vous serez vous-même bientôt allongée. Votre súur est morte.
Esteban quitta la pièce.
La douleur transperça Bess comme un coup de poi-gnard.
Emily. Morte...
…tait-ce vrai ? Ce sadique prenait plaisir à la faire souffrir et il avait sans doute menti sur d'autres choses. Pourquoi aurait-il dit la vérité pour Emily ?
Mais cela pouvait aussi être vrai. Emily était peut-
être morte.
Élle se trouve dans l'un des tiroirs de la morgue. ª
La monstrueuse image la torturait comme si un couteau s'enfonçait dans sa peau.
Elle pensait que ce n'était pas la vérité. Esteban avait seulement cherché à la faire souffrir.
Emily pouvait tout aussi bien être en vie.
Les ongles de Bess s'enfonçaient dans ses paumes tant elle serrait les poings.
´ quatre étages plus bas. Elle se trouve dans l'un des tiroirs de la morgue. ª
- C'était vrai ? interrogea Kaldak en désinfectant les plaies du cr‚ne d'Esteban.
Esteban ignora la question.
- Cette salope de Grady doit mourir. J'en ai assez d'elle. que Habin aille au diable.
- Comme tu veux.
- Maintenant.
Kaldak approuva en silence.
- Mais pas ici, annonça-t-il. Il ne faut pas que l'on puisse remonter jusqu'à toi. Certains membres du personnel ne t'apprécient guère, et l'infirmier nous a vus sortir de la chambre.
Esteban était fou de douleur, de rage... et d'humi-liation. Il se sentait aussi vulnérable que lorsqu'il était enfant, avant de réaliser à quel point il était facile de changer sa vie.
- Je veux qu'elle meure de façon très lente et je veux m'en occuper moi-même.
- Alors, il vaut mieux attendre. ¿ moins que tu puisses quitter San Andréas ?
- Il faut que je reste ici au moins une journée de plus. Je pensais que tout irait plus vite, mais il faut encore procéder à des expériences. Beaucoup de ces gens sont morts à des heures trop différentes. quelque chose ne fonctionne pas comme à la normale.
Kaldak jeta le linge dans le lavabo.
- Occupons-nous de la femme Grady maintenant, dit-il, et tu pourras te consacrer aux problèmes sérieux. Cela n'a probablement aucune importance si quelqu'un se méfie. Inutile de prendre tant de précau-
tions.
Au contraire, pensa Esteban avec un sentiment de frustration. Les précautions étaient indispensables. Il ne pouvait se permettre de se trouver mêlé à une enquête.
- Si tu veux que je m'en charge, reprit Kaldak, dis-moi comment tu souhaites que je procède. Je connais bien des façons de traiter ce genre de cas. Ce ne sera pas rapide.
Les dernières hésitations d'Esteban s'évanouirent.
Kaldak ne ferait pas de cadeaux à cette femme.
- D'accord. Emmène-la. Fais-la disparaître.
Kaldak approuva d'un signe de tête.
- Mais je veux connaître tous les détails, et je veux qu'elle souffre longtemps.
- Oh ! Elle souffrira, l'assura Kaldak en souriant.
«a, je te le promets.
Personne ne s'approcha de Bess au cours de la soirée. C'était une réelle torture de rester là, attachée, impuissante, tandis que les paroles d'Esteban tournoyaient dans son esprit.
Bess n'était cependant pas tout à fait impuissante.
Elle était vivante et en pleine possession de ses moyens. Il y avait certainement quelque chose à faire.
Si elle pouvait convaincre Esteban de la détacher, elle trouverait une arme, même si ce n'était qu'une autre bassine en métal...
Impossible. Esteban ne prendrait pas le risque de desserrer ses liens. Et pourquoi le ferait-il ? Elle était à sa merci, prête à être exécutée. Il prenait juste un peu de temps, pour la faire souffrir.
La porte s'ouvrit. Un homme se tenait dans l'embrasure et son énorme silhouette sombre se déta-chait sur les lumières crues du couloir. Il portait un sac de toile. Ce n'était pas Esteban. Ni l'infirmier.
Bess ne pouvait pas distinguer son visage, mais elle savait qui il était.
Kaldak...
L'homme referma la porte, s'approcha et s'arrêta en face de Bess pour qu'elle puisse le reconnaître. Il n'était pas plus rassurant que lors de leur première rencontre à Tenajo. Il était pourtant fait de chair et de sang, comme n'importe quel autre être humain, alors pourquoi était-il si effrayant ? Bess ne pouvait détacher le regard de cet homme au visage dur comme de la pierre et plus elle le regardait, plus elle sentait la terreur monter en elle.
- Vous savez pourquoi je suis ici ? interrogea Kaldak.
Bess tenta de parler d'une voix ferme.
- Ce n'est pas difficile à deviner. Esteban vous a envoyé terminer le sale boulot.
- Esteban m'a ordonné de vous tuer.
Bess s'apprêta à crier, mais Kaldak lui plaqua sa main sur la bouche.
- Je n'ai pas dit que j'allais lui obéir.
Les dents de Bess s'enfoncèrent dans la paume de Kaldak.
- Nom de Dieu ! jura-t-il en retirant précipitamment son bras.
Le go˚t cuivré du sang envahissait la bouche de Bess. Elle se prépara de nouveau à hurler. Kaldak la frappa au visage. La chambre tournoya autour d'elle.
- J'aurais pu aussi bien vous assommer, dit-il d'un ton sévère. Mais je n'ai pas la moindre envie de vous porter. Vous m'avez causé assez d'ennuis comme ça.
Bess réalisa que Kaldak dénouait ses liens. Pourquoi...
Il ouvrit le sac de toile et jeta sur le lit un Jean, une chemise et des chaussures de tennis.
- Pas d'histoires. Tout doit se passer en douceur.
Habillez-vous.
Bess s'assit lentement dans son lit.
- qu'est-ce que vous faites ?
- Je vais vous faire sortir d'ici.
- Pourquoi ?
- Vous voulez partir ou vous préférez que je vous rattache ?
- Je veux que vous me disiez pourquoi je devrais partir avec un homme qui vient de me frapper.
- Parce que vous n'avez pas le choix. Peu importe que vous me croyiez ou non. Si vous m'encombrez trop, si vous me causez trop d'ennuis, je vous laisserai tomber.
Rassurant, songea Bess avec amertume. Il avait pourtant raison, elle n'avait pas le choix. Sa situation devenait pourtant plus enviable que quelques minutes auparavant... Elle s'empara alors du jean.
- Retournez-vous.
- Pour que vous me frappiez avec une bassine ?
Kaldak semblait lire dans son esprit. Tant pis. Malgré la lourde fatigue qui lui plombait les jambes, elle enfila à la h‚te le pantalon.
- qu'est-ce qui vous fait croire que vous pourrez m'emmener hors d'ici ?
- Esteban ne veut pas de mort suspecte dans le coin. Je lui ai dit que je m'en occuperais plus loin.
- Et ma súur ? Il a prétendu l'avoir tuée. Les yeux de Bess s'élevèrent vers ceux de Kaldak. Elle retint son souffle. C'est vrai ?
- Je ne sais pas.
- Vous devez le savoir. Vous travaillez pour Esteban. Vous étiez à Tenajo.
Kaldak haussa les épaules.
- Esteban préfère que sa main droite ignore ce que fait la gauche. Il ne donne que des informations éparses pour que personne ne puisse reconstituer l'ensemble du tableau. Je connaissais votre cas, parce que c'est moi qui vous ai amenée ici. Je n'ai pas vu votre súur, mais cela ne prouve rien : il a pu s'en emparer plus tard.
Bess se débattait contre la panique et le désespoir.
Kaldak pouvait lui mentir. Elle saisit la chemise qu'il avait apportée et l'enfila.
- Et Jessie ?
- qui?
- Un bébé, une petite fille. Elle était vivante.
- Elle est ici. Elle est arrivée quelques heures après vous.
Les yeux de Bess se tournèrent aussitôt vers Kaldak.
- O˘ ? Elle est vivante ?
Kaldak fit un signe de tête affirmatif.
- Trois chambres plus loin. Esteban est allé la voir plusieurs fois.
La joie de Bess céda la place à la peur. Emily n'aurait jamais abandonné Jessie si elle avait pu agir autrement.
- Emily devait se trouver avec elle, certainement.
Kaldak secoua la tête.
- Emily n'aurait pas laissé Jessie, insista Bess.
- Elle n'est pas arrivée avec l'enfant. Allons, dépêchez-vous.
- qui êtes-vous ?
- Kaldak.
- Je sais cela. qui... pourquoi voudriez-vous m'aider ?
- Parce que vous me gênez. Il est hors de question que vous restiez en travers de mon chemin, répondit Kaldak, avec une expression de froide indifférence qui fit frissonner Bess.
- Ils vont gentiment nous laisser sortir ? Ils vous font confiance à ce point ?
- Esteban n'a aucune confiance en moi, mais il sait que je suis efficace lorsque j'entreprends quelque chose.
Nul besoin de posséder le cerveau d'Einstein pour deviner la nature des talents de Kaldak. Bess boutonna sa chemise et glissa ses pieds dans les chaussures de tennis.
- Alors, il aurait d˚ logiquement vous parler d'Emily.
- Il n'y a rien de logique là-dedans.
- Il a dit qu'elle était morte.
- C'est possible.
- Vous devez savoir.
Kaldak fit un pas vers la porte.
- Sortons. Taisez-vous et restez près de moi.
Bess ne bougea pas.
- Vous préférez attendre ici le retour d'Esteban?
Kaldak avait raison : elle n'avait pas le choix Elle le suivrait jusqu'à ce qu'elle trouve le moyen de lui fausser compagnie.
Bess cligna les yeux lorsqu'elle sortit dans le couloir trop éclairé.
Il était plus de minuit et les couloirs étaient déserts.
Trois infirmières occupaient une permanence de garde près des ascenseurs.
- Pourquoi ne nous arrêtent-elles pas ? chuchota Bess.
- Je leur ai déjà expliqué qu'Esteban voulait vous laisser partir. Elles ne nous créeront pas de problèmes.
Il paraissait impossible à Bess de sortir de cet endroit. Elle jeta un regard le long du couloir. Jessie n'était qu'à trois chambres de là. quelques mètres, et pourtant Bess était terrorisée à l'idée de parcourir cette minuscule distance.
- Attendez une minute.
- Mais bon Dieu ! Venez, grinça-t-il entre les dents tout en agrippant le bras de Bess.
- Je veux partir, vous pouvez en être s˚r, rétorqua Bess d'un air farouche. Mais je n'abandonnerai pas Jessie ici. Emmenez-la et laissez-moi, si vous ne pouvez faire autrement.
- Je ne peux pas risquer...
- Je ne partirai pas sans elle.
Bess repartit le long du couloir et, à sa grande surprise, Kaldak la suivit.
Elle ouvrit la porte de la chambre de Jessie. Il y faisait sombre, mais elle distingua rapidement la silhouette vague d'un lit d'enfant.
Kaldak referma la porte derrière lui et alluma la lumière.
Le cúur de Bess fit un bond dans sa poitrine.
Jessie, très p‚le - trop p‚le -, était endormie. Elle était sous perfusion.
- Vous m'aviez dit qu'elle allait bien, murmura Bess.
- Elle n'est pas en mauvaise santé. Kaldak débrancha le goutte-à-goutte. Esteban ne voulait pas que le personnel s'en occupe, et il a prétendu qu'elle était contagieuse. Il tenait à ce que personne ne puisse s'attacher à elle.
Aucun danger de ce genre avec Kaldak, pensa Bess.
- Et il a installé tous ces tubes et ces perfusions...
Regardez-la. Ce salopard l'a droguée.
- Bien ! reprit Kaldak. Nous avons peut-être une chance de sortir avec elle sans servir de cibles vivantes. Restez ici. Je reviens.
Il quitta la pièce et revint au bout de quelques secondes. Il portait le sac de toile dans lequel il avait apporté les vêtements de Bess.
- Passez-la-moi.
- Je m'en occupe.
Bess installa Jessie avec soin dans le sac, ajouta des couches et une couverture. Il n'y avait déjà plus de place.
- Faut-il boucler la fermeture …clair ?
Kaldak refermait déjà le sac de toile.
- Oui. Allons-y.
- Si elle n'a pas assez d'air pour...
- Allez !
Kaldak poussa Bess hors de la chambre, le long du couloir. Il portait le sac en le balançant doucement comme s'il s'agissait d'une plume.
- Allez droit vers l'ascenseur. Ne regardez pas les infirmières. Il se passe des choses qui les inquiètent ici et elles se sentent mal à l'aise en ma présence.
Elles feindront probablement de m'ignorer.
Kaldak avait raison. Tandis que Kaldak approchait du bureau de la permanence, les infirmières se remirent en effet au travail. Une fois montée dans l'ascenseur avec Kaldak et les portes fermées, Bess entrouvrit le sac de quelques centimètres.
- Il faut qu'elle puisse respirer.
Kaldak fit une moue désapprobatrice, mais ne bougea pas. Il appuya sur le bouton du hall du rez-de-chaussée.
- Il y a une Jeep garée en face. On risque de nous poser quelques questions à l'entrée, mais j'ai un laissez-passer et les gardes de service me connaissent, je m'en suis assuré. Tout devrait se passer en douceur.
Én douceur. ª
Kaldak avait déjà utilisé cette expression. Il tenait à ce que tout soit net et sans bavures.
Lorsque les portes s'ouvrirent, Kaldak prit Bess par le bras et la poussa dans le hall désert. Ils arrivèrent devant l'escalier de secours, franchirent la porte et s'installèrent à bord de la Jeep.
´ quatre étages plus bas. ª
Élle est morte. ª
Kaldak mit le contact.
Non!
Bess sauta de la Jeep.
- Je ne peux pas partir maintenant. Je dois aller à la morgue. Il a dit que ma súur y était.
La main de Kaldak se referma sur son poignet.
- Oh non ! «a suffit. Nous allons vers le portail, nulle part ailleurs.
- Je dois d'abord savoir s'il m'a menti.
- Hors de question. La morgue est un endroit sensible. Elle est gardée.
- Mais vous ne comprenez donc pas ? Il faut que je sache, insista-t-elle.
Bess se dégagea d'un geste, se dirigea dans le hall d'entrée, vers l'escalier de secours.
Elle entendit Kaldak jurer derrière elle tandis qu'elle dévalait les marches de béton. Dans un seul mouvement, elle ouvrit la porte du sous-sol. Près d'un coude, au bout du couloir, un soldat se tenait en faction devant les deux portes de la morgue. Il leva son arme.
Kaldak fit chuter Bess d'une bourrade et plongea vers les genoux du garde.
L'homme s'écroula. Kaldak lui grimpa sur le dos et le frappa du tranchant de la main. Le corps du soldat s'affaissa.
Kaldak leva les yeux vers Bess.
- Allez au diable !
Il était vraiment en colère. Tout ne se passait plus én douceur ª pour lui...
- Je dois savoir.
Bess se releva et se dirigea vers la porte.
- Attendez.
Kaldak se remit sur pied et écarta Bess pour la précéder.
Un employé, maigre et dégingandé, jaillit de derrière le bureau de réception.
- qui êtes-vous ? Personne n'a le droit de...
- Taisez-vous. Couchez-vous par terre.
- Ce n'est pas...
La main de Kaldak vint le frapper à la base du cou et l'employé plongea en avant.
- Venez, dit Kaldak en s'approchant de la porte située à côté du bureau. Finissons-en et partons d'ici.
Bess le suivit dans la salle d'autopsie. Gr‚ce aux portes de verre des armoires, la jeune femme pouvait découvrir toutes sortes d'instruments. Un frisson lui traversa l'épine dorsale.
- Pas de corps, dit Kaldak. On y va, maintenant ?
Bess déglutit avec peine pour tenter de s'éclaircir la gorge.
- Il a dit... qu'elle était dans un tiroir.
D'un pas hésitant, elle s'avança jusqu'à la porte de métal blanc, tout au fond de la pièce.
Kaldak parvint près de la porte avant elle et l'ouvrit.
Deux tiroirs réfrigérés étaient encastrés dans le mur qui leur faisait face. Bess prit sa respiration et se dirigea vers eux.
- Seulement deux, dit Kaldak. Bien. Nous allons gagner du temps. Il vaut mieux que je vous le dise : Esteban a reçu ce matin un rapport d'autopsie.
Le regard effaré de Bess se posa sur lui.
- Je croyais que vous ne saviez pas si...
- Je ne sais pas qui est concerné par ce rapport.
Je ne pose jamais de questions à Esteban, poursuivit-il, le visage dénué de toute expression. Avez-vous déjà
vu un cadavre après une autopsie ? Bess secoua la tête. Eh bien, ce n'est pas un spectacle agréable, ajouta-t-il. Je ne tiens pas à ce que vous tombiez dans les pommes. Il faudrait que je vous porte pour sortir d'ici.
C'est vrai, ça dérangerait ses plans, si nets et si précis.
Il tendit la main pour ouvrir le premier tiroir.
- Je vais regarder moi-même.
Elle l'arrêta d'un geste.
- Je n'ai pas confiance en vous.
Kaldak haussa les épaules et recula d'un pas.
- Comme vous voulez.
Bess prit à nouveau sa respiration et saisit la poignée. Le tiroir s'ouvrit facilement.
Il était vide.
Soulagée, elle ferma le tiroir, puis se prépara à
ouvrir le suivant.
Mon Dieu ! Faites que celui-ci soit vide également, pria-t-elle avec la foi du désespoir.
Faites qu'Esteban ait menti.
Par pitié...
Le second tiroir s'ouvrit aussi aisément que le premier.
Mais celui-là n'était pas vide.
L'estomac de Bess se souleva. Elle se détourna et courut tant bien que mal vers un lavabo dans la pièce attenante et se mit à vomir.
Kaldak se tenait près d'elle et, d'une main posée sur sa taille, l'homme la soutenait.
- Je vous avais prévenue : ce n'est pas joli à voir.
Si vous m'aviez écouté, vous auriez pu...
- Taisez-vous.
- C'était votre súur ?
- Non. Rico.
- Votre guide ?
- Je l'avais envoyé prévenir les services de santé
de la ville la plus proche. quand j'ai vu les camions, j'ai cru qu'il avait réussi... Je n'ai jamais pensé qu'il puisse lui arriver quoi que ce soit. Il n'était pas malade lorsqu'il a quitté Tenajo. Bess se tourna soudain vers Kaldak. que lui est-il arrivé ? Avez-vous...
- Je ne l'ai pas touché. J'ignorais même qu'il avait été intercepté.
- Il n'était pas malade, je peux vous le dire. Pas plus que moi.
- Cela s'est passé il y a deux jours. S'il a été
contaminé après avoir quitté Tenajo, il a pu mourir six heures après l'apparition des symptômes.
- Aussi vite ? murmura Bess.
- Plus vite encore s'il n'était pas fort et en bonne santé.
Rico était fort. Jeune, fort et plein de vie. Bess frissonna en pensant à Rico, tel qu'elle l'avait aperçu dans ce tiroir.
- Je ne sais pas si je peux vous croire.
- Peu m'importe, répondit Kaldak d'un ton neutre. Mais la maladie l'a certainement tué. Sinon, pourquoi pratiquer une autopsie ? Son regard se détourna de Bess. Lavez-vous le visage. Vous devez avoir l'air normale lorsque nous franchirons le portail.
Bess fit couler machinalement de l'eau et s'en aspergea la figure.
- Ouvrez la porte.
Kaldak traversa la salle d'autopsie en traînant le garde par les pieds.
- que faites-vous ?
- Je ne veux pas qu'on le découvre trop vite.
Il ouvrit lui-même la porte et tira l'homme vers les tiroirs réfrigérés.
- Il est mort ? Kaldak fit un signe affirmatif. Vous deviez vraiment le tuer ? dit-elle.
Kaldak ouvrit le tiroir vide, y installa le corps du soldat, et le referma d'un geste.
- Non, mais c'était plus prudent. Les morts ne se mettent pas en travers de votre route.
Froid, calme. Sans expression. Pas de sentiments.
- Et l'employé de la morgue ?
- Vivant. Je l'ai ligoté. Il est dans un placard, dans le couloir.
- Pourquoi ne pas l'avoir tué, lui aussi ?
Kaldak haussa les épaules.
- Ce n'est qu'un trouillard. Aucun risque de ce côté-là.
Il prit une serviette, près du lavabo.
- Restez tranquille.
Kaldak se mit à frotter la joue gauche de Bess avec la serviette.
- Mais qu'est-ce que... Arrêtez ça !
Il lui lança la serviette.
- Frottez l'autre joue. Vous avez besoin de couleurs, vous êtes trop p‚le.
Tout devait paraître normal, tout devait se dérouler én douceur ª. Peu importait le corps sans vie fourré
à la h‚te dans un tiroir. Peu importait Rico, sa vie purement et simplement supprimée.
- Dépêchez-vous. Nous ne devons pas traîner. J'ai laissé votre Jessie dans la Jeep, elle pourrait bien se réveiller et se mettre à hurler.
Jessie. C'est vrai, il fallait penser à Jessie.
Bess se frotta la joue, puis jeta la serviette sur le bureau.
Kaldak la ramassa et la disposa soigneusement sur le porte-serviettes.
- Allons-y.
quelques minutes plus tard, la Jeep atteignait le poste de garde, à l'entrée du complexe médical.
- Pas un mot.
Kaldak se pencha : la lumière éclairait bien son visage lorsque le garde sortit de sa guérite.
- Ouvrez les portes.
L'homme hésita un instant.
- qu'attendez-vous ? insista Kaldak. Vous savez qui je suis. Ouvrez les portes.
Le garde jeta un regard hésitant vers Bess, puis vers le sac de toile, à l'arrière.
- Je n'ai reçu aucun ordre autorisant une femme à quitter les lieux.
- Alors, c'est moi qui vous le donne. Ouvrez les portes. Ou alors appelons Esteban, ajouta-t-il en souriant. Bien s˚r, si vous le réveillez, il sera très en colère. Et moi aussi, si vous me faites perdre mon temps.
Le garde fit un pas en arrière avec précipitation et actionna la commande d'ouverture des portes.
Kaldak écrasa l'accélérateur et la Jeep bondit en avant.
Bess souleva le sac, à l'arrière du véhicule, l'ouvrit et prit Jessie dans ses bras. La petite dormait encore profondément.
- Vous pensez qu'il va prévenir Esteban ?
Kaldak accélérait de plus en plus.
- Peut-être. Mais Esteban ne sera guère surpris d'apprendre notre départ, il voulait que je m'occupe du problème sans faire de vagues. Mais quand ils découvriront la disparition de la petite et le corps du garde dans le tiroir de la morgue, ce sera une autre affaire.
Bess ne put éviter un long frisson. Rien jusqu'ici ne s'était passé én douceur ª, de façon nette et śans faire de vagues ª. Elle devait être folle de s'enfuir comme ça d'un hôpital en compagnie d'un tueur.
- O˘ allons-nous ?
Kaldak se tourna vers elle et un sourire découvrit ses dents.
- Vous avez peur ? Tant mieux. Contentez-vous de rester assise et réfléchissez. Rien ne me ferait plus plaisir, en ce moment, que de vous briser la nuque.
J'aurais pu éviter de liquider ce garde, mais vous vouliez absolument emmener cette fichue gosse, n'est-ce pas?
- Oui, c'est vrai.
La peur qu'éprouvait Bess s'effaçait derrière sa colère. Elle avait vu la froide précision avec laquelle Kaldak avait tué le garde et elle ne pensait pas que les menaces faisaient partie de son modus operandi.
S'il avait eu l'intention de la tuer, il l'aurait tuée. Tout au moins, elle l'espérait.
- O˘ allons-nous ? répéta-t-elle.
- Loin de San Andréas. Allons, dormez. Je vous réveillerai lorsque nous arriverons.
- Croyez-vous que j'aie assez confiance en vous pour m'endormir ? Vous venez de me dire que vous aimeriez me briser la nuque.
- Cela m'a juste traversé l'esprit. Vous avez bien compris que je ne le pensais pas vraiment, non ?
Kaldak lisait trop bien ses pensées. Sa perspicacité
troublait la jeune femme, plus encore que sa brutalité.
- Je vous crois capable de tout.
- Je le suis. Alors taisez-vous et ne me provoquez pas.
- Pourquoi m'avez-vous aidée à quitter cet endroit ?
Les mains de Kaldak se resserrèrent sur le volant de la Jeep.
- Je vais vous faire une proposition. Si vous la fermez et si vous me laissez réfléchir tranquille, je répondrai à vos questions dès notre arrivée.
- Notre arrivée, o˘ ça ?
- ¿ Tenajo.
- ¿ Tenajo ? Mais pourquoi ?
- Je vous répondrai quand nous y serons.
- Tout de suite.
- Comme vous êtes têtue... Kaldak se tourna vers Bess et son regard se fixa sur le sien. Je pensais que vous voudriez retourner là-bas. C'est à Tenajo que vous avez vu votre súur pour la dernière fois.
- Elle ne peut plus y être maintenant.
- Elle a peut-être laissé un message pour vous.
Existe-t-il un autre endroit o˘ commencer des recherches ?
- Je pourrais commencer par vous. que savez-vous d'Emily ?
- Si vous ne vous taisez pas, je vous b‚illonne jusqu'à notre arrivée.
Ce n'était plus une menace. Kaldak n'hésiterait pas une seconde à la réduire au silence.
- Nous sommes encore loin de Tenajo ?
- Trois heures.
Bess se cala dans son siège et serra contre elle le petit corps tendre et chaud de Jessie. Dans trois heures, elle serait de retour à Tenajo. De lourds pressentiments s'entassaient et tournoyaient dans son esprit comme des nuages noirs.
Tiens bon. Tout ira bien. Ne tremble pas.
Les chiens de Tenajo hurlaient-ils encore ?
Ils atteignirent la colline qui surplombait la petite ville, là o˘ Rico s'était arrêté le premier jour.
Aucune lumière.
Aucun mouvement.
Aucun son.
- O˘ sont passés les chiens ?
- Les équipes des services de santé sont arrivées ici, hier. Elles ont rassemblé tous les chiens et les gardent en observation pour éviter tout danger de contamination. quand les parents des défunts auront été prévenus, s'ils le souhaitent, ils pourront les adopter. Ce sont des gestes de ce genre qui permettent de soigner l'image des politiciens, conclut Kaldak avec un sourire cynique.
- Les proches n'ont pas encore été prévenus ?
Kaldak haussa les épaules.
- Une ville entière dévastée, ce n'est pas une mince affaire. Le gouvernement doit disposer de faits solides avant de les livrer en p‚ture aux médias.
- Ils cherchent à étouffer le scandale.
- Probablement.
- que cherchent-ils à dissimuler ? Un accident d˚
aux déchets nucléaires ?
- Non.
- Il ne s'agit pas de choléra.
- Non, contrairement à ce que prétendront les services de santé publique.
- Mais comment pourraient-ils... Soudain, Bess se souvint de l'homme qu'elle avait vu verser un produit dans la fontaine. Vous avez vous-même contaminé les réservoirs d'eau, dit-elle.
Kaldak approuva d'un signe de tête.
- Si ça n'avait rien à voir avec des déchets nucléaires, alors que s'est-il passé à Tenajo ?
- Vous ne voulez pas vous mettre à la recherche de votre súur ?
Une fois de plus, Kaldak avait frappé le point sensible. Subtil. Très subtil. Plus le temps passait et plus Bess se rendait compte de l'intelligence qui se dissi-mulait derrière ce visage effrayant.
- Pourquoi êtes-vous revenu ici ?
- O˘ voulez-vous que je vous dépose ?
- Troisième maison sur la droite. C'est là
qu'Emily a découvert Jessie. Un miracle... L'étreinte de Bess se fit plus forte autour du corps frêle de l'enfant. Y avait-il d'autres survivants ? continua-t-elle.
- Vous étiez la seule.
- Je veux dire des habitants, à part Jessie ?
La Jeep s'arrêta.
- Je ne sais pas. quand vous aurez terminé vos recherches, allez sur la place. Je passerai vous prendre là-bas.
Bess descendit de voiture.
- Vous ne craignez pas que je m'enfuie ?
- «a m'est égal. Je vous retrouverais.
Le ton de certitude absolue prit Bess au dépourvu.
Elle tenta de calmer la vague de panique qui montait en elle.
- qu'êtes-vous venu faire ici ? que cherchez-vous ?
- De l'argent.
Bess tourna son regard vers Kaldak, stupéfaite.
- De l'argent ?
- Si vous en trouvez, n'y touchez pas. Il est à moi.
Emily n'était pas dans la maison.
Mais il restait certains signes de sa présence : l'énorme bassine d'eau destinée à la stérilisation était restée sur le fourneau et le sac de cuir qui contenait son matériel médical était posé sur la table.
Emily ne se séparait jamais de ce sac. Pourquoi ne l'avait-elle pas emporté ? Peut-être avait-elle préféré
ne pas s'en encombrer et avait rempli ses poches de quelques produits et instruments indispensables ?
Bess installa Jessie avec soin sur le divan, se dirigea vers la table et ouvrit le sac de cuir. Tout était en ordre, aucun objet ne semblait manquer.
Cela ne prouvait rien : Emily était toujours très ordonnée et Bess ne savait pas exactement ce qu'était censé contenir le sac.
Le lit d'enfant paraissait lui aussi ne pas avoir été
dérangé ; la moustiquaire était toujours soulevée, comme lorsque Bess avait pris Jessie pour la tendre a Emily.
Bess passa dans l'autre pièce. Le lieu portait les traces de ses habitants : un crucifix suspendu au-dessus du lit, des photographies d'un couple ‚gé et souriant disposées sur la table de nuit. Les grands-parents de Jessie ? …taient-ils morts, eux aussi ?
Assez. Bess était venue dans un but bien précis.
Elle commença ses recherches. Rien n'indiquait qu'Emily se soit trouvée ici. La déception s'empara d'elle. Elle s'était pourtant dit qu'il ne fallait rien attendre, mais elle avait gardé malgré tout un petit espoir de rejoindre sa súur à Tenajo. Non ! Elle s'était s˚rement enfuie avec Jessie, comme Bess l'avait suppliée de le faire. Mais Esteban avait fini par s'emparer de l'enfant...
Il ne restait qu'une seule explication : Esteban avait réussi à capturer Emily, avant de la tuer.
Ou Kaldak... Elle connaissait cet homme depuis trop peu de temps et il avait montré et démontré qu'il était capable de tout.
Non ! Elle se refusait à envisager la mort d'Emily.
Cette seule pensée suffit d'ailleurs à la plonger dans un abîme de panique. Emily avait d˚ s'échapper...
Un petit gémissement lui parvint de l'autre pièce.
Jessie s'éveillait enfin.
Bess s'agenouilla près du divan. Les grands yeux sombres de Jessie étaient ouverts et elle souriait.
- Bonjour, murmura Bess. Tu vois, nous sommes encore là. Et maintenant, que vais-je faire de toi ?
Jessie gazouillait en la regardant.
Bess caressa la joue de l'enfant. Il n'y avait rien de plus doux et de plus satiné au monde que la peau d'un bébé.
- O˘ as-tu perdu Emily ? Tu aurais été plus heureuse avec elle. Elle en connaît beaucoup plus que moi sur les bébés. Je suis vraiment une débutante, tu sais...
Jessie tendit le bras, saisit une mèche des cheveux de Bess et s'amusa à la tirer.
Bess rit.
- Eh bien, je crois que nous allons nous entendre. Il nous suffit de décider de ce que nous allons faire.
Et surtout, en qui nous pouvons avoir confiance...
Bess changea la couche de Jessie et se mit à la recherche de victuailles. Elle fit la découverte de quelques pots de nourriture pour bébés dans l'un des placards. Elle en ouvrit un et Jessie engloutit la moitié de la purée au búuf haché et commença à s'amuser avec les restes.
- Ce n'est pas le moment, annonça Bess d'un ton ferme.
Elle souleva Jessie et l'emmena jusqu'au portail.
Son regard s'éleva vers les collines. Emily se trouvait-elle quelque part, là-bas, essayant de se frayer un chemin jusqu'à la côte ?
Oh, oui ! Elle l'espérait de tout cúur.
Elle éprouva la même tentation de courir vers les collines. Pourquoi pas ? Elle avait un bon sens de l'orientation et une certaine expérience de la randonnée dans des conditions difficiles. Trois ans plus tôt, elle s'était retrouvée bloquée en Afghanistan et avait d˚ rejoindre la frontière pakistanaise par ses propres moyens. Elle avait donc de fortes chances de pouvoir atteindre la côte.
´ Je vous retrouverais. ª
Tu peux toujours essayer, Kaldak, pensa-t-elle.
Jessie poussait de petits cris. Bess, qui s'était mise inconsciemment à serrer l'enfant plus fort contre son corps, rel‚cha un peu son étreinte. Non, ce n'était pas le moment de s'enfuir. Traverser les collines, seule, pourquoi pas, mais il était hors de question d'embar-quer un bébé dans pareille aventure. Elle devait se montrer responsable et éviter d'agir de façon impulsive.
Il valait mieux attendre. Kaldak ignorait peut-être ce qui était arrivé à Emily, mais il en savait beaucoup plus qu'elle sur les événements de Tenajo.
Bess descendit les marches et se dirigea vers la place.
Kaldak sortait de la cantina au moment o˘ Bess arrivait près de la fontaine. Il portait une mallette de métal brillant.
- Vous n'avez pas tardé, dit-il.
- Elle n'est pas ici. Vous le saviez.
- Je savais que c'était peu probable. Et vous aussi.
Kaldak jeta un regard vers Jessie. Elle est réveillée.
Elle va bien ?
- Très bien. Je l'ai changée et je lui ai donné à
manger. Elle semble tout à fait heureuse.
- Vous avez été très occupée, remarqua Kaldak avant de marquer un temps d'arrêt. Avez-vous trouvé
de l'argent ?
- Non ! répondit Bess, horrifiée. Je n'ai même pas cherché.
Kaldak traversa la rue, dans la direction du bazar local.
- Moi non plus. Attendez-moi ici.
Piller les cadavres. Cet homme était encore pire que ce qu'elle avait imaginé.
quelques minutes plus tard, Kaldak sortit du magasin en fronçant les sourcils. Bredouille. Tant mieux.
- L'argent qui se trouve ici appartient aux proches de ces pauvres gens.
- Il m'appartient, dit Kaldak, qui commençait à
grimper les marches menant à l'église.
Bess le suivit.
- Pour l'amour du ciel, que faites-vous ? C'est une église !
- Le prêtre est mort, non ?
- Oui. Est-ce que ça justifie à vos yeux le fait de piller un lieu saint ?
- Vous avez trouvé le prêtre ?
Bess approuva d'un geste.
- O˘?
Bess indiqua l'endroit de la main.
- ¿ côté du tronc.
- quel tronc ?
Bess haussa les épaules.
- Le tronc était à côté du prêtre. Rico l'a envoyé
plus loin d'un coup de pied.
Les yeux de Kaldak balayèrent les environs avant de se fixer sur le deuxième banc.
Sceptique, Bess le vit faire quelques pas, tirer le tronc coincé sous le banc et soulever le couvercle.
- Gros lot, dit-il avec calme.
Bess s'approcha et plongea son regard, au fond de la boîte : un amoncellement de billets de vingt pesos bleu-violet et lilas.
- Pouvons-nous partir, intervint Bess, glaciale, maintenant que vous avez obtenu ce que vous cherchiez ?
Kaldak ouvrit sa mallette.
- Reculez de quelques pas.
Bess s'exécuta et regarda Kaldak vider le contenu du tronc dans la mallette. Son visage n'avait plus rien d'impassible, mais rayonnait d'une joie farouche. Le tronc devait certainement contenir une somme importante pour provoquer une telle métamorphose chez un homme comme Kaldak.
- Allons-y.
Kaldak referma la mallette et se dirigea, suivi de Bess, vers la sortie de l'église.
- Pourquoi vouliez-vous cet argent ?
- Pour ne pas avoir à retourner à San Andréas et y risquer ma peau.
- Ce n'est pas une si grosse somme... Pas assez pour vous rendre riche, en tout cas.
- Montez en voiture, dit Kaldak, ignorant la remarque. Une dernière vérification et je vous rejoins.
Il faut partir d'ici. Nous nous sommes déjà trop attar-dés.
Bess demeura immobile.
- O˘ allons-nous ?
- Vers les collines. Esteban a posté des éclaireurs partout ici. Ils nous ont s˚rement vus. Nous devons quitter la ville.
- Je n'irai nulle part si vous ne m'expliquez pas ce qui se passe.
- Je ne sais pas jusqu'à quel point je peux vous en parler.
- Jusqu'ici, vous ne m'avez rien expliqué, insista-t-elle.
- J'en ai probablement déjà trop dit.
- Pour ma sécurité ?
- Non. Pour la mienne.
- J'aurais d˚ m'en douter. C'est tout ce qui vous intéresse.
- J'en ai déjà fait plus pour vous qu'il ne l'aurait fallu. Je suis un idiot. J'aurais d˚ m'arranger autrement. Kaldak s'avança à nouveau vers le magasin.
Maintenant, il faut se contenter de limiter les dég‚ts.
- Tout cet argent, c'est votre manière de limiter les dég‚ts ?
- Montez dans la voiture.
Bess chercha à éviter un frisson.
´ Limiter les dég‚ts. ª Cela signifiait-il donner son tribut à Esteban en les tuant toutes les deux, elle et Jessie ? Comment lui faire confiance ? C'était un meurtrier et un pilleur de sépultures.
¿ qui accorder sa confiance ?
¿ elle-même. ¿ personne d'autre. Tout autre choix pouvait être mortel.
- Je dois aller chercher des couches et de la nourriture dans la maison de Jessie. Venez nous chercher là-bas.
Tout en traversant la place, elle sentait sur elle le regard de Kaldak, mais elle résista à la tentation de se retourner.
Elle ne devait pas avoir l'air de fuir.
- Partie ? Nom de Dieu ! fit Kaldak.
Il sortit de la maison de Jessie et sauta dans la Jeep.
Bess s'était absentée depuis une bonne dizaine de minutes ; elle était à pied, avec le bébé. Il devait être facile de la rattraper. Mais bon Dieu ! La situation était déjà assez difficile comme ça, sans avoir à supporter ses cris et ses coups tordus, pensa-t-il.
Mais enfin, s'il fallait en passer par là, tant pis. Il ne pouvait se permettre de la laisser s'échapper.
La jeune femme, portant l'enfant dans les bras, cou-rait dans les collines sur les hauteurs de Tenajo. Kaldak était sur ses pas.
Esteban raccrocha le téléphone, se laissa glisser dans son lit et tenta de faire le point de la situation.
Le comportement récent de Kaldak brouillait décidément les cartes. Travaillait-il pour la CI A ? Tout à fait possible. Si c'était le cas, que savait-il ? qu'avait-il pu découvrir, en Libye d'abord et ici ensuite ?
Il reprit le téléphone et appela Habin.
- Nous avons un petit problème, annonça-t-il.
L'homme que tu m'as envoyé a disparu.
- Kaldak ?
- Il a tué l'un de mes gardes et s'est enfui avec la femme Grady.
Habin l‚cha un chapelet de jurons.
- Comment as-tu pu laisser faire une chose pareille ?
- C'est toi qui me l'as envoyé, non ? Je pensais qu'il était digne de confiance. que sais-tu de lui ?
- Il m'a été hautement recommandé par Mabry en Irak, répondit Habin et il s'est très bien comporté
quand il était avec moi.
- Tu me l'as pourtant refilé dès que tu en as eu l'occasion.
- Ce n'était pas un problème de confiance. Je n'aurais pas pris un tel risque, tu t'en doutes.
- Ah ! C'est vrai que ton astrologue...
- Est-ce que tu te moquerais de moi, Esteban ?
grogna Habin.
Esteban battit en retraite. Ce n'était pas le moment de s'attirer les mauvaises gr‚ces de Habin.
- Non, c'était une simple remarque. qu'est-ce qu'il sait de ton projet ?
- Rien. Il avait une t‚che à accomplir. C'est ce qu'il a fait, conclut Habin.
Si Kaldak avait tout découvert, se dit Esteban, cet imbécile ne s'en serait sans doute même pas aperçu.
- Il nous faut des informations sur Kaldak, reprit-il.
- Et s'il ne travaille pas pour la CIA ?
- Alors nous aurons de ses nouvelles.
- Tu aurais tout de suite d˚ tuer cette Grady.
C'était trop risqué de la laisser en vie.
Habin oubliait qu'il avait, lui aussi, hésité à la supprimer. Esteban préféra ne pas le lui rappeler.
- C'est une erreur facilement réparable. Ils ne sont pas encore sortis du pays. Il y a une heure, nous les avons repérés à Tenajo.
- Pourquoi restes-tu là à discuter, alors ? Trouve-les.
- C'est bien mon intention. Ne t'inquiète pas, je m'en occupe.
- «a vaudrait mieux. Je serai obligé de me passer de toi si tu ne mets pas un terme à ce g‚chis stupide.
- Ce sera fait. Vois ce que tu peux trouver au sujet de Kaldak. Le gros problème, c'est lui.
Par politesse, Esteban attendit que Habin raccroche le premier. Devoir se montrer courtois envers pareil abruti ne lui était pas plaisant, mais Esteban s'était forgé une discipline et une maîtrise personnelles que tous ignoraient. Il attendait avec impatience le moment o˘ il n'aurait plus besoin d'eux. Ses propres projets étaient prêts. Il ne lui manquait qu'un petit élément pour lancer la première phase et Morissey l'appellerait d'un jour à l'autre pour lui dire o˘ trouver ce dernier et précieux outil. Il lui fallait juste encore un peu de patience.
- Ferez ! appela Esteban.
Le sergent Perez apparut dans l'embrasure de la porte.
- Fais préparer la voiture. Je vais à Tenajo.
Perez fit un signe de la tête et disparut.
Perez, peu intelligent, était certes dépourvu de cette rapacité et de cette curiosité malsaines qui avaient rendu Galvez dangereux, mais il savait au moins se taire et obéir. Kaldak avait résolu ce problème de manière radicale. Malheureusement, il en posait maintenant un autre, beaucoup plus grave.
Pourtant, il ne faudrait guère plus d'un jour ou deux pour retrouver Kaldak et cette femme. Et Kaldak serait alors vaincu. ¿ cette pensée, son corps fut parcouru d'un frisson d'excitation et d'impatience.
O˘ es-tu, Kaldak ? pensa Esteban.
Il eut soudain une vision de Bess Grady, là, devant lui. Bien s˚r, cette putain allait devoir mourir. C'était impératif, même si elle n'était qu'une femme.
Et les femmes sont si faciles à tuer.
Ils étaient de nouveau sur ses traces.
Bess essuya la sueur qui gouttait autour de ses yeux et se déplaça vers le bord de la piste. Le sol de schiste argileux était glissant mais ses pas ne laisseraient aucune marque visible.
Elle entendait les soldats s'interpeller de l'autre côté
de la colline. Ils atteindraient bientôt la crête et elle serait alors à découvert. Il fallait trouver une cachette.
Elle avait peur. Elle s'était sentie libre lorsqu'elle avait semé Kaldak le deuxième jour, mais les soldats étaient arrivés. Les avait-il prévenus ?
Jessie gémissait, emmitouflée dans la couverture que Bess portait en bandoulière.
- Dors, mon bébé, murmura-t-elle.
Elle ne pouvait reprocher à Jessie de se plaindre : toutes les deux souffraient de la chaleur et de la faim.
Depuis le troisième jour, il ne restait rien à manger et Jessie avait refusé les plantes comestibles et les baies cueillies sur les pentes de la colline.
Il ne fallait pas que Jessie pleure. Pas maintenant.
Pour la faire taire, Bess avait d˚ lui administrer les calmants trouvés dans le sac d'Emily. Mais la pour-suite d'aujourd'hui avait été si pénible que Bess n'avait même pas eu le temps de donner une nouvelle dose à Jessie. Les effets de la précédente s'étaient sans doute estompés depuis.
Bess fit un faux mouvement, dérapa et tomba. Elle se redressa, se remit debout mais tomba de nouveau.
Un bosquet d'arbres, un peu plus loin, semblait se tenir en équilibre sur la pente.
Les soldats s'approchaient de la crête.
Elle y était presque.
Si seulement elle pouvait trouver un endroit o˘ se cacher.
Elle venait enfin d'atteindre le bosquet.
Il n'y avait rien.
Les troncs des pins étaient hauts ; les branchages n'offraient aucun refuge et, même si elle réussissait à
grimper, les soldats la verraient sans grand effort.
Elle aperçut alors un arbre mort, tombé à terre, avec ses branches étalées sur le sol.
Bess plongea en avant, rampa sous les branches et creusa la terre avec une fougue féroce pour construire un abri. Le feuillage formait certes désormais comme un dais au-dessus de son corps, mais si l'un de ces hommes se décidait à se pencher pour jeter un coup d'úil à travers, il la repérerait ou l'enten-drait malgré tout : elle devait donc réussir à contrôler sa respiration, saccadée, bruyante et, surtout, à calmer Jessie.
- Jessie, s'il te plaît. S'il te plaît, mon bébé, murmura-t-elle.
Les gémissements de Jessie repartirent de plus belle.
Les soldats, très proches maintenant, venaient semble-t-il de pénétrer dans le bosquet et parlaient.
Tant mieux. Peut-être n'entendraient-ils pas Jessie.
Lorsqu'ils se turent, Bess retint son souffle.
Par bonheur, Jessie se calma à ce même instant.
Les arbres se balançaient au-dessus de Bess tandis que les soldats marchaient sur le tronc, puis sautaient.
Elle apercevait leurs jambes quand ils atterrissaient de l'autre côté.
Jessie s'agita dans sa couverture.
Non.
Les soldats se mirent de nouveau à discuter entre eux. Ils n'aimaient pas la chaleur. Ils n'aimaient pas passer leurs journées à grimper les pentes des collines.
Ils n'aimaient pas Esteban. C'était un fumier.
Amen !
Jessie poussa un gémissement.
Le cúur de Bess cessa de battre.
Un oiseau ?
Perez se retourna, face au bosquet de pins.
Il faudrait vérifier. Ils avaient l'ordre de ne négliger aucune piste. Esteban serait furieux, s'ils ne parvenaient pas à capturer la femme. Tous les hommes avaient été réquisitionnés pour fouiller ces foutues collines, même lui, Ferez. Lorsque Esteban l'avait nommé au grade de Galvez, il avait cru hériter d'un certain repos, mais il était là, comme toujours, comme avant, suant et jurant avec les autres, simples soldats.
- T'as vu quelque chose ? demanda Jimenez.
Le bosquet était noyé dans l'ombre. Ferez ne voyait rien.
Avait-il vraiment entendu quelque chose ?
Un peu plus tôt, il avait failli tomber dans la gadoue en escaladant cette maudite colline. La douleur à la cheville le lançait encore.
qu'Esteban aille se faire voir.
Un oiseau, s˚rement.
Perez se retourna et commença à redescendre la pente.
- Non, je n'ai rien vu. Je reprenais juste mon souffle.
Merci, mon Dieu ! pensa Bess.
Elle sentit ses muscles se détendre quand elle réalisa que les soldats n'avaient pas entendu les gémissements de Jessie.
D'ailleurs, ils s'éloignaient pour aller chercher des signes de son passage, là-bas, un peu plus loin, au-delà
des arbres.
Si elle ne bougeait pas, si Jessie se tenait tranquille, elles avaient une chance.
Les soldats étaient presque hors de vue. Dans un moment, elle pourrait sortir de son trou et chercher une autre cachette pour la nuit. Ou alors valait-il mieux poursuivre sa route ? ¿ quelle distance était-elle de la côte ? Elle avait d˚ parcourir presque cinquante kilomètres depuis son départ de Tenajo. Encore une trentaine...
Trente kilomètres. Une distance ridicule si l'on était assis au volant d'une voiture. ¿ pied, une éternité.
Cela paraissait impossible de...
Ce n'était pas impossible. Elle cherchait une excuse, parce qu'elle était épuisée. Surtout, ne pas abandonner, pensa-t-elle. Jessie avait besoin d'elle.
Les gémissements reprirent.
- Reste tranquille, mon bébé. On arrivera bientôt, murmura Bess en rampant hors de sa cachette avec prudence. Mais il faut que tu m'aides un peu, d'accord ?
Il lui fallait bien plus qu'un peu d'aide.
Elle allait pourtant devoir se débrouiller avec ce qu'elle avait.
La nuit tombait. Les soldats allaient devoir cesser les recherches. Bess Grady serait en sécurité jusqu'au matin.
Esteban serra les poings en élevant son regard vers les collines.
quatre jours. Ces imbéciles la cherchaient depuis tout ce temps et ils n'avaient pas été capables de la trouver. Kaldak avait disparu sans laisser de traces, mais ses hommes n'avaient aucune excuse pour avoir laissé échapper Bess Grady. Il pouvait presque entendre cette putain se moquer d'eux.
Mais non ! La chasse avait été assez rude pour qu'elle n'ait pas envie de s'amuser. Ils avaient découvert du sang cet après-midi, sur les rochers.
Peut-être allait-elle abandonner ?
Une main se plaqua sur la bouche de Bess, la réveillant en sursaut.
quelqu'un la chevauchait. La sueur, l'odeur mus-quée. Un homme...
Les hommes d'Esteban... Ils avaient trouvé la grotte...
Elle roula sur le côté et frappa du poing, au hasard.
Elle sentit le contact d'une peau sur la sienne.
- Restez tranquille ! Je ne vous ferai aucun mal.
Kaldak !
Elle frappa encore.
- Bon Dieu ! Je suis ici pour vous aider.
Depuis le lit de fortune que Bess avait installé
contre la paroi de la grotte, Jessie laissa échapper un cri strident.
Kaldak se figea soudain.
- qu'est-ce que c'est ?
La pression de ses bras s'était rel‚chée. Bess se souleva, fit un mouvement de côté pour se dégager et bondit sur ses pieds.
Ne le manque pas, se dit-elle. Ne le manque pas.
Elle tournoya sur elle-même, son poing frappa Kaldak à l'estomac tandis qu'il se relevait. Elle saisit son bras, le fit pivoter et Kaldak passa par-dessus son épaule avant de s'écraser au sol.
Elle l'entendit jurer tandis qu'elle saisissait Jessie et s'élançait vers la sortie de la grotte.
Il la fit tomber en lui plaquant les jambes. Elle tomba sur le côté gauche, protégeant l'enfant de manière instinctive. En poussant Jessie loin d'elle, son genou vint frapper l'entrejambe de Kaldak.
L'homme grogna de douleur, mais la renversa et s'installa à califourchon sur le dos de Bess et ses mains se refermèrent sur sa gorge.
Il allait la tuer. Mais elle ne voulait pas mourir...
Ses ongles lacéraient alors le dos des mains de Kaldak.
- «a suffit, grommela-t-il entre ses dents. Je n'ai pas l'habitude de m'arrêter en si bon chemin. Je pourrais vous briser le cou sans même... Kaldak prit une profonde respiration et desserra légèrement sa prise.
…coutez. Je ne vous ferai pas de mal ni à vous ni à
Jessie. J'essaie de vous aider.
- Je n'en crois pas un mot.
- Partez, alors. Soyez stupide. Dans un jour ou deux, Esteban vous aura rattrapée. Son camp n'est qu'à six ou sept kilomètres d'ici.
- Comment le savez-vous si vous n'êtes pas son allié ?
- Il vous a suivie. Je l'ai suivi. C'était un gibier plus facile que vous.
Bess secoua la tête.
- quand je vous ai semé, c'est vous qui avez appelé les soldats.
- Je n'ai pas eu à les appeler. Huit heures après votre départ de Tenajo, les collines étaient infestées d'hommes armés. Si j'étais le complice d'Esteban, ils seraient ici en ce moment même, vous ne croyez pas ?
Jessie laissa échapper un autre gémissement.
- Elle a besoin de vous, dit Kaldak. Nous avons besoin qu'elle se tienne tranquille. Je vous autorise à
vous lever si vous me promettez de m'écouter.
- Vous me feriez confiance ?
- Non, mais je pense que vous êtes une femme intelligente et que vous mesurez les conséquences de vos actes. Je peux vous faire sortir de ces collines.
- Je peux me débrouiller seule.
- Peut-être, mais il vous sera difficile de passer un message radio pour que l'on vienne vous chercher en hélicoptère. Vous voulez jouer au chat et la souris avec Esteban pendant une semaine et risquer que Jessie tombe encore entre ses mains ?
Bess resta immobile. Un hélicoptère.
- L‚chez-moi.
- Vous m'écouterez ?
- Je vous écouterai.
Bess sentit le corps massif de Kaldak se soulever.
Elle s'assit et prit Jessie sur ses genoux. L'enfant s'était remise à pleurer.
- Il faut qu'elle se calme, dit Kaldak. Esteban a posté des gardes partout autour de son camp.
L'avertissement calma la méfiance de Bess.
- ¿ qui la faute ? Vous l'avez effrayée, rétorqua-t-elle en serrant la fillette contre elle. Elle a faim et elle est certainement mouillée. Bess posa la main sur la couche de Jessie. Elle était humide. Je n'ai plus de couches, déclara-t-elle. Je n'en ai pris que quelques-unes à Tenajo et je n'ai eu ni le temps ni même la possibilité de les laver. Vous avez quelque chose qui pourrait faire l'affaire ?
Kaldak ôta son sac à dos.
- Peut-être. Je vais voir. Je n'étais pas préparé à
ce genre de situation.
- Moi non plus ! répliqua Bess d'un ton sec.
Kaldak sortit un tee-shirt de son sac et le lança à
Bess.
- «a ira ?
- Il faudra bien. Vous avez de la nourriture ?
- Des rations de survie.
- Donnez ! Il faut lui donner quelque chose à
manger. Bess s'agenouilla pour changer Jessie. Comment m'avez-vous découverte ?
- Je vous ai suivie.
- Les soldats aussi. Ils ne m'ont pas trouvée.
- Ils ne sont pas passés loin cet après-midi, dans le bosquet de pins.
Bess se figea soudain.
- Comment le savez-vous ?
- J'étais en train de les filer. J'étais à peu près s˚r qu'ils étaient sur la bonne piste.
- Je ne vous ai pas vu dans ce bosquet.
- Moi, si...
- Et vous m'avez suivie dans cette grotte sans que je m'en aperçoive ? Alors que j'ai vu les soldats d'Esteban ?
- Je suis peut-être meilleur qu'eux.
- Pourquoi seriez-vous meilleur qu'eux ? C'est comme ça que vous gagnez votre vie ?
- «a arrive. Dans mon métier, il faut parfois des talents de chasseur.
Jessie était assise sur les genoux de Bess qui lui donnait à manger.
- Vous savez vous y prendre, constata Kaldak.
- N'importe qui peut nourrir un bébé. Continuez, je vous écoute.
- Vous n'auriez pas d˚ vous enfuir. J'essaie de vous aider.
- Si j'ai bonne mémoire, quand vous ne passiez pas votre temps à me donner des ordres, vous me menaciez et je vous gênais.
- C'est peut-être vrai, mais je vous aurais tout de même mise hors de portée d'Esteban. Je n'avais pas d'autre intention à votre égard.
Bess scruta le visage de Kaldak de manière attentive. Il était difficile de déchiffrer son expression, mais l'instinct de la jeune femme semblait opter pour cette vérité.
- Je ne pouvais pas le savoir. Vous ne me parliez pas.
Kaldak haussa les épaules.
- J'ai commis une erreur. Je ne pensais pas que c'était nécessaire. Maintenant, je vous parlerai.
- qu'est-il arrivé à Tenajo ?
- Vous tenez vraiment à le savoir ?
- Ne soyez pas stupide. Vous savez que j'y tiens, répliqua Bess d'une voix vibrante d'émotion. Désormais, c'est vous qui allez m'écouter, insista-t-elle. Je n'ai rien à faire de votre prétendue politique de limitation des risques. Tout ce que je veux savoir, c'est ce qui nous est arrivé, à Emily et à moi, la semaine dernière. C'est mon droit. ¿ présent, parlez.
Kaldak demeura un instant silencieux.
- D'accord. Posez-moi vos questions. J'y répondrai de façon aussi complète que possible...
- Comment ces gens sont-ils morts ?
- Je n'en suis pas certain mais je pense qu'il peut s'agir d'une maladie créée de manière artificielle.
Bess le dévisagea, stupéfaite.
- Comme une bombe bactériologique qui aurait fonctionné par erreur ?
Le visage de Kaldak s'éclaira d'un sourire sardo-nique.
- Vous pensez encore... que c'était un accident !
- Vous voulez dire que le gouvernement mexicain a délibérément l‚ché ces germes sur Tenajo ?
- Le gouvernement mexicain n'a rien à voir avec cette histoire.
- Esteban est colonel de l'armée mexicaine, n'est-ce pas ?
- C'est une couverture lui permettant non seulement de disposer d'un certain pouvoir et d'une relative liberté, mais d'étouffer aussi et totalement les conséquences de l'expérience.
- L'expérience ?
- Il voulait vérifier si l'agent biologique fonction-nait. Tenajo était le lieu d'expérimentation.
Un petit garçon recroquevillé sur le sol du magasin, les mains tachées de chocolat.
Les larmes br˚laient les yeux de Bess.
- Allez rôtir en enfer, Kaldak.
- J'ignorais tout ça, rétorqua-t-il d'une voix dure.
- Vous saviez forcément. Vous travailliez pour Esteban.
- Je savais qu'il allait se passer quelque chose à
Tenajo, mais je n'ai compris que la nuit o˘ tout s'est produit. Au cours des derniers mois, il y avait eu plusieurs cas mineurs de maladie dans le secteur de Tenajo, mais aucun cas mortel. Je pense qu'Esteban s'entraînait. Je croyais qu'il en serait de même à
Tenajo... Esteban ne se confiait... Kaldak s'arrêta au milieu de sa phrase. Je ne savais pas...
- Mais pourquoi... Bess tenta de raffermir sa voix.
Pourquoi ont-ils fait ça ?
- Lorsqu'on tente une expérience sur un terrain réduit, c'est pour l'appliquer ensuite à une plus grande échelle.
- O˘?
- Je ne sais pas.
Bess se sentait comme étourdie. Elle avait de la peine à réfléchir de façon rationnelle.
- Vous m'avez dit que les services de santé
avaient passé la ville au peigne fin. Comment se fait-il qu'ils n'aient rien trouvé ?
- Avant de les prévenir, Esteban avait attendu que ses hommes aient nettoyé toutes les traces de l'expérience et contaminé, de surcroît, l'endroit avec les germes du choléra. Il dispose de son propre réseau de médecins à la morgue de Mexico ; les rapports d'autopsie attesteront qu'il s'agit bien du choléra, mortel pour les habitants de Tenajo.
- Toute cette organisation... C'est certainement une opération prévue depuis longtemps.
- Deux ans, pour autant que je sache.
- Si vous travaillez avec Esteban, pourquoi m'avez-vous aidée ?
- Je ne travaille pas avec lui, rétorqua Kaldak d'une voix sèche. Vous n'avez pas deviné ? Je fais partie des Bons et je me bats contre les Méchants...
- Je n'ai rien deviné du tout. Je vous ai vu tuer un homme.
- Ne me croyez pas. Ne faites confiance à personne. Mais laissez-moi vous aider. Je peux vous aider, Bess, insista-t-il.
- Comment ? Vous êtes une sorte d'agent du gouvernement ?
- En quelque sorte.
- Soyez précis !
- Je travaille avec la CIA depuis plusieurs années.
Bess se sentit brusquement soulagée.
- Vous auriez pu me le dire.
- Je ne vous l'aurais pas dit à l'instant si j'avais pu l'éviter. D'ailleurs, vous ne m'auriez sans doute pas cru si je vous en avais parlé plus tôt.
Le croyait-elle plus à présent ? Il pouvait très bien mentir.
Mais pour quelle raison ? Kaldak l'avait aidée à
s'échapper de San Andréas et, s'il avait l'intention de la livrer à Esteban, pourquoi serait-il venu la rejoindre, seul, dans cette grotte ?
- Vous auriez d˚ me le dire.
Kaldak soutint son regard.
- Maintenant, vous savez. …coutez-moi, Bess. Je vais m'occuper de vous. Je vais vous faire sortir d'ici et assurer votre retour aux …tats-Unis. Je ferai tout, oui, tout pour réussir. Et je le ferai, insista-t-il. Si vous ne croyez rien d'autre, croyez au moins ça.
Bess le croyait... ¿ ce stade, il était impossible de mettre sa sincérité en doute.
Kaldak fit un mouvement vers Jessie.
- Je vais continuer à la nourrir pendant que vous mangerez un morceau.
Les bras de Bess se refermèrent sur Jessie.
- Je mangerai plus tard.
- Je crois que ça ne sera guère possible... J'ai d˚
laisser la Jeep au pied des collines. Nous avons une longue marche devant nous et il faut repartir très vite.
Kaldak prit Jessie des bras de Bess. Prenez une autre ration dans mon sac et mangez.
Bess hésita un instant avant d'obtempérer. Elle avait besoin de forces pour résister. Elle fit une grimace à
la première bouchée. Elle comprit le manque d'enthousiasme de Jessie...
L'enfant dévorait pourtant d'un air satisfait les rations que lui servait Kaldak avec une gentillesse et un savoir-faire fort surprenants.
- Elle semble avoir bien supporté votre randonnée, remarqua-t-il. Elle a l'air d'être en bonne santé.
- C'est une rescapée. Tous les enfants peuvent être en bonne forme si on leur en laisse la chance.
Kaldak sourit à Jessie et lui essuya la bouche.
- J'aime les rescapés, répondit-il en levant les yeux vers Bess. Vous semblez aller bien vous-même.
Après quatre jours de fuite et pour quitter ces collines, je vous avoue que je m'attendais à devoir vous traîner comme un balluchon.