II
La bataille commença ponctuellement à dix heures du matin. Du haut de sa selle, le lieutenant Medardo contemplait l’ampleur des troupes chrétiennes, prêtes à attaquer, et tendait son visage au vent de Bohême, qui soulevait une odeur de balle de blé, comme d’une poussiéreuse basse-cour.
« Ne vous retournez pas, monseigneur », s’exclama Curzio, qui, avec son grade de sergent, se tenait à ses côtés. Et pour justifier cette phrase péremptoire, il ajouta doucement : « Il paraît que ça porte malheur avant le combat. »
En réalité, il ne voulait pas que le vicomte se décourageât s’il s’apercevait que l’armée chrétienne ne consistait qu’en cette seule première file alignée, et que les renforts représentaient à peine quelques escadrons de fantassins mal en point.
Mais mon oncle regardait au loin, vers le nuage qui s’avançait à l’horizon, et pensait : « Voilà, ce nuage, ce sont les Turcs, les vrais Turcs, et ceux-là, à mes côtés, qui chiquent du tabac, ce sont les vétérans de la chrétienté, et cette trombe qui retentit maintenant, c’est l’attaque, la première attaque de ma vie, et ce grondement et cette secousse, c’est le bolide qui se fiche en terre et que regardent avec un ennui paresseux les vétérans et les chevaux, c’est un boulet de canon, le premier boulet ennemi que je rencontre. Pourvu que n’arrive jamais le jour où il me faudra dire : voici le dernier. »
Sabre au clair, il se retrouva en train de galoper par la plaine, les yeux rivés sur l’étendard impérial qui apparaissait et disparaissait à travers la fumée, tandis que les coups de canon amis roulaient dans le ciel au-dessus de sa tête, et que les coups de canon ennemis ouvraient des brèches sur le front chrétien et de soudaines ombrelles de terre. Il pensait : « Je verrai les Turcs ! Je verrai les Turcs ! » Rien ne plaît tant aux hommes que d’avoir des ennemis et de voir ensuite s’ils sont réellement tels qu’ils les imaginaient.
Il les vit donc, ces Turcs. Il y en avait deux qui arrivaient justement par là. Avec leurs chevaux emmitouflés, le petit bouclier rond en cuir, l’habit à rayures noires et safran. Et le turban, le visage couleur ocre et la même moustache que celui qu’on appelait à Terralba « Miché le Turc ». L’un des deux Turcs mourut et le second en tua un autre. Mais il y en avait tellement qui arrivaient qu’il était impossible de dire combien ils étaient, et on se mit à combattre à l’arme blanche. Avoir vu deux Turcs, c’était comme les avoir tous vus. C’étaient des militaires eux aussi, et toutes leurs affaires étaient elles aussi des dotations de l’armée. Les visages étaient cuits et butés comme ceux des paysans. Medardo, pour ce qui était de les voir, maintenant, il les avait vus ; il pouvait s’en retourner chez nous à Terralba juste à temps pour le passage des cailles. Mais il avait signé pour la guerre. Et le voilà donc qui courait, esquivant les coups de cimeterre, jusqu’à ce qu’il trouvât un Turc petit, à pied, et qu’il le tuât. Ayant compris comment on faisait, il alla en chercher un grand à cheval, et il eut tort. Parce que c’étaient les petits les plus redoutables. Ils allaient jusque sous les chevaux avec leur cimeterre, et les éventraient.
Le cheval de Medardo s’arrêta jambes écartées. « Qu’est-ce que tu fais ? » dit le vicomte. Curzio arriva en indiquant vers le bas : « Regardez un peu là. » Il avait déjà les boyaux qui traînaient par terre. Le pauvre animal regarda en haut, vers son maître, puis baissa la tête comme s’il voulait brouter ses intestins, mais il s’agissait seulement d’une bouffée d’héroïsme : il s’évanouit puis mourut. Medardo di Terralba se retrouvait à pied.
« Prenez mon cheval, lieutenant, dit Curzio, mais il ne parvint pas à l’arrêter, parce qu’il tomba de sa selle, blessé par une flèche turque, et que le cheval s’enfuit.
— Curzio ! cria le vicomte, et il s’approcha de l’écuyer qui gémissait par terre.
— Ne pensez pas à moi, monseigneur, fit l’écuyer. Espérons juste qu’à l’hôpital il y ait encore de la grappa. Chaque blessé a droit à son bol. »
Mon oncle Medardo se jeta dans la mêlée. L’issue de la bataille était incertaine. Dans cette confusion, il semblait que les chrétiens étaient sur le point de l’emporter. Il est vrai qu’ils avaient rompu les lignes turques et contourné certaines de leurs positions. Mon oncle, avec d’autres valeureux, s’était poussé jusque sous les batteries ennemies, et les Turcs les déplaçaient pour tenir les chrétiens sous leur feu. Deux artilleurs turcs faisaient tourner un canon à roues. Lents comme ils étaient, barbus, emmitouflés jusqu’aux pieds, ils avaient l’air de deux astronomes. Mon oncle dit : « Allez hop, j’y vais et je m’en charge. » Enthousiaste et inexpérimenté, il ignorait qu’on ne s’approche des canons que de côté ou par la culasse. Il se lança face à la bouche de l’arme, sabre au clair, et crut faire peur à ces deux astronomes. Mais ce fut le contraire qui se produisit et ils lui tirèrent un coup de canon en pleine poitrine. Medardo di Terralba fit un grand bond en l’air.
Le soir, au moment de la trêve, deux chariots passaient pour recueillir les corps des chrétiens sur le champ de bataille. L’un était pour les blessés, l’autre pour les morts. Le premier choix se faisait sur place. « Celui-ci, c’est moi qui le prends, celui-là, c’est toi. » Là où il semblait qu’il y avait encore quelque chose à sauver, on mettait le corps sur le chariot des blessés ; là où il n’y avait plus que des morceaux et des lambeaux, c’était pour le chariot des morts, qu’ils aient droit à une sépulture consacrée ; ce qui n’était même plus un cadavre était laissé en pâture aux cigognes. Ces jours-là, vu les pertes croissantes, disposition avait été donnée selon laquelle il valait mieux abonder en blessés. Ainsi, les restes de Medardo furent considérés comme un blessé et placés sur le premier chariot.
Le second tri avait lieu à l’hôpital. Après les batailles, l’hôpital de camp offrait une vision encore plus atroce que les batailles elles-mêmes. Il y avait à terre la longue file des brancards avec les malheureux dessus, et tout autour d’eux les docteurs s’agitaient, s’arrachant des mains pinces, scies, aiguilles, membres amputés et bobines de ficelle. Mort après mort, face à chaque cadavre, ils faisaient tout leur possible pour le ramener à la vie. Scie par-là, recouds par-ci, tamponne les trous, ils retournaient les veines comme des gants et les remettaient à leur place, avec à l’intérieur plus de fil que de sang, mais rapiécées et refermées. Quand un patient mourait, tout ce qu’il avait de bon servait à raccommoder les membres d’un autre, et ainsi de suite. La chose qui leur donnait le plus de fil à retordre, c’étaient les intestins : une fois qu’on les avait déroulés, on ne savait plus comment les remettre.
Le drap retiré, le corps du vicomte apparut horriblement mutilé. Non seulement il lui manquait un bras et une jambe, mais tout ce qu’il y avait de thorax et d’abdomen entre ce bras et cette jambe avait été emporté, pulvérisé par ce coup de canon qu’il avait pris en plein dessus. De la tête ne restaient qu’un œil, une oreille, une joue, un demi-nez, une demi-bouche, un demi-menton et un demi-front : de l’autre moitié de la tête il ne restait plus que de la bouillie. En bref, seule une moitié s’en était tirée, la droite, qui en plus était parfaitement conservée, sans même une égratignure, sauf cette énorme déchirure qui l’avait séparée de la moitié gauche partie en miettes.
Les médecins : tous contents. « Eh bien, quel beau cas ! » S’il ne mourait pas entre-temps, ils pouvaient même essayer de le sauver. Et de s’affairer autour de lui, alors que les pauvres soldats avec une flèche dans le bras mouraient de septicémie. Ils cousirent, ils appliquèrent, ils malaxèrent : Dieu sait ce qu’ils firent. Le fait est que le lendemain, mon oncle ouvrit son seul œil, sa moitié de bouche, dilata sa narine, et respira. La forte fibre de Terralba avait résisté. Maintenant il était vivant et pourfendu.