Chapitre XXIV
UN COLLOQUE
J'étais donc depuis deux ans dans cette prison de la rue Dirksen, ne pouvant apercevoir, au dehors, qu'une très petite portion du firmament, et le mur d'en face percé d'une cinquantaine de fenêtres armées de solides barres de fer. Comme il a été dit au chapitre précédent, vers la fin de ma première année de captivité, j'avais eu, un jour, la permission de sortir de la prison, de marcher dans les rues pendant une couple d'heures, et de respirer le libre atmosphère de la cité. Ma santé laissait beaucoup à désirer: je ne pouvais ni manger ni dormir; au moral, j'étais sérieusement déprimé, surtout depuis que j'avais perdu tout espoir de recouvrer ma liberté avant la fin des hostilités. Un jour, le médecin de la prison, M. Bêcher, un très brave homme, vint me rendre visite à ma cellule. Nous avions eu, à maintes reprises, l'occasion de converser ensemble sur des sujets médicaux. Il savait, naturellement, que j'étais appelé auprès des malades pendant les vingt-trois heures où, chaque jour, il était absent de la prison. Il avait même mis à ma disposition sa petite pharmacie. Enfin, au point de vue médical, on peut dire qu'entre lui et moi les relations diplomatiques n'étaient pas rompues.
Il venait donc, cette fois, me rendre visite dans le but de s'enquérir de mon état de santé. Il avait sans doute remarqué que mon apparence générale n'était pas des plus brillantes.
—Comment vous portez-vous?... me dit-il en entrant dans ma cellule.
—Mal!... répondis-je.
—Vraiment, j'en suis fâché! Je remarque, en effet, que vous n'avez pas votre apparence ordinaire de bonne santé.
—Non, je ne dors ni ne mange. Je suis très énervé et je me sens faible et déprimé.
A travers ses lunettes, le vieux praticien teuton me regardait attentivement; il me semblait que je percevais dans son regard une profonde sympathie.
—Mais, dit-il, vous êtes médecin, vous devez peut-être savoir de quoi vous souffrez en particulier?
—Je ne vois pas d'autre chose qu'une privation continuelle, depuis deux ans, d'air pur et d'exercice.
—Mais... vous ne sortez donc pas quand vous le désirez?
—Comment! Voulez-vous dire que je sors de la prison à mon gré?...
—Oui.
—Eh! bien, je ne puis concevoir que vous remplissiez depuis des années les fonctions de médecin de cette prison sans avoir jamais appris que pas un seul prisonnier n'a la permission de sortir dans la rue. Je suis ici depuis deux ans, et la seule occasion que j'aie eue de sortir se présentait il y a un an, alors que j'eus ma permission spéciale d'aller dans les magasins acheter quelques effets. A l'exception de cette unique sortie qui dura deux heures, j'ai été constamment confiné dans ces murs. Vous savez que l'atmosphère de ces corridors est plus viciée qu'on ne saurait le dire, puisque chaque matin des centaines de prisonniers les traversent d'un bout à l'autre, en faisant le nettoyage complet de leurs cellules, et cela après treize heures de réclusion. Et cette cour, où il nous est permis d'aller pendant quelques heures de l'après-midi, vous la connaissez aussi bien que moi: quand on a fait, soixante-dix pas, on a côtoyé les trois côtés du triangle; elle est entourée d'un mur de 75 pieds de hauteur; trente-cinq cabinets d'aisance ouvrent sur elle leurs fenêtres pour opérer la ventilation; il en est de même aussi des cuisines, et en somme, l'air qu'on y respire n'est pas même aussi pur que celui de nos cellules.
Le vieux médecin écoutait tout cela et paraissait fort étonné.
—Eh! bien, dit-il, je suis surpris. Faites une demande aux autorités, réclamez la permission de sortir, et j'appuierai votre requête.
Je crus alors que l'occasion était propice pour moi de dire à ce vieux médecin ce qu'il fallait penser de l'arbitraire des mesures employées contre moi:
—Je vous prie de m'excuser, Monsieur le docteur, mais vous allez me trouver sourd à votre suggestion: il m'est impossible de demander une faveur au gouvernement allemand.
—Pourquoi?...
—Parce que toutes les requêtes justes et raisonnables que j'ai faites ont été refusées,—quand on s'est donné la peine d'y répondre,—et Dieu sait combien de requêtes et de pétitions j'ai adressées à vos autorités depuis deux ans!
—Qu'est-ce que vous avez demandé, en particulier?
—D'abord, j'ai protesté contre mon internement, prétendant qu'il était contraire aux lois de me retenir captif, vu que j'étais médecin. On répondit à cela qu'on n'avait aucune preuve documentaire établissant que j'étais médecin. C'était au début de ma captivité: par l'entremise de l'ambassade américaine, je me suis procuré les certificats, diplômes, etc., tant du Collège des Médecins et Chirurgiens canadien, que de l'université dont je suis gradué, établissant que j'étais bien médecin diplômé, et médecin pratiquant régulièrement ma profession. Ces documents, comme j'en ai été informé au mois d'octobre 1914, ont été remis aux autorités compétentes, ici, à Berlin. J'ai alors réclamé ma liberté; j'ai répété et répété mes requêtes sans autre résultat que de voir, après deux ou trois mois de démarches, un officier de la Kommandantur s'amener à ma cellule où il se contentait de recevoir une déposition établissant pourquoi j'étais venu en Belgique et ce que j'y avais fait, etc., toutes choses que les autorités allemandes connaissaient depuis longtemps. On me faisait signer une procès-verbal insignifiant, et on me quittait presque en se moquant de moi.
Ma femme était malade depuis un certain temps déjà. Pendant des mois et des mois, cette maladie faisait des progrès constants; les nouvelles que je recevais chaque semaine de mes enfants et du médecin m'indiquaient suffisamment que la maladie était fatale. J'ai supplié qu'on me permît de la visiter: on n'a pas daigné répondre à ma demande. Dans les deux dernières semaines de sa maladie, je fus prévenu, par dépêche, que je devais me hâter de me rendre auprès d'elle si je voulais la voir vivante: j'ai assiégé la Kommandantur de demandes quotidiennes pendant tout ce temps, mais toujours sans recevoir de réponse. J'ai offert aux autorités de défrayer les dépenses de deux militaires qui m'accompagneraient de Berlin à Anvers, d'où je m'engageais à revenir dès le lendemain. Cette demande fut encore refusée. On retint ma correspondance; et pendant une douzaine de jours, je fus sans nouvelles de ma famille, en Belgique; après ces douze jours d'angoisses indicibles, un officier venait m'apprendre que ma femme était morte, et lorsque je le pressais d'aller immédiatement auprès de la Kommandantur, afin d'obtenir la permission de m'accompagner jusqu'à Anvers et Capellen, pour assister aux funérailles, il eut pour toute réponse:—Madame est déjà inhumée depuis deux jours!... Vous concevez, M. le docteur, qu'après avoir subi un traitement aussi inhumain que celui-là, il m'est impossible, si je veux garder un certain respect pour ma dignité, de faire aucune nouvelle démarche tendant à obtenir une faveur du gouvernement allemand: on m'a refusé ce qui était juste, je n'ai plus rien à demander!
Le vieux médecin était triste et embarrassé; c'était comme si je lui avais ouvert les yeux sur un côté de cette mentalité allemande qui paraissait lui échapper entièrement. Il hésita quelques secondes, puis me promit tout de même de faire des démarches dans le but de procurer quelque adoucissement au régime dont je souffrais.
Deux jours après, des instructions arrivaient à la prison. On craignait, naturellement, des représailles du côté de l'Angleterre, où l'on savait que ma santé était sérieusement menacée par suite de mon internement. Ces instructions stipulaient que je pourrais sortir, accompagné d'un sous-officier, deux fois par semaine, durant l'après-midi, que ma promenade se ferait au parc, qu'il ne me serait pas permis de parler à qui que ce soit, ni d'entrer où que ce soit, de plus, que le sous-officier et moi nous devrions nous rendre au parc par chemin de fer et en revenir de même.
Je me suis naturellement prévalu de cette permission qui m'était donnée d'aller respirer l'air pur, deux fois par semaine, pendant quelques heures, et cela, je crois, n'a pas peu contribué à me remonter tant au physique qu'au moral.
Chapitre XXV
INCIDENTS ET REMARQUES
Quelques semaines après mon entrée en prison, j'étais invité à me rendre au bureau, qui se trouvait au rez-de-chaussée, et là je me trouvai face à face avec un personnage qui m'était entièrement inconnu.
--Je suis, me dit le visiteur, M. Wassermann, directeur de la Banque allemande. Êtes-vous M. Béland?
—Oui, Monsieur.
—Veuillez donc vous asseoir. J'ai reçu, avant-hier, continua-t-il, une lettre d'un de mes amis, un compatriote qui demeure à Toronto. Dans cette lettre, mon ami me dit qu'il vient justement d'apprendre, par les journaux canadiens, que vous étiez interné à Berlin, et il me demande de m'intéresser à vous. Mon correspondant ajoute qu'il n'a pas été ennuyé par le gouvernement canadien. Que puis-je faire pour vous?
—Vous pouvez sans doute me faire remettre en liberté, ce serait un joli commencement.
—Cela, je le voudrais bien, et je ferai tout en mon pouvoir pour vous être utile, mais je ne sais vraiment pas si je réussirai. Puis-je faire quelque chose, en outre de cela?
—Rien que je sache.
—Avez-vous une bonne cellule?...
—J'habite une cellule avec trois autres détenus.
—Vous serait-il agréable d'en avoir une à vous seul?
—Oui, assurément, car je pourrais y travailler beaucoup plus à mon aise.
Après ce court entretien, M. Wassermann prenait congé de moi, et quelques jours plus tard on m'offrait une cellule située au cinquième, c'est-à-dire à l'étage le plus élevé. Là, il y avait une circulation d'air plus considérable, et une plus grande proportion du firmament était accessible à nos regards. C'est cette cellule que j'ai habitée pendant trois ans, le No 669.
La prison était chauffée au moyen d'un système de radiateurs à l'eau, mais durant l'avant-midi seulement. Tout chauffage était abandonné vers les 2 heures après-midi et, généralement, dans la soirée il faisait très froid. Il m'est arrivé assez souvent d'être obligé de me mettre au lit dès 7 heures, au moment où les portes étaient fermées. En utilisant toutes les couvertures disponibles, je parvenais à économiser assez de calories pour ne pas souffrir du froid.
Il nous était permis d'écrire deux lettres et quatre cartes postales par mois. C'est le règlement, qui, en Allemagne, s'applique à tous les prisonniers sans distinction.
Toute lettre adressée à l'étranger était détenue pendant dix jours, mesure militaire. Toute notre correspondance, celle qui partait comme celle qui arrivait, était minutieusement censurée. Durant toute ma captivité, je n'ai jamais reçu un seul journal canadien, bien que plusieurs copies m'aient été adressées.
Des cours de langues,—vivantes,—étaient donnés par des prisonniers chaque jour à la prison. Là, chacun pouvait, suivant son goût, apprendre le français, l'anglais ou l'allemand.
Nous n'avions que très rarement un service religieux, soit protestant, soit catholique. Durant mes trois années de captivité, je ne me rappelle pas avoir été invité à me rendre à la chapelle, située dans une autre division que celle où j'avais ma cellule, plus de deux ou trois fois.
Je surprendrai peut-être un peu mes lecteurs en disant que tous les journaux publiés en Allemagne étaient admis dans la prison sur un même pied d'égalité: qu'ils fussent pangermanistes, libéraux, ou même socialistes de tendance. Mais il nous était défendu de lire ou de recevoir des journaux français ou anglais, bien qu'il nous fût connu, de science certaine, que les grands quotidiens de Paris et de Londres étaient mis en vente tous les jours dans les dépôts de journaux de Berlin.
Cela ne veut pas dire, cependant, que j'aie passé trois années sans lire un seul journal anglais ou français. Il arrivait quelquefois des prisonniers nouveaux qui faisaient leur entrée chez nous avec des journaux de Londres ou de Paris dans leurs poches. Nous avions en outre d'autres petits moyens de nous procurer des journaux des pays alliés.
La fête de Noël est célébrée avec beaucoup d'éclat à Berlin. La veille de Noël, il y avait, à la prison, une petite fête durant la soirée. A cette occasion, on faisait un arbre de Noël,—l'arbre de Noël semble bien être une trouvaille made in Germany dont la mode s'est répandue un peu partout, dans le monde anglo-saxon du moins,—et deux ou trois officiers de la Kommandantur, accompagnés de quelques dames, se rendaient à la prison pour faire une distribution de vivres aux plus nécessiteux.
En 1915, on avait fait une assez bonne distribution de provisions; je veux dire qu'il y en avait assez pour nous permettre de faire un repas. En 1916, on ne pouvait distribuer de vivres, mais on fit cadeau, à chaque prisonnier, soit d'un sous-vêtement, soit d'une paire de chaussettes. En 1917, il y eut bien un arbre de Noël, mais très sec, car on ne distribua rien. La situation économique, à l'intérieur de l'Allemagne, et à Berlin en particulier, était telle qu'il était impossible de faire une distribution quelconque.
Au cours d'une promenade que je faisais au Tiergarten, durant l'année dernière (1917), il me fut donné de voir passer, dans une rue qui longe ce parc, l'idole du peuple allemand à cette époque, le grand général Hindenburg. Il était en automobile, avec un autre officier, et comme j'étais, avec le sous-officier m'accompagnant, sur le bord même de la chaussée, du côté du parc, la figure du célèbre général m'est apparue en pleine lumière. Ce jour-là, en rentrant à la prison mon sous-officier annonça, à coup de trompe, qu'il avait vu, de ses yeux vu: Hindenburg! Les autres sous-officiers le regardaient en ayant l'air de dire:—"Vous vous vantez!" Je dus intervenir pour confirmer son assertion, et je suis sûr qu'à ce moment, moi, simple prisonnier et sujet anglais, je fus considéré comme un des hommes les plus chanceux qui soient, tant ce chef du grand État-Major était entouré de respect, d'admiration et de vénération. Bismarck lui-même, de son vivant, n'a jamais vu son front nimbé d'une pareille auréole.
Le peuple allemand n'est pas démonstratif: il est plutôt taciturne et songeur. Un jour, comme nous étions sur le quai de la gare, attendant le train pour nous rendre au parc, les journaux du midi venaient d'être mis en vente, et tous ces gens les lisaient posément, religieusement, mais sans faire le moindre mouvement indiquant l'impression ressentie au cours de cette lecture. C'était à l'époque de la grande offensive austro-allemande contre l'Italie, en novembre 1917, si j'ai bonne mémoire. Une nouvelle sensationnelle venait d'être publiée: des titres flamboyants annonçaient une grande avance allemande et la prise d'une quarantaine de mille prisonniers. Après avoir pris connaissance de cette dépêche, je me mis à observer les gens qui lisaient dans mon voisinage. Je continuai mon observation au cours du trajet, dans le compartiment que nous occupions, et je n'ai jamais remarqué le moindre sourire de satisfaction se dessiner sur la figure de ces Allemands. Personne ne semblait devoir en causer avec ses compagnons de route. Cela semblait la chose la plus naturelle, ou la plus insignifiante du monde.
Le peuple allemand commençait-il à réaliser que toutes ces victoires remportées par leurs armées depuis trois années ne laissaient entrevoir aucune solution heureuse, ou bien le sentiment de l'enthousiasme s'était-il émoussé chez lui après trois années de luttes, de privations et de sacrifices?... Ou bien encore, entre la bureaucratie gouvernementale, intensément militarisée, et la masse du peuple n'y avait-il plus aucune entente, ni aucun lien de sympathie? Je laisse au lecteur la solution de ce problème.
Je ne me rappelle plus maintenant le nom de cet Américain qui, le premier de sa nationalité, fut interné à la Stadvogtei. C'était un homme maladif. Il nous arriva vers le temps où l'ambassadeur M. Gérard était absent. Cela se passait, je crois, au mois d'octobre ou de novembre 1916. Cet Américain prétendait qu'il n'eût jamais été interné si M. Gérard n'avait pas quitté Berlin. Il nous a souvent exprimé des craintes au sujet de la sécurité de M. Gérard. Il était sous l'impression que l'Allemagne désirait sa perte, et qu'en retournant en Amérique, M. Gérard courait grand risque d'aller au fond de la mer. Il prétendait qu'on le détestait souverainement à Berlin, et qu'on le considérait comme un ennemi des intérêts allemands.
Il ne me semble pas hors de propos de mentionner ici qu'une petite polémique eut lieu, dans les journaux allemands, au sujet de Madame Gérard. Certaines feuilles l'avaient accusée d'avoir ignoré les bienséances jusqu'au point d'attacher la croix de fer au cou de son chien et de s'être promenée, avec son chien ainsi affublé, dans les rues de Berlin. L'affaire fit tellement de bruit, qu'un journal semi-officiel, la Gazette de l'Allemagne du Nord, publia un éditorial à ce sujet. On y disait que les remarques qui avaient circulé à propos de Madame Gérard étaient fausses de toute façon sous tous rapports, et que M. et Mme Gérard, en toutes occasions, avaient été d'une correction irréprochable...
Il se passait rarement un jour sans que l'un des sous-officier de service, à la prison, ne vint près des Anglais internés pour leur faire la question suivante:
—Quand aurons-nous la paix?... A cette question, nous répondions invariablement que nous ne le savions pas. C'était là un moyen, pour le sous-officier, d'entrer en matière puis de prolonger une conversation au cours de laquelle il trouvait le tour de dire que l'Allemagne voulait la paix, mais que l'obstacle était l'Angleterre.
Plusieurs d'entre nous, et en particulier un Belge du nom de Dumont,—qui n'avait pas la langue dans sa poche,—rétorquaient alors:—Mais pourquoi avez-vous donc commencé?... Un jour, le sous-officier protestait, disant que l'Allemagne n'avait ni voulu ni commencé la guerre. Alors Dumont, anti-boche enragé, et violent dans la manière de s'exprimer, se mit à crier:—Vous avez raison, vous avez mille fois raison, ce n'est pas l'Allemagne qui a commencé, c'est la Belgique!!! Éclat de rire général! Le sous-officier, confus et confondu, tourne les talons et quitte la cellule.
Chapitre XXVI
QUESTION D'ÉCHANGE
Le 19 avril 1918 restera pour moi une date mémorable. Je venais d'être prié de me rendre à la Kommandantur: un sous-officier, qui avait reçu l'ordre de m'y accompagner, m'attendait au rez-de-chaussée. De quoi pouvait-il s'agir?... On avait eu maintes fois l'exemple de prisonniers appelés à la Kommandantur, qui n'étaient jamais revenus chez nous mais avaient été transférés dans une autre prison. Je pouvais être un peu inquiet, mais il n'y avait pas à hésiter, surtout quand il s'agissait d'un ordre donné par l'autorité militaire.
En sortant de la prison, j'entamai avec le sous-officier une conversation un peu vague.
—Mais, me dit-il, savez-vous pourquoi vous êtes appelé à la Kommandantur?...
—Oui, lui répondis-je.
—Qu'est-ce? dit-il.
—Je vais être libéré!...
—Eh! bien, c'est cela, mais je vous prie de n'en pas desserrer les dents, car je serais fortement réprimandé, et même puni pour vous avoir communiqué cette nouvelle moi-même.
C'était la première fois que je me rendais à la Kommandantur. Je fus introduit dans une certaine pièce, où je me trouvai en présence d'un officier, le capitaine Wolff, le même qui venait à la prison, de temps à autre, recevoir les dépositions des prisonniers. En tout ce qui regardait l'administration de la prison, c'est-lui qui semblait faire le chaud et le froid. Cet homme a laissé un souvenir peu enviable chez tous les Anglais qui ont été mes compagnons de captivité. Quant à moi, je lui pardonnerai difficilement d'avoir ignoré et laissé sans réponse des douzaines et des douzaines de suppliques que je lui ai adressées pendant trois années.
Il était là, me regardant et ne disant mot.
—Bonjour, Monsieur, lui dis-je.
—Bonjour!... Je vous ai fait venir pour vous apprendre que vous serez bientôt libéré.
—Quand?...
—La semaine prochaine.
—Quel jour?...
—Jeudi.
—Au moins, est-ce que c'est bien certain?...
—Comment?...
—Je vous demande si, cette fois, ma libération est bien certaine?
—Pourquoi me demandez-vous cela?... Puisque je vous le dis. Puisque c'est décidé!...
—Eh! bien, je me rappelle qu'il y a deux ans vous m'avez communiqué, à la prison, une nouvelle semblable à celle-ci, et cependant je suis demeuré pendant deux ans encore votre pensionnaire.
Il promena vaguement son regard du côté du plafond, sembla chercher dans son passé s'il n'avait pas quelque chose à se reprocher, puis, avec un léger sourire, il admit que c'était vrai, mais qu'en vérité, cette fois-ci, il était question d'un échange entre moi et un prisonnier allemand, en Angleterre.
Les conditions avaient été arrêtées, et l'échange devait se faire incessamment. Je n'avais rien à ajouter si ce n'est de lui témoigner la satisfaction que j'éprouvais de sortir enfin de l'Allemagne. A une question que je lui posai il me répondit que ma qualité de député au parlement et de conseiller privé était cause de ma longue détention.
Il ajouta que tous les documents, papiers, catalogues, livres, correspondances, etc., etc., imprimés ou manuscrits, qui pourraient m'être utiles et que je désirais apporter avec moi devraient être soumis à la censure à Berlin.
De retour à la prison, je me mis donc à faire un triage de mes paperasses, livres et lettres reçues pendant ma captivité. J'en fis un paquet assez volumineux que j'envoyai au censeur. Tout cela fut minutieusement censuré, placé sous enveloppes soigneusement scellées et paraphées, et me fut renvoyé à la prison.
Cela se passait un samedi; le lundi suivant, le premier lieutenant Block, qui commandait à la prison, arrivait à ma cellule en toute hâte, me disant:
—J'ai une bonne nouvelle pour vous. Le gouvernement allemand vous fait offrir, par mon entremise, de passer en Hollande par la Belgique, afin de vous donner le plaisir et l'avantage de rendre visite à vos enfants qui demeurent près d'Anvers. On attend de vous une réponse immédiate à ce sujet.
—Ma réponse, lui dis-je, sera courte: j'accepte avec remerciements.
Il y avait alors trois ans que j'avais quitté Capellen et je n'avais jamais reçu la visite de ma fille et des enfants de ma femme qui y étaient demeurés.
—Cela prendra bien encore quelques jours, dit l'officier, vu qu'il faut prévenir les différents postes militaires, en Belgique, par où vous devez passer.
—Je n'ai pas d'objection à attendre une, deux ou même trois semaines pour avoir ce précieux privilège de revoir mes enfants avant de passer en Angleterre.
—Je vais communiquer votre réponse au Ministère des Affaires Étrangères.
Trois jours plus tard, ce même officier m'apprenait qu'il avait été choisi pour m'accompagner à Bruxelles et jusqu'à la frontière de Hollande. Il semblait particulièrement heureux d'avoir été choisi, et quant à moi, je n'avais rien à dire. J'avais eu des relations fréquentes avec cet officier depuis plus de deux ans, et il m'était plus agréable, évidemment, de voyager avec quelqu'un qui m'était ainsi familier, et qui en somme avait uni ses efforts aux miens lorsque j'avais tenté de me rendre au chevet de ma femme mourante.
J'attendis pendant une longue semaine, suivie d'une autre longue semaine, lorsque le même officier se présenta de nouveau, mais avec une figure sombre me laissant assez prévoir qu'une nouvelle tuile allait m'être lancée sur la tête...
—Une mauvaise nouvelle, lui dis-je?...
—Oui, une mauvaise nouvelle, vraiment.
—Je sais ce dont il s'agit: on refuse maintenant de me laisser passer par la Belgique...
—Vous l'avez dit.
Alors, je ne pus réprimer un léger mouvement d'impatience et de contrariété:
—Comment pareille chose peut-elle arriver?... Ne m'avez-vous pas dit que le gouvernement allemand avait décidé de me laisser passer en territoire occupé pour voir mes enfants?...
—Oui, répondit-il.
—Alors, quel est donc ce pouvoir supérieur qui est en position de désavouer une décision prise par le gouvernement?
—C'est l'autorité militaire!!!...
—Eh! bien, lui dis-je, et un peu sèchement, quand partirons-nous pour la Hollande?...
—Aussitôt que vous voudrez.
—Alors, nous partirons ce soir, ou nous partirons demain; enfin, le plus tôt possible.
Le départ fut enfin définitivement fixé au vendredi soir, le 9 mai.
Chapitre XXVII
VERS LA LIBERTÉ
On ne voit pas arriver sans une profonde émotion le moment de quitter une prison où l'on a été reclus pendant trois années, on l'on s'est fait, et où l'on possède encore des amis sincères et dévoués. Un grand nombre de ceux qui avaient été mes compagnons de captivité, pendant ces trois années, avaient déjà quitté la prison, mais il restait encore une dizaine de prisonniers de nationalité anglaise parmi lesquels je comptais, en particulier, trois ou quatre amis qui m'étaient bien chers.
Le jour du départ, vendredi, j'avais obtenu du sergent-major la permission de recevoir dans ma cellule, de 7 heures à 8 heures du soir, tous les prisonniers anglais—on se rappelle que les portes de toutes les cellules étaient fermées dès 7 heures. Mes amis se réunirent donc à ma cellule et nous causâmes, pendant cette dernière heure, des événements de la guerre et de la longueur probable de la détention de chacun. Malgré toute la joie que j'éprouvais à sortir de cet enfer, j'avais le regret d'y laisser plusieurs de ceux avec qui j'avais partagé les ennuis et les privations de la captivité, aux mains de leurs geôliers, privés de liberté, privés de l'atmosphère bienfaisante de la patrie absente.
Le train devait partir à 9 heures, et le départ de la prison même était fixé à 8 heures. A ce moment donc, je me séparai de ces braves garçons, à la porte même de la prison. Nous étions tous sous le coup d'une profonde émotion.
Le train pour la Hollande partait de la gare dite de Silésie. De la prison à cette gare, j'étais accompagné par trois militaires allemands: l'ordonnance, un sous-officier et l'officier qui devait m'accompagner jusqu'à la frontière.
Arrivé à la gare, l'officier me fit part de son intention de réclamer des autorités la jouissance exclusive, par nous, de tout un compartiment. Nous devions passer toute la nuit dans ce train. L'officier eut une entrevue avec le chef de gare, et lorsque le train stoppa, un Monsieur en uniforme bleu,—ce devait être ce chef de gare,—était à nos côtés et s'empressait de mettre à notre disposition un compartiment complet.
L'officier avait dû invoquer, pour obtenir ce privilège, une raison d'Etat: le transport d'un prisonnier de nationalité anglaise en territoire allemand pouvait motiver cette mesure de précaution extraordinaire; les conversations que ce prisonnier anglais entendrait sur le train seraient peut-être compromettantes, et de nature à nuire aux intérêts allemands si elles étaient rapportées en Angleterre?... Quoi qu'il en soit des raisons données par mon officier, le compartiment entier fut mis à notre disposition. Mais afin d'empêcher qu'il ne fut assiégé par les autres passagers, on avait pris la précaution de placer, contre la vitre de la porte ouvrant sur le couloir, un avis conçu en ces termes: Transport d'un prisonnier anglais, et sur une autre ligne, ce seul mot: Gefärlich! dangereux! J'ai lu moi-même ce qui était ainsi affiché à mon sujet, et je n'ai pu m'empêcher d'en sourire.
Un train qui quitte la gare de Silésie, en destination de la Hollande, doit traverser la ville de Berlin et passer en face de la fameuse prison, la Stadvogtei. J'avais été mis au courant de ce fait, et lorsque le train, filant déjà à une assez bonne vitesse, passa en face de la prison, j'étais à ma fenêtre pour laisser tomber un dernier regard sur ces murs gris sombre qui m'avaient séparé, pendant 3 ans, du monde extérieur. Quelle ne fut pas ma surprise d'apercevoir, au cinquième étage, dans une fenêtre que le nouveau sergent-major,—entre parenthèse, un homme convenable,—avait permis d'ouvrir, mes compagnons de captivité agitant leurs mouchoirs en signe d'adieu.
—Pauvres malheureux, pensais-je!...
Le lendemain matin, à 8 heures, nous arrivions à Essen, la ville fameuse où se trouvent les usines Krupp. Nous devions changer de train, à cet endroit, et il nous fallut marcher pendant quinze ou vingt minutes sur le quai de la gare de cette immense ville. Puis nous prenions le train qui devait nous conduire à la frontière dans le voisinage de laquelle nous arrivions vers midi.
Par suite d'une erreur commise par l'ordonnance dans leur enregistrement, mes bagages furent expédiés à une station frontière beaucoup plus au nord que celle où nous nous rendions. On fit jouer le télégraphe, et l'officier commandant le poste nous encouragea à prendre patience, nous donnant l'assurance que ces bagages seraient de retour le lendemain. Il fallut donc nous résigner à passer la nuit dans ce village.
Ce fut un problème très sérieux que celui de me procurer, le midi et le soir, dans ce petit village allemand de Goch, un repas à peu près convenable, sans être muni de la carte d'alimentation réglementaire. Mais quand on respire l'air à pleins poumons, quand on jouit d'une liberté relative, et que l'heure de la délivrance approche, il est assez facile d'imposer silence à son estomac. Le lendemain, vers midi, mes malles étant arrivées, nous pouvions faire le court trajet supplémentaire de deux ou trois milles pour atteindre la petite station-frontière où je devais subir une certaine inspection.
Ce jour-là, le dimanche 11 mai, j'étais le seul passager à destination de la Hollande. Un train minuscule, composé d'une locomotive et d'un seul wagon, faisait la navette entre le village frontière d'Allemagne et le village frontière de Hollande.
Toutes mes malles, valises, colis, etc., etc., étaient prêts pour l'inspection, régulièrement alignés dans la petite gare de fortune construite à cet endroit.
On avait été averti, ou on avait deviné, que j'étais un prisonnier de nationalité anglaise—oiseau rare en ces parages,—car tous les inspecteurs des deux sexes s'étaient donné rendez-vous autour de mes bagages, et de ma personne. Il y avait des dames: d'ordinaire, on utilise leurs services discrets pour faire les perquisitions chez les passagers du sexe. Elles semblaient n'être venues là, avec les autres, que par simple curiosité, pour orner la scène et égayer l'entrevue.
L'inspection est minutieuse, et je dois le dire, n'est pas faite intelligemment. Le sous-officier qui était chargé spécialement de faire l'inspection de mes bagages s'est révélé souverainement stupide. Dans l'une de mes valises il remarqua un petit calepin couvert en cuir, et portant en petites lettres dorées, repoussées dans le cuir, le mot: Tagebuch, qui veut dire simplement: Journal. Il le mit de côté, apparemment pour le confisquer. Je protestai contre ce procédé, et je lui demandai pourquoi il voulait retenir ce petit cahier qui ne contenait, en somme, rien d'écrit. Le sous-officier me répondit:—"C'est imprimé, et nous avons ordre de retenir tout ce qui est écrit ou imprimé."
Quelle stupidité pensais-je en moi-même! Je lui fis remarquer qu'il n'y avait rien d'écrit, et que le seul imprimé était le titre gravé sur la couverture. Mais cela ne parvint pas à convaincre ce sous-officier obtus qu'il n'y avait aucun danger pour son empire à laisser passer ce mot allemand écrit en lettres dorées.
L'officier Block qui m'accompagnait, et me connaissait très bien, était manifestement ennuyé. Alors je hasardai cette remarque:
—Je regrette énormément ce procédé, car de la façon dont vous y allez, toutes mes chemises, tous mes faux-cols, toutes mes manchettes seront retenus.
Il me regarda et ne parut pas comprendre.
Non, dit-il, non... pourquoi confisquerai-je ces articles?...
—Mais, parce que des mots y sont imprimés: et ce qui plus est, ces mots imprimés sont des noms de firmes anglaises ou américaines!
Mon inspecteur, vexé, embarrassé, rougit jusqu'aux oreilles, prit le calepin, le passa à l'officier Block, sans dire un mot, mais le geste qu'il fit nous indiqua assez qu'il voulait se libérer de toute responsabilité, mais que si l'officier, lui, voulait courir le danger de me remettre le calepin portant un mot imprimé, il était libre de le faire. L'officier n'hésita pas un moment: il me remit le petit cahier, que j'eus la satisfaction d'apporter avec moi.
Un bon nombre de photographies qui m'avaient été adressées, soit de Belgique, soit du Canada, furent retenues, et cependant elles avaient déjà subi la censure ordinaire à Berlin. Un petit nombre d'autres échappèrent à la griffe des perquisiteurs: ce sont celles qu'on trouvera reproduites dans cet ouvrage.
Quant aux autres documents, manuscrits ou imprimés que je parvins à sortir d'Allemagne, j'avais dû, au préalable, c'est-à-dire avant même de quitter Berlin, les soumettre à une censure rigoureuse. Ces documents avaient été placés sous enveloppe scellée et visée par le censeur en chef. Ces deux colis de documents, je fus assez heureux de les passer sans examen additionnel.
Enfin, le moment était venu de continuer ma route. La frontière hollandaise était là, à quelques mètres de nous. On replace tous mes bagages dans mon compartiment, l'officier Block me reconduit jusqu'à la porte du wagon, nous échangeons quelques paroles, une poignée de mains, et nous nous séparons... probablement pour toujours.
Je vais ouvrir ici une parenthèse pour rendre à cet officier,—ober-lieutenant Block,—le témoignage qu'à l'occasion du deuil que j'eus à subir, il a fait tout en son pouvoir pour obtenir des autorités les permissions tant désirées. Nos efforts, comme on le sait, sont demeurées sans succès, mais ce n'est assurément pas de sa faute.
M. Wallace Ellison, qui a publié ses mémoires dans le Blackwood Magazine, de Londres, rend le même témoignage à l'officier Block. Ses relations quotidiennes, pendant deux années, avec les prisonniers de nationalité anglaise lui avaient permis de se former une opinion différente de celle qu'il avait eue de nous jusque là.
Le train se mit en mouvement, et à une heure et sept minutes après-midi nous étions en Hollande, à la gare-frontière où, de la fenêtre de mon compartiment, je pouvais apercevoir, à l'intérieur de la gare, les petits douaniers de la reine Wilhelmine!
J'étais libre!!!... Quel sentiment que celui de la liberté après une captivité de trois années!... Il semble que chaque feuille, chaque plante, chaque maison nous sourit!!!... A cinq heures de l'après-midi, j'étais à Rotterdam.
Chapitre XXVIII
EN PENSANT A L'ALLEMAGNE
Durant mon séjour de sept semaines dans ce charmant et plantureux petit pays qui s'appelle la Hollande, au cours de promenades nombreuses que j'ai faites à travers la campagne, et dans les bois et les parcs, combien de fois ma pensée ne s'est-elle pas d'elle-même reportée vers cette prison où je venais de passer trois longues années. Comme en un songe fugace, je voyais sans cesse se présenter à mon esprit des bribes de conversations depuis longtemps oubliées, des incidents et des petits faits négligeables que je croyais pour toujours ensevelis dans les recoins les plus sombres de ma mémoire.
J'ai parlé un peu plus haut de l'officier Block, dont j'ai hautement prisé les procédés courtois à mon égard, en certaines occasions. Il ne faudrait pas s'imaginer, toutefois, que chez lui le Prussien était complètement éteint, c'est-à-dire l'officier prussien, un des membres de cette caste militaire, autocratique et intransigeante.
En 1917, on se le rappelle, le kaiser avant lancé une proclamation annonçant la réforme des institutions parlementaires de la Prusse, et en particulier l'uniformité de la franchise électorale pour tous les citoyens. La crainte du peuple est le commencement de la sagesse.
En Prusse, les représentants du peuple sont élus par trois classes d'électeurs, et lors des dernières élections, bien que les démocrates socialistes eussent enregistré un nombre de votes suffisant pour leur donner une représentation d'environ un tiers de la diète prussienne, ils ne comptaient que quelques rares députés.
Le gouvernement de Prusse, pour donner suite à l'édit impérial, avait présenté un projet de loi accordant la franchise électorale aux classes populaires qui en avaient toujours été privées. La majorité du parlement prussien refusa d'adopter cette mesure. Il y eut à ce sujet, une polémique violente dans la presse allemande.
Il y a, en Allemagne, plusieurs journaux à grande circulation que l'on pourrait appeler libéraux, c'est-à-dire favorisant l'établissement d'un gouvernement réellement responsable, non seulement pour l'empire d'Allemagne, mais également pour la Prusse, et qui luttent chaque jour contre les tendances pangermanistes de cette bureaucratie militarisée qui contrôla tout en Allemagne jusqu'au jour de la débâcle. Je pourrais citer en particulier le Frankfurter Zeitung, le Berliner Tageblatt, et le Vossiche Zeitung, pour ne pas mentionner les journaux socialistes comme le Volkszeitung et le Vorwearts.
Nous recevions, à la prison, tous les journaux allemands. J'étais abonné au Berliner Tageblatt et ce journal était toujours sur ma table. J'avais beaucoup d'admiration pour un publiciste dont le nom est bien connu en Allemagne et en France, M. Théodore Wolff. Il avait tant de fois, au cours de ses fins articles, dit son fait à l'autocratie allemande, qu'il était devenu parmi nous, prisonniers, extrêmement populaire. C'était au point que nous nous attendions, un jour ou l'autre, le voir arriver parmi nous. Nous lui eussions fait une réception!...
L'officier Block, lorsqu'il faisait sa visite, ne manquait jamais de remarquer le Tageblatt toujours sur ma table; cela servait de prétexte, entre lui et moi, à un échange de vues et d'opinions sur la situation politique en général et particulièrement sur les projets de réforme électorale en Prusse, très commentés à cette époque.
Comme il a été dit plus haut, la diète de Prusse venait de refuser d'adopter ce projet de réforme. L'officier fit irruption, ce jour-là, dans ma cellule, la figure toute illuminée. Il se gaudissait: il n'avait pas de phrases assez ronflantes pour exprimer sa satisfaction au sujet de ce qui venait d'arriver. La Prusse allait conserver son ancien système, disait-il, le système autocratique qui lui avait valu la prospérité et la grandeur.
Nous, sujets anglais habitant la libre Amérique, dont les ancêtres ont lutté plus d'un demi-siècle contre les coteries administratives de toute espèce, qui nous efforçons aujourd'hui de pratiquer le système représentatif anglais sous sa forme la plus largement démocratique, il nous est difficile de concevoir l'abdication volontaire de toute participation dans l'administration des affaires publiques, par un citoyen de l'importance de l'officier Block.
Voici un professeur, homme de 35 à 40 ans, qui nous confessait n'avoir jamais enregistré un vote,—il s'en glorifiait même,—et lorsque je lui exprimais ma profonde surprise, et que je lui demandais quels pouvaient être les motifs de son abstention, il me faisait, naïvement mais sincèrement, cette réponse renversante:—N'avons-nous pas notre kaiser, qui est en même temps roi de Prusse, pour gouverner efficacement le pays?
Un autre trait qui peint bien l'état d'âme d'un officier prussien. C'était à l'époque où la mort de Lord Kitchener, noyé dans la mer d'Écosse, couvrit d'un voile de deuil toute l'Angleterre. Cette nouvelle, comme toutes les mauvaises nouvelles, me fut apportée par notre officier avec beaucoup d'empressement. On s'étonnera assurément, comme nous nous sommes tous étonnés à la prison, de ce manque de tact.
—Kitchener, dit-il, est noyé!!!...
Cette nouvelle foudroyante m'arracha une expression de regret:
—C'est regrettable, dis-je...
L'officier se redresse, un éclair traverse son regard, et il me dit:
—Nicht fur uns. (Pas pour nous.) Nicht fur uns.
—Je désirerais seulement vous faire remarquer qu'il est déplorable qu'un militaire de la valeur de Lord Kitchener, au lieu de trouver une mort glorieuse sur le champ de bataille, ait péri de cette manière.
—Nicht fur uns! Nicht fur uns!! répétait le Prussien.
Des mois et des mois s'écoulèrent. L'officier avait évidemment oublié ce colloque qui avait eu lieu entre nous au sujet de la mort de Lord Kitchener. Or il arriva à ma cellule un bon matin avec une figure où la tristesse était empreinte:
—Savez-vous la lugubre nouvelle?... Richthofen est tombé!
Richthofen, on s'en rappelle, était le fameux aviateur qui en était arrivé,—au compte de l'Allemagne du moins,—à sa 75ième victoire aérienne.
—Oui, Richthofen est tombé! N'est-ce pas regrettable?
Je n'hésitai pas un instant, et je lui rétorquai:
—Nicht fur uns!
—Comment pouvez-vous dire cela!... Un tel héros qui disparaît!... N'est-ce pas déplorable?...
—Nicht fur uns... fut encore ma réponse.
Je ne savais trop quelle impression produirait chez mon interlocuteur cette franchise avec laquelle j'exprimais mon opinion.
—Pourquoi parlez-vous ainsi?...
—Mais, je n'ai fait que marcher sur vos traces. Lorsque j'exprimai, un jour, mes regrets au sujet de la mort peu glorieuse de Lord Kitchener, qui eût certes mérité beaucoup mieux, vous m'avez répondu en vous servant de ces mêmes mots: "Nicht fur uns!" Aujourd'hui Richthofen est tombé, mais il est tombé dans l'arène où son génie lui avait fait un nom immortel. Il est sans doute regrettable pour l'Allemagne, je le conçois, qu'elle soit désormais privée de ses précieux services, mais vous ne pouvez pas vous attendre que les sujets des pays en guerre avec elle expriment leurs regrets au sujet de sa disparition.
J'ignore dans quelle mesure mon officier apprécia la correction de mon attitude et la justesse de mes remarques, mais à l'instant même il me quitta... à la prussienne.
J'eus, un jour, une discussion assez vive avec le capitaine Wolff, de la Kommandantur de Berlin. Cet officier était conseiller judiciaire de guerre, et occupait, à la Kommandantur, une position très haute et de beaucoup de responsabilité. Il était investi de pouvoirs considérables, et personne ne le sait mieux que ceux qui, contre leur gré, et malgré leurs protestations, furent détenus pendant des mois et des années à la prison de la rue Dirksen.
Il visitait la prison ce jour-là, et il avait daigné m'entendre. C'est une façon de dire qu'il condescendait à répondre personnellement aux innombrables requêtes que j'avais adressées aux autorités depuis quelques mois. Périodiquement, j'entreprenais contre ces autorités ce que l'on pourrait appeler une offensive de liberté. Cette fois, je soumettais au capitaine Wolff,—parlant à sa personne,—que j'avais été arrêté en pays neutre, c'est-à-dire en Belgique; qu'aucun sujet étranger n'aurait dû être fait prisonnier en ce pays, du moins avant que les autorités militaires n'eussent donné à ces sujets étrangers l'occasion de sortir du territoire.
—Mais la Belgique n'est pas, et n'était pas un pays neutre.
—Je ne vous entends pas, lui dis-je.
—La Belgique était devenue l'alliée de l'Angleterre contre l'Allemagne.
—Je vous entends encore moins.
—N'avez-vous pas lu les documents qui ont été extraits des archives de Bruxelles, documents officiels qui sont une confirmation irréfutable de ma prétention?
En effet, la Gazette de l'Allemagne du Nord, journal semi-officiel, avait publié, au cours de l'hiver 1914-1915, une série de documents que l'on disait avoir été trouvés dans les archives de Bruxelles. Ces documents, qui ont dû être publiés dans tous les pays alliés, établissaient qu'une certaine convention avait eu lieu entre un attaché militaire anglais et un officier belge, au sujet d'un débarquement éventuel de troupes anglaises à Ostende.
J'avais pris connaissance de tous ces documents, et j'avais aussi remarqué, en marge de l'un d'eux, une note écrite par l'expert militaire belge, et ainsi conçue:—"L'entrée des Anglais en Belgique ne se ferait qu'après la violation de notre neutralité par l'Allemagne." Cette note enlevait au document tout entier son caractère d'hostilité envers l'Allemagne.
Après la publication de ces documents, des commentaires de source officielle avaient été publiés dans les journaux, et l'on disait entre autres choses que ces pièces, découvertes dans les archives belges, étaient connues des autorités compétentes en Allemagne, avant la déclaration de la guerre.
Je posai donc à M. Wolff la question suivante:
—N'est-il pas vrai que tous ces documents auxquels vous faites allusion étaient connus des autorités compétentes en Allemagne, avant la guerre?...
—Oui, dit-il.
—Alors, comment se fait-il que le chancelier impérial, M. Von Bethman-Hollweg, ait pu faire, le 4 août 1914, la déclaration suivante au Reichstag:
"Les troupes allemandes, au moment où je porte la parole devant vous, ont peut-être franchi la frontière de Belgique et envahi son territoire. Il faut le reconnaître, c'est là une violation du droit des gens et des traités internationaux. Mais l'Allemagne se propose et prend l'engagement de réparer tous les dommages causés à la Belgique aussitôt que les projets militaires qu'elle a en vue auront été réalisés."
On ne se fait pas d'idée de l'embarras où se trouva cet officier. Il essaya de balbutier quelques mots en guise d'explications:—"Il y a aussi, dit-il, que la Belgique a péremptoirement, refusé de nous laisser passer." Les termes et le ton de cette explication indiquaient suffisamment que le capitaine Wolff capitulait.
On a beaucoup critiqué, dans les journaux pangermanistes surtout, cette attitude de Bethman-Hollweg au Reichstag. On disait qu'une telle déclaration était suffisante pour justifier sa destitution dès le lendemain.
Chapitre XXIX
D'AUTRES RÉMINISCENCES
Durant les années 1916, 1917 et la première partie de l'année 1918, l'Allemagne possédait un dieu et une idole: le dieu, c'était l'empereur Guillaume, et l'idole, Hindenburg.
On se rappelle que Hindenburg était un général en retraite qui menait une vie paisible à Hanover, lorsque l'empereur le tira de sa vie relativement obscure pour lui donner le commandement des forces allemandes en Prusse orientale. Les Russes occupaient à cette époque une partie des provinces prussiennes de la Baltique. L'empereur, en examinant les thèses faites par les différents généraux allemands, avait découvert que Hindenburg, un quart de siècle auparavant, avait traité, dans la sienne, de l'invasion de la Prusse orientale. Il fit donc mander Hindenburg et lui imposa la tâche de libérer le territoire oriental de l'Allemagne de l'occupation russe.
On sait que Hindenburg s'acquitta de cette tâche victorieusement et qu'il acquit, surtout à la suite de la fameuse bataille de Tannenberg, une renommée qui surpassait celle de tout autre général prussien. Une pression fut alors exercée sur l'empereur par son entourage, dans le but de placer Hindenburg à la tête de l'état-major, et effectivement, par un geste de sa main, l'empereur Guillaume destitua Von Falkenhayn, qui était chef d'état-major, à cette époque, et le remplaça par Hindenburg.
La victoire de Tannenberg fut suivie de plusieurs autres, entre autres celle de Roumanie, et c'est alors que, ne pouvant contenir plus longtemps son enthousiaste admiration pour Hindenburg, la population de Berlin décida de lui élever un monument colossal, dans un endroit public. Ce témoignage d'estime populaire prit la forme d'une statue de bois de 41 pieds de hauteur, construite au bout de l'Avenue de la Victoire, au pied de l'immense colonne dite de la Victoire, laquelle avait été construite après la guerre de 1871, pour en perpétuer le souvenir.
Il m'a été donné à plusieurs reprises, au cours des sorties qu'il m'était permis de faire, durant ma dernière année de captivité, de voir avec quelle vénération on entourait ce monument informe et sans grâce, au centre du Tiergarten. Deux fois par semaine, comme je l'ai dit plus haut, j'allais faire une marche au jardin, accompagné par un sous-officier, et je ne manquais jamais de diriger mes pas du côté de cette statue. Un grand nombre de personnes, plus particulièrement des vieillards et des femmes accompagnés d'enfants, se pressaient au pied de la colonne près de cette statué de bois. On la regardait on l'examinait, on avait l'air d'en admirer et les proportions et les qualités artistiques. Mais ce qu'il y avait de curieux et d'intéressant, c'était le moyen qu'on avait inventé de prélever, au moyen de ce nouveau cheval de Troie, un fonds quelconque de charité. Un échafaudage entourait la statue, échafaudage qui permettait à chacun de monter jusqu'à la tête et de contempler de près les traits sévères de la figure du grand général.
Au bas de cet échafaudage, était installé un contrôle quelconque où l'on vendait des clous et il était loisible à chacun de se procurer un clou moyennant un mark ($0.25). Tout propriétaire d'un clou recevait un marteau et le grand privilège consistait à enfoncer le clou dans la statue. Les enfants, en particulier, adoraient ce sport. Ils se pressaient bruyamment autour de la statue, attendant leur tour, munis chacun dans sa petite main de la pièce d'argent qui devait payer le clou. La cérémonie de l'enfoncement d'un clou revêtait un caractère particulier de patriotisme. Aussi, il fallait voir avec quel orgueil l'enfant redescendait de son opération. Les vieillards et les mères applaudissaient le gamin.
On a ainsi prélevé des sommes considérables, et c'est le cas de le dire, Hindenburg fut littéralement criblé de clous. On pouvait choisir son endroit particulier, les pieds, les jambes, le tronc, les bras ou la tête. J'ai cru cependant constater que pour la tête on se servait de clous à tête de cuivre, du moins à cette époque où le cuivre n'était pas encore si rare en Allemagne.
Les revues artistiques de Berlin ne s'étaient jamais étendues très longuement sur les qualités artistiques du monument. Il était, en vérité, affreux. Mais une polémique s'engagea un jour dans les journaux entre deux sculpteurs qui prétendaient l'un et l'autre avoir été le père de cette idée géniale. Quelle ambition!
Il n'est pas exagéré de dire que la popularité dont jouissait Hindenburg en Allemagne l'emportait visiblement sur la vénération dont on entourait la personne de l'empereur, et même, j'ai entendu plusieurs sous-officiers me dire, confidentiellement, que Hindenburg était beaucoup plus populaire que l'empereur. Cet ascendant que prenait Hindenburg sur l'imagination populaire ne cessait pas d'inquiéter l'empereur lui-même. Aussi, à chaque nouvelle victoire de Hindenburg, Guillaume s'empressait d'accourir sur le champ de bataille et, de l'endroit, il lançait une dépêche à l'impératrice, comme pour faire comprendre à son peuple qu'il était véritablement le génie stratégique responsable du succès. C'était à ce point que lorsqu'une opération militaire se développait favorablement pour l'Allemagne, soit en Galicie, soit en Roumanie, nous savions prédire, un jour ou deux à l'avance, qu'une dépêche sensationnelle serait publiée dans les journaux, venant du kaiser à l'impératrice. Et nous nous trompions rarement.
Parmi les prisonniers de nationalité anglaise détenus à la Stadvogtei, il s'en trouvait un dont on a bien des fois soupçonné les sympathies exagérées pour la cause de l'Allemagne. Il était devenu fort impopulaire et beaucoup d'Anglais refusaient de lui parler ou même d'avoir avec lui quelque rapport que ce soit.
Un jour, toutefois, M. Williamson, dont il a été question dans un chapitre précédent, avait été appelé au bureau pour y recevoir un colis de provisions justement arrivé d'Angleterre. Au bureau, après l'examen de son colis, on le lui remit et on lui demanda d'apporter, chemin faisant au quatrième étage où se trouvait la cellule de cet autre Anglais, un second colis à son adresse. Williamson, qui parlait un peu l'allemand, refusa formellement de se charger de ce colis, en disant au sous-officier de service, et en présence d'autres sous-officiers: "Je n'apporterai pas ce paquet, je ne veux rien avoir de commun avec ce bloody German." Et il disparut avec son propre colis.
L'affaire fit sensation car les sous-officiers rapportèrent cette remarque peu sympathique faite à l'endroit d'un prisonnier. Le lendemain, tous les prisonniers de nationalité anglaise étaient invités à se rendre à une cellule au rez-de-chaussée, et là, l'officier lui-même, en charge de la prison, nous adressa à tous des remontrances très sévères. Il dit en particulier "qu'il n'espérait pas de nous que nous renonçions ouvertement à nos sympathies pour l'Angleterre, mais qu'il ne tolérerait jamais que l'on fît, à l'endroit de l'Allemagne, une remarque désobligeante". Et il citait, en particulier, le cas de Williamson et aussi celui de M. Keith qui, disait-il, "était né en Allemagne, avait profité de l'hospitalité germanique, avait reçu son éducation dans les écoles publiques de l'Empire et qui cependant manifestait, chaque fois que l'occasion s'en présentait, son antipathie à l'endroit de sa patrie d'adoption". Il nous menaça. Ceux qui se rendraient coupables de ces remarques déplacées seraient sévèrement punis.
Cette démarche de l'officier Block indisposa fortement les prisonniers anglais et deux d'entre eux, dont je désire taire les noms, lui organisèrent ce qu'on est convenu d'appeler, en langage vulgaire, une scie.
Par un stratagème des plus habiles, une des clefs passe-partout avait été chipée à un sous-officier. Cette clef pouvait ouvrir toutes les portes à l'intérieur de la prison, mais ne s'ajustait pas sur la serrure de la porte extérieure. Munis de cette clef, nos deux prisonniers conçurent l'idée d'embêter magistralement l'officier lui-même.
On parvenait avec beaucoup de difficultés, il est vrai, mais on réussissait quand même à se procurer, deux fois par semaine, une copie du Daily Télégraph de Londres, malgré la défense expresse d'introduire un journal anglais ou français dans la prison. Ce journal, ai-je besoin de le dire, faisait le tour des cellules des Anglais et quand tout le monde l'avait lu, l'opération était couronnée par une fumisterie de haut aloi.
Au moyen de cette clef, que l'on gardait soigneusement cachée, la porte de l'officier était ouverte, soit durant le déjeûner, alors qu'il était absent, soit durant les dernières heures de la journée, alors qu'il avait déjà quitté la prison, et le Daily Télégraph était placé sur le pupitre.
La deuxième journée, l'officier entra dans une grande colère et plaça un sous-officier à sa porte pendant son absence. On ne fut pas rebuté pour si peu.
Comme j'ai tenté de l'expliquer antérieurement, la partie de la prison que nous habitions était triangulaire. A sept heures, le soir, un sous-officier commençait à fermer les portes: il fermait d'abord un côté du triangle, s'engageait ensuite, après avoir doublé l'angle, dans le second côté. C'est à ce moment qu'un des prisonniers occupant une cellule au troisième côté, encore ouvert, venait subrepticement avec la fameuse clef ouvrir une porte, donner la clef à l'occupant, et retournait en toute hâte à sa cellule. Tout cela se faisait assez vivement et sans que le sous-officier qui fermait les portes à clef pût s'en apercevoir. Il terminait le troisième côté du triangle, il croyait alors que tout le monde était enfermé, puis il disparaissait de la prison.
C'est durant les heures de la soirée ou de la nuit que le prisonnier anglais, porteur du Daily Télégraph et muni de la clef, parvenait à glisser sa copie de nouveau, sur le pupitre de l'officier qui occupait une chambre au bout du corridor. Il revenait à sa cellule et sa porte restait toute la nuit dans cet état. Le matin, le sous-officier commençait à ouvrir les portes, en rebroussant le chemin qu'il avait fait la veille au soir, invariablement. Le même prisonnier, sortant de sa cellule le matin, se hâtait vers le côté du triangle encore enfermé, recevait la clef de celui qui avait fait l'opération nocturne, donnait un coup à la serrure, revenait à sa cellule, en sorte que, lorsque le sous-officier arrivait au dernier côté du triangle, il trouvait toutes les portes encore fermées!
Ce stratagème dura une dizaine de jours et amusa tous les autres prisonniers de la Stadvogtei plus que je ne saurais le dire. L'officier prit toutes les mesures imaginables pour pincer le coupable, mais, heureusement, n'y parvint jamais. Lorsqu'on put constater qu'une sentinelle était placée en permanence à la porte de l'officier durant la nuit, force fut au propriétaire de la clef d'abandonner la fumisterie.
La Turquie fut notablement représentée à la Stadvogtei pendant une couple d'années. Il s'agit ici de deux Turcs: un nommé Raschid et l'autre Tager.
Raschid était un jeune homme, il pouvait avoir 35 ans. Il habitait une cellule à l'étage supérieur et était en claustration. On l'avait coffré parce que, lors de son passage en Allemagne, il avait manifesté ses sympathies trop ouvertement pour la France. Tout comme M. Tager, il avait reçu une éducation française et avait vécu à Paris un grand nombre d'années. Ce pauvre Raschid, au secret tout le jour, n'avait pas reçu la permission de lire ou de fumer, mais plusieurs d'entre nous, mis au courant de sa grande misère, parvinrent à lui passer des livres français, des cigarettes et aussi de la nourriture. Le professeur Henri Marteau, célèbre violoniste, était particulièrement touché des malheurs de Raschid et le grand artiste, qui avait reçu la permission de jouer dans sa cellule, située dans les derniers temps de sa captivité au côté opposé du triangle où demeurait Raschid, se prêtait de bonne grâce chaque soir à tirer de son instrument de merveilleux accords pour soulager l'âme du pauvre Turc au secret.
Une nuit, j'étais appelé auprès de Raschid: il était fort malade. Et comme je causais avec lui en français, je pus obtenir beaucoup de renseignements, sans que le sous-officier y entendît goutte.
Raschid se croyait oublié entièrement par les autorités militaires. A cette époque-là, il avait été renfermé plus de quatre mois et n'avait jamais été capable d'obtenir une raison quelconque de ce traitement inhumain.
Cinq mois environ après sa claustration, il fut conduit au bureau du général Von Kessel, commandant en chef dans les Marches de Brandebourg. Raschid, avec qui je causais le lendemain de cette entrevue, me relatait les incidents de sa conversation avec le grand général. Von Kessel lui avait annoncé qu'il serait libéré bientôt, qu'il repartirait par l'express des Balkans à destination de Constantinople. Il lui posa entre autres la question suivante:
—Depuis combien de temps êtes-vous à la prison?
—162 jours, répondit Raschid.
—Combien de temps avez-vous été au secret? répartit le général.
—162 jours.
Éclat de rire du général.
—162 jours! s'exclama-t-il, mais comment cela se fait-il?
—Je l'ignore, répondit Raschid.
—Voilà qui est curieux! voilà qui est curieux! voilà qui est curieux! dit à trois reprises le commandant en chef prussien.
Sans plus amples renseignements, il renvoya Raschid à la prison. Enfin, quelques jours plus tard, Raschid nous quittait pour un monde meilleur.
On l'avait oublié!
Quant à M. Tager, c'était un homme d'environ 50 ans qui était venu à Berlin, muni d'un sauf-conduit du ministre allemand en Suisse. Il devait retourner en France, à Paris où il demeurait, mais un beau matin il était appréhendé, on l'amena à la Stadvogtei et il ignora lui-même, durant toute sa captivité qui se prolongea durant des mois, quel était le motif de son internement. Pour ma part, je n'en vois pas d'autre que ses sentiments francophiles.
Un jour, on lui annonça qu'il quitterait la prison pour un camp d'officiers français. Le jour de son départ avait été fixé au 7 décembre 1915. Durant son court (?) séjour, quelques mois parmi nous, M. Tager avait conquis l'estime de tous les prisonniers de nationalité anglaise. J'étais le seul cependant à qui il se soit ouvert d'une confidence, à son sujet. Il m'avait appris un jour, sous le sceau du plus grand secret qu'il était Grand Rabbi du Turkestan. A. juger par la façon dont il prononçait ces mots, on aurait pu croire que ce titre, en pays mahométan, équivalait à celui de Lord, en Angleterre. Il me supplia de n'en desserrer les dents à qui que ce soit.
Toutefois, les Anglais s'étaient réunis dans une cellule et avaient décidé de lui offrir un déjeûner à la prison le jour de son départ. Offrir un déjeûner à la prison, quelle entreprise formidable!
Le jour convenu, une table était préparée à ma cellule pour une quinzaine de couverts. Les assiettes, —ai-je besoin de le dire?—étaient fort rapprochées l'une de l'autre. A une heure, trois d'entre nous se détachent et vont quérir M. Tager qui ne sait du tout comprendre ce dont il s'agit.
Avant le déjeûner, j'avais fait part à mes collègues anglais de mon intention de leur révéler, au moment des toasts, que notre hôte, M. Tager, était Grand Rabbi du Turkestan, et bien que cette appellation fut du grec pour moi comme pour ceux qui m'écoutaient, je ne manquai pas de persuader à chacun de faire à cette déclaration un accueil enthousiaste, enfin toute une démonstration.
Le déjeûner tirait à sa fin, lorsque je me levai pour proposer la santé de M. Tager. Je ne pus terminer mes remarques sans prévenir mes auditeurs que j'allais faire éclater une sensation au milieu d'eux: j'annonce solennellement qu'il était de mon devoir, malgré la modestie bien connue de M. Tager, de faire connaître un de ses titres au respect et à l'admiration universels. "M. Tager, dis-je, est Grand Rabbi du Turkestan, ce qu'il nous a toujours caché."