15

Pachenouro, le sergent bien bâti qui était le subordonné immédiat d’Imsiba, se tenait au garde-à-vous, embarrassé et chagrin.

— Cette barque, on l’a cherchée partout, chef. On n’aurait jamais eu l’idée qu’il la laisserait sur la berge, bien en évidence parmi celles que les officiers utilisent pour se détendre.

Bak regarda à travers le port dans la direction en question, mais, du quai, il ne pouvait les distinguer. L’eau léchait les pierres blanches et lisses à ses pieds, balançant l’esquif amarré contre la berge. Les provisions, les armes et les outils que Psouro avait apportés à bord étaient entreposés pêle-mêle.

L’exaspération perça dans sa voix :

— Pachenouro, on ne t’a jamais appris que le meilleur endroit pour dissimuler un objet, c’est parmi d’autres du même genre ?

— Si, chef, admit le Medjai en rougissant.

Bak considéra le mur massif de la citadelle en face du port, d’une blancheur aveuglante au soleil de midi. Des ombres minces soulignaient les tours et accentuaient les détails des remparts ; des rectangles noirs marquaient les ouvertures des portes à tourelles. Devant l’entrée du pylône, au bout de longues hampes, quatre bannières rouges ondoyaient sous la brise paresseuse. Le gémissement d’un chien, quelque part dans la cité, agaçait les dents de Bak.

— La dernière fois qu’on a aperçu Ouserhet, il sortait par la porte du pylône. Ne l’a-t-on pas remarqué quand il a mis son embarcation à l’eau ?

— Si, chef, mais comme il portait un arc et un carquois, on l’a pris pour un officier.

— Un arc ?

La surprise céda le pas à la satisfaction. Un fugitif ne s’encombrait pas d’une arme pour laquelle il n’avait aucun don.

— Hormis cela, il a quitté l’enceinte sacrée d’Horus les mains vides ?

— Oui, dit Pachenouro. Nos hommes recherchent une éventuelle cachette hors de nos murailles.

Bak vit Imsiba, Psouro et Meri sortir par la porte du fort, aussi ordonna-t-il laconiquement :

— Dès qu’elle sera localisée, convoque Hori. Je veux un inventaire minutieux de tout ce que tu y trouveras.

— Oui, chef.

Pachenouro se dandina d’un pied sur l’autre et réaffirma sa prise sur sa lance avant d’avouer, piteux et confus :

— Chef, je m’en veux de ne pas avoir pensé à regarder parmi les navires des officiers.

— De toute façon, nous avions dans l’idée de le laisser filer, afin qu’il nous conduise au repaire où il cache sa contrebande.

« Cependant, ajouta Bak en son for intérieur, on ne s’attendait pas à lui laisser une telle avance, ni à le perdre avant même de se mettre en route. »

 

— Commençons par la crique, décida Bak.

Il esquiva la basse vergue qui passait au-dessus de sa tête, tandis qu’Imsiba bordait la voile pour intercepter la brise. Il distinguait, droit devant eux, l’extrémité effondrée de l’escarpement où Ouensou et Roï avaient eu rendez-vous avec l’homme sans tête. Ce dernier avait désormais un nom.

— Si l’on ne trouve aucune trace partant vers le désert, on poussera jusqu’au bras secondaire dont Ahmosé nous a parlé. C’est là-bas qu’Ouserhet dissimule sa barque.

— Imagine qu’on tombe sur Ouensou ? Il a six hommes et nous ne sommes que trois, observa Psouro d’un ton pratique, en guerrier qui évalue le rapport de forces avec sang-froid.

— Non, quatre !

Meri s’empara d’un lance-pierres parmi les armes amoncelées dans le bateau.

— Mon père m’a appris à m’en servir et je me suis beaucoup entraîné. Vous pouvez compter sur moi.

Réprimant un sourire, Bak répondit à Psouro :

— Je doute que les dieux aient la générosité de jeter Ouensou entre nos mains, mais s’ils y consentent, tant mieux. J’ai promis Ouserhet au commandant Thouti, et rien ne me ferait plus plaisir que de lui livrer le Kouchite en sus.

— Neboua a posté des hommes chez Kefia, indiqua Imsiba sans quitter des yeux les remous, à l’avant. Il a également envoyé un couple sur l’île d’Ahmosé. Nos cris les alerteraient, le cas échéant.

La brise poussait l’esquif à contre-courant et, alliée à un maniement expert de la voile et du gouvernail, elle leur permit de dépasser les rapides. Ils contournèrent le tertre rocheux et la crique s’ouvrit devant eux. Alors, contre la rive, apparut un petit navire de plaisance d’une élégante beauté. La tête de la déesse-vache aux cornes torsadées, selon la mode kouchite, en ornait la proue. Imsiba étouffa une exclamation, Psouro resta bouche bée, Meri écarquilla les yeux.

Bak leur fit signe de rebrousser chemin dans l’espoir de ne pas signaler leur présence. La crique était bien le dernier endroit où il s’attendait à trouver Ouensou ! Alors que la rumeur se répandait tout le long du fleuve que le coin devenait dangereux pour lui, l’homme devait avoir l’esprit dérangé pour revenir.

Imsiba tira sur le bras de la vergue pour faire virer la voile et la lourde toile se mit à frissonner sous la brise. Psouro empoigna les rames, mais trop tard. Leur élan les emportait vers la baie. Un matelot poussa un cri d’alerte, réduisant à néant tout espoir d’attaquer le navire à revers, par surprise.

Les marins accoururent à la rambarde pour les voir. Bak en dénombra six, aussi noirs que la nuit, venus de l’extrême sud du pays de Kouch. Ils portaient d’étroits pagnes, une dague ou une hache à leur ceinture, et arboraient de longs javelots. L’un d’eux projeta son arme, qui fendit l’eau pour disparaître dans les profondeurs. Un deuxième javelot se planta dans la proue en un choc violent. La pointe se dégagea sous le poids de la hampe, qui sombra dans le fleuve. Courbé dans le fond de l’embarcation, Bak distribua hâtivement les armes à ses troupes, qui semblaient soudain des cibles bien vulnérables pour ceux qui les dominaient sur le grand pont.

— Fonçons dans les rochers ! commanda-t-il. Là-bas, on sera plus à couvert et on devrait parvenir à escalader le replat.

Psouro souqua de toutes ses forces pour faire virer l’esquif disgracieux. Imsiba abaissa la vergue volante et rassembla la voile en un tas désordonné afin qu’ils aient les coudées franches. Meri, à genoux, chercha le sac de pierres rondes et lisses que Psouro avait chargées à bord, pour les lance-pierres.

Bak enfila des protections pour le pouce et le poignet, s’empara d’un arc, tira une flèche d’un carquois et l’ajusta. L’instabilité de l’esquif s’ajoutant à sa propre maladresse, il avait peu d’espoir de faire mouche. Il se contenterait de décourager un assaut concentré de javelots. Prenant appui contre le mât, il visa de son mieux et décocha son trait. Les marins s’écartèrent de la rambarde et le projectile siffla dans le vide. Les hommes réapparurent, goguenards. Meri expédia une pierre. L’un des Kouchites recula, hébété, en se tenant la tête. Bak récompensa ce haut fait d’un sourire et décocha une nouvelle flèche, qui frappa un matelot à la cuisse. Il tomba à genoux. Ses compagnons abandonnèrent leur position pour l’entraîner à l’écart.

L’esquif heurta les rochers avec une secousse. Aussitôt, Bak lâcha son arme et s’élança en avant. Le fer d’une lance se ficha dans le mât à l’endroit même qu’il venait de quitter, la hampe vibrant encore sous l’impact. Il eut la gorge nouée d’en avoir réchappé de si peu, et marmonna une rapide prière de gratitude à Amon.

Il enjamba le bord et descendit dans l’eau. Ce fut seulement en se sentant tiré par le courant, en remarquant l’écume à la surface, qu’il se rendit compte que la barque avait dérivé tout près des rapides. Psouro et Imsiba ramaient, les traits crispés, les muscles saillant sous l’effort pour maîtriser le bateau.

Dominant sa panique, Bak tendit le pied afin de tâter le fond. Il sentit un rocher submergé, glissant mais assez plat, et y prit appui pour traîner l’esquif qui se cabrait et sautait comme pour se libérer de son emprise. Il se hissa à demi hors de l’eau et, dans un effort puissant, bloqua la proue entre deux rocs massifs.

Tandis que Psouro et Imsiba arrimaient solidement la barque, le lieutenant se munit de l’arc et du carquois et grimpa sur le tertre, plié en deux. Voyant Meri sur ses talons, il ravala l’envie de le renvoyer vers la sécurité relative de l’esquif. Ce garçon avait prouvé sa valeur et conquis le droit d’être traité en égal.

Du haut des rochers, ils avaient une vue parfaite sur le pont du navire adverse. Bak et son contingent n’étant plus sur l’eau au-dessous d’eux, et donc ni vulnérables ni même visibles, les Kouchites renoncèrent prudemment à l’offensive pour sauvegarder leur vaisseau. Tapis derrière les balles de marchandises empilées à l’arrière de la cabine, armes au poing et prêts à l’action, ils fixaient le tertre, attendant l’attaque. L’homme blessé à la cuisse, assis dans la cabine, endiguait le sang à l’aide d’un chiffon sale. Celui que Meri avait touché à la tête était retourné au combat. Six ennemis au total, dont aucun n’avait le bras ni la main atrophiés. Où était donc Ouensou ? Sur le pont, huit soldats en pagne blanc du pays de Kemet transpiraient au soleil, les mains attachées à la basse vergue au-dessus de leur tête.

Bak ne savait s’il devait rire ou rager.

— Aucune aide à espérer des hommes de Neboua.

Meri se dressa sur la pointe des pieds pour mieux voir.

— Combien de ces misérables avons-nous en face de nous ?

Bak s’agenouilla pour lui permettre d’apercevoir le navire par-dessus son épaule. La question, sans nul doute, était une citation directe du père du gamin, lui-même soldat.

Le bruit d’une course précipitée annonça l’arrivée d’Imsiba et de Psouro. Ils s’installèrent chacun dans une crevasse d’où ils purent, eux aussi, observer le navire. De leur place forte naturelle, les quatre hommes étudièrent l’ennemi, élaborèrent des approches, soupesèrent leurs chances de le prendre à l’abordage.

Imsiba brisa le long silence.

— Je ne vois pas d’infirme, sur ce pont.

— Moi non plus, répondit Bak.

— Peut-être Ouensou est-il parti à la rencontre d’Ouserhet, hasarda Psouro.

Bak se glissa à nouveau à l’abri des rochers et attira son petit groupe autour de lui.

— Sans son chef, une force militaire est désorientée. Il nous faut lancer l’assaut avant le retour de Ouensou.

Imsiba l’approuva d’un bref sourire, Psouro hocha la tête avec satisfaction et les yeux de Meri brillèrent d’excitation.

Bak fit glisser le carquois de son épaule et le tendit, ainsi que l’arc, à Imsiba.

— Tu en as plus l’expérience que moi. C’est pourquoi Meri et toi resterez ici, à les bombarder de flèches et de pierres. Pendant que tu détourneras leur attention et – avec de la chance et la faveur des dieux – que tu en immobiliseras quelques-uns, Psouro et moi, nous nous faufilerons le long de l’escarpement pour nous introduire sur leur bateau.

Imsiba échangea l’arc contre sa lance et son bouclier, puis empoigna chaleureusement Bak par l’épaule.

— Prends garde à toi, mon ami.

— N’est-ce pas ce que je fais toujours ?

Le policier s’apprêtait à partir quand, mû par une nouvelle inspiration, il se retourna.

— Te rappelles-tu, Imsiba, le jour où nous avons combattu les pillards qui attaquaient le convoi d’or ?

Imsiba plissa le front, intrigué par la question.

— Bien sûr que oui.

— Te souviens-tu de leur cri de guerre ?

— Je ne suis pas près d’oublier ce bruit de malheur.

— Il aurait instillé la terreur dans le cœur des dieux, expliqua Psouro à Meri.

— Au moment où Psouro et moi apparaîtrons sur le replat, pousse ce cri du mieux que tu pourras.

Imsiba eut un bon rire.

— Il y a une part de ténèbres en toi, mon ami.

Bak adressa un sourire à son sergent, pressa l’épaule de Meri et fit signe à Psouro. Ensemble, le Medjai et lui s’insinuèrent entre les rochers, prenant soin de se courber pour ne pas se faire voir de l’équipage. Une corniche fissurée, lavée par les eaux abritées en aval, les conduisit à l’arrière du replat à demi recouvert de sable. Ils coururent le long de la pente, le bruit de leurs sandales étouffé par la poussière.

Ils n’avaient guère fait plus d’une douzaine de pas quand une plainte épouvantable perça l’air. Ils s’arrêtèrent net, se regardèrent, craignant pour la sécurité de l’homme et de l’enfant qu’ils avaient laissés derrière eux. Le silence qui suivit fut brisé par le râle interminable d’un homme à l’agonie. Il provenait du navire, non des rochers où Imsiba et Meri restaient tapis. Bak fut submergé de soulagement et Psouro murmura une prière de remerciement.

Ils continuèrent à courir sur la pente de sable, tête baissée, s’efforçant de ne pas entendre ce cri qui se muait en un geignement à mesure que le blessé s’affaiblissait. Quand ils pensèrent se trouver assez loin, Bak se coucha sur le ventre et rampa vers le haut. Il allongea prudemment le cou pour regarder au-dessus du replat. La proue du navire, abandonnée par l’équipage, s’élevait au-dessus de la formation rocheuse à moins de dix pas. Il adressa un signe de tête à Psouro, qui le rejoignit en rampant.

Ils virent qu’Imsiba et Meri, loin de rester inactifs, avaient admirablement modifié le rapport de forces. Le mourant se recroquevillait sur le pont, une flèche dans l’estomac. Un autre, sans blessure apparente, gisait contre des sacs de grain, abattu, sans nul doute, par un jet de pierre. L’homme atteint à la cuisse s’était réfugié dans la cabine, son javelot à portée de main désormais inutile, puisqu’il ne pouvait se tenir debout. Les trois derniers adversaires demeuraient sur le pont pour se battre.

Fort satisfaits de ce renversement de situation, Bak et Psouro se redressèrent. Un long hurlement, roulé du fond de la gorge, emplit la baie et résonna de toutes parts, imposant silence aux oiseaux. Le cri de guerre des tribus du désert… Bak en eut la chair de poule, Psouro faillit s’enfuir. Riant tout bas d’eux-mêmes et de leurs réactions instinctives, ils traversèrent le replat en direction du navire. Le cri de guerre croissait en volume et en intensité, déclenchant des aboiements tout le long du fleuve. Les deux hommes sautèrent à bord et parcoururent le pont à toute allure. Les yeux agrandis par la terreur, les Kouchites s’accrochaient à leurs armes comme si leur vie en dépendait. Les soldats de Neboua, réduits à l’impuissance, étaient blêmes de peur.

Bak et Psouro s’approchèrent du premier marin par-derrière. Le lieutenant lui enserra le cou et pressa durement le plat de sa lance contre son visage. Alors Psouro assena un coup de masse sur la tête du Kouchite et lui arracha le javelot des mains, puis s’appropria les armes passées dans sa ceinture. En un clin d’œil, Bak le traîna derrière des amphores de vin, où ses compagnons ne pourraient le voir. Psouro et lui se séparèrent alors, chacun courant à pas feutrés vers l’un des deux marins restants. Le Medjai assomma son homme, tandis que Bak tapait son ennemi sur l’épaule pour lui décocher un coup de poing au menton quand il se retourna.

Voyant le dernier marin hors de combat, Imsiba cessa de hurler. Pendant qu’il accourait avec Meri, Bak trancha les liens des soldats prisonniers et leur restitua leurs armes. Ils étaient honteux d’avoir été capturés par de simples marins et redoutaient la seule idée d’expliquer les faits à Neboua. Psouro attacha les Kouchites à leur place. Le mourant supplia qu’on l’achève, ce à quoi le Medjai dut se résoudre. Quant à l’homme blessé à la cuisse, il fut pansé, ligoté et attaché au mât avec son compagnon encore assommé.

— Où est Ouensou ? interrogea Bak, campé devant les captifs.

L’un haussa les épaules, un autre parut déconcerté, le troisième garda son air maussade. Le soleil arrivait au milieu de sa course à l’occident, et Bak n’avait pas de temps à perdre. Il les confia à Psouro, qui parlait une version approximative de leur langage.

Il envoya Imsiba inspecter le bord de l’eau à la recherche de l’esquif d’Ouserhet, ou d’un signe quelconque de la présence du contrôleur. Quant à Meri, il fut chargé de chercher des empreintes de pas en haut de l’arête. Après leur départ, Bak examina le navire de Ouensou et sa cargaison. Au lieu des denrées exotiques, importées du Sud profond, qu’il s’attendait à trouver, il découvrit du lin fin et du vin, des armes, plusieurs statues de pierre et deux sarcophages vides. Des produits du pays de Kemet. Exportés, et non importés, dont aucun ne figurait sur un quelconque manifeste. Cette contrebande destinée au pays de Kouch expliquait pourquoi Ouensou n’avait pas fui dans le Ventre de Pierres lorsqu’il en avait eu l’occasion. Sans doute attendait-il ces marchandises, ne pouvant aller les chercher lui-même tant que le trafic restait bloqué à Bouhen et à Kor.

Meri interrompit Bak dans ses pensées.

— J’ai repéré des empreintes, chef ! Celles d’un seul homme, qui a remonté le replat puis est parti vers le désert.

— Sûrement celles de Ouensou, dit Imsiba, arrivant juste derrière le gamin. Pour ma part, je n’ai trouvé absolument aucune trace. Soit Ouserhet n’est pas encore venu, soit il a laissé sa barque dans sa cachette, sur le bras du fleuve.

Bak fixa l’ouest, en haut de la pente de sable montant doucement vers l’arête.

— Pourquoi Ouensou irait-il rejoindre Ouserhet dans le désert ? La crique ou n’importe quel lieu au bord du fleuve aurait été un point de rencontre plus commode. Et d’où, assurément, il serait plus aisé de s’enfuir en cas de besoin.

 

La piste était facile à suivre, trop peut-être. Leur avait-on tendu un piège ? Avec la prudence née de l’expérience, Bak suivit des yeux les traces qui longeaient le pied de l’arête, une paroi noire et basse de roc usé par les tempêtes de sable. Dans la surface douce et meuble, les empreintes étaient de profondes indentations sans forme bien distincte. Peut-être un seul homme les avait-il laissées, peut-être un second l’avait-il suivi en marchant avec soin dans les pas du premier.

— Psouro est compétent et avisé, dit Imsiba, plaçant plus confortablement le rouleau de corde sur son épaule. Il ne laissera pas les soldats tomber dans une autre embuscade. Mais, une fois de plus, nous sommes en nombre réduit pour traquer notre gibier.

— Il fallait bien que quelqu’un reste en arrière…

Bak se retourna vers l’âne noir qui avançait bravement derrière eux, chargé des outils, des armes, des réserves d’eau et de nourriture provenant de leur embarcation.

— Si Ouensou et Ouserhet nous entraînent en ayant dans l’idée de tourner en rond pour regagner la baie, nous risquons de les perdre, eux et le navire.

— Dommage qu’on n’ait pas pu le mettre à l’abri du côté de l’île, intervint Meri d’une profonde voix de basse, essayant de paraître aussi viril que ses compagnons.

— Qui parmi nous sait piloter un navire de cette taille ? répondit Bak. Je frissonne en nous imaginant impuissants sur le pont, pendant que les rapides entraînent le bateau vers la mort, et nous-mêmes vers une destruction certaine, nos corps perdus à jamais, nos ka privés de subsistance pendant l’éternité.

Imsiba se frictionna les bras, glacé à cette seule évocation.

— Il devrait être en lieu sûr, là où il est. Avec Ahmosé qui monte la garde du haut de son île, Psouro sera averti de toute intrusion.

— D’ailleurs, il n’irait pas bien loin sans gouvernail, ajouta Meri, posant sur Bak un regard admiratif. Comment as-tu pensé à ça, chef ?

Bak préférait ne pas s’appesantir sur sa remarquable présence d’esprit, inspirée par de récents souvenirs : il se revit dans sa barque privée de gouvernail, entraînée dans les rapides les plus dangereux du Ventre de Pierres, qu’il avait franchis à la nage au péril de sa vie[14]. La proximité des eaux tumultueuses réveillait des images qu’il avait espéré oublier pour toujours.

D’un mouvement du menton, il désigna l’arête sur laquelle ils avançaient.

— Ne te laisse pas distraire, Meri. Ouensou pourrait avoir rendez-vous avec Ouserhet n’importe où, mais je parierais ma paire de sandales la plus neuve que nous les trouverons près du tombeau que nous cherchons.

Les joues du jeune garçon se colorèrent légèrement de rose.

— Sois tranquille, chef. Si cet ancien tombeau existe, je t’y conduirai.

— On ne t’aurait pas amené si on n’en avait pas la conviction.

Rassuré, le gamin redevint expansif.

— Certains des gens de la région, ceux dont la famille vit près de Bouhen depuis de longues générations, racontent l’histoire de seigneurs puissants qui gouvernaient cette terre pour des maîtres du Sud, mais avaient conservé les coutumes du pays de Kemet. Si c’est le cas, notre tombeau pourrait bien se trouver dans les profondeurs d’une arête comme celle-ci. Mais si le défunt était fidèle aux usages du Sud, sa demeure d’éternité sera en terrain découvert, au fond d’un puits surmonté d’un vaste tertre de rochers et de sable.

— Intef a été assassiné près d’ici, et les bracelets cachés sur son âne étaient ceux d’un habitant de Kemet.

— Tu dis que c’était près d’ici ? demanda vivement Meri.

— À une bonne demi-heure de marche vers le nord, sur la face arrière, là où le sable a recouvert une grande part de la formation.

Imsiba acquiesça d’un signe de tête.

— Oui. Bien trop loin, à mon avis, pour qu’Ouserhet ait tiré un lourd traîneau sur toute la distance.

Bak se tourna pour regarder le chemin qu’ils avaient parcouru et tenta d’imaginer un homme conduisant un bœuf en pleine nuit, quand l’or des sables s’était mué en gris argent. Ils n’avaient pas beaucoup marché, cependant leurs repères familiers avaient déjà disparu. La crique se cachait au-delà des dunes et l’arête rocheuse se confondait avec d’autres semblables. Au pied de la longue pente douce descendant vers le fleuve, Bak discerna les eaux en crue entre des îles noires, déchiquetées, presque stériles, qui paraissaient toutes identiques, vues de loin.

Le paysage ondoyant, monde désolé de sable jaune, augmenta son malaise. Comme les quelques lits de cours d’eau asséchés, les rocs étaient lentement dévorés par la progression constante de cette mer de grains avide.

Les empreintes les attirèrent plus loin. Meri s’arrêtait de temps à autre pour examiner une surface plus lisse que la normale, pour grimper sur une arête susceptible de dissimuler l’entrée d’un tombeau, ou pour explorer une crevasse dans la paroi érodée. Il affirma qu’un replat avait été taillé par la main humaine, mais la face rocheuse à l’arrière s’était éboulée, scellant toute cavité éventuelle. Bak, très conscient des heures qui s’écoulaient, refusa de s’attarder.

Pendant que Meri décrivait abondamment les diverses possibilités offertes par le replat, ils gravirent une petite déclivité. Près du sommet, Bak extirpa l’outre en peau de chèvre des vivres portés par l’âne et la fit circuler. Imsiba, le dernier à boire, remit l’outre à sa place pendant que Meri cherchait du raisin dans un panier. Marchant en tête, Bak scrutait au loin la série de pas – qui s’évanouit brusquement. Il se figea, cherchant une explication. Une fissure coupait la face rocheuse à l’endroit où les pas s’arrêtaient. Un défaut dans le roc. De la pierre friable ou écrasée, permettant de percer facilement un tombeau.

— Là ! dit-il, le doigt tendu.

Meri le rejoignit en courant et éclata de rire.

— Nous l’avons trouvé !

Imsiba frappa l’âne sur le flanc et le suivit jusqu’en haut de la pente. Il engloba la scène d’un coup d’œil, étudia le paysage désert et répondit simplement :

— Nous ferions mieux d’être prudents, mon ami.

Sans un mot, ils tirèrent les boucliers et les lances du chargement et s’assurèrent que leurs autres armes étaient à portée de main. Bak tapota sa dague pour se rassurer. Imsiba ajouta à la sienne une massue, qu’il accrocha à sa ceinture. Meri choisit une pierre dans le lourd sac de cuir attaché à sa taille et la plaça dans son lance-pierres. Ils continuèrent, cherchant un signe de vie sans en trouver aucun. Les traces menaient à la fissure, qui formait une entrée de belles dimensions, traversaient une épaisse couche de sable puis disparaissaient dans une salle à l’arrière.

Les trois compagnons fixaient les pas qui s’évanouissaient dans le noir, les invitant à les suivre. Des marques de ciseaux creusaient les murs là où l’œuvre de la nature avait été élargie et aplanie. Le passage du fond, ciselé et peint dans l’ancien style mais trop fané pour être bien visible, ne révélait rien des ténèbres sur lesquelles il débouchait. Un gros rocher en barrait la partie supérieure tel un linteau, renforçant encore l’ombre. Ouensou ou un autre était forcément à l’intérieur. Pourquoi, alors, le tombeau était-il aussi silencieux ?

— Une seule série d’empreintes, probablement celles de Ouensou, et aucune trace d’Ouserhet, résuma Bak, troublé par l’absence d’indices. Il vaut mieux que tu restes au-dehors, Imsiba. Je n’aimerais pas me trouver enfermé là-dedans sans que personne le sache.

— Moi non plus, approuva le Medjai, tout aussi préoccupé.

Meri courut jusqu’à l’âne et en rapporta une torche, un bâtonnet utilisé pour faire du feu et du combustible. S’agenouillant, il fit rapidement tourner le bâton entre ses mains et produisit une étincelle. Bak rapprocha les outils de l’entrée, pendant qu’Imsiba gravissait l’arête en quête de toute indication qu’un autre homme rôdait dans les parages.

L’herbe sèche et les brindilles flambèrent bientôt et Meri alluma la torche.

— As-tu trouvé quelque chose ? lança Bak.

Imsiba, loin au-dessus d’eux, secoua la tête.

— Non, les traces d’un chacal, c’est tout.

Pas entièrement satisfait, mais incapable d’imaginer une précaution supplémentaire, Bak se munit de la torche et pénétra le premier dans le tombeau. Tous ses sens en alerte, il maintenait sa lance en position pour repousser une attaque. Une fois l’entrée franchie, ils se retrouvèrent dans une chambre deux fois plus large que profonde, aux murs noircis par les feux de camp des vagabonds. Les anciennes peintures y étaient indistinctes. Deux colonnes carrées qui soutenaient jadis le plafond gisaient, brisées, sur le sol. La salle était vide, le silence si intense que Bak le ressentait physiquement.

Par un passage tout au fond, il plongea dans une seconde chambre, aussi large que la première et deux fois plus longue. Celle-ci également était vide.

— Où est Ouensou ? murmura Meri, les yeux agrandis par la frayeur.

— Je ne sais pas.

Réprimant son propre malaise, Bak éleva la torche bien haut. La flamme éclaira les murs, les colonnes, le sol et le plafond.

La chambre avait dû être magnifique, autrefois. Dans la lumière vacillante, des silhouettes colorées d’hommes, de femmes et d’enfants, hautes comme la longueur de la main, défilaient, dansaient et luttaient sur les parois, travaillaient ou jouaient comme dans le passé lointain. Elles chassaient et péchaient, labouraient et récoltaient, tissaient, fabriquaient du vin, du cuir et des poteries. Une imposante représentation du défunt occupait la place d’honneur sur le mur du fond, où il était figuré assis avec sa famille et éventé par ses serviteurs. Trois colonnes octogonales tenaient encore debout, cependant la quatrième gisait en tronçons volumineux à l’arrière de la chambre. Le sol de pierre lisse était couvert de poussière et de sable mais, comme dans l’antichambre, avait été trop souvent foulé pour révéler ses secrets.

Un traîneau de bois, composé de deux patins incurvés à l’avant et d’un plateau horizontal, était appuyé contre la colonne en ruine. Plusieurs rouleaux reposaient à côté. Un gros coffre de bois avait été repoussé dans un coin. Ses dimensions évoquaient à peu près celles d’un sarcophage extérieur, toutefois il n’avait pas de couvercle et le bois, simple, n’était pas peint. Ouensou n’avait tout de même pas tenté de se dissimuler à l’intérieur ! Bak se hâta de regarder – et trouva le coffre vide.

La curiosité de Meri l’emporta sur sa peur. Il se mit à genoux et passa ses mains dans les petits tas de sable qui s’étaient accumulés autour de la colonne brisée.

— Je ne vois aucun vestige de sépulture. Pas une perle, pas un morceau de bois pourri, pas même un tesson de poterie.

— Les tombeaux anciens de Kemet comportent un puits profond qui descend dans une chambre funéraire, expliqua Bak, regardant autour de lui.

Si c’était là le tombeau qu’Intef avait découvert, le puits devait exister. Mais où pouvait-il se trouver ? Ses yeux se posèrent sur le coffre de bois, repoussé dans le coin sans raison apparente. À moins…

Il s’en approcha et déplaça lentement la torche de manière à éclairer la partie inférieure. Meri vint regarder. Le tremblotement de la flamme, les jeux d’ombre et de lumière attirèrent leur regard vers un coin tout proche, où la poussière avait été déplacée. La pierre présentait une éraflure récente. Une mince bande noire révélait un vide au-dessous.

— C’est ça ! souffla Meri. Le puits !

Calant la torche contre la colonne brisée, Bak poussa le coffre de tout son poids. Celui-ci refusa de céder. Le lieutenant essuya son visage en sueur et tenta sa chance du côté opposé, en vain.

— J’apporte les outils, annonça Meri, déjà en chemin, glissant sur le sol sablonneux.

Bak se pencha pour examiner la base du coffre. Une extrémité était calée dans le puits, à une profondeur minime, mais suffisante pour tout bloquer. Le puits avait été recouvert délibérément – et depuis peu –, il en était sûr. Mais pourquoi ? Si l’intention d’Ouserhet et de Ouensou était de fuir, pourquoi ne pas avoir simplement abandonné les lieux ?

Perplexe, il s’assit sur un tronçon de colonne pour attendre Meri et les outils. Ses pensées revinrent aux empreintes qu’ils avaient suivies sans voir d’autre signe de présence humaine ou animale. Sans doute Ouensou arrivait-il de son navire, car la piste était ininterrompue entre la baie et le tombeau. Ouserhet pouvait fort bien avoir suivi – voire précédé – son complice, le second prenant soin de marcher dans les traces du premier. Mais où étaient-ils passés ? Comment avaient-ils pu se volatiliser ainsi dans la nature ? En rebroussant chemin à reculons, sur les mêmes empreintes ? À cet instant précis, se cachaient-ils au-dehors, guettant l’occasion de les prendre au piège, Imsiba, le gamin et lui ?

Un frisson glacé parcourut l’échine de Bak. Il se leva, pressé de quitter le tombeau, tout en se reprochant son imagination débordante.

Meri fit irruption dans la chambre, les bras surchargés d’outils. Il tendit un levier à Bak, lâcha le reste par terre et fit glisser le rouleau de corde le long de son bras pour l’accrocher à l’extrémité retournée du traîneau.

— As-tu vu Imsiba ? voulut savoir Bak.

— Je n’ai pas fait attention. Qu’est-ce qui ne va pas ? s’inquiéta Meri en remarquant le visage tendu du lieutenant.

Un braiment apeuré l’interrompit. Des sabot claquèrent dans l’entrée, puis dans l’antichambre. L’âne voulut franchir la porte à toute vitesse, mais le passage étroit retint les paquets attachés sur son dos, et il tomba à genoux, les yeux écarquillés de frayeur. Il retroussa les lèvres et lança un nouveau hi-han. Soudain les pierres de la porte s’éboulèrent et roulèrent sur le sol. L’air s’emplit de poussière. La flamme de la torche vacilla. L’âne poussa une plainte aiguë, terrifiée. Il se souleva, se secoua et poussa en avant, arrachant le fardeau de son dos. Il fonça dans la pièce et, dans une grande cavalcade, fit le tour des colonnes avant de retourner vers la porte.

Un gémissement se fit entendre au-dehors. L’âne s’arrêta net, les pattes largement campées sur la pierre, et se mit à braire à tue-tête. Bak bondit vers l’animal et agrippa le licou. Au-delà du passage, il entrevit des paniers renversés d’où les miches de pain, les paquets de nourriture, l’outre et les armes se répandaient sur le sol sablonneux, et Imsiba gisant au milieu, les bras en croix. Le reste de l’antichambre était sombre, le pourtour de l’issue jonché de pierres, la voie barrée par des rocs. Ils étaient emmurés à l’intérieur du tombeau.

Le visage de Maât
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