The Project Gutenberg EBook of Mille et un jours en prison à Berlin
by Docteur Henri Béland
This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.net
Title: Mille et un jours en prison à Berlin
Author: Docteur Henri Béland
Release Date: August 22, 2004 [EBook #13247]
[Last updated: March 15, 2012]
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MILLE ET UN JOURS EN PRISON ***
Produced by La bibliothèque Nationale du Québec et Renald Levesque
Docteur HENRI BÉLAND
MILLE ET UN JOURS
EN
PRISON A BERLIN
1919
PHOTOGRAPHIE DE L'AUTEUR PRISE DANS LA COUR
DE LA PRISON A BERLIN, JUIN 1917
A ma vieille mère,
en témoignage de filiale et
respectueuse affection.
AVANT-PROPOS
Depuis son retour d'Allemagne, l'auteur a reçu de tous les coins du Canada et de plusieurs endroits des États-Unis d'innombrables invitations pour conférences, discours, etc.
A peu d'exceptions près, il lui a été impossible naturellement d'accéder au désir si chaleureusement exprimé de part et d'autre.
D'un autre côté un grand nombre de personnes dont il s'honore de l'amitié lui ont fortement conseillé de publier, sous une forme quelconque, quelques mémoires et de son séjour en Belgique—c'est-à-dire depuis son mariage à Capellen, près d'Anvers, en 1914, jusqu'à son arrestation en 1915—et de sa captivité en Allemagne les années subséquentes.
C'est pour satisfaire au désir des uns et au conseil des autres qu'il offre au public la narration, écrite à la diable, qui suit.
Si l'on y cherchait de la philosophie, un effort littéraire, des considérations d'ordre politique ou social ou même des jérémiades... on serait déçu.
L'auteur n'a eu d'autre intention que celle de relater, sans efforts et sans prétention, des incidents et des événements, cocasses, indifférents ou tristes auxquels il a été mêlé; de faire voir superficiellement ce qu'est la vie d'un prisonnier de guerre derrière des murailles élevées sous la garde médiate ou immédiate de Prussiens authentiques.
Là s'est borné son effort.
H. B.
MILLE ET UN JOURS
EN
PRISON A BERLIN
Chapitre I
"C'EST LA GUERRE!"
Ce jour-là, une atmosphère de religiosité enveloppait l'imposante chaîne de montagnes qui séparent l'Espagne de la France. Le Congrès Eucharistique, qui prenait fin, avait réuni, à Lourdes, un nombreux clergé et un peuple immense venus de tous les coins du monde. Tous—fidèles par centaines de mille: laïques, prêtres, prélats, évêques, princes de l'Eglise —avaient, la veille au soir, mêlé leurs voix dans les chants pieux de l'inoubliable et grandiose procession aux flambeaux en face de la Basilique, pendant que là-haut, au sommet du Pic du Gers, la croix flamboyante se détachait dans la nuit profonde. Cette croix de feu, au fond de la nue, semblait rappeler la parole angélique d'il y a deux mille ans: Pax hominibus bonae voluntatis.
C'était le 26 juillet 1914, un dimanche. Nous nous promenions, ma femme et moi, dans le parc d'un village pyrénéen. Le soleil dardait ses rayons chauds et vivifiants, incendiant toute la vallée du Gave. Soudain, un camelot s'approche de nous portant sous son bras un paquet de journaux. Le gamin criait à tue-tête:—"C'est la guerre! C'est la guerre!" Nous lui coupons la parole en posant cette question:
—Quelle guerre?...
—Mais la guerre entre l'Autriche et la Serbie, monsieur. Vous aurez tous les détails en achetant mon journal: la Liberté du Sud-Ouest.
En effet, ce matin-là, toute la presse européenne publiait le texte de l'ultimatum, désormais fameux, que l'Autriche venait de lancer à la petite Serbie.
Le lendemain, dans le rapide qui nous ramenait de Bordeaux à Paris, nous trouvions, à chaque gare importante, les plus récentes éditions des quotidiens français où était commenté à profusion, avec passion et nervosité, le document diplomatique qui menaçait de troubler la paix de l'Europe.—On discutait fiévreusement dans le compartiment où nous étions:—"C'est bien encore et toujours la perfide Autriche!..." D'autres ajoutaient:—"C'est encore plus l'ambitieuse et traîtresse Allemagne qui inspire l'Autriche!"
Nous nous hâtions de retourner à Anvers, en ne faisant à Paris qu'une halte de quelques jours. Nous étions surpris de constater que dans cette tourmente diplomatique qui allait s'accentuant d'heure eu heure, l'énorme capitale conservait un calme remarquable. On discutait bien dans les cafés, sur les grands boulevards, dans les omnibus, mais non pas avec cette agitation fébrile, cette verbosité, ce mélange de blague, d'enthousiasme, d'emballement, et de contradiction que l'on a l'habitude d'observer chez un public parisien.
Lorsque, au débotter, j'essayai d'envoyer une dépêche en Belgique, on me répondit que les lignes télégraphiques étaient déjà entièrement, et exclusivement, à la disposition des autorités militaires, et que ma dépêche pourrait bien être retardée de vingt-quatre heures.
Le jour de mon départ de Paris pour Anvers, j'étais allé rendre visite à l'hon. M. Roy, à qui je posai la question:—"Que pensez-vous de la situation diplomatique?" L'éminent représentant du Canada me fit part de sa grande anxiété et de ses réelles appréhensions. Il me sembla plutôt pessimiste, redoutant une guerre entre l'Allemagne et la France.
Le 30 juillet, à midi, nous prenions, ma femme et moi, le rapide Paris-Amsterdam à destination d'Anvers, et nous traversions ce territoire de France et de Belgique qui à peine deux mois plus tard était le théâtre des horreurs de la guerre. Nous étions alors loin de penser que ces cités, véritables fourmilières industrielles, et ces campagnes couvertes à cette époque d'une moisson dorée invitant la faux du moissonneur seraient, avant quelques semaines, dévastées, saccagées, pillées et incendiées.
A Anvers, grande agitation. La garde civique a été appelée, et la rumeur circule, ce soir-là, 30 juillet, que l'Allemagne a des intentions sinistres, qu'elle se dispose à violer la neutralité de la Belgique. La seule mention d'un acte si contraire aux lois internationales soulève l'indignation de tous ceux que nous rencontrons. Nous traversons la ville et nous nous rendons à Capellen, village situé à six milles au nord de la ville d'Anvers, sur la grande chaussée Anvers-Rotterdam.
Le samedi, 1er août 1914, nous nous rendions d'Anvers à Bruxelles, puis à Ostende, où nous devions occuper une villa au bord de la mer, exactement à Middelkerke. Middelkerke est une place charmante qui vient justement d'être évacuée par les Allemands, et qui est située à mi-chemin entre Ostende et Nieuport. C'est des environs de Nieuport que partait la ligne de séparation entre les armées alliées et les armées teutonnes pendant les quatre années de la guerre.
Je me permettrai d'ouvrir ici une parenthèse afin de raconter un incident qui pourra jeter quelque lumière sur les intentions de l'Allemagne envers la Belgique.
Au moment où le train à destination d'Ostende sortait de la gare de Bruxelles, un couple entrait dans notre compartiment déjà rempli. Ce brave homme et sa femme s'excusèrent de leur mieux de pénétrer ainsi dans un compartiment encombré. On leur pardonna de bonne grâce, vu qu'à ce moment le trafic était déjà fortement congestionné.—C'était M. L. F... et sa femme, habitants de Gand, et voici l'aventure—leur aventure—qu'ils racontèrent aux six autres occupants du compartiment.
Comme je l'ai dit plus haut, c'était samedi, le 1er août. Or, la veille, 31 juillet, ce monsieur gantois et sa femme rentraient en Belgique, de retour d'une excursion en Allemagne. Dans un village d'Allemagne situé tout près de la frontière belge, ils furent arrêtés et leur automobile fut saisie par les autorités militaires locales, malgré leurs protestations. Notre Gantois et sa femme durent passer la nuit dans un petit hôtel de ce village, et dormir dans une chambre du rez-de-chaussée.—De toute la nuit, dit madame F..., il nous fut impossible de clore l'oeil; ce fut un défilé continuel de troupes allemandes allant vers la Belgique. Ces soldats passaient en chantant, tambours battants, et faisant un tapage infernal. Ils chantaient: "Deutschland, Deutschland, uber alles!" —Le lecteur est prié de remarquer que ceci se passait le soir du 31 juillet, et dans un village qui n'était qu'à deux ou trois kilomètres de la frontière belge, et que l'ultimatum de l'Allemagne à la Belgique n'était présentée que le 2 août.
Au cours de ce voyage de Bruxelles à Ostende, qui dura près de six heures par suite des retards occasionnés par la foule des passagers qui s'empressaient de rentrer dans leurs foyers,—plus ou moins effrayés qu'ils étaient par les rumeurs en circulation, —un autre incident eut lieu qui me semble assez intéressant pour être raconté un peu en détail.
Dans le compartiment que nous occupions, ma femme et moi, il y avait,—en outre de l'intéressant couple gantois,—quatre autres passagers, dont trois dames autrichiennes, une mère et ses deux filles, et un grand propriétaire de chevaux de course des environs de Charleroi. Ces dames autrichiennes semblaient appartenir à la meilleure société. Elles se rendaient à Ostende, avec l'intention de passer en Angleterre. La mère prétendait que son fils y était étudiant. La discussion s'engagea, on ne sait trop comment, entre le propriétaire de chevaux et les dames autrichiennes. Depuis quatre jours déjà, l'Autriche avait déclaré la guerre à la Serbie. La proposition anglaise suggérant de faire régler l'imbroglio austro-serbe au moyen d'une conférence était dans tous les esprits, et le monsieur de Charleroi qui, soit dit en passant, n'avait pas froid aux yeux, disait carrément son fait à l'Autriche. La dame autrichienne plaidait tout naturellement pour son pays; elle prétendait que les Serbes étaient fourbes et conspiraient constamment contre l'Autriche.—"Les Serbes, disait le propriétaire de chevaux, je l'admets, ne sont pas intéressants, Madame, mais il y a quelque chose de moins intéressant que les Serbes, ce sont les horreurs de la guerre. L'Autriche est l'instrument de l'Allemagne, et cette guerre que vous venez de déclarer à un petit peuple, cette guerre est peut-être entreprise, Madame, par votre gouvernement dans le but d'arrondir son territoire balkanique, mais elle est avant tout dictée par l'autocrate de Postdam."—La brave Autrichienne qui, il faut le reconnaître, apportait dans cette discussion une certaine dose de modération, s'obstinait à ne pas voir dans cette guerre la main de l'Allemagne.—"Nous verrons un peu", disait le propriétaire de chevaux, "nous verrons un peu; attendez une fois seulement que la France, la Russie et l'Angleterre se donnent la main, et il m'est avis que l'empereur Guillaume regrettera d'avoir compromis le confort du fauteuil royal sur lequel il se prélasse depuis 25 ans!..."
Nous arrivions à Gand, et nous prenons congé de ce malheureux couple gantois qui le matin même avait dû passer à pied la frontière de Belgique, et faire encore quelques milles de plus pour prendre un train à destination de Bruxelles.
Chapitre II
LE BUVETIER BOCHE ET LA "BRABANÇONNE"
A Middelkerke, le 2 août, il y avait grande animation sur la digue. Les journaux venaient justement de publier le texte de l'ultimatum de Guillaume II au gouvernement et à la nation belge. L'indignation était à son comble:
"Comment, disait-on, cet, empereur Guillaume, que nous avons fêté à Bruxelles il y a quelques mois, cet empereur Guillaume, qui a été l'hôte de notre roi, l'hôte de la nation belge, c'est lui-même qui vient nous jeter à la face cette sanglante injure!..."
De la villa que nous habitions, nous pouvions voir des groupes de 15, 20 et 30 personnes assemblées ça et là sur la plage. A un certain moment, plusieurs de ces groupes se réunissent, forment un contingent imposant et se rendent processionnellement devant la porte d'un certain estaminet. J'ai oublié le nom du propriétaire de cet établissement. Quoi qu'il en soit, c'était un Allemand. La façade de l'imposante gargote était ornée, à chacun de ses trois étages d'une inscription,—en allemand naturellement; c'était une réclame en faveur de quelque bière allemande, brune ou blonde. Ce ne fut qu'un jeu, et l'affaire d'un moment de descendre la première enseigne, celle du premier étage. Pour celle du second, on alla chercher une échelle, et elle fut descendue assez prestement aux acclamations bruyantes de la foule qui, à ce moment, avait pris des proportions formidables. Quand vint le tour de l'affiche du troisième étage, on constata que l'échelle était trop courte. Une délégation fut envoyée à l'intérieur pour sommer le propriétaire boche de grimper à l'étage supérieur, et de faire disparaître lui-même son écriteau...
Les pourparlers durèrent quelques minutes pendant lesquelles la foule, de plus en plus houleuse, manifestait son impatience par des cris et des menaces. Enfin, à la grande réjouissance de tous les manifestants, on vit le boche ouvrir une fenêtre et décrocher son enseigne. Toute la plage retentit des acclamations de la foule qui pouvait bien, à ce moment, représenter un millier de personnes. Immédiatement on se met en marche, on va quérir la fanfare, et dix minutes plus tard, la foule, toujours grandissante, revenait, fanfare en tête vers la plage qui retentit des accords d'une musique joyeuse. Enfin, les manifestants s'arrêtent sur un "square" où l'harmonie joue l'air national belge, la Brabançonne, puis des partitions musicales, et toute la jeunesse se met à danser.
Le lendemain, la fière et noble réponse du roi et du gouvernement belge à l'ultimatum allemand était publié. Un héraut en lisait le texte à tous les coins de rues aboutissant à la digue. Une troupe bruyante de jeunes gens suivaient le héraut, et chaque fois que la lecture du document était terminée, un tonnerre d'acclamations sortait de ces jeunes poitrines.
Cependant les nouvelles les plus alarmantes couraient de bouche en bouche: on disait que Visé était en feu, qu'Argenteau avait été détruit, que des civils avaient été exécutés; que c'étaient, dans la région située à l'est de la Meuse, la terreur et la dévastation; que les Allemands, sans même attendre la réponse faite par la Belgique à leur sommation provocante, en avaient envahi le territoire. Cette violation du territoire belge ne me surprit pas énormément après les révélations qui nous avaient été faites par ce monsieur et cette dame de Gand sur le train qui nous avait amenés à Ostende.
On s'imagine quelles angoisses ces sinistres nouvelles créaient chez nous, chez nos amis de la plage, comme chez tous les belges en villégiature, à Middelkerke, à Ostende, et dans les environs. Je me rappelle encore la cruelle anxiété dans laquelle se trouvait cette pauvre dame Anciault, dont la résidence habituelle était aux environs de Liège. Elle était sans nouvelles de son mari et de quelques-uns de ses enfants demeurés dans l'est de la Belgique.
Voyant la tournure inquiétante que prenaient les événements, nous décidons de retourner immédiatement à Anvers, puis à Capellen.
Chapitre III
"THANK YOU"
Nous avions quitté Middelkerke armes et bagages.—Quand je dis armes, ce n'est qu'une façon de parler, car pour ce qui est des armes que nous avions à Middelkerke,—quelques fusils de chasse,—ils avaient été confisqués par l'autorité municipale et déposés à la maison communale. Cette précaution a été prise dans toutes les communes de la Belgique. Les autorités civiles et militaires voyant l'indignation si explicable de toute la population belge devant l'invasion allemande, et redoutant l'intervention de civils armés, firent tout en leur pouvoir pour prévenir ce qui, en droit international est contraire aux lois de la guerre. Un édit fut donc publié enjoignant à tous les civils de remettre aux autorités municipales leurs armes de tous genres et de tous calibres. On peut donc affirmer sans crainte que des les premiers jours de la guerre, les civils belges sauf de très rares exceptions, se trouvaient désarmés. Je crois donc de mon devoir d'affirmer ici que les autorités allemandes, lorsqu'elles ont prétendu que le gouvernement belge était complice des civils accusés d'avoir tiré sur leurs troupes, ne cherchaient, mais en vain, qu'une excuse pour justifier les actes inhumains dont ils se rendirent coupables en Belgique.
Donc, le 5 août, nous prenions le train à Ostende pour revenir à Anvers. L'état de guerre existait alors entre l'Allemagne et la Belgique. Nous étions dans notre compartiment exactement cinq personnes, trois enfants, ma femme et moi. Au moment où le train quittait la gare, un nouveau passager, tout essoufflé, se cramponnant à la porte du compartiment, l'ouvre, et faisant irruption à l'intérieur, dit en anglais à quelqu'un demeuré en arrière:
—"Thank you."
Il répéta plusieurs fois son: "Thank you", en agitant celle de ses mains qui était libre.
Notre homme s'assied à la place qui n'était pas occupée.
Je lui demande:—Are you English?... (Êtes-vous anglais)
—No, I am American, me répondit-il. (Je suis Américain).
—"Alors, si vous êtes Américain, nous sommes du même continent, car je suis Canadien." Il ne me paraissait pas très enchanté d'avoir rencontré un compagnon si loquace. Comme il se tournait de préférence du côté de la portière, j'en conclus qu'il trouvait beaucoup plus intéressant le paysage qui se déroulait devant ses yeux.
—"Et où allez-vous donc, lui demandai-je (toujours en anglais)—si je puis me permettre de vous poser cette question"?
—"En Russie, me répondit-il".
—"Comment pourrez-vous vous rendre en Russie, l'Allemagne vient de déclarer la guerre à la Belgique?"
—Oh! dit-il, "j'ai l'intention de passer par la Hollande."
Le laconisme de ses réponses m'indiquait qu'il prenait peu d'intérêt à la conversation que je tentais d'entamer avec lui. Je commençais à avoir quelques soupçons, lorsque ma femme, assise en face de moi me fit comprendre par un clin d'oeil qu'il y avait quelque chose d'anormal chez notre compagnon de route. Le train filait à bonne allure, et quelques minutes plus tard, nous arrivions à Bruges. Sur le quai de la gare, il y avait une foule considérable. On se coudoyait, on avait l'air de chercher quelqu'un en regardant dans toutes les fenêtres du convoi... Notre compagnon prend sa valise pour descendre du convoi. Il avait à peine ouvert la porte du compartiment que de cinquante bouches à la fois sortit cette exclamation:
—"C'est lui! C'est lui!"
Il descendit et fut immédiatement entouré par la foule. Trois ou quatre gendarmes survinrent qui lui posèrent cette question directe et ad rem:
—"Êtes-vous Allemand?"
Il fit un signe affirmatif. La foule devenant alors très menaçante, voulut s'emparer de lui malgré les gendarmes.... Quelques-uns criaient:
—"Tuez-le"!
D'autres lui lançaient des brocarts assez mal sonnants dont je fais grâce à mes lecteurs.
Les gendarmes agirent avec une dignité et une correction irréprochables. Ils protégèrent le sujet allemand contre les violences de la foule. Ils l'emmenèrent en dehors de la gare, et j'ignore encore ce qu'il advint de lui. Le moins que l'on dut faire fut sans doute de l'interner... Je me suis souvent demandé quel était cet homme. Peut-être un voyageur attardé à Ostende, ou un espion allemand demeuré en Belgique jusqu'au dernier moment pour se rendre compte des sentiments du peuple après la déclaration de la guerre?.....
Mystère!
Je suis enclin à croire qu'il faisait partie de cette pieuvre immense qui s'appelle le service d'espionnage allemand. S'il rentre jamais dans son pays, il ne manquera pas de faire à ses compatriotes un tableau saisissant de l'indignation dont fit preuve la noble nation belge en face de l'outrage infligé à son honneur par le grand empire du centre.
Chapitre IV
A l'HÔPITAL
Il est absolument inutile d'insister sur le patriotisme dont fit preuve la nation belge. Le même esprit d'héroïsme et de sacrifice régnait dans toutes les classes de la société, et tous sans distinction d'âge de sexe ou de condition s'offraient pour renir en aide à la cause nationale menacée par le monstre germanique.
De tous côtés, dans les premiers jours d'août 1914, on m'abordait en me posant la question suivante:
—"Monsieur Béland, que pensez-vous de la situation?... Que va faire l'Angleterre?"
Je n'hésitais pas à répondre que si l'Allemagne mettait à exécution son plan de violer la neutralité belge, l'Angleterre lui déclarerait la guerre.
Je me rappelle une démonstration qui eut lieu sur la digue à Middelkerke, le jour où fut publié l'ultimatum de l'Allemagne. Au large, dans la mer du Nord, une escadre anglaise croisait. D'énormes nuages de fumée étaient perceptibles même à l'oeil nu, et les lunettes des promeneurs, braquées sur l'horizon leur en révélait la véritable nature. Un rassemblement se fit, et l'on nous annonça que c'était réellement la flotte anglaise qui croisait au large.
L'espoir de ces braves gens semblait se fixer sur cette formidable puissance navale. J'eus l'honneur de provoquer, en cette occasion, les acclamations de cette foule à l'adresse de la flotte britannique.
Du moment qu'il fut connu en Belgique que l'Allemagne avait signifié à l'Angleterre sa détermination d'entrer dans le conflit pour revendiquer l'honneur des traités, la confiance sembla renaître et une atmosphère de sérénité régna,—momentanément, du moins,—dans tout le pays... Dès lors, devenant, par ma qualité de citoyen britannique, un allié de la brave nation belge, je me rendis à Anvers pour offrir mes services en entrant dans le corps médical. Ai-je besoin d'ajouter qe mon offre fut immédiatement acceptée. J'entrai tout de suite en fonctions à l'hôpital Sainte-Elisabeth sous la haute direction du célèbre chirurgien anversois, le docteur Conrad.
Cet hôpital avait pour infirmières des dames religieuses. Je ne me rappelle plus le nom de leur congrégation. Le dévouement de ces nobles femmes est au-dessus de tout éloge, et tout ce qui a été dit, à leur sujet, chez tous les peuples et dans toutes les langues, n'exprime qu'une bien faible partie de leur immense mérite.
Ce n'est que vers le milieu d'août que les premiers blessés arrivèrent à notre hôpital. Ils venaient du centre de la Belgique. Nous en avions eu un, venant de Liège, qui n'a cessé, je ne l'oublierai jamais, de nous divertir par sa verve endiablée, et son intarissable faconde.
Tous les médecins de l'hôpital, à part moi, faisaient partie de l'armée, du moins depuis le début de la guerre.
C'est le 25 août, si j'ai bonne mémoire, qu'un premier "raid" aérien eut lieu au-dessus de la ville d'Anvers. On peut facilement imaginer l'émotion créée par l'apparition d'un Zeppelin au-dessus de la ville. Onze civils, hommes femmes et enfants furent victimes de cette monstrueuse attaque. Le lendemain, un journal d'Anvers, "La Métropole", publiait un entrefilet où il était proposé d'inhumer les corps de ces victimes à un certain endroit de la ville, et d'y élever un monument avec l'inscription suivante: "Assassinés par la brutalité allemande le 25 août 1914."
L'indignation était à son comble. Les citoyens allemands qui se trouvaient à Anvers, sentant que leur position devenait intenable, se "défilèrent" pour la plupart.
Chaque jour j'arrivais à l'hôpital avec le "Times" de Londres. Dans nos moments de loisir, mes collègues m'entouraient pour entendre la lecture des principaux articles que je leur traduisais.
Bruxelles était depuis le 18 août occupée par les Allemands. Anvers devint le centre de la résistance belge et le siège du gouvernement et du grand état-major. Nous, coloniaux britanniques de langue française, nés dans la démocratique et libre Amérique, nous n'avons pas eu souvent occasion, de voir,—et j'oserais dire de coudoyer,—un roi et une reine authentiques, aussi, il nous est difficile de nous faire une idée de la très grande popularité dont jouissent le roi Albert et la reine Elisabeth. Cette popularité fut pour moi toute un révélation, au point que ce couple royal nous a toujours semblé absolument unique entre tous.
Un jour, ayant appris qu'un détachement de soldats allemands faits prisonniers par les Belges allaient traverser la ville, j'étais sorti en toute hâte de l'hôpital, et je m'étais rendu dans le voisinage des quais pour voir défiler ces soldats prisonniers. Ce fut en vérité un spectacle inoubliable: toute la population d'Anvers était dans la rue, on se pressait vers les grandes artères pour tâcher d'apercevoir ces ennemis qui avaient envahi le sol sacré de la patrie belge.
En coupant court à travers certaines rues, j'eus l'avantage d'arriver en temps dans le voisinage des quais où il me fut donné de pouvoir observer de près et les prisonniers et la foule menaçante qui les regardait passer. Des trottoirs et des fenêtres des maisons, on lançait à ces Allemands les invectives les plus malsonnantes. Ces prisonniers, couverts de boue et de poussière, paraissaient exténués. On eut dit des condamnés à mort.
A mon retour, je m'engageai dans une rue très étroite aboutissant à un petit escalier menant vers la cathédrale. Je remarquai à ce moment une dame d'assez petite taille, mise très humblement, et qui tenait par la main un petit garçon de huit à dix ans. Un groupe de gamins, visiblement mieux renseignés que moi, s'arrêtèrent et se mirent à crier à tue-tête: "Vive la reine Elisabeth!" et "Vive le petit prince!" La reine,—car c'était la reine Elisabeth elle-même,—les remerciait par un aimable sourire.
Ces cris des enfants, se répercutant dans la rue, attirèrent la foule; en peu d'instants, une centaine de personnes se trouvèrent assemblées, les vieillards enlevaient leurs chapeaux, et les enfants criaient toujours: "Vive la reine Elisabeth!" Je la suivis quelques minutes jusqu'à sa rentrée au Palais, place de Meir, et tout le long du parcours, c'était le même cri: "Vive la reine Elisabeth!" La petite reine saluait gentiment, et souriait gracieusement.
Dans les derniers jours du mois d'août, et les premières semaines du mois de septembre, les troupes belges, concentrées dans la position fortifiée d'Anvers, tentèrent plusieurs attaques contre les Allemands qui occupaient déjà Bruxelles, et qui occupèrent Malines peu après. Nous étions confidentiellement avertis, à l'hôpital, de ces sorties de l'armée belge, et le lendemain nous nous préparions à recevoir de nombreux blessés.
Pauvres blessés!—Ils nous arrivaient, six par voiture, dans des ambulances automobiles. Ceux qui n'étaient pas très gravement atteints, mais dont les blessures avaient donné lieu à une forte hémorragie, nous arrivaient dans un état pitoyable. Le sang qui avait coulé à travers leurs vêtements, et qui s'était coagulé, nous portait d'abord à croire que le pauvre soldat avait été complètement déchiqueté. Heureusement, il nous arrivait le plus souvent de constater, après un examen plus minutieux, qu'il s'agissait seulement d'une petite artère tranchée par une balle, et que sauf la perte de sang un peu considérable, l'état du blessé n'offrait rien de sérieux.
Les plus horribles blessures sont celles qui sont causées par les éclats d'obus de fort calibre lancés par la grosse artillerie. On conçoit facilement quelle profonde lacération des tissus doit faire un de ces éclats de projectiles pesant de 50 à 200 livres. Mais de ces blessures si graves et si pénibles à voir, nous n'en avons guère eu avant le siège d'Anvers.
Chapitre V
LA PRISE D'ANVERS
Je sens qu'il est au-dessus de mes forces de narrer d'une manière convenable les événements militaires qui ont accompagné l'attaque et la prise d'Anvers par les Allemands.
Les diverses histoires de la guerre publiées en français ou en anglais, depuis 1914, en ont relaté les principales phases dans les plus grands détails. Je me bornerai tout simplement à mettre le lecteur au courant de certains incidents dont j'ai été témoin.
Anvers était, comme on le sait, réputée imprenable. La ville elle-même était entourée de murs et de canaux. A une certaine distance en dehors de ces fortifications, il y avait une première ceinture de forts dits forts intérieurs. A une distance un peu plus grande se trouvait une seconde ceinture de forts que l'on appelait forts extérieurs.
C'est vers le 26 ou le 27 septembre 1914, qu'il devint évident à Anvers que les Allemands se préparaient à mettre le siège devant la ville du côté de Malines.—Malines est située à mi-chemin entre Anvers et Bruxelles, à 5 ou 6 milles seulement de la ceinture des forts extérieurs.
On a souvent discuté, chez les critiques militaires, les raisons qui ont induit le grand état-major allemand à entreprendre le siège de cette fameuse place fortifiée. Il semble que ce qui a le plus contribué à faire prendre cette décision aux Allemands a été la nécessité où ils se sont trouvés de faire disparaître chez leur peuple la pénible impression causée par la retraite de l'armée allemande lors de la fameuse bataille de la Marne.
C'est entre le 4 et le 12 septembre que les Allemands abandonnèrent les deux rives de la Marne pour remonter sur l'Aisne, et l'attaque d'Anvers, pour les raisons mentionnées plus haut, ou pour d'autres, fut décidée et commencée vers le 26 ou le 27 septembre.
A la distance ou nous sommes aujourd'hui de ces premiers faits de la guerre, il nous paraît évident que si les Allemands avaient le dessein de s'emparer de la Belgique et de la garder, ils ne pouvaient guère permettre à une ville fortifiée, comme l'était Anvers, de demeurer en possession de l'état-major belge.
Malines fut d'abord occupée ainsi que quelques villages situés au sud-est de cette ville. On s'est demandé pourquoi les Allemands avaient attaqué Anvers par ce côté. Il nous semble que s'ils avaient attaqué par l'ouest, il leur eut été beaucoup plus facile de couper la retraite à l'armée belge sur le littoral de la mer du Nord. En effet, entre Termonde et la frontière hollandaise, il n'y a qu'une étroite lisière du territoire belge, que les Allemands, disposant alors d'énormes effectifs, pouvaient investir en un clin d'oeil.
On m'a assuré que les Allemands, après avoir pris possession d'un village appelé Hyst-op-den-Berg, n'eurent qu'à faire tomber les murs d'une maison pour trouver toute prête une large base en béton sur laquelle ils purent asseoir leurs pièces d'artillerie les plus lourdes. Était-ce là une manoeuvre d'avant-guerre dont on voulait profitera Je l'ignore. Quoi qu'il en soit, il était possible aux grosses pièces de l'artillerie allemande de bombarder, de cet endroit, les forts de Waelem, de Wavre-Sainte-Catherine et de Lierre. Ce sont ces forts qui furent les premiers détruits par l'artillerie allemande.
Tous les jours, à cette époque, nous recevions, à l'hôpital, de nombreux blessés. Chaque fois que les médecins ambulanciers nous amenaient des charges de blessés, nous nous empressions de leur demander des nouvelles, et dans chaque cas, malheureusement, les rapports étaient de moins en moins encourageants. Tel fort était détruit, puis tel autre. Nous avons eu des officiers d'artillerie retirés à peu près inconscients des forts où ils avaient été atteints par les gaz asphyxiants. Enfin, on nous rapporte que certains détachements allemands ont traversé la rivière Nette, et que bientôt les pièces moyennes d'artillerie seront en état de bombarder la ville elle-même.
Je me rappelle en particulier un lieutenant d'artillerie qui me fit un récit de ce qui s'était passé, pendant le bombardement, dans le fort où il se trouvait. Tout habitué qu'il était aux détonations formidables des canons de tout calibre, il ne pouvait trouver d'expressions assez fortes pour me donner une idée adéquate de ce qu'était la puissance d'explosion d'un projectile sortant de la bouche d'un howitzer de 28 centimètres, ou d'un canon de 42.
Je crois que c'est samedi, le 3 octobre, que la nouvelle se répandit, comme une traînée de poudre, que M. Winston Churchill, alors premier lord de l'Amirauté anglaise, se trouvait dans les murs d'Anvers. Quelques heures plus tard on nous rapporte que M. Churchill est parti en assurant aux autorités belges que des renforts leur seraient immédiatement envoyés. En effet, le lendemain et le lundi suivant, nous vîmes défiler, au milieu de l'enthousiasme débordant de toute la population, ces braves marins anglais. Ils traversèrent la ville depuis les rives de l'Escaut jusqu'aux forts du sud-est où ils prirent place dans les tranchées belges.
Dans la forteresse assiégée, la confiance un moment ébranlée sembla renaître plus vivace que jamais. Il nous fait plaisir d'affirmer que la conduite de la brigade anglaise a été au-dessus de tout éloge. Elle fut tout simplement héroïque. Je n'ignore pas les critiques que l'on fit en pays anglais, dans la presse quotidienne et dans les grandes revues au sujet de l'envoi non judicieux—comme on l'écrivait—de ces marins. Il me semble qu'ils ont joué un rôle très important tant dans la défense d'Anvers que lors des dernières heures de la résistance.
Certes, ces brigades anglaises n'ont pas empêché la chute de la ville, mais par leur résistance héroïque, acculées qu'elles furent sous les murs d'Anvers, elles remplirent le rôle de troupes de couverture, et favorisèrent la retraite de l'armée belge, à travers la ville d'abord, puis, de l'autre côté de l'Escaut, dans le pays de Waes, vers Saint-Nicolas, Gand et Ostende, Elles se retirèrent les dernières, dans la nuit du 8 au 9 octobre. Peu de ces marins tombèrent aux mains des Allemands, quelques-uns passèrent en Hollande, où ils furent internés, mais la plupart, purent suivre l'armée belge dans sa retraite.
La ville proprement dite subit un bombardement d'environ trente heures: commencé dans la soirée du mercredi, 7 octobre, il prenait fin le vendredi matin, 9 octobre, vers sept heures; bombardement violent au cours duquel environ 25,000 obus de tous calibres s'abattirent sur la grande ville secouée jusque dans ses fondements.
Le jeudi, veille de la prise d'Anvers, il ne restait plus, à l'hôpital, sauf mes collègues et quelques bonnes religieuses, qu'un très petit nombre de blessés. Nous avions fait transporter tous les autres à Ostende. J'étais sur le point de quitter l'hôpital lorsque, soudain, un projectile, visiteur peu attendu, entra et fit explosion au milieu même des chambres de stérilisation et d'opération. Une parcelle de l'obus me fit une insignifiante égratignure. Je quittai l'hôpital ce jour-là pour n'y plus revenir qu'en passant.
Jeudi 8 octobre, comme je pédalais,—on pédalait alors beaucoup en Belgique,—à travers le rues désertes de la ville, me dirigeant vers le nord, j'entendis, au-dessus de ma tête, comme un formidable bourdonnement d'abeilles. C'était le sifflement d'innombrables projectiles lancés dans la direction du grand quartier général belge. C'est surtout vers ce but que les artilleurs allemands semblaient avoir pointé leurs canons.
Le grand quartier général belge était à l'hôtel Saint-Antoine, au Marché aux Souliers, dans une petite rue qui va de la place de Meir à la place Verte. Quand, le lendemain de la prise de la ville, j'y revenais sur une bicyclette,—je m'étais fait à ce mode rapide de locomotion,—pour constater de visu jusqu'à quel point la ville avait souffert du bombardement, quelle ne tut pas ma surprise de trouver l'hôtel Saint-Antoine absolument intact, tandis que tout le côté opposé de la rue était une masse de ruines fumantes. Vraisemblablement, les obus avaient frôlé le toit d'abord puis étaient allés faire explosion de l'autre côté de la rue.
La nuit du 8 au 9 octobre fut une nuit sinistre. Du haut du toit de la maison que nous habitions, à Capellen, toute la famille réunie observait le spectacle lugubre d'une grande ville qui périt dans les flammes.
De l'endroit où nous étions, il semblait que la ville toute entière était en feu; les réservoirs de pétrole brûlaient; et des nuages de fumée s'élevaient des quartiers les plus éloignés. Au milieu de cette masse de flammes, comme un doigt colossal dirigé vers le ciel, on voyait, toujours dressée, la magnifique tour de la grande cathédrale. Elle apparaissait et disparaissait tour à tour au milieu des énormes jets de flamme qui montaient vers la nue. Plus loin, dans la direction du sud, et dans l'obscurité, jaillissaient à jet continu les éclairs produits par le feu de toute l'artillerie allemande qui vomissait la mitraille sur la ville qui flambait.
Spectacle épouvantable qui dura toute la nuit! Secousses terrifiantes causées par les explosions répétées à raison de 300 par minute! Enfin, à 7 heures du matin, vendredi, le 9 octobre, un silence lugubre descendit sur la grande ville. En tant que place fortifiée belge, Anvers n'existait plus.
Chapitre VI
L'EXODE
Quel spectacle que celui de l'exode de tout un peuple vers un pays étranger! Nous en avons été les témoins navrés. A mesure que les Allemands s'approchaient de la ville d'Anvers du côté sud et du côté est, la population de Malines et des environs, les habitants de Duffel, de Lierre, de Contich, de Vieu-Dieu et de cinquante autres villes et villages situés entre la ligne extérieure et la ceinture intérieure des forts, se déversaient dans la ville d'Anvers. Lorsqu'il devint évident, le mardi et le mercredi, que la ville dans laquelle ils s'étaient réfugiés et où ils avaient cru trouver un sûr asile, devait elle-même subir le bombardement de l'artillerie allemande, toute cette population et celle d'Anvers—peut-être 500,000 personnes en tout—se ruèrent de tous les côtés pour échapper au feu menaçant. 200,000 environ traversèrent l'Escaut vers Saint-Nicolas et le territoire hollandais au sud de la rivière; 250,000 à 300,000 débordèrent sur la grande route Anvers-Rotterdam.
Dans les derniers jours de l'agonie d'Anvers, j'ai été le témoin constant de ce lamentable exode. Le matin, me rendant en bicyclette de Capellen à Anvers, je remontais pour ainsi dire le flot des réfugiés, et le soir, en revenant à Capellen, je suivais le même flot, sans cesse s'augmentant et fuyant interminablement.
Comment décrire ce spectacle, grandiose s'il n'eut été si lugubre, et d'un pathétique dont il y a peu d'exemple dans l'histoire; des vieillards, des femmes et des enfants, portaient sur leur dos, dans leurs bras, traînaient dans des brouettes, dans des véhicules de toute description, du linge, des objets de piété, des meubles petits ou grands, des lits, des matelas, des chaises, enfin, tout ce que l'on avait pu emporter... D'autres, j'oserais dire plus fortunés, emmenaient la vache et la chèvre, le vieux cheval, un mouton ou le chien fidèle... Tous allaient tête basse, harassés, déprimés, affaissés.
Je n'oublierai jamais ce pauvre vieillard qui vint, un soir, nous demander asile. Il poussait péniblement, et depuis combien de temps, une brouette dans laquelle était assise sa vieille épouse impotente et paralysée! Il en fut ainsi tous les jours pendant le siège. A la résidence de Capellen, des centaines et des centaines de réfugiés entraient dans le parc et dans le jardin, et s'improvisaient un gîte pour la nuit, sous les arbres et dans les buissons. D'autres, les vieillards, les femmes ou les malades, étaient admis dans la maison. Les chambres, les corridors, les greniers et les caves, tout était rempli.
Le lendemain matin, ces pauvres réfugiés reprenaient leur marche vers la Hollande, et c'était de nouveau le triste défilé de cette longue et lamentable théorie de nécessiteux allant tout droit devant eux, sans but, en quête d'un foyer étranger qui daignerait leur être hospitalier!...
Le vendredi, jour de la prise d'Anvers, les troupes allemandes entrèrent dans la ville vers 9 heures du matin.
Afin de faire un récit, le plus exact, possible de la manière dont l'année allemande procéda à l'occupation d'Anvers, j'utiliserai certaines confidences que me fit un officier allemand, qui fit partie de l'armée d'invasion, et qui logea chez nous pendant environ trois mois après la prise de la ville.
Lorsque la résistance belge eut cessé, c'est-à-dire dans la nuit du 8 au 9 octobre, les Allemands, comme je l'ai dit plus haut, continuèrent le bombardement de la ville jusqu'à 7 heures le lendemain matin. A 9 heures, les premiers régiments allemands reçurent l'ordre de pénétrer à l'intérieur des murs. Toute l'armée allemande était sous l'impression que la ville serait défendue, pied à pied, à l'intérieur des murs... On croyait que l'armée belge, forte de 90,000 à 100,000 hommes, y était demeurée.
Les Allemands, qui n'avaient à leur disposition que 55,000 hommes,—si j'en crois mon officier,—redoutaient une prise corps à corps dans les rues de la ville. L'ordre fut donné, comme je viens de le dire, de pénétrer dans la ville par les portes du sud-est. Régiments après régiments entrèrent par la porte de Deurne, baïonnette au canon, marchant comme on pourrait dire, sur le bout du pied, et s'attendant à voir surgir, derrière les murs des maisons, toute une armée de fantassins.
Ils ne trouvèrent personne! La ville était à peu près déserte; il n'y restait que très peu de civils, et pas un seul militaire. Les troupes prirent place devant l'Athénée, et on délégua auprès du quartier général belge un groupe d'officiers pour demander des explications. Au quartier général belge, on ne trouva qu'un concierge, qui, naturellement, ignorait tout au sujet de l'armée. La députation se dirigea alors vers l'Hôtel de ville, où on trouva les principaux officiers municipaux, mais là comme au quartier général, on ne put obtenir de renseignements satisfaisants.
Les parlementaires demandèrent la reddition de la ville, mais on leur répondit qu'elle était sous commandement militaire, et que les autorités civiles n'avaient pas reçu les instructions de la rendre. C'est ce qui explique comment cet officier allemand, que nous avons rencontré, dès le surlendemain, à Capellen, pouvait nous dire que la situation, à Anvers, était très précaire. Cela signifiait, à son point de vue, que les Allemands étaient entrés dans la ville, mais qu'elle ne s'était pas rendue.
La ville et la province d'Anvers étaient tombées sous le talon de l'Allemand. L'armée belge retraita dans la direction d'Ostende, longea la côte jusqu'aux environs de Nieuport où elle prit position. On sait quel rôle important elle a joué derrière les écluses de l'Yser, en barrant la route de Calais.
Chapitre VII
DANS LES TRANSES
Vendredi, le 9 octobre 1914, fut pour la ville d'Anvers et pour les villages situés dans la zone des forts extérieurs, une journée d'anxiété et de crainte. L'Allemand était, c'est bien le cas de le dire, dans nos murs. Entré dès le matin, dans la ville même, il s'était vite répandu, par toutes les routes de l'est, de l'ouest et du nord, dans la forteresse et dans les environs.—Quand arrivera-t-il à Capellen? C'est la question que tout le monde se posait.
Dans les groupes disséminés un peu partout, dans les allées du parc du Starrenhof (résidence de la famille Cogels), sur la grande chaussée Anvers-Hollande, en face de la maison communale, on se demandait: "Quand aurons-nous les Allemands?" Et la crainte se peignait sur toutes les figures, car les rapports qui nous étaient parvenus des villages du centre et de l'est de la Belgique étaient loin de nous rassurer sur la conduite probable de la soldatesque allemande.
Des réfugiés du village d'Aerschot, qui logeaient à la ferme du château, nous avaient fait une peinture saisissante des tragiques événements qui s'étaient déroulés à cet endroit: le meurtre et l'incendie y avaient régné en maîtres pendant plus d'un jour. Enfin, toute la population de Capellen, et tous les réfugiés qui s'y trouvaient, étaient dans le plus grand état de nervosité.
Le soir tomba sur Capellen et les campagnes environnantes, avant que les Allemands y eussent fait leur apparition. Vers neuf heures et demie, alors que nous étions à causer en famille, une forte détonation se produisit. Qu'est-ce que cela pouvait être? Chacun exprimait son opinion, et l'on était généralement d'avis qu'un zeppelin avait survolé le village et laissé tomber une bombe dans la cour. Ce n'était pas tout à fait cela. Nous avons appris, peu après, que l'explosion avait eu lieu au fort d'Erbrandt, situé à peine à un kilomètre du château que nous habitions. Le commandant de la garnison avait décidé de le faire sauter, en l'évacuant. Le secousse fut si terrible qu'une lampe à pétrole, posée sur la table de la pièce ou nous causions, fut éteinte, que des fenêtres furent ouvertes et d'autres brisées. Le bombardement de la ville avait détruit les fils transmetteurs de l'énergie électrique ainsi que les tuyaux de l'usine à gaz, de sorte qu'en fait de luminaire, il ne nous restait que les lampes à pétrole et la bougie.
On conçoit facilement que cette formidable explosion contribua fortement à nous rendre encore plus nerveux. Toute la famille se réunit dans une grande pièce pour y passer la nuit; on improvisa des lits, et chacun se blottit aussi bien que possible dans son coin.
Il était bien une heure du matin, dans la nuit du vendredi au samedi, lorsqu'une servante frappa à ma porte et me dit que quelqu'un désirait me voir. Je me rendis à la porte où ce citoyen attendait. C'était un Belge ou, plus exactement, un soi-disant Belge qui venait me donner le conseil de partir immédiatement pour la Hollande avec toute ma famille. Il ajoutait que les Allemands avaient quitté Anvers quelques heures auparavant, en gros détachements, qu'ils s'avançaient à grands pas vers Capellen, qu'ils étaient rendus au village d'Eccheren, et qu'ils mettaient tout à feu et à sang sur leur passage. Il prétendait être lui-même en route pour la Hollande avec sa vieille mère.
—D'où êtes-vous? lui demandai-je.
—De Contich.
—Où est votre mère?
—J'ai laissé ma mère dans une maison de paysans, à quelques pas d'ici, et je vais immédiatement la rejoindre.
—C'est très bien, lui dis-je, et merci de vos bons conseils.
En me quittant, il insista de nouveau, disant:
—Il n'y a pas de temps à perdre, la vie de votre femme et de vos enfants est en danger.
Enfin il me quitte. Je ferme la porte et je donne instruction à la servante d'éveiller tout le monde dans la maison, les enfants et les parents venus d'un peu partout qui logeaient chez nous depuis le commencement du siège, et nous tenons un conseil de famille, qui fut aussi, c'est bien le cas de le dire, un conseil de guerre. Tout le monde semblait d'avis que nous devions filer en Hollande. Le bon vieux curé de Schooten, qui était un petit peu de la famille, partageait également cet avis. Je propose alors que ma femme et les enfants partent avec tout le bagage qu'il leur était possible de porter à la main, tandis que moi je resterais avec le vieux Nys, serviteur au château depuis plus de trente ans. Le vieux serviteur était bien consentant, mais, comme on le suppose bien, ma femme s'y objecte.—"Nous resterons tous, ou nous partirons tous."—Je propose enfin d'aller consulter un vieux Capellois, Monsieur Spaet, homme de grande expérience, allemand d'origine, mais devenu citoyen belge depuis une cinquantaine d'années. Cette proposition fut agréée de tout le monde.
Je me rendis donc chez M. Spaet, à travers la foule de fugitifs qui encombraient encore la chaussée à cette heure tardive. Je trouvai M. Spaet chez lui, et il me dit simplement qu'il n'avait pas de conseils à me donner, mais que si je lui demandais ce qu'il allait faire lui-même, il n'hésiterait pas à me répondre qu'il retournerait dormir aussitôt que j'aurais quitté sa maison. Je revins donc, quelque peu rassuré, et en entrant au château, en présence de toute la famille, et de tous les amis de la famille réunis,—et prêts à partir pour la Hollande, je dis: "Chacun retourne à son lit", et je fais rapport de ma visite à M. Spaet. On se remit au lit, mais comme on le pense bien le sommeil fut lent à fermer les paupières.
Une autre formidable détonation eut lieu peu après. C'était un second fort, celui de Capellen, qui venait de sauter. L'immense maison que nous habitions en fut secouée comme une simple feuille d'arbre. Quelques minutes plus tard, la servante vint de nouveau me dire que le visiteur qui était venu une heure auparavant était encore là et désirait me parler. Je me rends auprès de lui. C'était bien le même. Comme il insistait de nouveau pour nous décider à partir, je lui posai cette question:
—Que font tous les autres de Capellen?...
—Tous les autres sont partis, me dit-il.
—Et M. Spaet, lui?...
—M. Spaet?... mais il est en Hollande comme les autres.
Constatant que mon interlocuteur était un menteur, et qu'étant menteur, il pouvait bien également être un voleur, j'en vins à la conclusion qu'il s'agissait d'un plan sinistre organisé par un de ces chacals qui suivent ou précèdent les armées, pour piller le château après notre départ. J'indiquai la porte à ce louche personnage, et l'incident fut clos... Mais quelle nuit nous avions passée!
Bientôt le jour parut: un soleil radieux se levait et dorait le feuillage déjà jauni par l'automne. En ouvrant une fenêtre, je constatai qu'un grand nombre de femmes et d'enfants dormaient encore dans les allées du jardin. Les Allemands n'étaient pas encore arrives, mais cela ne pouvait tarder.
Chapitre VII
"L'ALLEMAND EST LÀ!"
A neuf heures du matin, le 10 octobre, un messager se présentait chez moi pour m'inviter, de la part d'un groupe de citoyens, à me rendre à la mairie. De quoi pouvait-il s'agir?... Je l'ignorais. Je me rendis donc à la maison communale, et sur une distance d'environ un kilomètre, je remonte le flot des réfugiés qui continuent leur marche pénible et lente vers la Hollande.
A la mairie, je rencontre quelques citoyens de Capellen qui m'invitent à me joindre à eux pour recevoir les officiers allemands lorsqu'ils se présenteront. Nous les attendions d'un moment à l'autre. Je savais parfaitement combien tous ces soldats teutons avaient accumulé de haine dans leur coeur contre les Anglais, depuis le commencement de la guerre. L'Angleterre n'avait-elle pas été la cause de leur premier échec? L'Angleterre n'avait-elle pas été l'obstacle à cette promenade militaire que, depuis quarante ans, l'on avait rêvé de faire de la frontière allemande jusqu'à Paris? Le plan initial du haut commandement allemand avait échoué, et l'Anglais, sur la neutralité duquel on avait trop compté, était tenu responsable de cet échec!
Je dis à mes nouveaux concitoyens que ma qualité de sujet anglais ne saurait leur être de quelque utilité, mais qu'au contraire elle pourrait leur causer des ennuis, et à moi-même également. On me répliqua,—et je trouvai ce raisonnement assez juste,—que les officiers allemands ne seraient pas au courant de ma nationalité, que dans cette première entrevue, il s'agissait surtout de faire nombre, etc., etc. Nous n'étions que quatre ou cinq, tous les autres citoyens de Capellen, à très peu d'exceptions près, ayant passé la frontière. Enfin, nous tombons d'accord.
A dix heures, un quidam entre en courant dans la salle où nous étions réunis, et dit simplement:
"Messieurs, l'officier allemand est là." J'avais bien vu quelques soldats allemands, prisonniers de guerre, défiler dans les rues d'Anvers, avant la chute de la ville, mais je n'avais jamais vu, de près ni de loin, un véritable officier prussien. Je confesse que ma curiosité se trouvait fortement piquée par l'annonce de sa venue. Avant même que nous eussions eu le temps de sortir de la salle pour aller à sa rencontre, l'officier allemand fit irruption au milieu de nous, saluant de la main et nous adressant la parole en allemand. Il portait le casque à pointe et l'uniforme ordinaire d'un officier d'artillerie. Il avait le grade de capitaine, et, comme il l'expliquait quelques instants plus tard à M. Spaet, au cours d'une conversation en allemand, il était, au civil, avocat pratiquant à Dortmund. Il regardait tour à tour chacun de nous et très attentivement comme s'il eut voulu scruter le fond de nos âmes et découvrir les sentiments particuliers qui s'y cachaient. Il parut fort surpris de rencontrer en M. Spaet un Belge parlant si parfaitement l'allemand. M. Spaet lui donna, à ce sujet, et d'une manière franche et loyale, les explications désirées. Puis il lui demanda:
—Que devons-nous faire?
—Rien, dit-il, d'ailleurs ce n'est pas avec moi que vous aurez à traiter, je ne suis en vérité qu'un précurseur, c'est avec le major X..., qui viendra tout à l'heure, que vous aurez à vous entendre.
Il nous quitta, et quelques minutes plus tard nous arriva, en automobile, un véritable officier supérieur prussien, accompagné d'un jeune officier très élégant. Ce major réalisait à mes yeux le type idéal de l'officier prussien. Il était vêtu d'un uniforme resplendissant, et coiffé d'un casque métallique, si je ne me trompe, encore plus étincelant. Enfin, il avait des moustaches blondes très à la Guillaume.
A ce moment, comme pendant les jours précédents, il y avait une foule considérable en face de la mairie qui est située sur le grand chemin conduisant d'Anvers à la Hollande. La place publique était encombrée de réfugiés venus de tous côtés. Le major sembla très ennuyé de ce rassemblement et nous demanda:
—Où vont-ils?
—En Hollande.
—Et pourquoi?
M. Spaet lui répondit:
—C'est pour fuir le canon.
—Mais il n'y a plus de canon, puisque Anvers est tombée; dites-leur de retourner dans leurs foyers, et qu'ils ne seront pas inquiétés.
Nous redoutions les réquisitions, et c'était là ce qui nous préoccupait le plus. Le major nous laissa entendre que, pour le moment, il se bornerait aux réquisitions de chevaux. Nous lui expliquons de notre mieux qu'à Capellen il n'y avait, à bien dire, que les chevaux des paysans et qu'ils étaient indispensables pour terminer les travaux des champs... Après quelques pourparlers supplémentaires on parvint à s'entendre, et le major nous annonça qu'il serait envoyé à Capellen une seule compagnie d'infanterie, et que les officiers devraient être bien traités; quant aux hommes, on pourrait les loger, par exemple, à la maison d'école.
Le major prussien était très anxieux de savoir dans quel état se trouvaient les forts situés dans les environs de Capellen. Nous étions sous l'impression que ces forts avaient été détruits par les garnisons au moment de l'évacuation. Afin de se rendre compte de visu, il prit deux d'entre nous avec lui dans son automobile et fit le tour des forts de Capellen, d'Erbrandt et de Stabrock, pour revenir ensuite à la mairie, puis disparaître. Celui-là, nous ne l'avons jamais revu.
Dans l'après-midi de samedi, 10 octobre, une compagnie de fantassins arriva à la maison communale. Un bref commandement est donné: deux militaires se détachent, entrent à la mairie, et quelques minutes plus tard, la foule sur la place publique assiste à la cérémonie humiliante et souverainement douloureuse de la descente du drapeau belge, qui flottait là depuis près de cent ans. A sa place montait le drapeau allemand. Capellen était définitivement soumis à l'occupation teutonne. Comme ce village est le dernier au nord de la place fortifiée d'Anvers. il s'ensuit que le drapeau allemand flottait alors sur toute la terre belge, depuis la frontière de France jusqu'à celle de Hollande.
Chapitre IX
UN HÔTE ALLEMAND
"Hâtez-vous, Monsieur et Madame, de rentrer chez-vous, car les Allemands sont là." C'était un gamin qui nous apostrophait ainsi, sur la chaussée, entre l'église et le château. Nous revenions, ma femme et moi, du service religieux, lorsque ce petit garçon nous apprit que des Allemands nous attendaient à la maison. Nous pressons le pas, et quelques instants plus tard nous constatons, en passant la grande grille, qu'une automobile stationnait devant notre porte. En entrant, nous nous trouvons en présence d'un officier allemand, le casque à pointe sur la tête, et qui nous saluait, ma femme et moi, en s'inclinant très bas. A la porte, il avait laissé, dans son automobile, trois autres militaires. Cet officier, qui parlait assez bon français, était venu nous demander à loger. Cette proposition tout à fait inattendue nous laissa passablement perplexes: il était assez difficile de refuser, et il ne nous était pas agréable du tout d'accepter! Nous essayons de lui faire comprendre que la maison est remplie, que de nombreux réfugiés, parents de la famille, logeaient chez nous depuis plus d'une semaine, et qu'il est fort difficile, sinon impossible, de lui faire place. Mais il insiste en nous disant que les trois militaires qui l'accompagnaient, un chauffeur, une ordonnance et un palefrenier, pourraient loger dans la remise aux autos, et que lui seul exigerait une chambre dans la maison même.
Croyant qu'en lui dévoilant ma nationalité il me serait plus facile de le dissuader, je lui dis simplement:
—Mais j'ai l'intention de quitter la Belgique avec ma famille pour retourner au Canada, car je suis canadien, et par conséquent sujet britannique.
—Je sais cela, me dit-il, je sais cela.
Je confesse que je fus assez étonné de constater qu'il connût si bien ma nationalité. Quel merveilleux service d'espionnage ont ces gens!
—Si, ajouta-t-il, vous ne devez pas quitter absolument la Belgique, rien ne vous empêche de demeurer ici, quoique sujet anglais. J'ai appris que vous êtes médecin, et que vous avez fait, en cette qualité, du service à l'hôpital d'Anvers. Vous n'avez; donc rien à craindre en demeurant ici, étant protégé par les lois et par l'autorité militaire.
J'échange un regard avec ma femme, et nous fûmes d'accord en un instant. Nous acceptions cet officier et ses hommes et nous restions. Cet arrangement nous allait d'autant mieux que Capellen, à cette époque, ne possédait plus de médecin, quelques-uns d'entre eux étaient rendus à l'armée, et les autres en Hollande. Dans ces circonstances, je pouvais me rendre très utile. Ma femme se trouvait à la tête d'une société de bienfaisance établie depuis assez longtemps à Capellen, et qui prenait, à cause de la guerre, une importance et une utilité inaccoutumées. Malgré les circonstances pénibles où nous nous trouvions par suite de l'occupation allemande, il nous sembla préférable, à tout prendre, de continuer à mener tranquillement la vie de famille dans notre foyer,—comme firent d'ailleurs la plupart de nos amis qui n'avaient pas eu le temps ou n'avaient pas voulu s'expatrier,—et à donner des soins aux malades et des secours aux pauvres.
Cet officier allemand devenu notre hôte était du Brunswick, et se nommait Goering. Il avait été attaché à l'ambassade allemande en Espagne pendant deux ans, et à celle du Brésil pendant huit ans. Il possédait, il faut le reconnaître, beaucoup de vernis international, parlait assez bien le français et l'anglais et n'avait, naturellement, aucun doute au sujet de la victoire définitive des armées allemandes. C'était aussi l'opinion des trois autres militaires qui l'accompagnaient. A ce moment, Anvers venait de tomber entre leurs mains, et ces bons Prussiens s'imaginaient que, dans quelques semaines au plus, leurs troupes débarqueraient en Angleterre. D'Ostende où ils entraient justement, il leur semblait qu'il n'y eût plus qu'un pas à faire.
Cet officier nous quitta à la fin de décembre après avoir demeuré avec nous environ trois mois. Je dois dire que je n'ai pas trouvé en lui le type de l'officier prussien, et cela se comprend facilement lorsque l'on songe que, depuis dix ans, il avait vécu en pays étranger, et en contact avec les diplomates et les attachés d'ambassade de tous les pays du monde. Son cosmopolitisme semblait l'avoir sauvé dans une certaine mesure, mais il n'en croyait pas moins à l'immense supériorité de la race allemande; il vantait la civilisation germanique et croyait que l'industrie allemande était destinée à accaparer tous les marchés de l'univers. Enfin, il prétendait que la France était dégénérée, que l'Angleterre n'avait pas et ne saurait jamais avoir d'armée puissante, que la prise de Calais et de Dunkerke n'était plus qu'une question de semaines, etc.
Durant les mois d'octobre et de novembre de cette année-là, il était encore possible, bien que la frontière fût gardée par des soldats allemands, de passer en Hollande sous un prétexte quelconque. On pouvait y aller pour acheter des provisions, pourvu que les sentinelles eussent l'assurance que nous ne partions pas pour ne plus revenir. Vers la Noël (1914), la frontière entre la ville d'Anvers et la Hollande fut fermée hermétiquement, si je puis me servir de cette expression. A un kilomètre environ de la frontière, où le fil de fer barbelé court d'un fort à l'autre, on avait installé un poste d'inspection et de contrôle. Le jour de Noël même, le contrôle des passe-ports se faisait, et personne ne pouvait passer à moins d'être muni d'un permis régulier émanant des bureaux de l'administration allemande à Anvers. Nous étions donc, de ce moment-là, privés de toute communications postales ou autres avec le reste du monde.
L'hiver était arrivé: la misère était grande en Belgique, et sans les secours en vivres et en vêtements venus des États-Unis et du Canada, une très forte portion de la population belge eut péri au cours de la froide saison.
Il convient de faire mention ici d'une société de bienfaisance dite de Saint-Vincent de Paul à laquelle nous avons donné notre humble concours et qui avait comme principales zélatrices, à Capellen, madame Geelhand, madame la comtesse Le Grelle, madame la baronne Osy, madame Guillet, madame Tinchant, madame de Waelhens, mademoiselle Linen, madame Joseph Cogels et, de Hollande, madame la comtesse van der Steegen.
C'est au sein de cette société, dont la charité et le dévouement ne se sont jamais démentis, que les pauvres et les malades trouvaient les secours et les consolations.