LA CLEF
Karl Jennings savait qu’il allait mourir. Et n’avait plus que quelques heures à vivre. Et il avait énormément à faire.
La peine à laquelle il était condamné ne pouvait pas être commuée, pas ici, sur la Lune, sans aucun moyen de communication.
Même sur Terre, il y avait encore quelques coins perdus où, démuni de radio, un homme pouvait mourir loin de la main consolatrice d’un autre homme, loin de la pitié de ses frères, loin de tout œil humain qui pût découvrir son cadavre. Sur certains coins de la Lune, il en allait autrement.
Bien sûr, les gens de la Terre savaient qu’il était sur la Lune. Il faisait partie d’une expédition géologique… Non ! Sélénologique ! Bizarre comme son cerveau, polarisé sur la Terre, tenait au « géo » !
Tout en travaillant, il se mit à réfléchir avec lassitude. Il avait beau agoniser, il n’échappait pas à la lucidité artificiellement imposée à ses processus mentaux. Il regarda autour de lui avec angoisse.
Mais il n’y avait rien à voir. Il baignait dans l’ombre éternelle de la paroi intérieure nord du cratère. Seuls les éclairs intermittents de sa torche en déchiraient les ténèbres. Intermittents parce qu’il ne voulait pas épuiser les piles tant qu’il n’aurait pas fini et parce qu’il tenait à réduire au minimum le risque de se faire repérer.
À sa gauche, côté sud, un éclatant croissant de lumière délimitait l’horizon. La lumière du soleil… Derrière cet horizon, se dressait, invisible, la lèvre opposée du cratère. Jamais le soleil n’éclairait le fond de celui-ci. Au moins Karl Jennings n’avait-il rien à craindre des radiations.
Enfermé dans son vidoscaphe comme une momie dans son sarcophage, il creusait le sol avec des gestes minutieux et maladroits. Son côté le faisait abominablement souffrir.
La roche pulvérulente et raboteuse ne présentait pas l’aspect « château de fées » caractéristique des régions de la surface lunaire exposées à l’alternance du jour et de la nuit, de la chaleur et du froid. Ici, dans cette zone éternellement glacée, le lent effritement de la paroi du cratère avait simplement abouti à fabriquer une masse hétérogène de fine poussière. Il serait malaisé de se rendre compte que quelqu’un l’avait affouillée.
Se méprenant l’espace d’un instant sur l’inégalité de la noire surface, il laissa choir par inadvertance une poignée de débris. Les particules tombèrent avec la lenteur typique de la Lune ; pourtant, leur chute semblait être d’une rapidité vertigineuse car il n’y avait pas d’air pour leur faire obstacle et les éparpiller en une sorte de brume poudreuse.
Jennings alluma sa lampe une seconde et, d’un coup de pied, repoussa le fragment de rocher déchiqueté qui le gênait.
Il n’avait pas beaucoup de temps. Il continua de creuser plus profondément dans la poussière.
Bientôt, il pourrait mettre l’Objet au fond du trou et commencer à le recouvrir. Il ne fallait surtout pas que Strauss le trouve.
Strauss !
Son coéquipier. À qui reviendrait cinquante pour cent de la découverte et cinquante pour cent de la gloire.
S’il avait seulement prétendu s’arroger tout le mérite de la trouvaille, Jennings se serait volontiers désisté : elle dépassait amplement la gloriole individuelle. Mais Strauss voulait beaucoup plus. Et Jennings devait faire l’impossible pour l’empêcher de parvenir à ses fins.
Il était, entre autres, prêt à mourir pour faire échec à Strauss.
Et il était en train de mourir.
Ils avaient découvert la chose ensemble. En fait, Strauss avait découvert le vaisseau. Les vestiges du vaisseau, plus exactement. Ou, pour être encore plus précis, ce qui pouvait être les vestiges de quelque chose qui ressemblait à un vaisseau.
— C’est du métal, avait-il dit après avoir ramassé un fragment aux arêtes vives et sans forme définie.
C’était à peine si l’on distinguait son visage et ses yeux à travers l’épaisse visière de verre au plomb de son casque mais sa voix rocailleuse résonnait clairement dans les écouteurs.
Jennings, qui se trouvait à quelque cinq cents mètres de lui, le rejoignit en flottant.
— C’est bizarre, avait-il dit. Il n’y a pas de métal à l’état libre sur la Lune.
— Il ne devrait pas y en avoir. Mais tu sais bien que l’on n’a pas exploré plus d’un pour cent de la surface lunaire. Qui sait ce que l’on peut y trouver ?
Jennings avait acquiescé d’un grognement et tendu sa main gantée pour prendre l’échantillon.
C’était vrai, les gens au courant savaient qu’il était possible de trouver à peu près n’importe quoi sur la Lune. Cette expédition sélénographique était la première mission scientifique financée par des fonds privés à se poser sur le satellite. Auparavant, il n’y avait eu que quelques expéditions officielles et arbitraires aux objectifs anarchiques. Le fait que la Société Géologique avait pu se permettre d’envoyer deux hommes sur la Lune pour effectuer uniquement des études sélénologiques était le signe que l’âge de l’espace sortait de l’enfance.
— On dirait que ça a été poli, avait dit Strauss.
— Tu as raison. Il y a peut-être d’autres fragments.
Effectivement, ils en trouvèrent trois. Deux débris d’une taille insignifiante et un objet irrégulier présentant des traces de soudure.
— Allons porter ça au navire.
Ils avaient pris leur petit glisseur pour regagner le bord. À peine la porte du sas refermée, ils s’étaient débarrassés de leurs combinaisons. C’était toujours un bon moment pour Jennings. Il s’était vigoureusement gratté la poitrine et frotté les joues au point que son épiderme s’était marbré de taches rouges.
Invulnérable à ce genre de faiblesse, Strauss s’était immédiatement mis au travail. Sous l’action du rayon laser, la surface de l’objet s’était grêlée de petits entonnoirs et le spectrographe avait analysé la composition de la vapeur dégagée. De l’acier au titane pour l’essentiel avec un soupçon de cobalt et un rien de molybdène.
— Aucun doute c’est un objet manufacturé, avait dit Strauss.
Son visage osseux était toujours aussi sévère, toujours aussi dur. Il ne manifestait pas le moindre signe d’excitation alors que le cœur de Jennings commençait à battre à tout rompre.
Peut-être était-ce l’ivresse qu’il éprouvait qui l’avait poussé à lâcher « manufacturellement » avec une œillade pour souligner l’astuce.
Mais Strauss lui avait décoché un regard empreint d’un mépris si glacial qu’il avait renoncé à poursuivre plus avant dans la voie du calembour.
Il avait soupiré. C’était bizarre mais il était incapable de s’empêcher de faire des jeux de mots. Il se rappelait qu’à l’Université… Enfin… C’était sans importance. La découverte qu’ils avaient faite valait plus que toutes les contrepèteries qu’il pouvait imaginer pour dérider l’austère Strauss.
Quand même, il était impensable que celui-ci ne se fût pas rendu compte de l’importance de leur trouvaille.
À dire vrai, Jennings le connaissait mal. Il savait seulement que c’était un sélénologiste distingué. Enfin, il avait lu les communications de Strauss et il présumait que Strauss avait lu les siennes. Les deux hommes ne s’étaient rencontrés qu’après avoir posé l’un et l’autre leur candidature pour cette expédition. Candidature qui, bien entendu, avait été acceptée.
Tout au long de la semaine qu’avait duré le voyage, Jennings avait observé avec un malaise grandissant son compagnon à la silhouette massive, aux cheveux d’un roux pâle, aux yeux bleus qui donnaient l’impression d’être en porcelaine, aux mâchoires proéminentes pleines de muscles qui tressautaient quand il mangeait. Jennings, qui était beaucoup moins corpulent, qui avait aussi les yeux bleus mais dont la chevelure était brune, se rétractait instinctivement en face de l’énergie et du dynamisme poisseux qui semblaient sourdre de Strauss.
— Les archives ne font état d’aucun atterrissage sur cette partie de la Lune, avait dit Jennings. Et il n’y a certainement pas eu de navire qui s’y soit écrasé.
— S’il s’agissait des restes d’un bâtiment, ces débris seraient lisses et polis. Or, cet objet est érodé. Dans la mesure où il n’y a pas d’atmosphère, cela signifie qu’il a été soumis pendant un laps de temps prolongé au bombardement des micrométéorites.
Donc, l’importance de la trouvaille n’avait pas échappé à Strauss !
— C’est un objet artificiel d’origine non humaine, s’exclama Jennings avec une sorte d’exaltation farouche. Des créatures extra-terrestres sont venues sur la Lune ! Qui sait quand ?
— Qui sait ? répéta Strauss sur un timbre métallique.
— Dans notre rapport…
— Attends ! Il sera temps de rédiger un rapport quand nous aurons quelque chose à signaler. Si ce sont bien là les restes d’un navire, il doit y en avoir d’autres à récupérer.
Mais il n’eût pas été sage de repartir tout de suite sur les lieux. Ils étaient restés de longues heures sur place et étaient en retard d’un repas et d’une période de sommeil. Mieux valait se reposer et se remettre en pleine forme au travail pour tout le temps qu’il faudrait. Les deux hommes étaient tombés tacitement d’accord sur ce point.
À l’Est, la Terre, basse sur l’horizon, lumineuse et veinée de bleu, était presque à son plein. Tout en se restaurant, Jennings la contemplait et, comme à l’accoutumée, son cœur se serrait de nostalgie.
— Quelle paix ! avait-il murmuré. On ne dirait pas qu’il y a six milliards d’êtres humains qui grouillent sur ce globe !
À ces mots, Strauss avait émergé du rêve intérieur dans lequel il semblait plongé pour lancer :
— Six milliards d’êtres qui le ravagent !
Jennings avait froncé les sourcils :
— Tu n’es pas un Ultra, quand même.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Et Jennings avait rougi. Avec son teint clair, quand il rougissait c’était spectaculaire. Et il trouvait extrêmement embarrassant de révéler ainsi son émotion.
Sans rien ajouter, il s’était à nouveau penché sur son assiette.
Depuis une génération, on avait réussi à stabiliser la population de la Terre. Il était impossible de permettre une nouvelle poussée démographique. Chacun l’admettait. Toutefois, certains pensaient que dire « arrêtons-nous là » n’était pas suffisant, qu’il importait de faire des coupes claires dans cette population. Jennings lui-même n’y était pas hostile. Ses habitants étaient en train de dévorer vive la planète.
Mais comment faire baisser le taux démographique ? Au hasard, en encourageant les gens à limiter les naissances selon leur bon plaisir ? Depuis quelque temps, des voix de plus en plus nombreuses s’élevaient pour réclamer non seulement un abaissement global de la population mais encore un abaissement sélectif… La théorie de la survivance du plus apte, exigée par ceux-là qui se considéraient eux-mêmes comme les plus aptes et revendiquaient le droit de définir eux-mêmes les critères de l’aptitude à la survivance. « Je suppose qu’il considère que je l’ai insulté », avait songé Jennings.
Plus tard, au moment de s’endormir, il réalisa brusquement qu’il ignorait pratiquement tout du caractère de son coéquipier. Et si Strauss caressait le projet de se lancer tout seul dans une expédition de récupération pour n’avoir pas à partager la gloire de la découverte ?
Jennings, le cœur serré par l’inquiétude, s’était redressé sur un coude.
Mais le souffle de Strauss était régulier et, petit à petit, sa respiration s’était muée en ronflement.
Trois jours durant, ils avaient recherché de nouveaux débris. Ils en avaient trouvé quelques-uns. Ils avaient même trouvé quelque chose d’encore plus important : une zone vaguement phosphorescente indiquant la présence de bactéries lunaires.
L’existence de telles bactéries n’avait rien que de banal mais, jusqu’à ce jour, nul n’avait jamais signalé une intensité bactérienne aussi massive. Massive au point d’être phosphorescente !
— Cela peut indiquer le passage d’une créature organique, avait déclaré Strauss. Ou ses restes. La créature en question est morte mais les micro-organismes qu’elle contenait ne sont pas morts et ils ont fini par la consumer.
— Et ils ont peut-être proliféré. Qui sait si ce n’est pas précisément l’origine de toute la faune bactérienne lunaire ? Les bactéries lunaires ne sont peut-être pas indigènes. Si cela se trouve, elles sont le résultat d’un processus de contamination remontant à la nuit des temps.
— On peut pousser ce raisonnement plus loin. Puisque les bactéries lunaires sont fondamentalement différentes des micro-organismes terrestres, les créatures qu’elles parasitaient, si l’on admet que celles-ci furent à l’origine de celles-là, devaient, elles aussi, être fondamentalement différentes des formes de vie terrestres. Indice supplémentaire de leur possible origine extra-terrestre.
La piste bactérienne qu’avaient suivie les deux hommes aboutissait à un petit cratère.
— C’est un travail de fouille colossal, avait dit Jennings, la gorge nouée. Le mieux est d’envoyer un rapport pour demander des renforts.
Strauss avait répondu d’une voix farouche : « Non. Il est fort possible que cela ne justifie pas une demande d’aide. Ce cratère s’est peut-être formé un million d’années après que le navire s’est écrasé au sol ».
— Tu veux dire qu’il se serait presque intégralement volatilisé et qu’il n’en reste que les fragments que nous avons trouvés ?
Strauss avait acquiescé d’un signe de tête.
— Essayons quand même. Autant creuser un peu.
Strauss avait accepté à contrecœur et s’était mis au travail avec réticence. En conséquence, ç’avait été Jennings qui avait fait la véritable découverte. Certainement, cela comptait ! Si Strauss avait mis la main sur le premier fragment métallique, c’était Jennings qui avait trouvé l’Objet lui-même.
Car c’était un objet. Un objet manufacturé qui gisait à un mètre de profondeur au fond d’une dépression laissée par un bloc de rochers qui avait dégringolé. Il était resté là pendant un million d’années ou plus, à l’abri des radiations, des micro-météores, des sautes de température de sorte qu’il paraissait neuf.
Jennings l’avait immédiatement appelé l’Objet avec un O majuscule. Il ne ressemblait à aucun instrument courant, même de loin. Mais pourquoi eût-il ressemblé à quelque chose de connu ?
— Je ne vois pas de cassure franche, avait-il murmuré. Peut-être n’est-il pas brisé.
— Cela n’empêche pas que certaines de ses parties peuvent avoir disparu.
— Je ne dis pas non mais il n’y a apparemment pas de pièces mobiles. C’est d’un seul tenant. Un fourbi tellement fourbi qu’il est trop poli pour être correct.
S’apercevant qu’il s’était encore laissé aller à jouer sur les mots, Jennings s’efforça tant bien que mal de reprendre le fil de son raisonnement. « Voilà ce dont nous avons besoin ! Un morceau de métal usagé ou une zone riche en bactéries, ce ne sont que des sujets de débats, ce n’est qu’un champ d’hypothèse. Mais ce que nous avons en main, c’est du concret. Un Objet artificiel d’origine manifestement extra-terrestre ».
La Chose était posée sur la table entre eux deux et ils la contemplaient d’un air grave.
— Rédigeons dès maintenant un rapport préliminaire, avait repris Jennings.
— Non ! s’était exclamé Strauss avec véhémence. Pas question !
— Pourquoi ?
— Parce que la Société prendrait immédiatement cette histoire à son compte. On enverrait une nuée d’enquêteurs et, en définitive, tout ce à quoi nous aurions droit, ce serait une petite note en bas de page. Non ! Il faut qu’on essaye d’en tirer le maximum avant le déferlement des harpies.
Jennings avait médité sur ces paroles. Il ne souhaitait pas, lui non plus, comment le nier, que la gloire de la découverte aille à d’autres. Pourtant…
— C’est un risque que je répugne à prendre, Strauss.
Pour la première fois, il avait eu la tentation d’appeler son compagnon par son prénom mais il y avait résisté. « À mon sens, nous n’avons pas le droit de tergiverser. Si ce vestige a une origine extra-terrestre, il ne peut provenir que d’un autre système planétaire. Il n’existe pas dans tout le système solaire une seule planète où une forme de vie supérieure soit susceptible de se maintenir, la Terre exceptée ».
— Cela ne prouve absolument rien, grommela Strauss. Mais continue quand même.
— Dans ces conditions, il faudrait admettre que les occupants de ce navire connaissaient les principes de la navigation interstellaire, donc qu’ils possédaient une technologie beaucoup plus avancée que la nôtre. Qui sait ce que cet Objet peut nous apprendre sur leurs connaissances techniques ? Peut-être est-il la clef de… de… Je ne sais pas… D’une inconcevable révolution scientifique.
— Tu es trop romanesque et tu dis des absurdités. Si ce machin est le produit d’une technologie plus avancée que la nôtre, nous ne pourrons rien en tirer. Si Einstein ressuscitait et si tu lui montrais un microprotorégule, qu’en tirerait-il ?
— Rien ne prouve que nous n’arriverons pas à en apprendre quelque chose.
— Et alors ? À supposer que tu aies raison, en quoi un bref ajournement serait-il préjudiciable ? Pourquoi ne pas prendre les mesures qui conviennent pour nous assurer, à nous, tout le bénéfice de notre découverte ? Emmenons-le avec nous pour avoir la certitude qu’il ne nous échappera pas.
— Mais voyons, Strauss, suppose que nous fassions naufrage ? Imagine que nous ne revenions jamais sur Terre ? Il est impossible de prendre un tel risque.
Jennings caressa l’Objet d’un geste presque affectueux. « Il faut envoyer un rapport sur-le-champ. Il faut que des navires viennent le chercher. C’est une chose trop précieuse pour… ».
Jennings, emporté par l’émotion, eut l’impression que l’Objet devenait soudain chaud sous sa main. Et une partie de sa surface émettait une lueur phosphorescente.
Il leva le bras dans un geste convulsif et l’Objet perdit aussitôt sa luminosité.
Mais ç’avait été suffisant : Jennings avait vécu une seconde infiniment révélatrice.
— Ça a été comme si ton crâne s’ouvrait, avait-il dit à Strauss d’une voix étranglée. J’ai lu dans ton esprit.
— Et moi, j’ai lu dans le tien. Ou je suis entré dedans, je ne sais pas.
À son tour, il palpa l’Objet d’un geste purement mécanique. Rien ne se produisit.
— Tu es un Ultra, s’exclama Jennings avec rage. Quand je l’ai touché…
À nouveau, il toucha l’Objet. « Cela recommence. Je vois. Es-tu fou ou quoi ? Peux-tu sincèrement croire qu’il est juste et humain de condamner la quasi-totalité de la race des hommes à la disparition, de détruire d’un seul coup toute la diversité de l’espèce ? »
Écœuré de la vision qu’il avait eue, Jennings laissa tomber son bras et l’Objet redevint terne. Strauss tenta une fois encore de le caresser précautionneusement. Ce fut en vain.
— Inutile de nous lancer dans une discussion, Jennings ! C’est un instrument de communication… Un amplificateur télépathique. Cela n’a rien d’absurde. Les cellules cérébrales possèdent un potentiel électrique caractéristique. Il est possible de matérialiser la pensée sous forme d’un flux électromagnétique…
Jennings lui tourna le dos. Il n’avait plus envie de lui parler.
— Nous allons envoyer un rapport immédiatement, laissa-t-il tomber. La gloire, je m’en balance. Je t’en fais cadeau. Tout ce que je veux, c’est confier cet Objet à des mains plus qualifiées que les nôtres.
Pendant quelques instants, Strauss demeura plongé dans ses pensées, la mine sombre. Enfin, il reprit la parole :
— C’est plus qu’un communicateur. Il réagit aux émotions et les amplifie.
— Que veux-tu dire ?
— À deux reprises, il vient de répondre à ton contact alors que tu l’avais manipulé toute la journée et qu’il était resté inerte. Il est également resté inerte quand je l’ai touché.
— Et alors ?
— Il a réagi alors que tu étais en proie à une émotion intense. Je suppose que c’est là la condition nécessaire à son activation. Quand tu l’avais en main et que tu jetais feu et flammes à propos des Ultras, j’ai éprouvé l’espace d’un instant les sentiments qui t’agitaient.
— Bravo !
— Écoute-moi ! Es-tu tellement sûr d’avoir raison ? Il n’est pas un homme raisonnable sur Terre qui ne sache que tout irait bien mieux si la population de la planète s’élevait, disons à un milliard d’êtres au lieu de six milliards. Si nous utilisions à plein l’automation – et, à l’heure actuelle, la populace nous l’interdirait –, tout fonctionnerait de façon parfaitement viable et avec une efficacité absolue avec une population qui n’excéderait pas… peut-être cinq millions d’âmes. Écoute-moi, Jennings ! Ne te bouche pas les oreilles !
Strauss faisait un tel effort pour être raisonnable et convaincant que sa voix perdait presque son âpreté. « Mais nous ne pouvons pas réduire la population par des moyens démocratiques. Tu le sais. Le problème ne réside pas dans la sexualité : sinon il y a longtemps que les blocages utérins l’auraient résolu. Tu le sais aussi. L’obstacle, c’est le nationalisme. Chaque groupe ethnique souhaite que ce soient les autres qui prennent l’initiative de réduire leur population. Et je suis d’accord ! Je souhaite que ce soit mon groupe ethnique, le nôtre, Jennings, qui ait la primauté. Je souhaite que ce soit l’élite, c’est-à-dire les hommes comme toi et moi, qui hérite de la Terre. Nous sommes la véritable humanité et les hordes de singes nus qui nous étouffent nous détruisent tous autant que nous sommes. N’importe comment, ils sont condamnés. Alors, pourquoi ne pas assurer notre propre sauvegarde ? »
— Non ! protesta Jennings. Aucun groupe n’a le monopole de l’humain. Tes cinq millions de surhommes identiques, dépouillés de toute la souplesse et de toute la variété qui constitue la race humaine, mourront d’ennui… Et ce sera bien fait pour eux !
— C’est là un argument passionnel et ridicule. Tu n’y crois pas. Si tu y adhères, c’est simplement parce que tu es conditionné par ces imbéciles d’égalitaristes. Un peu de bon sens, mon vieux ! Cet Objet, c’est exactement ce dont nous avons besoin. Même si nous ne parvenons ni à en reproduire d’autres ni à comprendre son fonctionnement, il assurera notre victoire. Si nous pouvons contrôler ou influencer la pensée des hommes clefs, nous réussirons progressivement à faire prévaloir nos vues. Nous sommes déjà organisés. Si tu as lu dans mon esprit, tu dois le savoir. Et notre organisation est mieux élaborée et mieux motivée que toutes celles qu’a jamais connues la Terre dans le passé. De jour en jour, nous voyons venir à nous les plus éminents de nos contemporains. Pourquoi pas toi ? Cet instrument est une clef, comme tu l’as dit. Mais une clef qui n’ouvre pas simplement la porte à une petite extension de la science. C’est la clef de la solution finale des problèmes humains. Il faut que tu rallies notre parti, Jennings, il le faut !
Jamais Jennings ne l’avait vu dans un tel état de surexcitation.
La main de Strauss retomba sur l’Objet qui scintilla une seconde ou deux, puis s’éteignit.
Jennings eut un sourire sans joie. Il comprenait le dessein de son compagnon : celui-ci s’était délibérément efforcé de se mettre en état de transe passionnelle afin de pouvoir activer l’Objet. Et c’était raté !
— Tu ne peux pas le faire marcher, dit Jennings. Tu es un tel surhomme, n’est-ce pas ? Ton self-control est trop parfait. Rien à faire pour briser ton empire sur toi-même !
Il prit l’Objet dans ses mains tremblantes et, aussitôt, celui-ci se remit à scintiller.
— Eh bien, ce sera à toi de le faire fonctionner. Tu feras figure de sauveur de l’humanité.
— Jamais de la vie ! balbutia Jennings.
Il était en proie à une émotion telle qu’il en avait presque le souffle coupé, « Je vais faire immédiatement un rapport ».
— Non. Strauss prit un couteau sur la table. Regarde comme il est pointu.
— Cet argument n’est pas assez tranchant, répliqua Jennings qui, en dépit de sa tension, était ravi de son calembour. Je vois clairement dans tes plans. Avec l’Objet, tu convaincras tout le monde que je n’ai jamais existé. Tu assureras la victoire des Ultras.
Strauss approuva du chef.
— Tu déchiffres mes pensées à merveille.
— Mais il n’y aura rien à faire, avait rétorqué Jennings d’une voix haletante. Pas tant que je le garderai dans ma main.
Il voulait immobiliser Strauss. Celui-ci tenta de se précipiter sur lui mais se figea sur place. Il étreignait le couteau d’une main tremblante mais était dans l’incapacité de faire un pas. Les deux hommes transpiraient d’abondance.
— Tu ne… pourras pas… le garder à la main-toute la journée, avait sifflé Strauss entre ses dents serrées.
La sensation qu’éprouvait Jennings était claire (claire et nette – clarinette !) mais il eût été difficile de la définir, faute de mots. Pour employer une image physique, c’était comme s’il maintenait une bête gluante d’une force gigantesque qui n’arrêtait pas de frétiller. Il fallait qu’il se concentre sur l’idée d’immobilité.
L’Objet ne lui était pas familier et il ne savait pas s’en servir avec adresse. Comment espérer que quelqu’un qui n’a jamais vu une épée de sa vie puisse manier la flamberge avec la grâce d’un mousquetaire ?
— Eh oui… Justement, avait laissé tomber Strauss qui suivait le cheminement de la pensée de son coéquipier.
Trébuchant, il fit un pas en avant.
Jennings savait que, face à une aussi farouche détermination, il ne faisait pas le poids. Et Strauss le savait également. Mais il y avait le glisseur. Il fallait qu’il s’échappe. Avec l’Objet.
Seulement Jennings n’avait pas de secrets. Strauss lisait dans ses pensées et il était déterminé à l’empêcher de rejoindre le radeau.
Jennings redoubla d’efforts. L’immobilité était insuffisante. C’était l’inconscience qu’il fallait. Dors. Strauss, ordonna-t-il désespérément. Dors !
Et Strauss s’effondra sur les genoux, les paupières closes.
Le cœur battant, Jennings bondit. S’il pouvait le frapper avec quelque chose, s’emparer de ce couteau…
Mais son attention avait cessé de se concentrer sur l’idée de sommeil : Strauss l’empoigna par la cheville et le tira de toutes ses forces pour le faire tomber. Sans hésitation, son bras armé se leva et retomba. Jennings éprouva une douleur déchirante tandis que la peur et le désespoir lui obscurcissaient l’esprit.
La puissance de ses émotions était telle que l’Objet devint incandescent. L’étreinte de Strauss se relâcha et il roula sur lui-même, le visage convulsé.
Jennings, qui hurlait en silence de frayeur et de rage, sauta sur ses pieds et recula, s’efforçant de fermer son esprit à tout ce qui n’était pas sa volonté de maintenir Strauss inconscient. S’il cherchait à entreprendre une action violente, cela saperait toute son énergie spirituelle, une énergie que, faute d’expérience, il était incapable de canaliser pour qu’elle se manifestât avec sa pleine efficacité.
Il regagna le glisseur. À bord, il y avait une combinaison… Une trousse de secours…
Le radeau n’était pas conçu pour couvrir de longues distances. D’ailleurs, Jennings était désormais incapable de franchir une longue distance. En dépit du pansement, son flanc était poisseux et le sang suintait dans son vidoscaphe.
Le navire n’était pas là mais il viendrait tôt ou tard. Ses détecteurs décèleraient le nuage électrisé laissé par les réacteurs ioniques du glisseur.
C’était en vain que Jennings avait essayé d’établir un contact radio avec la station lunaire. Ses appels demeuraient sans réponse et, à bout de forces, il y avait renoncé. Ces signaux ne pouvaient qu’aider Strauss à le localiser.
Il n’était pas absolument impossible de rallier la station lunaire par ses propres moyens mais il ne pensait pas pouvoir y parvenir. Il serait abattu avant. Il s’écraserait au sol et mourrait avant. Non… Il ne réussirait pas. Il fallait d’abord mettre l’Objet en sécurité.
L’Objet…
Peut-être se trompait-il. Peut-être l’Objet serait-il catastrophique pour la race humaine. Mais il était infiniment précieux. Devait-on le détruire ? C’était le seul vestige d’une vie intelligente non humaine. Il recélait les secrets d’une technologie avancée, il était l’instrument d’une nouvelle science de l’esprit. Quels que fussent les dangers, si l’on considérait la valeur – la valeur potentielle…
Non, il fallait que Jennings le cache de façon qu’on puisse le retrouver plus tard. Mais de façon, aussi, que ce soient les Modérantistes éclairés du gouvernement et non les Ultras qui le retrouvent…
Le glisseur suivait le bord septentrional d’un cratère que Jennings avait identifié. Il était possible d’y enterrer l’Objet. Mais si, par la suite, il ne pouvait ni parvenir à la station lunaire ni l’atteindre par radio, il fallait qu’il laisse un indice. Loin, très loin de la cachette elle-même. Une clef qui permettrait à d’autres de la localiser.
Ses pensées avaient une clarté surnaturelle. Était-ce dû à l’influence de l’Objet qu’il étreignait ? Celui-ci stimulait-il son cerveau en lui soufflant le texte d’un message parfait ? Ou ce message n’était-il que les hallucinations d’un agonisant, des divagations qui seraient lettre morte pour autrui ? Il l’ignorait mais il n’avait pas le choix. Il fallait essayer.
Car Karl Jennings savait qu’il allait mourir. Il n’avait plus que quelques heures à vivre. Et il avait énormément à faire.
Seton Davenport, de la section américaine du Terrestrial Bureau of Investigation, caressa d’un doigt distrait la cicatrice en forme d’étoile qui s’étalait sur sa joue gauche.
— Je suis parfaitement conscient du danger que représentent les Ultras, chef.
M. T. Ashley, le patron de la section américaine du T.B.I., scruta attentivement les traits de son interlocuteur. La désapprobation creusait de rides son visage décharné. Ses doigts se refermèrent avidement sur une tablette de chewing-gum qu’il décortiqua, pétrit et fourra dans sa bouche d’un air morose, habitude qu’il avait prise depuis que, une fois de plus, il avait renoncé au tabac. Il vieillissait et, en vieillissant, il devenait plus amer. Sa moustache grise et rase crissa quand ses phalanges l’effleurèrent.
— Vous ne soupçonnez pas à quel point ils sont dangereux, Davenport. Je me demande s’il y a quelqu’un qui s’en doute. Ils ne sont pas nombreux mais ils abondent chez les puissants qui, somme toute, ne demandent pas mieux que de se considérer comme l’élite. Personne ne sait avec exactitude ni où ils se tapissent ni quels sont leurs effectifs.
— Pas même le Bureau ?
— Le Bureau n’a pas l’initiative. Même nous, nous ne sommes pas à l’abri de la contagion. Et vous ?
— Je ne suis pas un Ultra, fit Davenport en fronçant les sourcils.
— Je n’ai pas dit que vous en étiez un. Je vous demandais seulement si vous étiez certain de ne pas être contaminé. Avez-vous réfléchi à ce qui s’est passé sur la Terre au cours des deux derniers siècles ? Ne vous est-il pas venu à l’esprit qu’une baisse modérée de la population serait une bonne chose ? N’avez-vous jamais songé qu’il serait merveilleux d’être débarrassé des imbéciles, des incapables, des culs-de-plomb ? Moi si !
— Oui, j’avoue avoir parfois eu de telles pensées. Mais entre un vœu pieux et un plan d’action concerté de type hitlérien, il y a un monde !
— Le fossé entre l’intention et l’acte n’est pas si profond que vous le croyez. À partir du moment où l’on est persuadé que l’objectif a suffisamment d’importance et que le danger est suffisamment grand, les moyens vous paraissent de moins en moins scandaleux. Tenez… Puisque l’affaire d’Istanbul est réglée, je vais un peu éclairer votre lanterne. En comparaison, cette histoire était insignifiante. Connaissez-vous l’agent Ferrant ?
— Celui qui a disparu ? Non, pas personnellement.
— Figurez-vous que, il y a deux mois, on a repéré un navire abandonné sur la Lune. Il appartenait à une mission sélénographique privée. La Société Géologique Russo-américaine, qui avait patronné l’expédition, avait signalé la disparition de cet astronef. Une enquête de routine a permis de le repérer aisément à peu de distance du point où le dernier rapport de la mission avait été émis. Il n’avait pas d’avaries mais son glisseur avait disparu en compagnie d’un des deux membres de l’équipage, un certain Karl Jennings. L’autre. James Strauss, était vivant mais il délirait. Aucune trace d’agression physique n’a été relevée sur sa personne mais il avait perdu la raison. Il ne l’a toujours pas recouvrée, ce qui a son importance.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? Parce que les médecins qui l’ont examiné ont fait état d’anomalies neurochimiques et neuro-électriques sans précédent. Ils n’avaient jamais vu un cas semblable. Aucune force humaine n’a pu produire de tels dommages.
L’ombre d’un sourire effleura le visage solennel de Davenport.
— Soupçonnez-vous des envahisseurs extra-terrestres d’avoir cherché noise à ce garçon ?
— Peut-être, répondit Ashley, le visage de bois. Mais laissez-moi continuer. Les recherches faites à proximité de l’astronef n’ont pas permis de retrouver le radeau. Puis la station lunaire a signalé qu’elle avait capté des signaux faibles d’origine incertaine. On a supposé qu’ils provenaient de la bordure occidentale de la Mer des Embruns mais il était impossible d’affirmer avec certitude qu’ils étaient de source humaine. En outre, il n’y avait apparemment aucun vaisseau dans cette région. En définitive, on n’a pas tenu compte de ces signaux. Cependant, les enquêteurs, qui songeaient au glisseur, sont partis pour la Mer des Embruns. Et ils ont trouvé l’esquif. À l’intérieur, il y avait le cadavre de Jennings, tué d’un coup de couteau au flanc. Il est d’ailleurs étonnant qu’il ait survécu aussi longtemps. Entre-temps, les toubibs qui s’occupaient de Strauss, déconcertés par ses propos incohérents, ont contacté le Bureau et deux de nos agents – l’un d’eux était Ferrant – sont arrivés sur place.
« Ils ont analysé les enregistrements. Il eût été inutile d’interroger Strauss car il n’y avait, et il n’y a toujours, aucun moyen de l’atteindre. Un mur, sans doute définitif, s’interpose entre l’univers et lui. Toutefois, il est possible de trouver un sens à ses élucubrations délirantes, décousues et monotones. Ferrant s’est efforcé de reconstituer cette espèce de puzzle. Il semble que Strauss et Jennings sont tombés sur un objet dans lequel ils ont vu un produit manufacturé non humain, vestige du naufrage d’un cosmonef qui aurait eu lieu il y a des millénaires. Apparemment, ledit objet est capable d’agir sur l’esprit humain.
Davenport interrompit Ashley :
— Et cet objet a saboté l’esprit de Strauss, c’est bien cela ?
— Exactement. Strauss était un Ultra – on peut employer l’imparfait car il n’est que techniquement vivant – et Jennings n’a pas voulu lui remettre l’objet en question, ce en quoi il a eu tout à fait raison dans son délire, Strauss a avoué son intention de l’utiliser pour aboutir à la liquidation volontaire des indésirables… pour reprendre son expression.
Il rêvait d’une population idéale stabilisée à cinq millions d’individus. Il y a eu une bagarre. Manifestement, Jennings a utilisé cet objet psychique au cours de cette rixe. Mais Strauss avait un couteau. Au bout du compte, Jennings a été poignardé mais l’esprit de son coéquipier était détruit.
— Et cet objet psychique, où était-il ?
— L’agent Ferrant est passé à l’action avec décision. Il a fouillé le vaisseau et le site, sans rien trouver, d’ailleurs, sinon des concrétions lunaires naturelles ou les produits d’une technique manifestement humaine. Ayant ainsi fait chou blanc, il a examiné de la même façon, et sans plus de succès, le glisseur et ses parages.
— La première équipe d’enquêteurs, celle qui n’était au courant de rien, n’a-t-elle pas pu emporter quelque chose ?
— Les intéressés jurent que non et il n’y a aucune raison de penser qu’ils mentent. Sur ces entrefaites, le collègue de Ferrant…
— Qui était-ce ?
— Gorbansky.
— Je le connais. Nous avons travaillé ensemble.
— Je sais. Que pensez-vous de lui ?
— C’est un agent compétent et honnête.
— Eh bien, Gorbansky a trouvé quelque chose. Pas un objet extra-terrestre, non. Quelque chose de parfaitement banal et humain, au contraire : un simple morceau de carton qui avait été roulé et glissé dans le médius du gantelet droit de Jennings. On peut présumer que celui-ci y avait griffonné un message avant de mourir et que ce message représentait la clef, l’indice conduisant à la cachette du fameux objet.
— Quelles raisons avez-vous de penser qu’il l’avait caché ?
— Je vous répète que nous ne l’avons trouvé nulle part.
— Je veux dire qu’il l’a peut-être détruit, estimant que c’était une chose trop dangereuse…
— C’est fort peu vraisemblable. Si nous prenons comme hypothèse de départ que la reconstitution, faite par Ferrant à partir des divagations de Strauss, du dialogue entre les deux hommes – et il semble que ce soit presque du mot à mot –, il ressort que Jennings considérait que cet objet psychique avait une importance cruciale pour l’humanité. C’était à ses yeux « la clef d’une inconcevable révolution scientifique », je cite ses propres paroles. Il n’aurait pas détruit quelque chose d’aussi capital. De toute évidence, son intention a été de dissimuler l’objet pour que les Ultras ne se l’approprient pas et de tenter de faire savoir au gouvernement où il était caché. Sinon, pourquoi aurait-il laissé un message chiffré ?
Davenport hocha la tête.
— Votre raisonnement tourne en rond, patron. Vous dites qu’il a laissé un indice parce que vous pensez qu’il y a un objet caché… et vous pensez qu’il y a un objet caché parce qu’il y a un indice !
— Je l’admets. Tout cela est très flou. Les propos incohérents de Strauss ont-ils une signification ? La reconstitution de Ferrant a-t-elle une valeur ? La clef laissée par Jennings est-elle vraiment une clef ? Existe-t-il véritablement un objet psychique, l’Objet comme il disait, ou n’y a-t-il rien ? Toutes ces questions sont sans objet. Pour le moment, nous devons agir à partir du postulat que cet Objet existe et qu’il faut le retrouver.
— Parce que Ferrant a disparu ?
— Tout juste.
— Les Ultras l’ont kidnappé ?
— Pas du tout. La carte a disparu en même temps que lui.
— Oh… Je vois.
— Il y a longtemps que nous soupçonnions Ferrant d’être un Ultra camouflé. Il n’est d’ailleurs pas le seul membre du Bureau sur lequel nous avons des doutes. Mais nous n’avions pas suffisamment de preuves pour intervenir ouvertement. Il nous fallait nous contenter de nos soupçons sous peine de casser le T.B.I. Mais il était surveillé.
— Par qui ?
— Par Gorbansky, naturellement. Par chance, celui-ci a pu photographier la carte et transmettre le cliché au quartier général sur la Terre. Toutefois, il reconnaît que ce message n’avait aucun sens à ses yeux et, s’il l’a transmis, c’était uniquement pour respecter la procédure de routine. Ferrant, en revanche, – je suppose que c’était le plus intelligent des deux hommes – en a compris toute l’importance et il est passé à l’action. Le prix était élevé car, ce faisant, il se trahissait et ne pouvait plus à l’avenir être utile aux Ultras. Mais il est possible que ceux-ci n’aient plus besoin de ses services. Si les Ultras contrôlent l’Objet…
— Peut-être est-il déjà entre les mains de Ferrant.
— Il était surveillé, ne l’oubliez pas. Gorbansky affirme catégoriquement qu’il n’a fait surface nulle part.
— Il n’a pas réussi à l’empêcher de s’éclipser avec cette carte. Peut-être n’a-t-il pas mieux réussi à l’empêcher de s’éclipser en douce avec l’Objet.
Ashley fit courir ses doigts sur son bureau. Enfin, il interrompit ce pianotage, signe de son embarras, pour dire : « Je me refuse à prendre cette hypothèse en considération. Si nous trouvons Ferrant, nous verrons bien le mal qu’il a fait. Jusque-là, ce qu’il faut, c’est chercher l’Objet. Si Jennings l’a mis en sécurité, il a sûrement essayé de s’éloigner de la cache. Sinon, pourquoi aurait-il laissé une piste ? Ce n’est pas à côté de l’endroit où était son cadavre que la chose est dissimulée ».
— Peut-être est-il mort avant d’avoir pu prendre du champ.
Ashley se remit à pianoter sur son bureau.
— D’après l’enquête, le glisseur ne s’est écrasé au sol qu’après avoir franchi une longue distance à plein régime. Cela cadre avec l’hypothèse selon laquelle Jennings se serait efforcé de mettre le plus d’espace possible entre la cachette et lui.
— Est-il possible de déterminer de quelle direction il venait ?
— Oui mais c’est un détail qui n’a pas grande utilité. D’après l’état des évents latéraux, le pilote avait délibérément fait de multiples zigzags.
Davenport soupira. « J’imagine que vous avez une reproduction de ce message ? »
— En effet. La voici.
Il tendit à son interlocuteur une reproduction de l’original qui avait l’aspect suivant :
— Je ne vois pas très bien ce que cela signifie, fit Davenport après l’avoir étudiée.
— Ça a été également mon opinion première comme celle des gens dont j’ai pris l’avis. Mais j’ai réfléchi depuis. Jennings pensait certainement que Strauss était à ses trousses. Il devait ignorer que son coéquipier était hors de combat. En tout cas, de façon définitive. Aussi était-il hanté par la crainte qu’un Ultra ne trouve son message avant un Modérantiste. Il n’a pas voulu prendre le risque de laisser un cryptogramme trop facile à percer. Ceci – Ashley tapota sur le bristol – est un message codé superficiellement indéchiffrable mais qui doit être clair pour un esprit assez ingénieux.
— Croyez-vous vraiment qu’on puisse tabler sur une telle hypothèse ? demanda Davenport, dubitatif. Après tout, Jennings était mourant, il crevait de peur et l’influence de l’Objet avait peut-être déformé son esprit. Il est fort possible que ses pensées manquaient de lucidité. Qu’elles n’étaient même pas humaines, qui sait ? D’ailleurs, pourquoi n’a-t-il pas tenté de rallier la station lunaire ? Pratiquement, il a décrit un demi-cercle. Son intelligence était-elle détériorée au point de l’empêcher de raisonner logiquement ? Était-il trop paranoïaque pour faire confiance à la station elle-même ? Pourtant, au départ, il a sûrement cherché à prendre contact avec elle : les signaux qui ont été captés en font foi. À mon avis, ces gribouillages ne sont en réalité rien de plus que des gribouillages.
Ashley hocha solennellement la tête – on aurait dit le battant d’une cloche sonnant le glas.
— Il était en proie à la panique, c’est vrai. Et l’on peut présumer qu’il n’a pas eu assez de présence d’esprit pour essayer de regagner la station lunaire.
Il n’avait qu’un seul désir : fuir. Mais, même dans ce cas, son message n’est pas un simple gribouillage. Ce n’est pas possible. Tout colle trop bien. Chacun de ces signes doit avoir un sens et l’ensemble doit tenir debout.
— Quel sens ?
— Vous remarquerez qu’il y a sept jeux de symboles sur la colonne de gauche et deux sur celle de droite. Regardez d’abord le groupe de gauche. Le troisième symbole ressemble au signe de l’égalité. Est-ce que le signe égal évoque quelque chose de particulier à votre esprit ?
— Une équation algébrique.
— De façon générale, oui. Mais j’ai précisé : quelque chose de particulier.
— Non.
— Pouvez-vous imaginer qu’il s’agisse de deux droites parallèles ?
— Le cinquième postulat d’Euclide ? murmura Davenport d’une voix hésitante.
— Bravo ! Il y a sur la Lune un cratère baptisé Euclide.
Davenport acquiesça. « Je vois où vous voulez en venir. F/A, c’est le produit de la force par l’accélération, la définition de la masse selon la seconde loi du mouvement découverte par Newton…
— Oui. Et il y a aussi sur la Lune un cratère appelé Newton.
— Attendez… Le dernier symbole est la notation astronomique de la planète Uranus et je suis certain qu’il n’existe aucun cratère ni aucun autre objet lunaire, à ma connaissance, portant le nom d’Uranus.
— Vous avez raison sur ce point. Toutefois. Uranus a été découvert par William Herschel et le H de son patronyme est intégré au symbole. Or, il existe un cratère Herschel. Il en existe même trois, le second dédié à Caroline Herschel, la sœur de William, et le troisième à John, son fils.
Après avoir réfléchi quelques instants, Davenport reprit :
— PC/2… la pression multipliée par la moitié de la vitesse de la lumière. Cette équation ne nous dit pas grand-chose.
— Essayez les cratères. P pour Ptolémée et C pour Copernic.
— Et on fait la moyenne ? Cela indiquerait un point situé exactement à mi-distance de Ptolémée et de Copernic ?
— Vous me décevez, Davenport, fit Ashley sur un ton railleur. Je croyais que vous connaissiez mieux l’histoire de l’astronomie. Ptolémée – Ptolemaus en latin – avait imaginé une conception géocentrique du système solaire dont la Terre occupait le centre alors que, dans le système héliocentrique de Copernic, c’était le Soleil qui était au centre. Un astronome a cherché à trouver un compromis entre les deux thèses, un autre système qui serait à mi-chemin de celui de Ptolémée et de celui de Copernic…
— Tycho Brahé ! s’exclama Davenport.
— Précisément ! Et le cirque de Tycho est le relief le plus visible de la surface lunaire.
— Bien. Continuons ! C-C fait penser au symbole habituel de la liaison chimique et, si je ne m’abuse, il existe un cratère nommé Bond[3].
— Eh oui ! W. C. Bond, l’astronome américain.
— Quant au premier symbole, XY2… hummm… XYY. Un X et deux Y. Attendez ! Alphonse X ! L’astronome de la cour d’Alphonse le Sage dans l’Espagne médiévale ! X le Sage. XYY. Le cratère Alphonsus !
— Très bien. Et que pensez-vous de ce SU ?
— Là, patron, je suis sec…
— Je vais vous dire quelle est ma théorie : ce sont les initiales anglaises de Soviet Union, l’ancien nom de la zone russe. C’est l’Union Soviétique qui a, la première, dressé la carte de la face obscure de la Lune et il y a peut-être un cratère de ce côté-là. Tsiolkovsky, par exemple. Vous voyez donc que l’on peut interpréter tous les symboles de gauche comme désignant des cratères Alphonsus, Tycho, Euclide Newton, Tsiolkovsky, Bond et Herschel.
— Et ceux de la colonne de droite ?
— C’est limpide comme du cristal ! Le cercle frappé d’une croix est le symbole astronomique de la Terre. La flèche pointée sur ce cercle signifie que la cachette se trouve directement à la verticale de la planète.
— Ah ! Le Sinus Medii, la baie intercalaire au-dessus de laquelle la Terre est toujours au zénith… Ce n’est pas un cratère. Voilà pourquoi il se trouve à droite, à l’écart des autres symboles.
— Voilà ! Toutes ces indications ont un sens. En tout cas, on peut leur en attribuer un. Aussi y a-t-il de fortes chances pour que nous n’ayons pas affaire à un simple gribouillage, pour que ce soit un message destiné à nous mettre sur la voie de quelque chose.
Mais de quoi ? Nous avons sept cratères, plus un objet qui n’en est pas un. Que pouvons-nous en déduire ? Je suppose que l’objet ne peut se trouver qu’en un seul endroit à la fois !
— Fouiller un cratère, ce n’est pas de la petite bière ! soupira Davenport. Même si l’on part du postulat qu’il s’agit d’un cirque suffisamment important pour que son ombre fasse obstacle au rayonnement solaire, cela représente chaque fois des dizaines de kilomètres à explorer. Et si l’on prenait comme hypothèse de travail que la flèche pointant sur le symbole de la Terre représente le cratère où Jennings a caché l’Objet ? Que c’est l’endroit où l’on voit la Terre le plus près du zénith ?
— On s’est cassé la tête là-dessus, mon vieux. Dans ce cas-là, cela élimine un endroit et nous laisse avec sept cratères possibles. Mais lequel des sept ?
Davenport plissait le front. Jusqu’à présent, il arrivait comme les carabiniers : toutes ses suggestions avaient déjà été examinées. « Il n’y a qu’à les fouiller tous ! ». s’écria-t-il sur un ton brusque.
Ashley ricana.
— C’est précisément ce que nous avons fait au cours des dernières semaines.
— Et qu’avez-vous trouvé ?
— Rien. Pas ça ! Les recherches se poursuivent quand même.
— Il est clair qu’un des symboles a été mal interprété.
— Cela crève les yeux !
— Vous me disiez à l’instant qu’il y a trois cratères portant le nom d’Herschel. Si SU désigne effectivement l’Union Soviétique, donc l’autre côté de la Lune, ce symbole peut correspondre à n’importe quel cratère de la face opposée : Lomonosov, Jules Verne, Joliot-Curie… au choix. Par ailleurs, le symbole de la Terre peut représenter le cratère Atlas puisque le mythe prétend qu’Atlas portait la Terre sur ses épaules.
— À quoi bon discuter, Davenport ? Mais même si nous interprétions comme il faut le symbole qu’il faut, comment reconnaîtrions-nous la bonne interprétation parmi toutes les fausses ? Comment reconnaîtrions-nous le bon symbole parmi tous les faux symboles ? Il y a certainement quelque chose qui nous échappe dans ce message. Quelque chose qui devrait nous mettre immanquablement sur la voie. Nous avons tous vainement essayé de le déchiffrer. Ce qu’il nous faut, c’est un œil frais. Que voyez-vous sur cette carte, Davenport ?
— Vous voulez que je vous fasse une suggestion ? Nous pourrions prendre l’avis de quelqu’un que je… Oh ! Mon Dieu !
Il s’était à moitié levé.
— À quoi pensez-vous ? demanda aussitôt Ashley, maîtrisant difficilement son excitation.
Les mains de Davenport tremblaient. Pourvu que mes lèvres ne tremblent pas, elle aussi, songea-t-il.
— Dites-moi, chef… Vous avez enquêté sur le passé de Jennings ?
— Naturellement.
— Où a-t-il fait ses études ?
— A-t-il suivi des cours d’extraterrologie ?
Davenport tressaillit de joie mais se contint. Ce n’était pas suffisant.
— A-t-il suivi des cours d’extraterrologie ?
— Bien sûr ! C’est la procédure normale pour passer le diplôme de géologie.
— Parfait ! Savez-vous qui a la chaire d’extraterrologie à la Eastern University ?
Ashley fit claquer ses doigts.
— Cet espèce de cinglé… comment s’appelle-t-il donc ? Ah ! Wendell Urth !
— Exactement. Un cinglé qui est un esprit brillant à sa façon. Un cinglé qui nous a servi de conseiller en plusieurs occasions et à chaque fois donné entière satisfaction au Bureau. J’allais vous proposer de demander une consultation à ce cinglé, figurez-vous, quand je me suis aperçu que ce message nous donnait justement l’ordre d’aller le voir. Une flèche pointée sur le symbole de la Terre… C’est un rébus enfantin : « Allez voir Urth[4] ». L’homme qui l’a imaginé a eu Urth pour professeur et il le connaissait.
Ashley contempla le message.
— Bigre ! Ce n’est pas impossible ! Mais, si nous n’avons rien trouvé dans ce message, que voulez-vous que Wendell Urth y découvre, lui ?
— Je vous suggère d’aller lui poser la question, répondit Davenport d’un ton aussi patient que courtois.
Ashley regarda avec curiosité autour de lui en battant des paupières. Il avait l’impression de se trouver dans une boutique de curiosités occultes, pleine d’ombres et de périls, où un démon glapissant risquait de surgir à tout instant.
Les murs, perdus dans la pénombre, paraissaient lointains. Des rayonnages inquiétants, remplis de filmolivres allaient du plafond au plancher. Dans un coin luisait doucement une lentille galactique tridimensionnelle derrière laquelle on distinguait vaguement des cartes stellaires. Dans un autre coin, il y avait un globe lunaire… qui, réflexion faite, pouvait aussi bien être un globe martien.
Un spot aveuglant était braqué sur le bureau qui occupait le centre de la pièce, un bureau encombré de papiers et de livres imprimés. Il y avait aussi une petite visionneuse et un antique réveil tout rond qui tictaquait avec allégresse.
Ashley était incapable de se rappeler que, à l’extérieur, c’était la fin de l’après-midi et que le soleil brillait, immuable, dans le ciel. La pièce était plongée dans une sorte de nuit éternelle. Il n’y avait pas de fenêtres apparentes et l’air puisé qui circulait ne parvenait pas à lutter contre le sentiment de claustrophobie qui prenait le chef du T.B.I. à la gorge.
Inconsciemment, Ashley se rapprocha de Davenport qui, pour sa part, paraissait insensible à ce décor insolite.
— Il ne va pas tarder, chef, dit l’inspecteur à voix basse.
— C’est toujours comme ça ?
— Toujours. À ma connaissance, il ne met jamais les pieds dehors sauf pour aller faire son cours.
— Messieurs ! fit soudain une voix flûtée. Messieurs ! Je suis enchanté de votre visite. Quel plaisir de vous accueillir !
Un petit bonhomme rondouillard jaillit de la pièce attenante. Le visage épanoui à la lumière, il repoussa sur son front ses lunettes rondes aux verres épais pour mieux voir ses visiteurs. Quand il les lâcha, elles retombèrent aussitôt sur le perchoir précaire d’un nez en bouton de guêtre quasi inexistant. « Je suis Wendell Urth », annonça-t-il.
La barbichette grisonnante à la Van Dyck qui ornait son menton empâté était impuissante à lui conférer la majesté qui faisait remarquablement défaut à son visage souriant et à son torse courtaud et ellipsoïdal.
— Quel plaisir de vous accueillir, messieurs, répéta Urth en se carrant dans un fauteuil.
Et, tout en balançant ses jambes, la pointe de ses chaussures à trente centimètres du plancher, il ajouta : « Mr. Davenport se rappelle peut-être que… euh… une raison majeure me contraint à me claquemurer. Je n’aime pas voyager. Sauf quand il s’agit d’une petite promenade à pied, bien sûr, et je trouve amplement suffisant de me déplacer pour me rendre au campus ».
Ashley, toujours debout, avait l’air éberlué et Urth l’examinait avec un ahurissement égal. Il extirpa un mouchoir de sa poche, entreprit d’essuyer ses verres, les remit en place et dit :
— Oh ! Je vois votre problème ! Vous voulez des chaises. Naturellement… Eh bien, prenez-en. Il y a des choses dessus. Vous n’avez qu’à les débarrasser. Allez… Débarrassez-les et asseyez-vous.
Davenport libéra une chaise des livres qui l’encombraient et qu’il posa soigneusement par terre. Il la poussa vers Ashley. Cela fait, il ôta la tête de mort qui occupait un second siège et qu’il posa avec encore plus de soin sur le bureau d’Urth. La mandibule, mal assurée par un bout de fil de fer, se détacha pendant le transport et le crâne avait maintenant la bouche béante.
— Aucune importance, fit Urth avec affabilité. Cela ne lui fait pas mal. Alors, messieurs ? Que me vaut l’honneur de votre visite.
Davenport attendit un instant mais, comme Ashley gardait le silence, ce fut avec une certaine satisfaction qu’il prit la parole :
— Dr. Urth, vous souvenez-vous d’un de vos anciens étudiants du nom de Jennings ? Karl Jennings ?
Le sourire de Wendell Urth s’effaça momentanément tant sa concentration intellectuelle était intense et ses yeux proéminents clignèrent.
— Non, finit-il par répondre. Pas pour le moment.
— Il a passé un diplôme de géologie et a suivi un cours d’extraterrologie il y a quelques années. Si cela peut vous aider, j’ai amené sa photo.
Urth examina le cliché avec une attention de myope mais cela ne lui fut d’aucun secours.
Davenport passa à l’ordre du jour :
— Il a laissé un message secret pour nous mettre sur la piste de quelque chose qui revêt une très grande importance. Jusqu’à présent, nous n’avons pas réussi à interpréter correctement ce cryptogramme. Toutefois, nous avons compris qu’il nous conseillait de nous adresser à vous.
— Vraiment ? Comme c’est intéressant ! Et pour quelle raison devez-vous donc vous adresser à moi ?
— Probablement pour que vous nous apportiez votre concours et que vous nous expliquiez le sens du texte.
— Puis-je le voir ?
Sans mot dire, Ashley tendit la carte à Wendell Urth. L’extraterrologiste y jeta un coup d’œil distrait, la retourna et scruta un instant le verso vierge.
— Où est-il dit que vous devez vous adresser à moi ?
Ashley tressaillit de surprise mais Davenport ne lui laissa pas le temps de parler.
— La flèche est pointée sur le symbole de la Terre. Cela semble clair.
— C’est indiscutablement une flèche pointée sur le symbole de la Terre. Si ce message a été trouvé sur un autre monde, j’imagine qu’il faut traduire littéralement cette notation par : « Allez sur la Terre ».
— On l’a trouvé sur la Lune, Dr. Urth, et on pourrait en effet l’interpréter de cette façon. Toutefois, lorsque nous avons appris que Jennings vous avait eu pour maître, il nous a paru évident que c’était à vous qu’il faisait allusion.
— Il a suivi un cours d’extraterrologie ici ? À l’université ?
— Oui.
— En quelle année ?
— En 18.
— Ah ! Eh bien, l’énigme est résolue.
— Voulez-vous dire que vous avez déchiffré ce message ?
— Non ! Absolument pas. Pour moi, il n’a aucune signification. J’entendais l’énigme constituée par mon trou de mémoire. Effectivement, je ne me rappelais plus ce garçon. Maintenant, je m’en souviens. Un élève très tranquille, anxieux, timide et effacé… Bref, le genre de personne dont on ne garde aucun souvenir. Sans ceci – Urth tapota la carte –, je ne me serais peut-être jamais rappelé cet étudiant.
— En quoi ce bristol change-t-il quelque chose ? demanda Davenport.
— Cette référence à votre serviteur est, en l’espèce, un jeu de mots. L’assonance entre mon nom, Urth, et Earth – la Terre en anglais. Certes, ce n’est pas très fort mais c’est du Jennings tout craché ! Le calembour était sa passion, sa joie. Ceux qu’il lançait de temps en temps sont le seul souvenir net que je conserve de lui. J’aime les calembours, j’adore les calembours – mais Jennings… oui, je le revois parfaitement maintenant… – Jennings en faisait d’épouvantables. Des calembours atroces ou, comme c’est le cas avec celui-ci, transparents. Il n’avait aucun talent dans ce domaine. Et pourtant, il ambitionnait tellement d’en commettre…
Ashley l’interrompit brutalement : « Ce message est entièrement composé de jeux de mots, Dr Urth. Du moins le croyons-nous et cela concorde avec votre opinion ».
— Ah ! Urth ajusta ses lunettes et porta à nouveau toute son attention sur les mystérieux symboles. Une moue plissa ses lèvres grassouillettes et il s’exclama joyeusement :
— Je n’y comprends strictement rien.
— En ce cas…, commença Ashley dont les poings se crispèrent.
— Mais si vous me racontiez les tenants et les aboutissants de cette histoire, j’aurais peut-être une idée, enchaîna l’extraterrologiste.
— Puis-je parler, chef ? se hâta de demander Davenport à son patron. Je suis sûr et certain que l’on peut faire confiance au Dr. Urth… Et peut-être nous tirera-t-il cette épine du pied.
— Allez-y, marmonna Ashley. Au point où nous en sommes, qu’avons-nous à perdre ?
Davenport expliqua toute l’affaire avec laconisme, s’exprimant en phrases télégraphiques. Urth écoutait attentivement, agitant ses doigts courtauds au-dessus du plateau luisant et d’un blanc laiteux de son bureau comme s’il secouait une invisible cendre de cigare. Comme l’inspecteur arrivait à la dernière partie de son récit, il croisa les jambes et s’immobilisa dans cette position, tel un bouddha jovial.
— Auriez-vous par hasard une copie de la conversation telle que Ferrant l’a reconstituée ? demanda-t-il.
— Oui. Voulez-vous la voir ?
— Avec le plus grand plaisir.
Urth glissa le microfilm dans la visionneuse et le parcourut rapidement ; ses visiteurs remarquaient que, de temps en temps, ses lèvres bougeaient silencieusement.
— Et selon vous, ce texte est la clef de toute l’affaire ? s’enquit Wendell Urth. L’indice décisif ?
— Oui, c’est ce que nous croyons.
— Mais ceci est une reproduction… pas l’original.
— En effet.
— L’original est entre les mains de Ferrant n’est-ce pas ? Et vous supposez que ce sont les Ultras qui le détiennent ?
— C’est on ne peut plus possible.
Urth hocha la tête, l’air troublé.
— Nul n’ignore que mes sympathies ne vont pas aux Ultras, murmura-t-il. Je suis prêt à les combattre par tous les moyens. Aussi, je ne crains pas d’être accusé de mauvaise volonté. Mais… Comment pouvez-vous être sûrs que cet Objet prétendument manipulateur d’esprit existe réellement ? Pour l’affirmer, vous n’avez que les divagations d’un névrosé et une série de déductions incertaines faites à partir de la reproduction d’un ensemble de notations mystérieuses qui n’ont peut-être pas la moindre signification.
— C’est la vérité, Dr. Urth, mais nous devons tout essayer.
— Quelle certitude avez-vous que cette reproduction est exacte ? Ne se peut-il que certains détails de l’original en soient absents… quelque chose qui donnerait un sens parfaitement clair au message et faute de quoi celui-ci demeure impénétrable ?
— Nous sommes sûrs de la fidélité rigoureuse de la copie.
— Et le verso ? Il n’y a rien au dos du duplicata. Quelque chose était-il inscrit derrière l’original ?
— L’agent qui a pris la photo nous a garanti que le verso de l’original était vierge.
— Les hommes sont sujets à l’erreur.
— Nous n’avons aucune raison de penser que notre agent en a commis une et force nous est de partir du postulat qu’il n’en a pas commis. C’est en tout cas sur cette hypothèse de travail que nous sommes obligés de nous baser tant que nous n’avons pas récupéré le texte original.
— Donc, à votre avis, ce message ne peut être interprété qu’en fonction des éléments visibles que nous avons sous les yeux ?
— C’est ce que nous pensons, dit Davenport dont l’assurance commençait à s’éroder. Nous en sommes virtuellement certains.
Urth avait toujours l’air hésitant. « Pourquoi ne pas laisser cette chose-là où elle est ? demanda-t-il. Si ni les uns ni les autres ne la trouvent, tant mieux ! Je suis opposé à toute manipulation mentale et je regretterais profondément que mon intervention puisse contribuer au développement d’une telle technique ».
Devinant qu’Ashley allait répliquer, Davenport lui posa la main sur le bras pour le calmer et fit :
— Permettez-moi d’insister sur un point, Dr. Urth : la manipulation mentale ne constitue qu’un aspect de l’Objet. Supposez qu’une expédition terrestre en mission sur une lointaine planète primitive ait oublié sur place un antique appareil de radio. Supposez en outre que les indigènes aient découvert l’électricité mais ignorent encore le tube à vide. Les autochtones en question s’apercevraient peut-être que si la radio est branchée sur le courant, certains éléments de verre qu’elle contient s’échauffent et s’illuminent. Mais, naturellement, ils ne capteraient aucun son intelligible. Dans le meilleur des cas, ils ne recevraient que des crépitements et des craquements. Toutefois, s’il leur arrivait de laisser tomber le poste dans une baignoire, la personne se trouvant en train de prendre un bain risquerait d’être électrocutée. La population de cette hypothétique planète en conclurait-elle que cet appareil est uniquement destiné à tuer les gens ?
— Je devine le sens de votre apologue. Vous pensez que la manipulation mentale n’est rien de plus qu’une fonction accessoire de l’Objet, n’est-ce pas ?
— J’en suis convaincu, répondit Davenport avec chaleur. Si nous parvenions à découvrir sa véritable raison d’être, la technologie terrienne pourrait faire un bond de plusieurs siècles.
— Vous êtes donc du même avis que Jennings, Urth se pencha sur le microfilm, ce pourrait être la clef d’une inconcevable révolution scientifique.
— Parfaitement !
— Pourtant, cet engin est un manipulateur mental, ce qui est infiniment dangereux. Quelle que soit la vocation de votre radio imaginaire, elle peut aussi électrocuter les gens.
— C’est bien pour cela qu’il faut empêcher les Ultras de s’emparer de cette chose.
— Les Ultras… et le gouvernement, peut-être ?
— Attention ! Il convient d’assigner une limite raisonnable à la prudence. Nous devons considérer que les hommes ont de tout temps eu des objets dangereux entre les mains : le premier couteau de silex à l’âge de la pierre, le premier gourdin auparavant. Ces outils pouvaient être utilisés afin de soumettre les plus faibles aux plus forts par la menace, ce qui est également une forme de manipulation mentale. Ce qui compte, Dr. Urth, ce n’est pas l’Objet en soi, si dangereux qu’il puisse être dans l’abstrait, mais les intentions animant ses utilisateurs. Les Ultras, pour leur part, se sont déclarés décidés à exterminer plus de 99,9 % de l’humanité. Le gouvernement, quels que soient les défauts des hommes qui le composent, ne nourrirait jamais de telles intentions.
— Que ferait-il ?
— Il se livrerait à une étude scientifique de l’Objet. La manipulation mentale elle-même peut, qui sait, se révéler infiniment bénéfique. Mise au service de la connaissance, elle pourrait nous éclairer sur le mécanisme fondamental des structures spirituelles. Nous pourrons apprendre ainsi à éliminer les désordres mentaux, voire à soigner les Ultras.
D’une façon générale, l’intelligence humaine aurait la possibilité d’atteindre un niveau supérieur.
— Comment voulez-vous que je croie que l’on réussira à donner une application pratique à ces principes idéalistes ?
— J’ai la conviction que ce serait possible, en ce qui me concerne. Considérez que vous vous trouvez devant le dilemme suivant, Dr Urth : Si vous nous aidez, il y a un risque pour que le gouvernement utilise mal à propos cette découverte. Mais, si vous ne nous aidez pas, vous avez la certitude que les Ultras la mettront au service de fins néfastes.
Wendell Urth hocha la tête d’un air songeur.
— Vous avez peut-être raison. Écoutez-moi… J’ai une faveur à vous demander. J’ai une nièce qui, je crois, m’aime beaucoup. Elle ne décolère pas sous prétexte que je refuse opiniâtrement à céder à la folie des voyages. Elle n’arrête pas de ressasser qu’elle ne sera satisfaite que le jour où je l’accompagnerai en Europe, en Californie du Nord ou dans je ne sais quel endroit invraisemblable…
Ashley se pencha en avant avec animation et repoussa la main de Davenport posée sur son coude.
— Dr. Urth, si vous nous prêtez assistance pour retrouver l’Objet et si nous parvenons à le faire fonctionner, je vous garantis que nous serons heureux de vous aider à vous débarrasser de votre claustrophobie, de vous permettre d’aller où vous voudrez avec votre nièce.
Les yeux saillants de Wendell Urth s’élargirent et il parut se tasser sur lui-même. Pendant quelques secondes, il jeta un regard affolé autour de lui comme une bête prise au piège. « Non ! haleta-t-il. Pas ça ! À aucun prix ! »
Et il enchaîna d’une voix rauque, à peine audible :
— Je vais vous dire ce que je veux comme honoraires. Si je vous accorde mon assistance, si vous récupérez l’Objet et apprenez à vous en servir et si le public sait que je vous ai apporté mon concours, ma nièce fondra comme une furie sur le gouvernement pour le harceler. Elle est terriblement entêtée. Et elle a de la voix ! Elle lancera des souscriptions publiques, elle organisera des manifestations. Rien ne l’arrêtera. Mais il faudra être inexorable. Ne céder en rien ! Résister à toutes les pressions ! Mon seul désir est de continuer à mener la vie que je mène actuellement. Telles sont mes exigences catégoriques et minimales.
— Eh bien, si telle est votre volonté, c’est entendu, fit Ashley, écarlate.
— J’ai votre parole ?
— Vous l’avez.
— Ne l’oubliez pas, je vous en supplie. Je compte aussi sur vous, Mr. Davenport.
— Vos volontés seront respectées, fit l’inspecteur sur un ton conciliant. À présent, je suppose que vous êtes capable d’interpréter ces notations ?
— Ces notations ? répéta Urth qui éprouvait apparemment une certaine difficulté à concentrer son attention sur le cryptogramme. Vous voulez dire ces symboles, les XY2 et compagnie ?
— Oui. Que signifient-ils ?
— Je n’en sais rien. Votre propre interprétation est sans doute aussi valable qu’une autre.
Ashley explosa : « Devons-nous comprendre que tout ce discours sur votre désir de nous aider n’était que paroles en l’air ? Dans ce cas, pourquoi ces circonlocutions à propos de vos honoraires ? »
— J’aimerais vous aider, fit Wendell Urth, manifestement surpris et désorienté.
— Mais vous ne savez pas ce que veulent dire ces symboles !
— Je… Non, je ne sais pas. Mais je sais en revanche ce que veut dire le message.
— Vous le savez ? hurla Davenport.
— Évidemment ! Son sens est transparent. Vous n’étiez pas arrivé à la moitié de votre récit que je m’en doutais déjà. Et je n’ai plus eu la moindre hésitation après avoir lu la reconstitution du dialogue entre Strauss et Jennings. Vous auriez compris de la même façon, messieurs, si seulement vous aviez pris le temps de réfléchir.
— Voyons ! fit Ashley avec exaspération. Vous venez d’affirmer que vous ne savez pas ce que signifient ces notations ?
— Non, je ne le sais pas. Mais je vous répète que je sais ce que signifie le message.
— Qu’y a-t-il donc de particulier au message qui ne se trouve pas dans les symboles ? Serait-ce le papier, par hasard ?
— Oui, en un sens.
— À quoi pensez-vous ? À de l’encre invisible ou à quelque chose du même genre ?
— Non ! C’est invraisemblable que vous ne compreniez pas alors que vous frôlez la vérité !
Davenport se pencha vers Ashley et lui demanda à voix basse :
— Chef, me permettez-vous de prendre la direction de l’entretien ?
L’interpellé eut un reniflement méprisant et répondit d’une voix gourmée :
— D’accord… Allez-y !
— Dr. Urth, auriez-vous l’obligeance de nous exposer votre analyse ?
— Ah ! Si vous voulez… Parfaitement.
Le petit extraterrologiste se carra dans son fauteuil et s’essuya le front de la manche. « Examinons ce message. Si l’on admet que le cercle frappé d’une croix et la flèche ont pour but de vous conseiller de vous adresser à moi, il nous reste sept éléments. Si ces sept éléments correspondent bien à sept cratères, il y en a au moins six qui ne sont que des diversions puisque l’Objet ne peut de toute évidence se trouver en deux endroits à la fois. Il était d’une seule pièce et ne comportait aucune partie amovible.
« Bien… Cela dit, aucun de ces symboles n’est univoque. Selon votre interprétation, SU peut désigner n’importe quel endroit situé sur la face opposée de la Lune, soit une superficie équivalente à celle de l’Amérique du Sud. PC2 peut vouloir dire « Tycho » selon la version de Mr. Ashley ou « À mi-chemin entre Ptolémée et Copernic », selon celle de Mr. Davenport. Ou, pourquoi pas ? « À mi-chemin entre Platon et Cassini ? » Certes, XY2 pourrait indiquer « Alfonsus », – très ingénieuse, cette explication ! – mais ce pourrait tout aussi bien être une référence à un quelconque système de coordonnées, Y étant égal à X au carré, de même, C-C peut vouloir dire « Bond » mais peut aussi se traduire par « à mi-chemin entre Cassini et Copernic ». De même, F-A peut vouloir dire « Newton » ou « entre Fabricius et Archimède ».
« En d’autres termes, tous ces symboles sont susceptibles d’être interprétés de tant de façons différentes qu’ils ne veulent plus rien dire. Même si l’un d’eux avait un sens, il serait impossible de choisir la bonne solution parmi toutes celles qui existent. Aussi est-il raisonnable de penser qu’il ne s’agit que de leurres.
« Il est donc nécessaire de savoir ce qui, dans ce message, est entièrement univoque, parfaitement clair. Il n’y a qu’une seule réponse possible : ce cryptogramme constitue une clef destinée à nous mettre sur la piste d’une cachette. C’est la seule certitude que nous ayons, n’est-ce pas ? »
Davenport hocha la tête, puis dit prudemment : « En tout cas, nous pensons en être sûrs ».
— Bien… Ce message, disiez-vous, est la clef de voûte de toute l’affaire. Vous avez agi comme si c’était l’indice crucial. Jennings lui-même qualifiait l’Objet « d’indice », de « clef ». Si nous faisons un rapprochement entre l’aspect sérieux de cette histoire et le penchant de Karl Jennings à faire des jeux de mots, penchant qui a peut-être été encore stimulé par l’influence mentale de l’Objet… Tenez… je vais vous raconter une histoire.
« Dans la seconde partie du XVIe siècle, il y avait un jésuite allemand qui vivait à Rome. C’était un mathématicien et un astronome de grande réputation qui, en 1582, avait aidé le pape Grégoire XIII à réformer le calendrier en effectuant les calculs colossaux que cela impliquait. Cet astronome était un admirateur de Copernic mais il était hostile à l’école héliocentrique. Il s’en tenait au vieux système professant que la Terre était au centre de l’univers.
« En 1650, près de quarante ans après la mort de notre mathématicien-astronome – un autre jésuite italien, l’astronome Giovanni Battista Riccioli, dressa la carte de la Lune. Pour nommer les cratères, il utilisa le nom des anciens astronomes et comme il était, lui aussi, adversaire de Copernic, il attribua aux plus grands, aux plus spectaculaires de ces cratères les noms de ceux qui plaçaient la Terre au centre du système solaire : Ptolémée, Hipparque, Alphonse X, Tycho Brahé. Le plus majestueux de ces cirques lunaires, il le dédia au jésuite allemand, son prédécesseur.
« Le cratère en question est, à l’heure actuelle, le second par les dimensions de tous ceux qui sont visibles sur Terre. Le seul qui le surclasse est Bailly qui se trouve juste sur la circonférence de la Lune et est donc très difficile à distinguer. Riccioli n’en fit pas mention et ce relief fut baptisé du nom d’un astronome ultérieur qui périt guillotiné pendant la Révolution française.
— Qu’est-ce que tout cela a à voir avec notre message ? demanda Ashley dont l’impatience grandissait.
— Mais tout ! s’exclama Urth avec étonnement N’avez-vous pas dit que le message en question est la clef de l’affaire ? L’indice crucial ?
— Si, bien entendu !
— Eh bien, cela crève les yeux ! Le jésuite allemand auquel je viens de faire allusion s’appelait Christoph Klau. Klau… Alors ? Vous ne voyez pas l’astuce ? »
Sous l’effet du désappointement, le corps d’Ashley parut se ratatiner.
— Mais, Dr. Urth, fit Davenport d’une voix angoissée, il n’existe à ma connaissance aucun relief lunaire nommé Klau.
— Bien sûr que non ! rétorqua Urth avec animation. C’est précisément le nœud du problème. À cette époque, pendant la seconde partie du XVIe siècle, les érudits européens avaient coutume de latiniser leur nom. Klau fit comme ses collègues. Il remplaça le « u » allemand de son patronyme par l’équivalent latin de cette lettre, « v ». Puis il ajouta à ce radical la classique terminaison latine « ius » et Christoph Klau devint Christophe Clavius. Et je suppose que vous connaissez tous les deux le cratère géant baptisé Clavius ?
— Mais… commença Davenport.
Wendell Urth l’interrompit :
— Il n’y a pas de « mais » qui tienne ! Permettez-moi d’insister : en latin, clavis veut dire « clef ». Alors ? Ne voyez-vous pas le double calembour poly-linguistique ? Klau – Clavius – clavis – clef ! Sans l’Objet, jamais Jennings n’aurait pu trouver un calembour à tiroirs jouant sur plusieurs langues. Or, il y est parvenu et je me demande si, dans ces circonstances, sa mort n’a pas été une sorte de triomphe. Et s’il vous a branché sur moi, c’était parce qu’il savait que je me rappellerais son amour du calembour. Et qu’il savait que j’adorais ce genre d’exercice.
Ses deux interlocuteurs le considéraient avec des yeux ronds.
— Si vous voulez un conseil, enchaîna Urth sur un ton solennel, je vous suggère de fouiller la paroi crépusculaire du cratère Clavius à l’endroit où la Terre se trouve presque au zénith.
Ashley se leva. « Où est votre vidéophone ? »
— Dans la pièce d’à côté.
Davenport s’attarda après le départ précipité de son chef.
— Êtes-vous sûr de votre raisonnement, Dr. Urth ?
— Parfaitement. Mais, même si je me trompe, je crois que cela n’aura pas beaucoup d’importance.
— Qu’est-ce qui n’aura pas d’importance ?
— Que vous trouviez ou non l’Objet. En effet, si les Ultras mettent la main dessus, ils ne pourront probablement rien en faire.
— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
— Vous m’avez demandé si Jennings avait été un de mes étudiants. Mais vous ne m’avez pas interrogé sur Strauss qui, lui aussi, était géologue. Je l’ai eu comme élève un an après Jennings, si ma mémoire est bonne. Je me souviens fort bien de lui.
— Vraiment ?
— C’était un personnage antipathique. Un garçon extrêmement froid. C’est sans doute la caractéristique des Ultras. Ce sont tous des gens très froids, très austères, très sûrs d’eux. Ils sont incapables d’éprouver des sentiments de sympathie – sinon, ils ne parleraient pas avec un tel cynisme d’exterminer des milliards d’êtres humains. Leurs émotions sont des émotions glaciales, des émotions qui se mordent la queue et qui sont incapables de jeter un pont entre un homme et un autre.
— Je crois que je comprends ce que vous voulez dire.
— Je n’en doute pas. D’après le dialogue que Ferrant a reconstitué à partir des divagations de Strauss, ce dernier était dans l’incapacité de faire fonctionner l’Objet. Il lui manquait la faculté d’éprouver une émotion intense – le genre d’émotion nécessaire. En revanche, Jennings, qui n’était pas un Ultra, a pu l’activer. Je suppose que n’importe quelle personne est capable d’en faire autant à condition que la cruauté délibérée et de sang-froid soit étrangère à sa nature. Un tel individu pourrait peut-être frapper sous le coup de la panique comme Jennings a frappé Strauss mais il ne le ferait jamais par calcul alors que c’est par calcul que Strauss a voulu tuer Jennings. Bref, pour employer une formule banale, je pense que l’Objet peut être activé par l’amour mais en aucun cas par la haine. Or, les Ultras ont la haine comme unique moteur.
Davenport acquiesça : « Je souhaite que vous ayez raison. Mais, dans ce cas… si vous êtes convaincu que les gens qui nourrissent de mauvaises intentions sont impuissants à faire fonctionner l’Objet, pourquoi considériez-vous avec tant de suspicion les motivations des Modérantistes du gouvernement ? »
Urth haussa les épaules.
— Je voulais être sûr que vous étiez capable de bluffer et d’user de sophismes pour défendre votre point de vue sans vous laisser démonter. Après tout, vous pouvez fort bien vous trouver un de ces jours en face de ma nièce !