II

Quand je devins homme, mon oncle me communiqua les notes et les faits qu’il avait réunis au sujet de la maison maudite. Le Dr Whipple était un médecin traditionnaliste et fort équilibré de la vieille école et, malgré tout l’intérêt qu’il manifestait pour cette maison, il n’avait guère envie d’orienter les préoccupations d’un jeune homme vers l’anormal. Il estimait que, compte tenu de la nature du bâtiment et de ses propriétés manifestement insalubres, il n’y avait rien d’anormal. Mais il avait compris que le pittoresque même qui éveillait son propre intérêt risquait, dans l’imagination d’un enfant, de créer toute une suite de fantasmes dangereux.

Ce médecin célibataire était un vieil homme à cheveux blancs, toujours rasé de près ; historien remarquable, il s’était souvent lancé dans des controverses avec des tenants de la tradition comme Sidney S. Rider et Thomas W. Bicknell. Il n’avait qu’un domestique et vivait dans une maison géorgienne dont la porte d’entrée était décorée d’un heurtoir et dont le perron était muni d’une rampe en fer. Cette demeure était accrochée au flanc abrupt de la Rue du Palais- de-justice, à proximité de l’ancien tribunal et d’une maison coloniale où son grand-père (cousin du fameux corsaire, le capitaine Whipple, qui avait incendié, en 1722, le Gaspée, goélette armée de Sa Majesté) avait voté, le 4 mai 1776, en faveur de l’indépendance de la colonie de Rhode Island. Autour de lui, dans la bibliothèque humide au plafond bas, aux lambris blancs et moisis, à la cheminée sculptée, aux fenêtres couvertes de vigne vierge, subsistaient les vestiges et les chroniques de cette vieille famille où l’on retrouvait de nombreuses allusions à la maison maudite de la Rue des Bienfaits. Cet endroit maudit ne se trouve pas très loin, car la rue court derrière le tribunal, au sommet de la colline escarpée où s’étaient installés les premiers colons.

Lorsque, à force d’insister, ma curiosité d’adulte extorqua à mon oncle les histoires dont je cherchais à percer le mystère, il étala devant moi une étrange chronique. Cette longue histoire, statistique et rébarbative dans sa généalogie, contenait cependant toute une suite d’horreurs tenaces et de malveillances surnaturelles qui m’impressionnèrent encore plus qu’elles n’avaient impressionné le bon médecin. Des événements isolés se recoupaient d’une manière étrange et des détails apparemment sans liaison contenaient des myriades de possibilités hideuses. Une nouvelle et irrésistible curiosité s’empara de moi et je compris qu’auprès d’elle, ma quête enfantine avait été bien faible et désordonnée. La première révélation me lança dans une recherche exhaustive et éperdue qui se révéla désastreuse pour moi-même et pour les miens, car mon oncle insista pour m’accompagner dans l’enquête que j’avais entreprise, et au terme d’une nuit dans cette maison, il n’en revint pas. Je me sens bien seul sans cet homme merveilleux dont toute la vie ne fut qu’un tissu de vertus honorables, de bon goût, de gentillesse et d’érudition. J’ai fait élever une urne de marbre à sa mémoire dans le cimetière de Saintjohn que poe aimait tant : petit bois et grands saules sur la colline où les pierres tombales se pressent entre la masse vétusté de l’église, les maisons et les murs de la rue des Bienfaits.

L’histoire de la maison, noyée dans une marée de dates, ne contenait rien de macabre, qu’il s’agît de sa construction ou de la famille honorable et cossue qui l’avait érigée. Cependant, dès le début, une sorte de calamité, dont les événements ne devaient que trop bien confirmer la nature, s’était manifestée. L’histoire, soigneusement rapportée par mon oncle, commence avec la construction des fondations en 1763 et le récit en suit les différentes phases en détail. La maison maudite, semble-t-il, fut d’abord habitée par William Harris et sa femme Rhoby Dexter et leurs enfants Elkanah, né en 1755, Abigail, née en 1757, William Junior, né en 1759 et Ruth, née en 1761. Harris était un grand marchand et armateur qui faisait commerce avec les Indes occidentales et travaillait avec la maison Oba- diah Brown et neveux. Après la mort de Brown en 1761, la nouvelle entreprise de Nicholas Brown et Cie fit de lui le propriétaire du brick Prudence, construit dans les arsenaux de Providence, navire de 120 tonneaux qui lui permit de posséder la maison qu’il désirait depuis le début de son mariage.

Le site qu’il avait choisi dans le nouveau quartier à la mode de la rue de Derrière, au flanc de la colline qui dominait le quartier populeux de Cheapside, répondait à ses désirs et la maison elle-même était digne du quartier. C’était le maximum de ce que pouvait se permettre une fortune moyenne. Harris n’avait pas tardé à y emménager avant la naissance de son cinquième enfant. Ce garçon naquit en décembre, mais il était mort-né. Aucun autre enfant ne devait naître dans cette maison pendant un siècle et demi.

Au mois d’avril suivant, tous les enfants tombèrent malades et Abigail et Ruth moururent avant le mois de mai. Le docteur Hob Hives diagnostiqua une sorte de fièvre enfantine, mais d’autres virent dans ces deux décès une sorte de consomption irrémédiable. Cette maladie en tout cas devait être contagieuse, car Hannah Bowen, l’une des deux domestiques, en mourut au mois de juin. Eli Lideason, l’autre servante, se plaignait constamment d’une sorte de faiblesse. Elle serait bien revenue à la ferme de son père, à Rehoboth, si elle ne s’était prise d’affection pour Mehitabel Pierce, qui avait été engagé après la mort d’Hannah. Lui-même mourut l’année suivante ; ce fut une bien triste année, puisqu’elle entraîna également la mort de William Harris, affaibli par le climat de la Martinique où son commerce l’avait retenu de longs mois au cours de la précédente décennie.

Sa veuve, Rhoby Harris, ne résista pas à cette catastrophe et le décès de son aînée Elkanah, deux ans plus tard, compromit définitivement son équilibre mental. En 1768, elle contracta une espèce de folie légère et vécut désormais cantonnée à l’étage. Sa sœur aînée, Mercy Dex- ter, qui n’était pas mariée, vint s’occuper d’elle. Mercy était une femme osseuse et assez laide, d’une forte constitution, mais sa santé déclina dès son arrivée. Elle était fort dévouée à sa malheureuse sœur et avait une affection particulière pour le seul neveu qui lui restait, William, qui, jadis robuste bébé, était devenu un jeune homme maladif et chétif. Cette année-là la servante Mehitabel mourut et l’autre domestique, Preserved Smith, quitta la maison sans donner d’explication logique ou du moins en racontant des histoires à dormir debout et en se plaignant de la puanteur de l’endroit. Pendant quelque temps, Mercy ne put s’assurer le concours d’aucun domestique, car sept morts et un cas de folie, le tout en l’espace de cinq ans, avaient donné naissance à des bruits et des bavardages qui devaient ensuite prendre corps. Elle finit cependant par s’attacher une servante venue d’ailleurs, Anne White, femme maussade qui avait vécu dans ce qui était alors Kingstown et qui est devenu la ville d’Exeter, et un brave homme de Boston qui s’appelait Zenas Low.

C’est Anne White qui, la première, répandit des bruits sinistres sur la maison. Mercy aurait mieux fait de ne pas engager une personne du pays de Nooseneck, car ce village perdu dans les bois était alors, comme aujourd’hui, la proie des superstitions les plus folles. En 1892, les gens d’Exeter exhumèrent un cadavre et brûlèrent cérémonieusement son cœur en vue d’éviter certaines prétendues visites dangereuses à l’hygiène et à la paix publique ; on imaginera sans peine quelles pouvaient être les idées qui avaient cours dans ce village en 1768. Anne avait la langue bien pendue et, au bout de quelques mois, Mercy la renvoya et la remplaça par une femme gentille et fidèle, de Newport, Maria Robbins.

Cependant, la pauvre Rhoby Harris demeurait, dans sa folie, la proie des rêves et des fantasmes les plus hideux. Parfois, ses cris devenaient intolérables et des heures durant, elle poussait des hurlements horribles qui obligeaient son fils à aller vivre chez son cousin, Peleg Harris, dans le Sentier du Presbytère, près des nouveaux bâtiments du Collège. Le garçon semblait se bien trouver de ce séjour et si Mercy avait été aussi pratique que bien intentionnée, elle l’aurait définitivement confié à son cousin. La tradition hésite à répéter ce que Mme Harris hurlait dans ses rages. Ou plutôt elle nous rapporte des récits tellement extravagants que leur absurdité même les rend irrecevables. Il semble absurde, en effet, qu’une femme qui n’avait que des rudiments de français ait pu hurler pendant des heures des mots dans cette langue ou que cette même personne, isolée mais surveillée, se plaignît d’être mordue et dévorée par une chose qui la regardait fixement. En 1772, le domestique Zenas mourut et lorsque Mme Harris fut informée de ce décès, elle lança un éclat de rire comme on ne lui en avait jamais entendu. L’année suivante, elle mourut et fut enterrée au cimetière du Nord, à côté de son mari.

Lorsque la guerre avec la Grande-Bretagne éclata en 1775, William Harris, malgré ses seize ans et sa faible constitution, réussit à s’engager dans l’Armée d’Observation sous les ordres du général Greene. A partir de ce moment-là, la santé lui revint et la gloire lui sourit. En 1780, capitaine des Forces du Rhode Island à New Jersey sous les ordres du colonel Angell, il rencontra et épousa Phebe Hetfield, d’Elisabethtown, qu’il ramena à Providence lorsqu’il fut démobilisé, l’année suivante.

Le retour du jeune capitaine ne fut pas sans tristesse. La maison, il est vrai, était toujours bien tenue; on avait élargi la rue qui ne s’appelait plus rue de Derrière mais rue des Bienfaits. Cependant, Mercy Dexter, jadis d’une constitution à toute épreuve, était victime d’une étrange dépression ; maintenant toute courbée, elle faisait pitié ; sa voix était devenue caverneuse, sa pâleur effrayante et la seule servante qui lui restait était affectée des mêmes symptômes. A l’automne de 1782, Phebe Harris donna naissance à une fille mort-née et, le 15 mai suivant, Mercy Dexter quitta ce monde après une vie bien remplie, austère et vertueuse.

William Harris, finalement convaincu de la nature radicalement malsaine de sa demeure, se décida à l’abandonner et à y renoncer à jamais. Ayant trouvé une habitation temporaire où abriter sa famille, à la nouvelle auberge de la Boule d’or, il entreprit de faire construire une maison plus belle, rue Westminster, dans ce quartier de la ville qui se trouve de l’autre côté du Grand Pont. C’est là que son fils Dutee naquit en 1785. La famille y demeura jusqu’au moment où des nécessités professionnelles les ramenèrent de ce côté-ci du fleuve et de la colline, rue Angell, dans un nouveau quartier à l’Est, où feu Archer Harris bâtit une somptueuse demeure, au toit malheureusement hideux, en 1876. William et Phebe succombèrent tous deux à l’épidémie de fièvre jaune de 1797, mais Dutee fut élevé par son cousin Rathbone Harris, le fils de Peleg.

Rathbone, qui avait l’esprit pratique, loua la maison de la rue des Bienfaits, malgré le désir qu’avait William de l’abandonner. Considérant qu’il était de son devoir envers son pupille de faire fructifier tous les biens de l’enfant, il ne tint guère compte des morts et des maladies qui s’étaient abattues sur ses habitants, ni de l’aversion croissante dont cette maison faisait l’objet. On peut croire qu’il fut un peu mortifié lorsqu’en 1804 la municipalité lui ordonna de brûler du soufre, du goudron et du camphre dans cette demeure, en raison de la mort douteuse de quatre personnes qui avaient, pensait- on, succombé à l’épidémie de fièvre jaune. On prétendait que la maison avait une odeur de miasmes.

Dutee lui-même ne fut guère attaché à cette maison, car il devint corsaire et se distingua sur le Vigilant, sous les ordres du capitaine Cahoone, dans la guerre de 1812. Il revint sain et sauf, se maria en 1814 et devint père dans cette nuit mémorable du 23 septembre 1815 où un cyclone inonda la moitié de la ville et fit s’échouer, dans la rue Westminster, un grand sloop dont les mâts vinrent presque cogner aux fenêtres des Harris, comme pour saluer symboliquement le bébé Welcome, fils de marin.

Welcome mourut avant son père, mais glorieusement, à Fredericksbourg, en 1862. Ni lui ni son fils Archer ne se préoccupèrent de la maison maudite. Ils la considéraient comme une charge, impossible à louer, peut-être à cause de son humidité, de sa puanteur et de sa vieillesse. En fait, elle ne fut jamais louée après une série de morts dont le paroxysme se situe en 1861 mais que les malheurs de la guerre effacèrent. Carrington Harris, le dernier des héritiers mâles, n’y voyait qu’une épave légendaire non dépourvue de pittoresque, jusqu’au jour où je lui dis ce que j’en savais. Il avait l’intention de la démolir et de construire en la place une maison de rapport, mais, après m’avoir entendu, il décida de la garder, de la moderniser et de la louer. Il n’éprouva aucune difficulté à le faire. L’horreur en était passée.