10
— Mon bras me brûle comme du feu, admit Imsiba, mais je peux m’en servir en cas de besoin.
Du seuil de son bureau, Bak remarqua ses traits tirés et le pansement volumineux autour de son avant-bras, fixé par un gros nœud maladroit. Un onguent vert huileux, exhalant l’odeur piquante de l’érigéron, suintait sous les bords de la gaze. L’expérience avait doté le médecin de la garnison d’une habileté incomparable pour soigner les blessures, toutefois sa technique du bandage laissait beaucoup à désirer.
— Reste au calme aujourd’hui, comme le médecin l’a ordonné. Maintenant qu’Hori a déménagé et que le banc est utilisable, je ne vois pas de meilleur endroit qu’ici.
— Dix ! clama un des gardes, et les osselets roulèrent avec fracas dans l’entrée.
L’autre se pencha pour regarder, tapa du poing par terre et proféra un juron. Son compagnon gloussa de rire.
— Tu parlais de calme ? dit Imsiba en souriant.
— Pendant que tu restes ici, en sécurité, je vais passer le fleuve pour voir Nehi, répliqua Bak avec un sourire aussi malicieux que celui du sergent. Hier, si tu te souviens bien, tu m’as détourné de mon but en recevant une flèche dans le bras.
— Chef ! appela Hori, entrant à toute allure.
Bak se crispa dans l’attente d’il ne savait quoi. Depuis une semaine, chaque fois que le jeune scribe l’avait hélé ainsi, c’était pour apporter des nouvelles de mort ou de destruction.
— Je suis allé sur le quai.
Hori appuya une canne à pêche contre le mur et lâcha par terre un panier malodorant à moitié plein de petits poissons argentés. L’eau ruisselait entre les fibres tressées.
— Un serviteur de Penhet vient d’arriver de l’autre rive. Il apporte un message pour toi, chef, de la part de dame Nehi. Elle souhaite te voir chez elle pour s’entretenir avec toi.
Imsiba jeta à Bak un sourire de félicitations.
— On dirait que ta suggestion a porté des fruits.
— Es-tu sûr que cet homme est bien ce qu’il prétend, Hori ?
Après l’embuscade de la veille, Bak préférait se montrer prudent. Imsiba se leva, l’inquiétude effaçant son sourire.
— Je t’accompagne sur le quai, mon ami. J’ai passé un certain temps avec les serviteurs de Penhet le jour où Rennefer a tenté de l’assassiner. Je les connais tous.
— Quand Penhet m’a priée de venir, je n’ai su que penser, expliqua Nehi en adressant à Bak un sourire timide. Je le connaissais, car j’ai emprunté bien souvent le sentier à travers ses champs – chaque fois que je me rendais au village.
Elle sourit encore, pour elle-même, cette fois.
— Je lui enviais ses riches cultures, son abondance… Jamais je n’aurais rêvé qu’il m’inviterait à vivre là-bas.
Bak essayait de ne pas la dévisager. Soulagée en grande part de son lourd fardeau d’inquiétude, Nehi paraissait tout autre. Elle ne passerait jamais pour jolie, mais à sa manière fragile elle était attirante, voire séduisante.
— Est-ce que tu l’apprécies ?
— C’est un brave homme. Doux et chaleureux. Et tellement joyeux ! Comment peut-il rire, alors que sa vie est bouleversée ?
Pour avoir subi Rennefer dans le corps de garde pendant une semaine, Bak imaginait bien la sensation de liberté que Penhet devait ressentir. Jamais il n’avait rencontré de femme plus austère.
— Appelle-t-il souvent tes enfants ?
— Ils passent tout leur temps auprès de lui, répondit-elle d’un air radieux. Il leur a offert des jouets, il leur apprend des jeux. Sans ses blessures, il se mettrait à quatre pattes et s’amuserait avec eux.
Bak posa les yeux sur ses seins et son ventre gonflés, puis remarqua avec douceur :
— Quand il sera guéri, il voudra une femme dans son lit, et un enfant qui soit vraiment le sien.
Elle contempla la maison aux murs bruts, les champs arrachés au désert, les rangées bien nettes de braves petits melons.
— Comparé à ce bout de terre aride, son domaine ressemble aux Champs des Joncs, répondit-elle, faisant allusion au pays idéal habité, après la mort, par ceux dont le mérite était avéré. Je lui donnerai tout ce qu’il voudra avec joie.
Ils se tenaient sous l’appentis, à l’ombre de la vigne vierge. La volaille et les ânes étaient installés dans l’étable et le poulailler de Penhet. Deux aides agricoles de Netermosé travaillaient à l’extrémité du champ de melons. L’un d’eux occuperait bientôt la maison, supposa Bak. Nehi avait hérité la propriété de son époux. Plutôt que de la vendre ou de l’abandonner au désert, elle avait convenu d’un arrangement avec Netermosé, similaire à celui qu’il avait conclu avec Penhet : il s’occuperait de la terre et partagerait avec elle les maigres profits.
— Tu m’as appelé dans une intention précise, lui rappela-t-il.
Le plaisir disparut du visage de Nehi ; elle tourna entre ses doigts l’anneau orné d’une pierre verte.
— Je… Je ne suis pas sûre…
À court de mots, elle fixait le sol à ses pieds. Il serra les dents. Que devait-il encore faire pour gagner sa confiance ?
— Si tu as quelque chose à me dire, n’importe quoi qui puisse m’aider à retrouver le meurtrier de ton époux, je te supplie de me le révéler.
— Non, je…
Elle étendit sa main sur son ventre comme pour protéger l’enfant à naître.
— Je n’aurais pas dû te demander de venir.
— Dame Nehi ! insista Bak, s’efforçant d’être patient, de convaincre et non de brusquer. Si j’envisageais de te châtier pour les fautes de ton mari, aurais-je suggéré à Penhet de te prendre sous son toit ?
Son visage et sa voix exprimèrent un tourment déchirant.
— Je t’en remercie de tout mon cœur, mais comment puis-je rompre une promesse faite à un homme qui n’est plus ?
— Comment peux-tu te taire quand celui qui l’a tué marche impudemment dans les rues de Bouhen ? Hier encore, il nous a tendu un guet-apens et il a blessé mon sergent en tentant de me supprimer. C’est par la grâce d’Amon que nous ne gisons pas tous deux dans la Maison des Morts, partageant les prières aux défunts avec ton mari.
Ces paroles spontanées, inspirées par l’instinct plus que par une preuve formelle, suggéraient que le meurtrier d’Intef les avait pris en embuscade Imsiba et lui de la même manière que pour Mahou, et donc que la mort d’Intef et celle du capitaine étaient liées d’une façon ou d’une autre.
— Pourquoi voudrait-il te tuer ? demanda-t-elle, stupéfaite.
— Pourquoi a-t-il tué ton époux ? riposta-t-il. Pour les quelques babioles que j’ai trouvées sur son âne ?
Elle resta muette, tournant la bague sur son doigt, pesant le pour et le contre. Enfin, elle se décida :
— Mes enfants ignoraient ce que c’est que jouer. Maintenant, ils le savent. Rien que pour cette raison, je te dois la vérité. Viens.
Bak éleva une prière de remerciement à Amon et enchaîna en implorant une preuve solide qui le mettrait enfin sur le chemin vrai et juste.
Nehi le conduisit à l’intérieur de la maison, composée d’une seule pièce tout en longueur, nue et dépouillée. La cuisine se réduisait à un espace à l’arrière, couvert de maigres troncs de palmier et de paille à travers lesquels la fumée pouvait s’échapper. Des rectangles de lumière vive tombaient de hautes fenêtres étroites. Pas de nattes pour dormir, pas de statuettes de divinités dans la niche, pas de bois dans le four de brique rond, aux parois froides sous les doigts. Une échelle branlante se dressait contre une ouverture du toit, et deux trous béants dans le sol révélaient la présence d’amphores à provision, désormais vides.
Nehi s’agenouilla au bout de la partie surélevée qui aurait dû accueillir les nattes. Elle souleva une trappe et engagea ses pieds sur les marches mal taillées.
— C’est ici, indiqua-t-elle en s’enfonçant dans le noir. Ne me suis pas. La cave est trop exiguë.
Bak s’accroupit pour scruter l’obscurité. Ce genre de cellier fournissait souvent une cachette pour les objets de valeur. Avec de la chance – et si Amon choisissait de se montrer propice –, celui-ci ne ferait pas exception.
À mesure que ses yeux s’accoutumaient à la pénombre, il distingua deux grosses amphores gris-brun destinées à conserver les céréales, cachetées afin de les protéger des souris et des insectes, et deux petites jarres arrondies, toutes deux bouchées, de celles qu’on utilisait habituellement pour le poisson séché. Il ne pouvait deviner le contenu des quatre jarres rougeâtres, de bonne taille, également scellées pour en préserver le contenu. Nehi, pliée en deux sous le plafond bas, occupait l’espace restant.
— J’ai menti la première fois que tu es venu. Cette bague, dit-elle en levant la main pour qu’il la voie, oui, elle est ancienne, comme tu l’avais deviné, peut-être autant que Bouhen elle-même. Intef l’a trouvée au fin fond du désert, dans un tombeau vidé il y a longtemps mais où subsiste néanmoins une mine d’or.
Les mots s’échappaient de la bouche de Nehi avec tant de facilité que Bak n’en discerna pas tout de suite la promesse. Il ne s’étonnait pas que des pillards aient dépouillé une sépulture en négligeant quelques menus objets. Mais de là à évoquer une mine d’or ! Existait-il une seconde chambre funéraire, laissée intacte par les voleurs ? Ou bien s’agissait-il d’autre chose encore ?
— Où ce tombeau est-il situé ? demanda-t-il d’un ton calme, repoussant l’espoir à bout de bras.
— Au sud de Kor, d’après ce que disait Intef, mais je ne connais pas l’emplacement exact.
Non sans effort, elle écarta une des amphores à céréales et tira une pierre du mur du fond, révélant un trou gros comme la tête d’un homme.
— Il affirmait que, même s’il m’indiquait des repères, je me perdrais. Tu comprends, je ne suis jamais allée dans le désert, et pour un œil non exercé, tout y est semblable.
Se remémorant le lieu solitaire où Intef avait été abattu et l’immensité autour de lui, Bak réprima une grimace. Le tombeau pouvait être n’importe où ; sa découverte relevait du hasard.
— Outre les bijoux, ton mari conservait un morceau d’ivoire dans un fragment de papyrus datant d’une époque récente. Où pourrait-il avoir mis la main dessus ?
— De temps en temps, il trouvait des objets perdus par des caravanes. Et, parfois, un âne égaré ou mort, chargé de marchandises.
Elle posa la pierre, enfonça sa main dans le trou et en tira une bourse en lin poussiéreuse.
— Il gardait ce qu’il trouvait ? interrogea Bak.
— Comme tout homme ignorant qui en était le propriétaire légitime, répondit-elle, sur la défensive. Mon époux n’était pas un voleur.
— Je n’ai rien entendu à son discrédit, assura Bak. Tous ceux qui le connaissaient l’aimaient et le respectaient, et je n’ai nul désir de salir son nom. Mais il me faut la vérité.
Il voulut l’aider à remonter mais elle fourra le sac de lin dans la main qu’il lui tendait et se détourna, le dos droit et raide. Bak eut l’impression qu’elle pleurait.
Il brisa la cordelette fermant la bourse et versa le contenu par terre. Des perles, de petites amulettes d’or, de lapis-lazuli, de turquoise et de cornaline cascadèrent telles des gouttes d’eau colorées. Au milieu scintillaient six larges bracelets en or, tous identiques, et un collier formé de quatre rangs de disques d’or serrés, disposés de sorte à reposer à plat sur la poitrine.
Bak poussa un sifflement d’admiration.
— Magnifique !
Il regarda Nehi et s’efforça d’ignorer le tremblement de ses épaules.
— Comment ton mari, qui n’avait aucune expérience pratique, espérait-il tirer profit de ces objets sans attirer l’attention des autorités ?
— Il connaissait un capitaine qui naviguait vers Abou et il songeait parfois à partir avec lui, répondit-elle d’une voix voilée par les larmes. Là-bas, il espérait se fondre dans la foule, être un homme parmi tant d’autres troquant des objets précieux venus du Sud.
Ramosé ! Le capitaine avait-il connaissance de ce petit trésor, ou n’était-il aux yeux d’Intef qu’un moyen de parvenir à ses fins ?
— Tout cela provient donc d’un tombeau. Et après le passage des caravanes, qu’a-t-il glané ?
Elle se retourna brusquement, les yeux brillant de larmes et de colère.
— M’enlèveras-tu tout ce qu’il m’a laissé, jusqu’à mes souvenirs de lui ?
Sans lui laisser le temps de répondre, elle ramassa la pierre et la projeta contre une des grosses amphores. La terre cuite vola en éclats et son contenu tomba sur le sol, libérant les senteurs innombrables d’aromates, d’épices et de parfums exotiques répartis dans des paquets individuels de tailles variées, chacun se distinguant des autres par un dessin du buisson ou de l’arbre d’où il était extrait.
Elle tomba à genoux et sanglota violemment, terrifiée à l’idée du destin qu’elle redoutait. Comme Pahouro, le chef du village, elle s’attendait à subir le courroux des dieux et l’ire de Kemet. Une crainte irrationnelle, songea Bak, vu sa promesse de ne pas la punir, et cependant compréhensible. Redouter de lointaines puissances était souvent plus facile qu’affronter le monde environnant, aux pièges bien trop visibles. Elle avait été invitée à partager l’abondance de Penhet, mais ne croyait pas à son bonheur.
À nouveau, il lui tendit la main pour la tirer du cellier. Elle remonta sans un mot, toute résistance brisée. Il se glissa à sa place et inspecta le contenu des jarres. Une de celles qu’il pensait renfermer du poisson séché confirma sa supposition, la seconde renfermait des plumes aux vives couleurs provenant du Sud profond. Une cruche rouge contenait du sel, une autre de l’huile de cuisine, une troisième des cordes pour l’arc d’Intef. Dans la dernière, il trouva trois œufs d’autruche. Les murs, le sol et le plafond ne recelaient pas d’autres cachettes.
Revenu dans la pièce principale, il ramassa une pleine poignée de perles et d’amulettes. Il hésita, laissa croître dans son cœur la certitude que son intention était juste. Quand il ne conserva aucun doute, il perça une petite fente dans un sac de cannelle grand comme la paume et y inséra plus de dix colifichets rouges et bleus rehaussés d’or.
— Ceci est à toi, dame Nehi, déclara-t-il en lui mettant de force le sac dans les mains. Le reste appartient à notre souveraine, Maakarê Hatchepsout.
— Dois-je convoquer Rennefer et la faire sortir de sa cellule ? s’enquit le commandant Thouti d’une voix sarcastique. Je n’ai pas grand désir de la juger. Peut-être aimerais-tu t’en charger pour moi.
— Non, chef.
Bak résista à l’envie de se dandiner d’un pied sur l’autre, de se racler la gorge. Il avait rendu son rapport concernant son entrevue avec Nehi, comme il convenait, mais au lieu de marquer de la satisfaction pour les informations qu’il avait obtenues et les biens qu’il avait recouvrés, Thouti se concentrait sur ce qui aurait dû être, selon Bak, un geste insignifiant.
— Si tu avais vu cette misère, ces tout-petits obligés de travailler, et la peur dans le cœur de Nehi… Lui permettre de garder quelques babioles semblait l’unique décision juste et appropriée.
La voix dure et tranchante de Thouti résonna :
— Dis-moi, lieutenant, comptes-tu me remplacer ou as-tu fixé tes vues plus haut ? Est-ce le dieu Amon que tu espères évincer ?
Le cœur de Bak se glaça. Thouti croyait-il réellement qu’il convoitait à ce point le pouvoir ? Sans l’ombre d’un doute, à moins que ce regard noir et ces lèvres serrées ne soient qu’une façade. Bak traversa la salle d’audience privée en trois enjambées et, ôtant vivement son bâton de commandement de sous son bras, le présenta sur ses deux paumes à l’officier siégeant dans son fauteuil.
— Si tu doutes de mes motifs, je me vois contraint de présenter ma démission.
Thouti recula devant l’objet ainsi tendu, et scruta longuement Bak.
— Tu regagnerais Kemet dans la disgrâce plutôt que d’admettre ton erreur ?
— Tu as une nombreuse famille. Comment aurais-tu agi, à ma place ?
Thouti resta immobile, à le fixer. Bak craignit d’être allé trop loin. Le commandant était parfois sujet à des sautes d’humeur, mais n’avait pas l’habitude de revenir sur une décision. Pourtant son expression s’adoucit. Il aboya un rire bref qui n’était pas inamical.
— Jeune blanc-bec impertinent !
— Oui, chef !
Bak se sentit les jambes en coton tant était grand son soulagement.
— Un conseil, lieutenant !
Thouti se leva, forçant Bak à reculer, et tapota le bâton dans ses mains.
— Considère ton bâton de commandement comme un emblème durement gagné, qu’on ne sacrifie pas à la légère sur l’autel des bons sentiments.
— Oui, chef.
Thouti s’éloigna dignement vers la porte de la cour, enjambant des balles, des pantins et des morceaux de jouets éparpillés par terre, puis il regarda dehors. Un calme inhabituel régnait dans ses quartiers, à cette heure où ses enfants étaient couchés pour la sieste et les femmes occupées à tisser, à cuisiner, à moudre le grain ou à vaquer aux multiples occupations nécessaires dans cette maisonnée active. L’odeur du pain sortant du four flotta sur une brise légère qui atténuait la chaleur torride. Un doux rire féminin s’élevait de temps à autre au-dessus du va-et-vient rythmé d’un métier à tisser.
Bak était arrivé chez le commandant pour apprendre qu’il était justement convoqué et qu’on attendait Neboua d’un instant à l’autre. Il ne pensait pas trouver Thouti si prompt à s’emporter, l’humeur orageuse et instable.
— Où est donc Neboua ? grommela Thouti. Je l’ai convoqué en milieu de matinée. Il avait largement le temps d’arriver.
— J’imagine qu’il a été retardé à Kor, chef.
Thouti lança au jeune officier un regard glacial.
— Il est entré dans le port de Bouhen il y a une heure, et s’en est allé directement rejoindre son épouse. Maintenant, je suppose qu’il n’arrive pas à s’arracher à son étreinte.
Il fit les cent pas, s’arrêta près de sa table de travail et considéra d’un air renfrogné un papyrus en partie déroulé.
— Tous deux, vous avez bien des points communs, maugréa-t-il. De bons officiers, dont la compétence ne fait aucun doute, mais chacun doté d’une forte tête et d’une nature indépendante qui me donneront un jour des cheveux blancs.
— Tout au contraire !
Neboua fit irruption dans la salle et tapa Bak sur l’épaule avant d’adresser un bref sourire à son commandant.
— Je ne conçois pas de qualité plus louable que l’esprit d’indépendance. Il est l’apanage de l’homme intelligent et lui confère la grandeur véritable dans toutes ses entreprises.
Réprimant son hilarité, Bak poussa son ami du coude dans l’espoir de le faire taire.
Le commandant lança à Neboua un long regard exaspéré, mais refoula sa colère. Il contourna la table pour s’asseoir dans son fauteuil et désigna d’un geste vague deux tabourets disposés dans la salle. Quand ses officiers furent assis devant lui, il se saisit du papyrus que des pierres maintenaient ouvert sur sa table. Le haut s’enroula étroitement sur lui-même dans sa position première. Bak supposait que la teneur du message avait provoqué l’irascibilité de son chef.
— J’ai reçu ce matin une missive du vice-roi, annonça Thouti d’une voix pondérée, comme si la nouvelle était d’une immense conséquence, un fardeau aussi lourd que difficile à porter. Le vizir des terres du Sud vogue vers l’amont, en vue d’une inspection-surprise des garnisons de Ouaouat. Une flottille de guerre, constituée de cinq nefs en tout, arrivera dans quatre jours si la brise ne tombe pas.
— Le vizir, ici ? balbutia Bak. Si loin des couloirs du pouvoir ?
Comment s’étonner que Thouti fût irritable ?
— Et avec cinq navires ! remarqua Neboua en plissant les yeux. A-t-il privé notre souveraine de tous les scribes et les courtisans qui baisent le sol à ses pieds ?
— Je ne puis croire qu’il se soit pris d’un intérêt soudain pour Ouaouat, ni pour le bien-être de nos troupes. À moins… réfléchit Bak, qui se redressa brusquement. Maakarê Hatchepsout a-t-elle décidé d’agir une fois pour toutes contre son neveu ? Est-ce sa manière de lui arracher l’armée et de le déloger du trône pour de bon, lui qui n’a plus de roi que le nom ?
— Inutile de nous inquiéter à cet égard, Amon soit loué. Pas de décisions impossibles à prendre, pas d’hommes de valeur à envoyer mourir sur une terre divisée, pas de batailles sanglantes…
Thouti secoua la tête, écartant ce sujet pénible pour tous ceux qui portaient des armes.
— Non, s’il en était ainsi, le vice-roi m’en aurait averti.
— C’est l’homme de la reine, lui rappela Neboua.
— Il est, d’abord et avant tout, un habitant de Kemet, grommela Thouti. Et un ami en qui j’ai confiance.
— Si ce n’est l’armée qui amène le vizir à Ouaouat, sans doute est-ce le commerce, intervint Bak, coupant court à la discussion.
Acquiesçant d’un simple grognement, Thouti posa les coudes sur les bras de son fauteuil et expliqua en scandant ses paroles avec le rouleau :
— Vous savez et je sais, de même que tout soldat cantonné dans les garnisons au sud d’Abou, que l’intérêt de notre souveraine pour Ouaouat se borne aux richesses que nous faisons parvenir à Kemet. Ses programmes de construction se sont révélés très onéreux, aussi elle nous dépêche le vizir pour nous rappeler à nos devoirs. Je ne doute pas qu’il insistera sur la nécessité d’envoyer en hâte vers le nord le produit des mines du désert et les objets exotiques arrivés de l’extrême Sud. Et, bien sûr, il nous exhortera à des inspections scrupuleuses, doublées d’une collecte zélée des taxes de passage.
— En d’autres termes, ironisa Neboua, il nous dira de faire ce que nous avons toujours fait : veiller à ce que les coffres de la maison royale ne désemplissent pas.
Bak n’était pas moins cynique :
— Il s’agit d’une visite secrète, disais-tu ? D’une inspection-surprise ? Et il voyage avec une escorte de cinq nefs de guerre ?
— Je ne vois là aucun mystère, raisonna Neboua en riant. Tous les politiciens croient marcher avec les dieux. Comment saurions-nous, pauvres mortels que nous sommes, que nous devons nous incliner bien bas, si l’on ne nous disait à l’avance qui se tiendra bientôt devant nous ?
Thouti se rembrunit, ennuyé comme toujours par l’irrespect de Neboua envers les impératifs diplomatiques.
— Considérez-le comme un fait essentiel : le vice-roi m’a appris la venue du vizir sous le sceau du secret. À présent je vous mets dans la confidence et d’ici une heure j’enverrai un émissaire vers le sud, pour aviser les chefs de garnison du Ventre de Pierres.
Il pointa le rouleau vers Neboua, son second :
— Tu préviendras les autres officiers. Dis-leur de se préparer, eux et leurs troupes. Comme le vizir n’a jamais été un foudre de guerre, une formation impeccable d’hommes aux pagnes immaculés et aux lances bien fourbies le satisfera beaucoup plus qu’une démonstration des arts du combat. Nous tenons par-dessus tout à produire une bonne impression.
Sans attendre l’assentiment de Neboua, le commandant dirigea le rouleau de papyrus vers Bak.
— Je n’ai certes pas besoin de te rappeler, lieutenant, ce que tu dois accomplir avant l’arrivée du vizir.
Bak aurait voulu disparaître sous terre. Combien de temps lui restait-il donc ? Quatre jours à peine ?
— Non, chef. Je dois faire comparaître Rennefer devant toi, pour tentative de meurtre sur son époux. Je dois capturer le ou les criminels qui ont tué Mahou, Intef, et blessé Imsiba, afin de rétablir la sécurité sur les pistes du désert et dans les rues de cette ville. Avec l’aide de Neboua, je dois identifier le pourvoyeur de Roï en contrebande, et la manière dont des défenses d’éléphant peuvent passer en fraude sans être détectées.
— Résumé ainsi, je crains pour notre avenir, lui souffla Neboua. Tu crois qu’Amon-Psaro nous engagerait ?
Amon-Psaro était un puissant roi tribal qui vivait loin au sud, dans le pays de Kouch[13].
— Si tu as une suggestion, capitaine, je serai heureux de l’écouter ! aboya Thouti.
— Non, chef.
Thouti lui lança un regard dévastateur, mais n’insista pas.
— Je n’ai autorisé aucun trafic depuis… Combien de jours, lieutenant ? Quatre ? Cinq ? Et jusqu’à présent, tu n’es arrivé à rien. Cela ne peut continuer ainsi, surtout alors que le vice-roi s’intéresse de près au commerce. Je projette de libérer chaque caravane, chaque navire retenu à Bouhen et à Kor dès qu’il sera à un jour de marche au nord. Pendant son séjour, il faudra que les affaires se fassent comme d’habitude. Pas question d’attirer l’attention sur quelques incidents mineurs.
Bak retint une protestation. Quelques incidents mineurs, en vérité !
— Ce n’est peut-être pas une mauvaise idée, dit pensivement Neboua. On ne peut coincer les contrebandiers sans leur laisser l’occasion d’opérer, ce qui leur est impossible quand tout le trafic est interrompu sur le fleuve.
Bak marqua son assentiment, mais formula cependant une réserve :
— J’ai demandé cet arrêt du trafic afin que le meurtrier de Mahou n’ait aucune chance de se sauver. Cela vaut encore à présent.
Neboua adressa à Thouti un sourire candide.
— Qu’est-ce que tu proposes, chef ? On se concentre sur les contrebandiers ou on lutte pour capturer le tueur ?
Il ne semblait jamais las d’agacer son supérieur.
— Nous devons œuvrer en vue de ce double objectif, dit Bak, qui se leva et fit quelques pas jusqu’à la porte pour mieux réfléchir.
Dans la cour silencieuse, les seuls êtres vivants étaient une chatte grise et sa portée, quatre minuscules boules de poil blotties contre son ventre ou trébuchant sur ses pattes.
— Le trafic doit reprendre avant l’arrivée du vizir, sur ce point je suis d’accord. Pas question que les caravaniers ou les capitaines de navire se présentent devant lui pour lui exprimer leurs doléances. Mais nous devons aussi retenir mes cinq suspects à Bouhen.
Il se retourna et demanda à Thouti :
— Ne pourrait-on leur apprendre sa venue et leur offrir une bonne raison de rester ?
— Excellente idée ! approuva Neboua, dont le visage s’éclaira d’un sourire. Que pourrions-nous leur donner ?
Thouti croisa les doigts derrière sa nuque et se laissa aller à la renverse, inclinant son fauteuil en arrière. Il médita cette suggestion, les yeux dans le vague.
— Pourquoi pas un festin ?…
Il réfléchit plus longuement, hocha la tête avec satisfaction.
— Oui. Mon épouse est une hôtesse accomplie, et regrette les grandes réceptions d’autrefois, à Kemet. Un banquet devrait contenter le vizir, la réjouir pour les mois à venir, et attirer tous les notables du Ventre de Pierres. Y compris tes cinq suspects, lieutenant.
— En ce qui concerne Ramosé, je ne sais pas, en tout cas Hapouseneb et Nebamon ne rateraient jamais une fête si grandiose, pas plus qu’Ouserhet, dit Imsiba en riant. Je pense que le lieutenant Roï aimerait également y assister, quoique je ne le connaisse pas aussi bien.
Bak, assis sur le sarcophage, considéra l’homme installé sur le banc de terre crue. Des lances et des dagues aiguisées de près lui apprirent quel genre de repos le Medjai s’était accordé.
— Neboua prônait la reprise de tout trafic dès aujourd’hui, mais le commandant a insisté pour attendre.
— À quoi nous serviraient un ou deux jours de plus ? répliqua Imsiba, nullement impressionné.
— Il espère que les dieux nous souriront en nous gratifiant d’innombrables miracles, ironisa Bak non sans amertume.
Imsiba maugréa quelques mots dans sa propre langue, très probablement peu châtiés.
— On ne sait même pas vers quelle direction se tourner.
Un marmonnement grincheux, d’âcres relents de bière rance et de vomi attirèrent le regard de Bak vers la porte. Un policier à la carrure massive tenait un adolescent maigrelet par la nuque pour lui faire traverser l’entrée jusqu’à la porte des cellules. Les hommes de garde levèrent la tête de leur jeu pour lancer des quolibets au garçon, qu’ils hébergeaient souvent.
— Tu dis vrai, néanmoins quelqu’un nous redoute, reprit Bak. J’ai le sentiment que ce sont toutes nos questions sur Mahou qui ont provoqué l’attaque d’hier. À moins que ce ne soit nos recherches dans les tombeaux ? Ou tout cet ensemble de choses, si Intef et Mahou ont été abattus par le même homme.
— À part la similitude dans l’arme du crime, aucun lien n’apparaît entre les deux meurtres.
— Aucun lien évident.
Le Medjai se pencha en avant avec intérêt.
— Tu en as perçu un qui m’aurait échappé ?
À cet instant, Hori arriva de la rue, si chargé que la sueur ruisselait sur son front. D’une main, il portait un panier rempli de cruches de bière et de pain, dans l’autre une profonde marmite de ragoût – du poisson à l’oignon, à en juger par le fumet qui en émanait. Deux carquois contenant quelques flèches pendaient sur une de ses épaules, et deux longs arcs accrochés sur l’autre égratignaient sa cheville à chaque pas.
Les policiers de faction s’animèrent à la vue des victuailles et accueillirent chaleureusement le jeune scribe. L’un d’eux se leva et alla à sa rencontre pour le soulager du panier et de la marmite, qu’il apporta à son coéquipier. Il posa la nourriture entre eux et ils se rapprochèrent pour manger. L’arôme du pain frais et du ragoût couvrit les derniers relents de bière.
Bak descendit du sarcophage et se hâta d’aller prendre les armes. Libéré de son fardeau, le petit scribe se baissa pour se frictionner la cheville.
— Je viens de l’arsenal, chef. Je sais que j’ai tardé, mais j’ai dû y retourner pour montrer les armes de celui qui vous a tendu cette embuscade.
— Bien joué, Hori !
Bak fit entrer le jeune homme dans son bureau, posa les armes dans un coin et retourna s’asseoir sur le cercueil.
— Maintenant, dis-nous ce que tu as appris.
— Les flèches sont toutes semblables, de fabrication ordinaire sans marque distinctive. Les arcs et les carquois ne sont pas différents de ceux que l’arsenal remet à nos archers.
Bak se sentit déçu, mais non surpris.
— Peut-on se procurer ces armes aussi facilement que je le crains ?
— Non, chef, répondit Hori, chassant une goutte de transpiration du bout de son nez. Le scribe responsable de l’équipement des archers est remarquablement scrupuleux. Il considère tout arc brisé ou perdu comme une offense envers les dieux. Quand je lui ai exposé dans quelles circonstances tu as trouvé ces armes, il est devenu tout rouge et s’est mis à suffoquer tel un homme qui se noie. Ce n’est que lorsqu’il a repris son souffle qu’il a pu chercher dans ses archives la liste des articles manquants.
Hori marqua une pause pour attiser leur curiosité. Bak lança un regard amusé vers Imsiba, qui leva les yeux au ciel.
— Des arcs disparaissent quelquefois, brisés ou égarés dans le désert, mais un carquois ne se perd pas comme ça, expliqua le jeune scribe. Selon le dernier inventaire, qui date à peine du mois dernier, il n’en manque aucun depuis plus d’un an.
— Mais alors, d’où proviennent ces deux-là ?
— D’une autre garnison, à son avis, ou d’un arsenal dans la lointaine Kemet.
Bak laissa échapper un long soupir désenchanté.
— Tous nos suspects étant plus ou moins engagés dans le commerce, chacun aurait eu les moyens de se les procurer.
Sur la pièce pesa alors un lourd silence, qu’Imsiba finit par briser.
— Mon ami, tu t’apprêtais à me dire pourquoi, selon toi, Intef et Mahou ont été tués par la même main.
— C’est possible, chef ? interrogea Hori en ouvrant des yeux ronds.
Bak lui indiqua un tabouret. Pendant que le jeune scribe s’installait, il exposa son raisonnement :
— On sait qu’un homme a abordé Mahou pour lui proposer de la contrebande et, d’autre part, qu’Intef avait trouvé un ancien tombeau, pillé depuis longtemps, mais qui s’avérait néanmoins une « mine d’or ». On sait en outre que, d’ordinaire, les objets illicites passent la frontière en petites quantités, car ils échappent difficilement aux inspections lorsqu’ils sont dissimulés dans les caravanes d’ânes qui transitent par le Ventre de Pierres. Pourtant, le pont de Roï était encombré tout entier de marchandises de contrebande.
— Cette cargaison provenait d’un navire, pas d’une caravane, objecta Imsiba. L’équipage l’a vu s’éloigner dans le noir.
— Je parierais la ration d’un mois que ce navire-là a descendu le Ventre de Pierres pendant la crue. Et je parierais mon pagne le plus neuf que la contrebande servait de lest, sous le pont.
Imsiba contempla pensivement son ami.
— Un bateau de taille modeste contiendrait en effet beaucoup de marchandises, si sa cale en était remplie.
— De plus, ajouta Bak, tout aurait paru naturel aux haleurs qui guident les navires le long des rapides, depuis la terre ferme.
— Mais une fois franchi le Ventre de Pierres, il lui fallait affronter nos inspecteurs. Comment ?
L’expression perplexe d’Imsiba disparut et il claqua des doigts.
— Bien sûr ! Il a déchargé en amont de Kor pour tout entreposer dans une cachette bien particulière… Un ancien tombeau, oublié depuis longtemps.
— La mine d’or d’Intef, acquiesça Bak.
— Lieutenant Bak ?
Sitamon se tenait sur le seuil de la porte donnant sur la rue. Son petit garçon, à demi caché derrière sa jambe, s’accrochait à son long fourreau blanc. Elle tenait à deux mains une large marmite rouge, surmontée d’une miche de pain plat posée en travers. La vapeur qui s’en échappait portait des effluves de pigeon aux herbes.
— Je cherche…
Elle s’avançait avec hésitation vers le bureau quand elle remarqua Imsiba tout au fond, et lui sourit.
— Oh, te voilà, sergent ! J’ai appris que tu étais blessé, c’est pourquoi j’ai pensé…
Elle regarda Bak et Hori en rougissant.
— Eh bien, j’ai pensé que tu aimerais peut-être un bouillon épais bien réconfortant, mais je vois que tu es occupé.
Imsiba se leva d’un bond, les traits radieux.
— Non, non, je ne suis pas occupé ! Nous discutions, c’est tout.
Bak remarqua l’agitation de son ami, son plaisir de revoir la jeune femme. Dissimulant un sourire, il descendit du sarcophage et épousseta l’arrière de son pagne. Le jeune scribe, observa-t-il, fixait la marmite sans dissimuler sa gourmandise. Il lui lança un clin d’œil complice.
— Hori et moi n’avons pas encore pris notre repas de midi, qui nous attend à la caserne. Nous nous disposions justement à partir, n’est-ce pas, Hori ?