ILS ÉTAIENT VIVANTS ET ILS M’ONT PARLÉ
Je suis assis dans une petite pièce dont tout un panneau est tapissé de livres. C’est la première fois que j’ai eu le plaisir de travailler avec un semblant de bibliothèque. Il n’y a sans doute guère plus de cinq cents volumes en tout, mais, pour la plupart, je les ai choisis. C’est la première fois depuis mes débuts dans la carrière d’écrivain que je suis entouré d’une bonne partie des livres que j’ai toujours eu envie de posséder. Je considère pourtant comme un avantage plutôt qu’un inconvénient d’avoir jadis presque toujours travaillé sans bibliothèque à ma disposition.
Un des premiers souvenirs que j’associe à la lecture, c’est celui des efforts que j’ai dû faire pour me procurer des livres. Et encore, qu’on ne s’y trompe pas, pas pour m’en assurer la possession, mais seulement pour mettre la main dessus. Dès l’instant où la passion de la lecture s’est emparée de moi, je n’ai rencontré que des obstacles. À la bibliothèque, les livres que je voulais étaient toujours sortis. Et je n’avais, bien entendu, jamais l’argent pour les acheter. Il ne fallait pas songer non plus à obtenir de la bibliothèque de mon quartier – j’avais alors dix-huit ou dix-neuf ans – la permission d’emprunter un ouvrage aussi « démoralisateur » que la Chambre rouge de Strindberg. À cette époque, les livres interdits aux jeunes lecteurs étaient marqués d’étoiles, une, deux ou trois selon le degré d’immoralité qu’on leur attribuait. Je crois bien que ce procédé est toujours en vigueur. Je l’espère, car je ne connais rien de mieux calculé pour exciter l’appétit que ce système stupide de classification et d’interdiction.
Qu’est-ce qui rend un livre vivant ? Voilà une question qui se pose souvent ! La réponse me paraît toute simple. Un livre vit grâce à la recommandation passionnée qu’en fait un lecteur à un autre. Rien ne peut étouffer cet instinct fondamental de l’homme. Quoi qu’en puissent dire les cyniques et les misanthropes, je suis convaincu que les hommes s’efforceront toujours de faire partager les expériences qui les touchent le plus profondément.
Les livres sont une des rares choses que les hommes chérissent vraiment. Et les esprits les plus nobles sont ceux-là aussi qui se séparent le plus facilement de leurs plus chères possessions. Un livre qui traîne sur un rayon, c’est autant de munitions perdues. Prêtez et empruntez tant que vous pourrez, aussi bien livres qu’argent ! Mais surtout les livres, car ils représentent infiniment plus que l’argent. Un livre n’est pas seulement un ami, il vous aide à en acquérir de nouveaux. Quand vous vous êtes nourri l’esprit et lame d’un livre, vous vous êtes enrichi. Mais vous l’êtes trois fois plus quand vous le transmettez ensuite à autrui.
Une envie irrésistible me prend soudain de donner un conseil. Le voici : lisez le moins, et non pas le plus possible ! Oh, bien sûr, j’ai envié ceux qui se noyaient dans la lecture. Moi aussi, au fond de mon cœur, j’aurais voulu me baigner parmi ces livres dont j’ai si longtemps caressé le nom dans mes rêves. Mais je sais que c’est sans importance. Je sais maintenant que je n’avais pas besoin de lire même le dixième de ce que j’ai lu. Ce qu’il y a de plus difficile dans la vie, c’est d’apprendre à ne faire que ce qui vous est strictement profitable, ce qui est d’un intérêt vital.
Il existe un excellent moyen de vérifier la valeur de ce conseil que je ne donne pas à la légère. Quand vous tombez sur un livre que vous aimeriez lire, ou que vous croyez que vous devriez lire, laissez-le de côté quelques jours. Mais pensez-y de toutes vos forces. Que le titre et le nom de l’auteur soient sans cesse présents à votre esprit. Imaginez ce que vous auriez pu écrire vous-même si vous en aviez eu l’occasion. Demandez-vous sincèrement s’il est bien nécessaire d’ajouter cet ouvrage à votre bagage de connaissances ou à votre fonds de distractions. Essayez de vous représenter ce que ce serait d’y renoncer. Si vous estimez alors que vous devez vraiment lire ce livre, voyez avec quelle ardeur extraordinaire vous vous y attaquez. Notez aussi que, pour stimulante que puisse être cette lecture, elle vous apporte en fait bien peu. Si vous êtes sincère avec vous-même, vous reconnaîtrez que vous ne sortez grandi de cette expérience que pour avoir simplement résisté à vos instincts.
Il est incontestable que la majorité des livres se chevauchent. Bien rares sont ceux qui donnent une impression d’originalité, que ce soit dans le style ou dans la pensée. Et combien rares les livres irremplaçables : il n’y en a pas plus de cinquante, peut-être, dans toute la littérature. Dans un de ses derniers romans autobiographiques, Biaise Cendrars fait observer que Rémy de Gourmont, qui avait parfaitement conscience de ces répétitions d’un livre à l’autre, avait le don de choisir et de lire tout ce qui était valable en littérature. Cendrars lui-même – qui s’en douterait ? – est un lecteur prodigieux. Il lit la plupart des auteurs dans leur langue originale. Bien mieux, quand il aime un écrivain, il lit toutes ses œuvres, aussi bien que sa correspondance et que les ouvrages qui lui ont été consacrés. Je crois bien que de nos jours son cas est à peu près unique. Car, non content d’avoir beaucoup et bien lu, il a lui-même écrit un grand nombre de livres, par-dessus le marché, pourrait-on dire : car Cendrars est avant tout un homme d’action, un aventurier et un explorateur, un homme qui a su royalement « perdre » son temps. Il est un peu le Jules César des lettres.
L’autre jour, à la demande de l’éditeur français Gallimard, j’ai dressé une liste des cent livres 1 qui, à mon avis, avaient exercé sur moi la plus grande influence. Liste d’ailleurs assez étrange, comportant des titres aussi incongrus que Peck’s Bad Boy, Letters from the Mahatmas et Pitcairn Island. Le premier de ces trois ouvrages est un livre franchement mauvais, que j’ai lu quand jetais enfant. J’ai cru bon cependant de le faire figurer dans ma liste parce que jamais aucun autre livre ne m’a fait rire aussi franchement. Plus tard, vers l’âge de quinze ans, j’allais périodiquement emprunter à la bibliothèque municipale les livres du rayon marqué « Humour ». Comme j’en ai trouvé peu qui fussent vraiment humoristiques ! C’est le domaine littéraire où règne la plus affligeante pauvreté. Après avoir cité Huckleberry Finn, The Crock of Gold, Lysistrata, les Âmes mortes, deux ou trois œuvres de Chesterton et Juno and the Paycock, je serais bien en peine de citer quoi que ce soit de remarquable dans le genre humoristique. Il y a bien des passages de Dostoïevski et d’Hamsun, qui me font rire aux larmes, mais il ne s’agit que de passages. Les humoristes professionnels, et leurs noms sont légion, m’ennuient à mourir. Je trouve tout aussi mortels les livres sur l’humour, comme ceux de Max Eastman, d’Arthur Kœstler ou de Bergson. Ce serait, me semble-t-il, une belle réussite si je parvenais, avant de disparaître, à écrire ne serait-ce qu’un seul livre d’humour. Les Chinois, soit dit en passant, possèdent un sens de l’humour très proche de moi et auquel je suis très sensible. Surtout leurs poètes et leurs philosophes.
Dans les livres d’enfants, qui nous marquent le plus. −.je veux parler des contes de fées, des légendes, des mythes et des récits allégoriques – l’humour, bien sûr, est tristement absent. Les principaux ingrédients semblent être l’horreur et la tragédie, la concupiscence et la cruauté. Mais c’est en lisant ces livres que se nourrit l’imagination. À mesure que l’on vieillit, on rencontre de plus en plus rarement la fantaisie et l’imagination. On est prisonnier d’une routine qui devient sans cesse plus monotone. L’esprit s’émousse si bien qu’il faut vraiment un ouvrage extraordinaire pour nous tirer de notre indifférence ou de notre apathie.
En même temps que les lectures enfantines, il est un autre facteur que nous avons tendance à oublier, les conditions matérielles de ces premiers contacts avec la littérature. Après des années, avec quelle netteté on se souvient de la contexture d’un livre favori, de la typographie, de la reliure, des illustrations ! Comme on se rappelle facilement la date et le cadre de nos premières lectures ! Le souvenir de certains livres est lié à une maladie, d’autres au mauvais temps, à une punition ou à une récompense. Le monde intérieur et le monde extérieur se fondent dans ces souvenirs. Et ces lectures sont véritablement des « événements » de notre vie.
Il est une chose encore qui distingue les lectures d’enfance de celles de l’âge mûr, c’est l’absence de choix. Les livres qu’on lit quand on est enfant, on vous les jette à la tête sans discernement. Heureux l’enfant qui a des parents de bon conseil ! Mais tel est le prestige de certains livres que même les parents ignorants ne peuvent guère les éviter. Quel enfant n’a pas lu Sindbad le Marin, Jason et la Toison d’or, Ali Baba et les quarante voleurs, les Contes de Grimm et d’Andersen, Robinson Crusoé, les Voyages de Gulliver, entre autres ?
Et qui, je vous le demande, n’a pas savouré le mystérieux plaisir que l’on éprouve plus tard à relire ses premiers auteurs préférés ? Récemment, après un intervalle de presque cinquante ans, j’ai relu Lion of the North, de Henty. À chaque Noël, mes parents m’offraient huit ou dix de ses livres, et je crois bien les avoir tous lus à quatorze ans. Aujourd’hui, et cela me paraît phénoménal, je puis ouvrir n’importe lequel des ouvrages de Henty et y trouver le même intérêt passionné que quand j étais enfant. Il n’a pas l’air de « traiter de haut » son lecteur. Il semble bien plutôt être avec lui sur un pied d’intimité. Tout le monde sait, je suppose, que les livres de Henty sont des romans historiques. Pour les garçons de mon temps, ils étaient extrêmement importants, car ils nous donnaient notre premier aperçu sur l’histoire mondiale. The Lion of the North, par exemple, traite de Gustave-Adolphe et de la guerre de Trente Ans. On y voit apparaître la figure étrange et énigmatique de Wallenstein. En relisant l’autre jour les pages où il est question de Wallenstein, je croyais les avoir lues seulement quelques mois auparavant. Comme je le remarquai dans une lettre à un ami après avoir refermé le livre, c’est dans ces pages sur Wallenstein que je rencontrai pour la première fois les mots de « destinée » et d’« astrologie ». Mots lourds de sens, on en conviendra, pour un jeune garçon.
Je parlais au début de ce chapitre de ma « bibliothèque ». Je n’ai eu que récemment le plaisir de lire des ouvrages sur Montaigne et sur son époque. Comme la nôtre, c’était une époque d’intolérance, de persécution et de massacres collectifs. J’avais naturellement entendu parler de la façon dont Montaigne s’était retiré de la vie active, dont il se consacrait aux livres, de la vie calme et rangée qu’il menait, si riche et si profonde. Voilà un homme dont on pouvait dire qu’il possédait une bibliothèque ! Je l’enviai un moment. « Si, me disais-je, je pouvais avoir dans cette petite pièce, à portée de la main tous les livres que j’ai aimés étant enfant, adolescent ou jeune homme, quelle chance j’aurais ! » J’ai toujours eu l’habitude de couvrir d’annotations mes livres favoris. « Comme ce serait merveilleux, pensais-je, de revoir ces notes, de savoir quelles étaient mes opinions et mes réactions en ces lointaines années ! » Je songeais à Arnold Bennett, et à l’excellente habitude qu’il avait prise de glisser à la fin de tous les livres qu’il lisait quelques pages blanches où il pouvait noter ses remarques et ses impressions au fur et à mesure de sa lecture. On est toujours curieux de savoir ce que l’on était, comment on se comportait, comment on réagissait aux idées et aux événements à différentes époques du passé. Dans les annotations marginales portées sur certains livres, on n’a pas de mal à découvrir ce qu’on était autrefois.
Quand on se rend compte de la prodigieuse évolution que l’on subit au cours d’une vie, on en vient à se demander : « La vie cesse-t-elle avec la mort du corps ? N’ai-je pas déjà eu une vie antérieure ? Ne reviendrai-je pas sur la terre ou peut-être sur quelque autre planète ? Ne suis-je pas vraiment impérissable comme tout le reste de l’univers ? » Peut-être aussi éprouve-t-on le besoin de se poser une question plus importante encore : Ai-je bien appris ma leçon sur cette terre ?
Montaigne, je l’ai noté avec plaisir, parle souvent de sa mauvaise mémoire. Il raconte qu’il était incapable de se rappeler le contenu de certains livres, voire les impressions qu’il en avait gardées, alors qu’il les avait souvent lus non pas une, mais plusieurs fois. Je suis pourtant persuadé qu’il devait avoir sur d’autres plans une excellente mémoire. La plupart des gens ont une mémoire capricieuse et défaillante. Les gens qui peuvent donner des citations aussi abondantes qu’exactes des milliers de livres qu’ils ont lus, qui peuvent rapporter en détail l’intrigue d’un roman, qui peuvent citer des noms et des dates d’événements historiques possèdent une espèce monstrueuse de mémoire qui m’a toujours écœuré. Je suis de ceux qui ont une mémoire assez faible à certains égards et remarquable dans d’autres domaines. Quand je veux vraiment me rappeler quelque chose, je peux y parvenir, encore que cela me demande souvent bien du temps et bien des efforts. Je sais, au fond, que rien ne se perd. Mais je sais aussi qu’il est important de « savoir oublier ». Le parfum, la saveur, l’arôme, l’ambiance, tout comme la valeur ou la non-valeur des choses, je ne les oublie jamais. Le seul genre de mémoire que je voudrais avoir, c’est la mémoire à la Proust. Il me suffit de savoir que cette mémoire infaillible et intégrale existe. Combien de fois nous arrive-t-il, en feuilletant un livre lu il y a longtemps, de tomber sur des passages dont chaque mot éveille un écho brûlant, inoubliable ? Récemment, alors que je terminais la rédaction du second livre de la Crucifixion en rose, je dus consulter les notes que j’avais prises voilà bien des années sur le Decline of the West de Spengler. Il y avait certains passages, un grand nombre je dois le dire, dont je n’avais qu’à lire les premiers mots : tout le reste suivait comme un enchaînement musical. Le sens des mots avait parfois perdu un peu de l’importance que j’y attachais jadis, mais pas les mots eux-mêmes. Chaque fois que je relisais ces passages, et cela m’arrivait souvent, la langue m’en paraissait plus parfumée, plus riche, plus imprégnée de cette qualité mystérieuse que tout grand écrivain confère à son style et qui est la marque de son génie propre. En tout cas, je fus si frappé par la vitalité et par le caractère hypnotique de ces pages de Spengler que je décidai d’en citer quelques-unes intégralement. C’était une expérience que je me sentais obligé de tenter, pour moi et pour mes lecteurs. Les lignes que j’avais choisi de citer avaient fini par devenir miennes et j’estimais que je devais les faire connaître à d’autres. N’avaient-elles pas joué un rôle aussi important dans ma vie que les rencontres fortuites, les crises et les incidents que je rapportais comme formant la trame de mon existence ? Pourquoi ne pas révéler intégralement Oswald Spengler aussi puisqu’il constituait un des événements de ma vie ?
Je suis de ces lecteurs qui, de temps en temps, recopient de longs passages des livres qu’ils lisent. Chaque fois que je commence à fouiller dans mes affaires, je retrouve de ces citations. Par bonheur ou par malheur, je ne les ai jamais sous la main quand j’en ai besoin. Je passe quelquefois des journées entières à essayer de me rappeler où j’ai bien pu les cacher. C’est ainsi que l’autre jour, ouvrant un de mes carnets de Paris pour chercher je ne sais quoi, je tombai sur un de ces passages avec lesquels j’ai vécu des années. C’est un extrait de l’introduction d’Havelock Ellis à Against the Grain. En voici le début :
Le poète des Fleurs du mal a aimé ce qu’on appelle improprement le style décadent, et qui n’est rien d’autre que l’art parvenu à ce point d’extrême maturité que confère le soleil couchant des vieilles civilisations : un style ingénieux et compliqué, plein d’ombres et de recherche, repoussant sans cesse les limites du langage, empruntant sa couleur à toutes les palettes et ses notes à tous les claviers…
Puis vient une phrase qui me semble toujours jaillir comme un signal de sémaphore :
Le style de la décadence est l’ultime expression du Verbe, poussé dans ses derniers retranchements.
Souvent, j’ai copié des phrases comme celle-là en gros caractères pour les placer au-dessus de ma porte afin qu’en partant mes amis fussent sûrs de les lire. D’aucuns ont une tout autre réaction : ils gardent secrètes ces précieuses révélations. Ma faiblesse à moi, c’est de crier sur les toits chaque fois que je crois avoir découvert quelque chose qui me paraisse d’une importance vitale. Quand je viens de finir un livre admirable, par exemple, je m’installe presque toujours à ma table pour écrire des lettres à mes amis, parfois à l’auteur, voire à l’éditeur. L’expérience qu’a été pour moi cette lecture devient un élément qui prend place dans ma conversation de tous les jours, qui s’intègre à ce que je bois, à ce que je mange. J’ai parlé de faiblesse à ce propos. J’ai peut-être tort. « Croissez et multipliez ! » a commandé le Seigneur. E. Graham Howe, l’auteur de War Dance, l’a exprimé sous une autre forme que j’aime encore mieux. « Créez et partagez ! » conseillait-il. Et bien qu’au premier abord, la lecture puisse ne pas sembler un acte de création, c’en est un pourtant au sens profond du terme. Sans le lecteur enthousiaste, qui est vraiment la contrepartie de l’auteur et très souvent son plus secret rival, un livre mourrait. L’homme qui répand la bonne parole augmente non seulement la vie du livre en question mais l’acte de création lui-même. Il insuffle l’esprit aux autres lecteurs. Partout il se fait le champion de l’esprit créateur. Qu’il en ait ou non conscience, ce qu’il fait là c’est louer l’œuvre de Dieu. Car le bon lecteur, comme le bon auteur, sait que tout est issu de la même source. Il sait qu’il ne pourrait partager l’expérience personnelle de l’auteur s’il n’était pas lui-même pétri de la même substance. Et quand je dis auteur, j’entends Auteur, avec un A majuscule. L’écrivain est évidemment le meilleur de tous les lecteurs, car en écrivant, ou en « créant » comme on dit, il ne fait que lire et que transcrire le grand message de la création que dans sa bonté le Créateur a dévoilé à ses yeux.
Dans l’appendice, le lecteur trouvera une liste d’auteurs et de titres composée de curieuse façon[1]. J’en fais mention parce que je crois important de souligner tout de suite un fait psychologique concernant la lecture qu’ont négligé la plupart des ouvrages sur ce sujet. C’est celui-ci : un grand nombre des livres dans le commerce desquels on vit sont ceux qu’on n’a jamais lus. Ils prennent parfois une importance stupéfiante. Ils se rangent dans au moins trois catégories. La première comprend tous ces livres qu’on a vraiment l’intention de lire un jour mais qu’on ne lira sans doute jamais ; dans la seconde se trouvent ceux qu’on devrait, estime-t-on, avoir lus, et dont on lira sans doute quelques-uns avant de mourir ; la troisième compte les livres dont on entend parler, à propos desquels on a lu quelque chose, mais qu’on est à peu près certain de ne jamais lire, parce que rien, apparemment, ne pourra jamais abattre le mur de préjugés dressé autour d’eux.
Dans la première catégorie se trouvent les œuvres monumentales, pour la plupart des classiques, qu’on a honte d’avouer n’avoir jamais lus : des volumes dont on grignote à l’occasion quelques pages, pour mieux les repousser ensuite, avec la conviction plus enracinée que jamais qu’ils demeurent illisibles. Cette liste varie suivant les individus. En ce qui me concerne, pour ne citer que quelques titres parmi les plus remarquables, elle comprend les œuvres d’auteurs aussi célèbres qu’Homère, Aristote, Francis Bacon, Hegel, Rousseau (à l’exception de l’Émile), Robert Browning, Santayana. Je mets dans la seconde catégorie : Arabia Deserta, le Déclin et la Chute de l’Empire romain, les Cent vingt jours de Sodome, les Mémoires de Casanova, le Mémorial de Sainte-Hélène, l’Histoire de la Révolution française de Michelet. Dans la troisième, le Journal de Pepys, Tris-tram Shandy, Wilhelm Meister, The Anatomy of Melancoly, le Rouge et le Noir, Marius the Epicurean, the Education of Henry Adams.
Parfois une allusion épisodique à un auteur qu’on a négligé de lire ou qu’on a définitivement renoncé à lire − un passage par exemple, dans l’œuvre d’un auteur qu’on admire, les propos d’un ami qui lui aussi aime les livres – suffit à nous faire courir pour reprendre un livre, le lire avec un œil neuf et le revendiquer. Il faut bien le dire pourtant, dans l’ensemble, les livres que l’on néglige ou qu’on repousse délibérément finissent rarement par être lus. Certains sujets, certains styles, ou quelque association d’idées déplaisante produite par le titre de certains livres, créent parfois une répugnance presque insurmontable. Rien au monde, par exemple, ne pourrait m’inciter à reprendre Fairy Queen de Spenser que j’ai commencé au collège et qu’il m’a fallu par bonheur abandonner parce que j’ai quitté précipitamment cet établissement. Jamais non plus je ne veux lire une ligne d’Edmund Burke, d’Addison ni de Chaucer ; encore que ce dernier me semble pourtant mériter d’être lu. Racine et Corneille sont deux autres auteurs que je doute fort ne jamais parcourir de nouveau, et pourtant Racine m’intrigue à cause d’un brillant essai sur Phèdre que j’ai lu récemment dans The Clowns Grail[2]. Il y a d autre part des ouvrages qui sont à la base même de la littérature mais qui sont si loin de notre mode de pensée, de notre expérience qu’ils en sont devenus « intouchables ». Certains auteurs, censés être aux bastions de notre culture occidentale sont plus loin de moi que ne le sont les Chinois, les Arabes ou les peuples primitifs. Quelques-unes des œuvres littéraires les plus remarquables proviennent de cultures qui n’ont pas directement contribué à notre développement. Aucun conte de fées, par exemple, n’a exercé sur moi d’aussi forte influence que ceux du Japon, que j’ai connus parles écrits de Lafcadio Hearn, une des figures les plus exotiques de la littérature américaine. Je ne connais pas de récits qui m’aient plus séduit que les contes tirés des Mille et Une Nuits. Le folklore des Indiens d’Amérique me laisse froid, alors que le folklore africain me touche profondément.[3] Et, comme je l’ai dit maintes fois, tout ce que j’ai lu de littérature chinoise (à l’exception de Confucius) me semble avoir été écrit par mes ancêtres directs.
J’ai dit que parfois c’est un auteur qu’on estime qui vous met sur la voie d’un livre négligé. « Comment ! Il a aimé ce livre ? » vous dites-vous, et aussitôt les barrières tombent, non seulement vous avez l’esprit ouvert, mais accueillant et déjà enflammé d’impatience. Il arrive souvent que ce ne soit pas un ami ayant les mêmes goûts que vous mais une personne rencontrée par hasard qui ranime votre intérêt dans un livre mort. Parfois cet individu donne l’impression d’être un sot et l’on se demande pourquoi l’on garderait le souvenir d’un livre qu’il a recommandé en passant, ou peut-être même qu’il n’a pas recommandé du tout mais dont il a seulement dit, au hasard de la conversation, que c’était un ouvrage « curieux ». Un jour où l’on est désœuvré, où l’on a une heure à perdre, brusquement on repense à cette conversation et on décide de jeter un coup d’œil au livre en question. Alors c’est le choc, la surprise de la découverte. Les Hauts de Hurlevent ont été pour moi un exemple de ce genre de révélation. À force d’en avoir tant et tant entendu chanter les louanges, j’en étais arrivé à la conclusion qu’un roman anglais et écrit par une femme ! – ne pouvait pas être aussi bon qu’on le disait. Et puis un jour, un ami dont le goût me semblait bien peu sûr laissa tomber à propos de ce livre quelques mots lourds de sens. J’eus tôt fait d’oublier ses propos mais le poison faisait son œuvre en moi. Sans m’en rendre compte, j’en vins à nourrir la secrète résolution de jeter un jour un coup d’œil à ce livre fameux. Finalement, voilà quelques années à peine, Jean Varda me le mit entre les mains[4] – Je le lus d’une traite, abasourdi comme tout le monde sans doute par son extraordinaire puissance et sa beauté. C’est vraiment un des très grands romans de langue anglaise. Et, par orgueil, par préjugé, j’avais bien failli ne pas le lire.
Avec la Cité de Dieu, ce fut une tout autre histoire. Bien des années auparavant, j’avais, comme tout le monde lu les Confessions de saint Augustin. Et cette lecture m’avait fait une forte impression. Et voilà qu’à Paris quelqu’un me fourre entre les mains une édition de la Cité de Dieu en deux volumes. Je trouvai cet ouvrage non seulement ennuyeux à mourir, mais par endroits monstrueusement ridicule. Un libraire anglais, apprenant par un ami commun – et à sa grande surprise, je n’en doute pas – que j’avais lu cette œuvre, me fit dire que si seulement je voulais bien annoter mon exemplaire, il pourrait m’en avoir un bon prix. J’entrepris donc de le relire, en m’efforçant péniblement de couvrir les marges d’annotations, généralement peu flatteuses – après avoir passé environ un mois à cette vaine tâche, j’envoyai le livre en Angleterre. Vingt ans plus tard je reçus une carte de ce même libraire, m’annonçant qu’il espérait vendre le livre d’ici quelques jours, il avait enfin trouvé un client. Et je n’entendis plus jamais parler de lui. Drôle d’histoire !
Toute ma vie durant, le mot « confessions » dans un titre a eu sur moi l’effet d’un aimant. J’ai déjà parlé de La Chambre rouge de Strindberg (publié en anglais sous le titre de Confession of a Eoal). J’aurais dû faire mention aussi du livre célèbre de Marie Bashkirtseff et des Confessions of Two Brothers de Powys. Il y a cependant de très célèbres confessions dans la lecture desquelles je n’ai jamais eu le courage de me lancer. Celles de Rousseau, celles de Thomas de Quincey non plus. Voici peu de temps, j’ai fait une nouvelle tentative avec les Confessions de Rousseau, mais au bout de quelques pages, j’ai dû abandonner. J’ai, par contre, la ferme intention de lire son Émile dès que je pourrai en trouver un exemplaire dans une typographie lisible. Le peu que j’en ai lu m’a extraordinairement séduit.
J’estime qu’ils se trompent lourdement ceux qui affirment que les bases de la connaissance, de la culture, les bases de tout sont nécessairement ces classiques que l’on trouve énumérés dans toutes les listes des « meilleurs » livres. Je sais qu’il existe plusieurs universités dont tout le programme se fonde sur ce genre de liste. À mon avis, tout homme doit bâtir lui-même ses propres fondations. C’est le caractère unique de chacun qui en fait un individu. Quels que soient les matériaux qui ont contribué à donner sa forme à notre culture, chaque homme doit décider tout seul des éléments qu’il y choisira pour son propre usage. Les grandes œuvres sélectionnées par des esprits universitaires ne représentent que leur choix à eux. De tels esprits ont la manie de s’imaginer être nos guides élus, nos mentors. Peut-être si l’on nous laissait libre, finirions-nous par partager leur point de vue. Mais le moyen le plus sûr de ne pas parvenir à ce résultat, c’est de conseiller la lecture de telle liste de livres, représentant les soi-disant fondations de toute culture. Un homme devrait commencer par son époque. Il devrait commencer par se familiariser avec le monde où il vit et dont il fait partie. Il ne devrait pas avoir peur de lire trop ou trop peu. Il devrait lire comme il mange ou comme il prend de l’exercice. Le bon lecteur ne tardera pas à graviter autour des bons livres. Il découvrira, grâce à ses contemporains, ce qu’il y a dans la littérature du passé qui apporte un exemple, une inspiration ou simplement un délassement. Il devrait avoir le plaisir de faire ces découvertes tout seul, à sa guise. Tout ce qui a de la valeur, du charme, de la beauté, tout ce qui est lourd de sagesse ne saurait être perdu ni oublié. Mais les choses peuvent perdre toute valeur, tout charme, toute séduction, si l’on vous traîne par les cheveux pour les admirer. N’avez-vous jamais remarqué, après bien des expériences décevantes, que quand on recommande un livre à un ami, moins on en dit mieux cela vaut ? Dès l’instant que vous recommandez trop chaleureusement un livre, vous éveillez chez votre interlocuteur une certaine résistance. Il faut savoir administrer les éloges et les doser, calculer la durée du traitement. Les gurus de l’Inde et du Tibet, on l’a souvent fait observer, pratiquent depuis des siècles l’art difficile de décourager l’ardeur de ceux qui voudraient devenir leurs disciples. On pourrait fort bien appliquer le même genre de stratégie en ce qui concerne la lecture. Découragez un homme de la bonne manière, c’est-à-dire en songeant au but que vous voulez atteindre, et vous le mettrez d’autant plus vite sur la bonne voie. Ce qui est important, ce n’est pas quels livres, quelles expériences un homme doit connaître, mais bien ce qu’il a à apporter de lui-même dans ses lectures et dans sa vie.
Un des impondérables les plus mystérieux de la vie, c’est ce qu’on appelle les influences. Elles obéissent sans nul doute aux lois de la gravitation. Mais il ne faut pas oublier que quand nous sommes attirés dans une certaine direction, c’est aussi parce que nous avons poussé de ce côté, peut-être même sans le savoir. Il va de soi que nous ne sommes pas à la merci de n’importe quelle influence. Nous n’avons pas toujours conscience des forces et des facteurs qui exercent une influence sur nous d’une période à l’autre de notre existence. Il est des hommes qui ne se connaissent jamais eux-mêmes pas plus qu’ils ne savent ce qui motive leur comportement. C’est même le cas de la plupart des gens. Chez d’autres, le sens de la destinée est si net, si fort qu’ils ne semblent guère avoir de choix : ils créent les influences dont ils ont besoin pour parvenir à leurs fins. J’emploie délibérément le mot « créent », car dans certains cas frappants l’individu a littéralement été obligé de créer les influences nécessaires. Nous voici sur un terrain étrange. Si j’introduis dans mon exposé un élément aussi abstrus, c’est que, quand il s’agit de livres, comme avec les amis, les amants, les aventures et les découvertes, tout est inextricablement mêlé. Le désir de lire un livre est souvent provoqué par l’incident le plus inattendu. Pour commencer, tout ce qui arrive à un homme fait partie d’un tout bien défini. Les livres qu’il choisit de lire ne font pas exception à cette règle. Peut-être a-t-il lu les Vies de Plutarque ou les Quinze Batailles qui ont décidé du sort du monde parce qu’une tante un peu gâteuse lui a fourré ces livres sous le nez. Il a très bien pu ne pas les lire s’il détestait cette tante. Parmi les milliers de titres que l’on rencontre, dès les plus jeunes années, comment se fait-il que tel individu se dirige vers certains auteurs et celui-là vers d’autres ? Les livres qu’un homme lit sont déterminés par ce qu’il est lui-même. Si on laisse un homme seul dans une chambre avec un livre, un seul livre, cela ne veut pas nécessairement dire qu’il le lira parce qu’il n’a rien de mieux à faire. Si le livre l’ennuie, il le laissera tomber, même si l’inaction le conduit au bord de la folie. Certains hommes, quand ils lisent, prennent la peine de consulter toutes les références citées en notes ; d’autres n’ont pas un regard pour ces mêmes notes. D’aucuns entreprendront de longs et pénibles voyages pour lire un livre dont le titre les a intrigués. Les aventures et découvertes de Nicolas Flamel dans sa quête du Livre d’Abraham le Juif constituent une des pages d’or de la littérature.
Comme je le disais, une remarque faite en passant par un ami, une rencontre accidentelle, la lecture d’une note, une maladie, la solitude, quelque caprice de la mémoire, bref, mille et une raisons peuvent nous lancer à la poursuite d’un livre. Parfois, l’on est sensible à la moindre suggestion, à l’allusion la plus détournée. Et parfois aussi, il faudrait de la dynamite pour nous mettre en branle.
Une des grandes tentations, pour un écrivain, c’est de lire pendant qu’il est occupé à écrire un livre. Pour ma part, on dirait que dès l’instant où je commence un nouveau livre, je suis pris en même temps d’une frénésie de lecture. En fait, à peine suis-je lancé dans la rédaction d’un nouvel ouvrage que quelque instinct pervers me donne l’envie de faire mille autres choses : et non pas, comme c’est souvent le cas, par désir d’échapper à mon travail. Je découvre simplement que je peux écrire et faire autre chose en même temps. Quand on est saisi du besoin de créer – dans mon cas, du moins – voilà qu’on devient créateur dans toutes les directions à la fois.
C’était, je dois l’avouer, avant que je me misse à écrire, que la lecture était pour moi le plus voluptueux et aussi le plus pernicieux des passe-temps. Quand je regarde en arrière, il me semble que la lecture n’était rien de plus qu’un stupéfiant, qui me stimulait tout d’abord, mais qui me déprimait et me paralysait ensuite. Du jour où je commençai sérieusement à écrire, mes habitudes de lecteur se modifièrent. Un nouvel élément s’y introduisit. Un élément fécondant, pourrais-je dire. Quand j’étais jeune homme, je me disais souvent, en reposant un livre, que j’aurais pu faire mieux moi-même. Plus je lisais, plus je critiquais. C’était à peine si je trouvais rien d’assez bon pour moi. J’en vins peu à peu à mépriser les livres – et les auteurs aussi. Souvent, les écrivains que j’avais le plus adorés devenaient ceux que je châtiais le plus impitoyablement. Bien sûr, il y avait toujours une catégorie d’auteurs dont les pouvoirs magiques me déconcertaient. À mesure qu’approchait pour moi le temps d’affirmer mes propres facultés d’expression, je me mis à relire ces « magiciens » d’un œil neuf. Je lisais objectivement, en utilisant toute la puissance d’analyse dont je disposais. Et, croyez-moi si vous voulez, avec l’intention de leur ravir leur secret. Parfaitement, j’avais en ce temps-là la naïveté de croire que je pourrais découvrir ce qui fait marcher la pendule en la démontant en pièces détachées. Pour vaine et absurde que fût mon attitude, cette période n’en demeure pas moins une des plus enrichissantes que j’aie connues de tous mes contacts avec les livres. J’apprenais mille choses à propos du style, de l’art du récit, des effets et de la manière de les produire. Et surtout, j’apprenais qu’il existe vraiment un mystère dans la création des bons livres. Dire, par exemple, que le style c’est l’homme, ne signifie pas grand-chose. Même quand nous tenons l’homme, nous sommes bien avancés. La façon dont un homme écrit, sa façon de parler, de marcher, d’agir, autant de détails uniques et dont le secret est impénétrable. Le point essentiel, et c’est si évident qu’on l’oublie le plus souvent, ce n’est pas de s’interroger sur ces problèmes, mais d’écouter ce qu’un homme a à dire, de laisser ses paroles vous toucher, vous transformer, vous amener à vous réaliser plus pleinement.
Ce qui permet mieux que tout d’apprécier un art, c’est de le pratiquer. Il y a l’émerveillement, la griserie de l’enfant quand il découvre pour la première fois le monde des livres ; il y a l’extase et le désespoir de l’adolescent qui découvre « ses » auteurs ; mais dominant tout cela, parce que avec elles se trouvent combinés des éléments plus permanents, plus vivifiants, il y a les impressions et les réflexions d’un homme mûr qui a consacré sa vie à la création. En lisant les lettres de Van Gogh à son frère, on est frappé par la somme de méditation, d’analyse, de comparaison, d’adoration et de critique qu’il a amassée durant sa brève et frénétique carrière de peintre. C’est un phénomène qui n’est pas rare chez les peintres, mais dans le cas de Van Gogh, il prend des proportions héroïques. Van Gogh ne se contentait pas de regarder la nature, les gens, les objets, mais aussi les toiles des autres, pour étudier leurs méthodes, leurs techniques, leurs styles, leurs points de vue. Il réfléchissait longuement sur ce qu’il observait et ces pensées et ces remarques ont imprégné son œuvre. Il était rien moins qu’un primitif, ou qu’un « fauve ». Comme Rimbaud, il était plutôt « un mystique à l’état sauvage ».
Ce n’est pas tout à fait par hasard que j’ai choisi un peintre plutôt qu’un écrivain pour illustrer ma thèse. Il se trouve que Van Gogh, sans avoir la moindre prétention littéraire, a écrit un des grands livres de notre époque, et sans savoir qu’il écrivait un livre. Sa vie, telle que nous la voyons écrite dans ses lettres, est plus révélatrice, plus émouvante, plus une œuvre d’art, dirais-je, que la plupart des autobiographies célèbres ou des romans autobiographiques. Il nous parle sans réserve de ses luttes et de ses malheurs, sans rien cacher. Il témoigne d’une connaissance peu commune de la technique du peintre, bien qu’on applaudisse plutôt chez lui la passion et la puissance de la vision que sa science des moyens d’expression. Sa vie, en ce qu’elle souligne la valeur et le sens de la vocation artistique, est une leçon éternelle. Van Gogh est tout à la fois – et bien rares sont ceux dont on peut en dire autant ! – l’humble disciple, l’étudiant, l’amant, le frère de tous les hommes, le critique, l’analyste et le bienfaiteur. Il a peut-être été obsédé, ou mieux possédé, mais il n’était pas un fanatique travaillant dans l’obscurité. Il avait, entre autres, la rare faculté de pouvoir critiquer et juger son propre travail. Il s’est d’ailleurs révélé un meilleur critique et un juge plus avisé que ceux-là dont c’est hélas le métier de critiquer, de juger et de condamner.
Plus j’écris, plus je comprends ce que les autres essaient de me dire dans leurs livres. Plus j’écris, plus je deviens tolérant envers mes confrères. (Je ne parle pas des « mauvais » écrivains, car je refuse tout commerce avec eux.) Mais avec ceux qui sont sincères, ceux qui s’efforcent honnêtement de s’exprimer, je suis plus clément, plus compréhensif qu’au temps où je n’avais encore rien écrit. Je trouve un enseignement auprès du plus pauvre des écrivains, pourvu qu’il ait donné le meilleur de lui-même. J’ai même beaucoup appris auprès de certains « pauvres » écrivains. En lisant leurs œuvres, j’ai maintes fois été frappé de sentir cette liberté, cette hardiesse, qu’il est à peu près impossible de retrouver une fois qu’on est « sous le joug », une fois qu’on a conscience des lois et des limitations du moyen d’expression qu’on a choisi. Mais c’est en lisant ses auteurs favoris qu’on perçoit le plus nettement l’intérêt qu’il y a à pratiquer l’art d’écrire. On lit alors de l’œil droit aussi bien que de l’œil gauche. Sans que diminue le moins du monde le plaisir de la lecture, on sent s’élargir merveilleusement les limites de la conscience. À lire ces auteurs, on ne voit jamais se dissiper les éléments du mystère, mais le vaisseau où sont enfermées leurs pensées devient de plus en plus transparent. Ivre d’extase, on retourne, vivifié, à son propre travail. La critique devient vénération. On commence à prier comme jamais on ne l’avait encore fait. On ne prie plus pour soi, mais pour frère Giono, pour frère Cendrars, pour frère Céline, en fait, pour toute la galaxie des confrères en écriture. On accepte sans réserve le caractère unique d’un camarade artiste, en comprenant que c’est par là-même que s’affirme son universalité. On ne demande plus à un auteur chéri de nous donner quelque chose de différent, mais seulement de persévérer dans la même veine. Le lecteur moyen partage ce sentiment. Ne soupire-t-il pas, en finissant de lire le dernier volume de son auteur favori : « Si seulement il en avait encore écrit d’autres ! » Quand, quelque temps après la mort d’un auteur, on exhume un manuscrit oublié ou des lettres, ou un journal inédit, quels cris de joie n’entend-on pas monter ! Quelle gratitude devant le moindre fragment posthume ! Il n’est pas jusqu’à la lecture des livres de comptes d’un auteur qui ne nous fasse vibrer. Sitôt qu’un écrivain meurt, sa vie soudain nous intéresse prodigieusement. Sa mort nous permet souvent de voir ce qui nous était caché de son vivant : que sa vie et son œuvre ne faisaient qu’un. N’est-il pas évident que l’art de ressusciter (la biographie) masque un espoir et une grande nostalgie ? Cela ne nous suffit pas de laisser Balzac, Dickens et Dostoïevski demeurer immortels par leurs œuvres, nous voulons encore les faire revivre en chair et en os. Chaque époque s’efforce de s’adjoindre les grands hommes des lettres, d’assimiler le thème et la signification de leur vie. On croirait parfois que l’influence des morts est plus puissante que celle des vivants. Si le Sauveur n’avait pas été ressuscité, l’homme l’aurait certainement ressuscité par chagrin, par regret. Cet auteur russe qui parlait de la « nécessité » de ressusciter les morts disait vrai.
Ils étaient vivants et ils m’ont parlé ! C’est la façon la plus simple et la plus éloquente pour moi d’évoquer ces auteurs que j’ai continué de fréquenter au long des années. N’est-ce pas là une chose étrange à dire, quand on songe qu’il s’agit de livres faits de signes et de symboles ? Pas plus qu’aucun artiste n’a jamais réussi à restituer la nature sur sa toile, aucun auteur n’a vraiment été capable de nous évoquer sa vie ni ses pensées. L’autobiographie n’est que du plus pur roman. La fiction est toujours plus proche de la réalité que le fait brut. La fable n’est pas l’essence de la sagesse humaine mais seulement l’enveloppe amère. On pourrait continuer ainsi en passant en revue toutes les divisions de la littérature, en démasquant l’histoire, en exposant les mythes de la science, en dévaluant les principes de l’esthétique. Rien, à l’analyse, ne se révèle être ce qu’il semble ni ce qu’il prétend être. L’homme continue à avoir faim.
Ils étaient vivants et ils m’ont parlé ! N’est-ce pas étrange de comprendre et d’apprécier ce qui est incommunicable ? L’homme ne communique pas avec les autres hommes par l’intermédiaire des mots, il communie avec son semblable et avec son Créateur. Maintes et maintes fois, on repose un livre et l’on demeure sans voix. Parfois, c’est parce que l’auteur semble « avoir tout dit ». Mais ce n’est pas à ce genre de réaction que je pense. Je crois plutôt que ce soudain mutisme correspond à quelque chose de plus profond.
C’est du silence que sont extraits les mots et c’est au silence qu’ils retournent, si l’on en a fait bon usage. Entre-temps, il se passe quelque chose d’inexplicable : un homme qui, par exemple, est mort, ressuscite, prend possession de vous et en partant vous laisse profondément changé. Il est parvenu à ce résultat par le moyen de signes et de symboles. N’était-ce pas un don magique qu’il possédait – qu’il possède peut-être encore ?
Bien que nous n’en sachions rien, nous possédons bel et bien la clef du paradis. Nous parlons beaucoup de nous comprendre et de communiquer, non seulement avec nos semblables, mais avec les morts, avec ceux qui ne sont pas encore nés, avec ceux qui habitent d’autres royaumes, d’autres univers. Nous croyons qu’il existe de formidables secrets à découvrir. Nous espérons que la science nous montrera le chemin et, sinon elle, la religion. Nous rêvons d’une vie dans un avenir lointain, qui sera radicalement différente de celle que nous connaissons aujourd’hui ; nous nous attribuons des pouvoirs indicibles. Et pourtant les auteurs de livres nous ont toujours donné la preuve non seulement de pouvoirs magiques mais de l’existence aussi d’univers qui empiètent sur le nôtre, qui l’envahissent et qui nous sont familiers bien que nous ne les ayons jamais visités autrement qu’en pensée. Ces hommes n’avaient pas de maîtres « occultes » pour les initier. Ils sont nés de parents semblables aux nôtres, ils étaient le produit d’un milieu analogue au nôtre. Qu’est-ce donc alors qui les distingue ? Ce n’est pas l’usage qu’ils font de leur imagination, car, dans d’autres domaines, des hommes ont fait montre aussi d’une remarquable faculté d’imagination. Ce n’est pas non plus la maîtrise d’une technique, car d’autres artistes appliquent des techniques tout aussi difficiles. Non, à mes yeux, le trait dominant d’un écrivain c’est son don d’« exploiter » le vaste silence qui nous enveloppe tous. De tous les artistes, il est celui qui sait le mieux qu’« au commencement était le Verbe et que le Verbe était Dieu ». Il a capturé l’esprit qui anime toute création et il l’a exprimé en signes et en symboles. Sous prétexte de communiquer avec ses frères humains, il nous a sans s’en douter enseigné à communier avec le Créateur. En prenant pour instrument le langage, il montre que celui-ci n’est point langage mais prière. Un genre très particulier de prière, certes, puisqu’elle ne demande rien au Créateur : « Béni sois-tu, ô Seigneur ! » C’est cela qu’elle exprime, quel qu’en soit le sujet, dans quelque idiome qu’elle soit formulée. « Laisse-moi m’épuiser, oh Seigneur, en chantant tes louanges ! »
N’est-ce pas là « le travail divin » dont on a parlé ?
Cessons de nous questionner sur ce que les grands hommes, les hommes illustres font dans l’au-delà. Sachez qu’ils continuent à entonner des chants de louanges. Ici-bas, sur la terre, peut-être s’exerçaient-ils. Là-haut, ils perfectionnent leurs chants.
Il me faut une fois de plus citer les Russes, ces ténébreux personnages du xixe siècle, qui savaient qu’il n’existe qu’une seule tâche, qu’une seule joie : faire régner la perfection sur cette terre[5].