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— Si Penhet s’était expliqué, avec le temps elle en serait peut-être venue à accepter Meret, dit Bak. Mais elle a appris la chose fortuitement, par un des serviteurs qui aidaient Netermosé aux champs.
— Je déteste juger une femme, surtout en un cas pareil où le seul châtiment équitable est la mort.
Le commandant Thouti s’accouda sur le parapet qui dominait la citadelle et grimaça en songeant à la tâche que les dieux lui avaient dévolue.
— Quel malheur que Rennefer n’ait pu se résigner à cette fille, avec le bon sens que tous lui connaissaient !
Malgré sa petite taille, Thouti avait des épaules carrées, dont les muscles puissants étaient accentués par la vive lumière du soir. Ses cheveux et ses sourcils étaient drus, le pli de ses lèvres exprimait la fermeté. Comme Bak, qui s’était autorisé un bain rapide mais vivifiant dans le fleuve avant de passer dans ses quartiers pour se changer, il portait un pagne blanc couvrant les cuisses, un large collier de perles multicolores et des bracelets assortis, ainsi que des sandales de joncs tressés. Il maniait son bâton de commandement tel un prolongement de son bras, le pointant, s’en servant pour tapoter sa jambe ou pour sonder une motte de terre dans un coin.
Bak n’avait aucun réconfort à lui offrir.
— Je suppose qu’elle l’a poignardé sans réfléchir, aveuglée par la colère.
— Encore et encore et encore ? ironisa le capitaine Neboua. Il a eu de la chance que le voisin arrive au bon moment ! Et elle a eu de la chance que Netermosé ne tombe pas sur elle lorsqu’elle maniait sa dague comme le boucher de la garnison.
L’officier aux traits épatés, second de Thouti, était de la même taille qu’Imsiba mais plus râblé. Ses boucles rebelles avaient besoin d’être coupées, l’ourlet déchiré de son pagne pendillait d’un côté. Une amulette bleue en faïence, figurant l’œil d’Horus, était accrochée au bout d’une chaîne en bronze à son cou épais. Comme d’habitude, il ne s’était pas encombré de son bâton de commandement, préférant garder les mains libres.
Son langage imagé était assez familier à Bak pour qu’il n’en fasse pas cas.
— Les coups de poignard étaient spontanés, j’en suis sûr, néanmoins en ce qui concerne la racine de mandragore, c’est une tout autre histoire. Rennefer était déterminée à le supprimer. Soit pour le punir, soit pour le réduire au silence, soit pour garder les terres. Ou encore à cause de toutes ces raisons en même temps. Mais elle a mesuré une quantité trop parcimonieuse et son plan a échoué.
— Penhet peut rendre grâce aux dieux qu’elle soit peu douée pour le meurtre, commenta Neboua avec un large sourire.
— Il est cloué au lit dans un état d’extrême faiblesse, et restera alité pendant une bonne semaine. Elle aurait réussi, tôt ou tard.
Bak ne voulait plus penser à Rennefer. Par la grâce d’Amon, il n’était pas tombé dans la toile d’araignée qu’elle avait tissée pour le tromper, mais il s’en était tant approché que c’en était embarrassant. Quant à savoir si cette triste aventure lui vaudrait le respect des gens de la région, nul ne pouvait le dire.
Il s’accouda au parapet et contempla la ville, une série de rectangles blanc-gris sous la lumière déclinante, encadrés de rues et de passages enfoncés dans l’ombre. Thouti les avait conduits, Neboua et lui, tout en haut du mur d’enceinte. Il avait dû choisir l’endroit le plus isolé de Bouhen pour une raison précise. Quand se déciderait-il à en parler ?
Dans l’angle en contrebas s’étendait la résidence du commandant, d’où un long escalier découvert, bordé par le rempart, montait vers l’imposante tour d’angle près de laquelle ils étaient réunis. Les greniers et les entrepôts se reconnaissaient facilement à leurs vastes dimensions. Le temple ceint par des murailles, séjour de l’Horus de Bouhen, se dressait au-dessus des édifices ordinaires sur une haute butte artificielle. À côté se trouvait l’ancien corps de garde que Bak et ses Medjai utilisaient comme prison et comme bureau. Le casernement et le secteur des petites résidences attribuées aux officiers, aux scribes et à leurs familles occupaient l’extrémité opposée de la citadelle, qui formait presque un carré.
Les points lumineux disséminés sur les toits semblaient refléter les étoiles, plus scintillantes à mesure que le ciel virait au noir. Chacune de ces lumières infimes représentait un brasero en terre cuite, une famille partageant le repas du soir. La fumée se mêlait aux odeurs de friture, d’oignons, de poisson et de volaille braisés, ainsi qu’à celle, omniprésente, du fumier, provenant des enclos en bordure de la ville. Une meute de chiens dévalait une rue en grondant à la poursuite d’une bestiole trop petite pour être distinguée, très probablement un rat. Au milieu du braiment des ânes montait l’appel rauque d’un chat en rut. Bak songea à ses premiers jours à Bouhen, quand il détestait ce fort et la tâche qu’on lui avait confiée. Désormais, c’était son foyer, un lieu synonyme de réconfort et d’amitié, et il se sentait fier de diriger la police medjai.
Thouti eut un brusque mouvement du menton comme pour chasser Rennefer de son esprit, et rompit le long silence.
— Vous savez, je suppose, qu’un messager du vice-roi est arrivé avant l’orage ?
Il attendit qu’ils acquiescent et continua :
— Le vizir croit que des objets précieux venus de loin en amont parviennent entre les mains des rois du Nord – du Mitanni[2], d’Amourrou[3], de Keftiou[4] et même chez les lointains Hatti[5] – sans transiter par le Trésor, à Ouaset.
Bak haussa un sourcil. Ce n’était tout de même pas pour cette raison que Neboua et lui étaient convoqués ?
— Nous avons déjà entendu cette rumeur, dont la véracité n’a jamais été prouvée. Du moins, pas suffisamment pour qu’on s’en inquiète.
— Cette fois, il ne s’agit pas de quelques babioles qui auraient traversé la frontière sur le dos d’un baudet, entre des peaux et des paniers d’œufs d’autruche. C’est d’ivoire dont nous parlons, de défenses entières, à l’état brut ! Amon seul sait ce qui nous a encore échappé.
— Une défense peut être plus haute et presque aussi lourde que moi, objecta Bak en tâchant de ne pas montrer son scepticisme. Ce n’est pas une pièce facile à passer en fraude.
— Impossible, si vous voulez mon avis ! grogna Neboua.
— Je n’ai pas plus que vous envie d’y croire, dit Thouti, qui considérait d’un air maussade les deux hommes devant lui. Mais le fait est là. Notre ambassadeur auprès du roi de Tyr a vu une défense au palais. Elle venait d’arriver et trônait à la place d’honneur. L’ambassadeur, offusqué à l’idée que notre souveraine ait délégué un autre émissaire pour offrir ce présent à son insu, adressa le jour même un message à Ouaset, à l’intention du vizir. Il ressort que cette défense n’était pas un cadeau de la maison royale. En outre, elle n’était pas passée par le Trésor, selon la procédure requise.
Thouti fixa d’abord Bak, puis Neboua, la bouche et le regard durs.
— Ordre nous est donné de fouiller tous les navires circulant sur cette partie du fleuve, toutes les caravanes sillonnant le désert. Les garnisons situées plus au sud dans le Ventre de Pierres sont chargées d’une responsabilité identique.
— On ne trouvera pas de défense brute dans une caravane, observa Neboua. À la rigueur, quelques fragments de belle taille. Cela arrive quelquefois. Mais rien d’aussi énorme.
— Cette défense ne pourrait-elle provenir des contrées qui s’étendent à l’est de Tyr ? demanda Bak, réticent lui aussi à se laisser convaincre. On dit qu’on y trouve des éléphants, entre les deux puissants fleuves qui coulent vers le sud au lieu de descendre vers le nord.
Thouti leva son bâton pour rendre son salut à la sentinelle qui approchait, un jeune soldat dégingandé en pagne court, armé d’un bouclier blanc en peau de vache et d’une longue lance.
— Le chancelier de Tyr, bras droit du roi, a assuré à notre ambassadeur qu’elle venait de l’extrême sud de Kemet. Et ce n’était pas un présent d’une maison royale. Elle avait été achetée à un marchand, contre de l’or.
Avant que Bak ou Neboua ait pu proférer une objection, il trancha :
— Discuter plus longuement serait futile. Le vizir a formulé des ordres que nous devons exécuter.
Il attendit que la sentinelle les croise, pénètre dans la tour et gravisse l’échelle menant au toit.
— Ces ordres consistent à garder le secret absolu sur cette défense passée en contrebande. Le vizir ne tolérera pas que des rumeurs courent le long de la frontière. Pas question qu’on raconte que Kemet ne jouit plus de la même puissance qu’au temps du père de notre souveraine, Aakheperkarê Touthmosis[6].
— Chaque capitaine retardé s’égosillera comme une oie prise dans un filet, marmonna Neboua, peu féru de politique. Chaque marchand, chaque chef de caravane, chaque pêcheur. Chaque homme transportant un chargement de légumes sur le fleuve.
— Envoie-les-moi. J’aurai vite fait de leur imposer silence.
Bak voyait bien qu’ils n’échapperaient pas à cette corvée, mais il crut devoir souligner une réalité :
— Dès que la nouvelle se répandra que nous cherchons de la contrebande – et elle volera plus vite que la poussière au vent –, pas même un fragment de grès ne passera la frontière sans être dûment déclaré, avec la taxe déjà préparée à l’intention du collecteur. Nous aurions plus de succès en tablant sur l’effet de surprise.
— Certes, la rumeur poussera les fraudeurs à la prudence, convint Thouti. Tu le sais, je le sais et le vice-roi le sait aussi. Mais va donc l’expliquer à la capitale ! Au vizir ! Crois-tu qu’il écoutera les hommes des garnisons, ceux qui parlent par expérience ?
Bak ne sut que répondre, et d’ailleurs Thouti ne s’y attendait pas. Cette amertume était commune à tous les commandants de la frontière. Ils aspiraient à être entendus par ceux qui marchaient dans les couloirs du pouvoir, mais leurs messages se perdaient le plus souvent dans l’indifférence bureaucratique.
Thouti traversa le passage couvert en direction des remparts surplombant la ville basse, une immense zone rectangulaire entourant les trois côtés de la citadelle orientés vers le désert, et contenue par des murailles aussi hautes que solides. Bak et Neboua le suivirent avec une même pensée : combien de temps ces futilités dureraient-elles encore ?
En bas, le long des ruelles sinueuses, les groupes de bâtisses irrégulières semblaient jetés là au petit bonheur. Ces maisons exiguës abritaient des ateliers, les logis des artisans et des marchands. Plus loin s’étendaient les enclos, les campements pour les soldats en transit, et l’ancien cimetière.
— J’ai d’abord envisagé cette affaire comme une opération militaire, mais je crois à présent que la police, et non l’armée, doit être chargée de cette mission ici, à Bouhen.
Devant la surprise de Bak, Thouti éleva son bâton pour repousser toute objection.
— Je sais, les troupes medjai sont trop réduites pour assumer cet effort tout en poursuivant leurs devoirs habituels. C’est pourquoi nous utiliserons une équipe mixte de policiers et de militaires, dont tu prendras la tête, lieutenant Bak.
Neboua poussa un soupir qui exprimait un indéniable soulagement :
— Je ne vois personne de mieux qualifié pour cette tâche, déclara-t-il d’un ton bienveillant. Fais-moi savoir de combien d’hommes tu as besoin et je serai heureux de t’obliger.
Bak résista à l’envie de lui assener un vigoureux coup de coude dans les côtes. Il savait que son ami préférait la vie rude et mouvementée du soldat aux devoirs plus monotones requis dans une garnison sur la frontière, et la plupart du temps il voulait bien compatir. Mais cette fois-ci, où une besogne si fastidieuse l’attendait, il lui était difficile d’éprouver de la compréhension.
— Afin que tu ne craignes pas que je te néglige, capitaine, ajouta Thouti avec un sourire en coin, je place Kor sous ta responsabilité. Tes hommes fouilleront chaque sac, chaque panier chargé sur chaque bête remontant vers le nord à travers le désert, de même que ceux de Bak inspecteront les navires circulant sur ces eaux.
Bak réprima son hilarité. L’ancien fortin de Kor, servant d’annexe à Bouhen, se trouvait à l’extrémité inférieure du Ventre de Pierres, au bord d’une longue suite de rapides impraticables le plus clair de l’année. C’était à Kor que les marchandises en partance pour le nord étaient transférées des caravanes aux vaisseaux, ou l’inverse. La sécheresse et la poussière en faisaient un séjour infiniment moins plaisant que le port de Bouhen.
— Comment aurais-je pu savoir qu’il lui fallait un laissez-passer ?
Ramosé, le capitaine du navire de commerce amarré à quai, se campa sur ses jambes, les poings sur les hanches, son teint de brique encore avivé par la colère. Il foudroya des yeux l’officier devant lui.
— Il prétendait venir du nord. Vous ne pouvez me tenir pour responsable des mensonges d’un autre !
Bak laissa glisser cette virulence sur lui avec l’indifférence née de l’habitude. Presque un jour avait passé depuis que le commandant avait ordonné les inspections systématiques, et tous les marins du quai avaient épanché leur bile d’une manière ou d’une autre. Plus l’embarcation était modeste, plus vives étaient les plaintes et les vociférations des mécontents. Bak se tourna vers un homme mince et musclé, dont les bras étaient maintenus fermement par un jeune policier medjai, lourd et massif en comparaison.
— Explique-toi, Tjanouni !
Le coupable au teint sombre redressa les épaules et releva le menton sans se laisser intimider.
— Mon frère habite Kemet. Il cultive les champs d’un noble illustre dont le domaine se trouve à un jour de marche d’Abou. Je m’y rends afin de commencer une vie meilleure.
Bak chassa une mouche qui bourdonnait autour de son front.
— Comment sais-tu que tu seras le bienvenu ?
Tjanouni hésita. Ses yeux foncés révélaient à quel point la décision était difficile à prendre. Avec réticence, il desserra l’ouverture d’une bourse de cuir suspendue par un lien autour de sa taille, en retira un éclat de poterie grisâtre qu’il tendit au lieutenant. L’écriture sur la surface était serrée, mais nette. Le scribe du noble Amonhotep se portait garant pour le voyage de Tjanouni depuis Ouaouat jusqu’au Nord. Il suffirait de présenter ce fragment pour recevoir le paiement.
Bak observa le navire de Ramosé, alourdi par les marchandises qu’il rapportait du Sud profond. Le niveau de flottaison était bas. Une unité mixte de soldats et de policiers medjai s’affairait sur le pont, sondant les paniers et les sacs débordant de précieuses denrées exotiques. Un scribe entre deux âges, emprunté au Bureau des archives de la garnison, suivait leur progression en comparant la cargaison avec le manifeste qu’il avait entre les mains, pour s’assurer que le capitaine n’avait omis aucun article soumis à une taxe. Les couleurs de la cabine – rouge, jaune et noir – étaient fanées, alors que le château avant brillait sous une couche de peinture fraîche. Sur la proue, les symboles estompés du nom avaient été délinéés en noir avant d’être repeints. Les planches craquaient, un chien gris attaché à la cabine gémissait pour être libéré. Un sac de lin ventru exhalait un effluve mystérieux qui se mêlait à l’odeur de la peinture.
Une quinzaine d’hommes vêtus de pagnes lombaires, la peau tannée par le soleil, s’étaient regroupés sur le quai près de la poupe. Les compagnons de rame de Tjanouni. Se rendant compte qu’ils avaient attiré l’attention de Bak, ils détournèrent la tête précipitamment, rendant leur curiosité plus flagrante par leur feinte désinvolture.
Le navire était assez bien tenu, son équipage sympathique et le capitaine d’un abord agréable quand tout allait bien. Ce n’était pas une mauvaise place, conclut Bak. Sur ce vaisseau-là, Tjanouni pouvait gagner son voyage vers le nord afin que, plus tard, un comparse pût se faire passer pour un capitaine de navire et présenter la note au scribe d’Amonhotep, en réclamation du paiement.
Réprimant un sourire, Bak demanda à Ramosé :
— S’il disposait d’un laissez-passer, le garderais-tu à bord jusqu’à Abou ?
— Les bons marins sont durs à trouver, répondit le capitaine, pensif, en considérant Tjanouni. Il a démontré sa valeur. Je suppose qu’il n’avait pas l’intention de causer du tort…
Une pause, un hochement de tête.
— Oui, je le garderais.
— Kasaya, emmène-le au Bureau des scribes, ordonna Bak au Medjai. Qu’on lui remette un laissez-passer pour se rendre dans le Nord.
Les traits de Tjanouni exprimèrent la stupéfaction, le plaisir puis le désarroi quand Bak s’approcha du bord du quai et laissa tomber dans le fleuve le fragment de poterie.
« Encore un jour de cette maudite besogne, songea Bak, et je serai l’homme le plus impopulaire de la frontière, évité par tous. » Une autre idée le fit éclater de rire, à la grande surprise d’un pêcheur déposant ses filets à la proue de son bateau avant de lever la voile vers son village. Non, Bak ne serait pas le plus impopulaire. D’après ce qu’il avait appris des voyageurs fraîchement arrivés de Kor, Neboua, avec son manque de tact habituel, l’avait déjà supplanté pour ce titre.
Remerciant Amon que la journée soit presque terminée, Bak s’arrêta devant une passerelle qui reliait au quai un navire de plaisance aux lignes fuselées. Sur le pont, Imsiba surveillait son équipe d’inspection. Ses hommes se rapprochaient du gouvernail, ayant presque fini d’examiner la cargaison. Hori était perché sur le toit de la cabine, les jambes pendantes, avec près de lui son écritoire, une cruche d’eau et des calames de rechange. Le manifeste était étalé sur ses genoux afin qu’il puisse cocher les objets sur la liste à mesure que les hommes les désignaient à tue-tête. Le capitaine, un petit individu nerveux au teint marbré, traînait près du château avant pendant que les membres d’équipage suivaient la scène de l’esplanade, où ils étaient allés jouer aux osselets à l’ombre du mur de la forteresse.
Le navire flambant neuf resplendissait. Sa coque de bois n’était pas encore foncée par le temps, ses équipements en bronze rutilaient avec un éclat qu’aucune tache ne ternissait. Un dais léger en bois, tendu de lin, était fixé à la cabine aux motifs en chevron pour abriter du soleil et de la brise une vieille femme ratatinée et ses trois servantes. On avait arrimé un sarcophage blanc, en bois, contre la cabine. Ainsi que le capitaine l’expliqua à Bak, l’époux de la vieille femme devait être inhumé à Kemet, dans le tombeau familial.
Le contenu de l’ultime panier fut énuméré. Hori cocha le dernier article, puis rassembla son matériel d’écriture et sauta du toit. L’équipe d’inspection descendit la passerelle en colonne. Bak libéra les hommes, qui remontèrent le quai au pas de course vers la forteresse. Aussitôt, l’équipage interrompit son jeu pour retourner à bord en discutant vivement de cette dernière partie. Sous le regard d’Imsiba, Hori roula et cacheta le manifeste avant de le rendre au capitaine. Ils échangèrent quelques mots, le marin donna au grand Medjai une claque amicale dans le dos et ordonna aux rameurs de regagner leurs places.
— Vous n’avez pas l’air débordés par le nombre de paniers de contrebande, dit Neboua derrière Bak.
Le lieutenant se retourna, stupéfait.
— Par la barbe d’Amon ! Que viens-tu faire à Bouhen ?
— J’ai laissé Ptahmosé s’occuper de tout. Personne à Ouaouat n’a conduit plus de patrouilles dans le désert, et le chef de caravane qui saura le berner n’est pas encore né.
Le sergent Ptahmosé était aussi proche de Neboua qu’Imsiba de Bak.
— Évite Thouti avec soin ! Tu sais ce qu’il pense des tire-au-flanc.
— Tu accuses un innocent, répliqua Neboua, s’efforçant de paraître vexé. J’ai une raison légitime d’être ici. Même Thouti n’y pourra trouver à redire.
Bak leva les yeux au ciel.
— Je ne te crois pas un instant, mais débite ton histoire. Autant que tu t’entraînes avant de la lui servir.
Neboua sourit comme un gamin échappé de l’école de scribes, mais revint bien vite à la réalité.
— Le capitaine Mahou quittera Kor au crépuscule, son navire lourdement chargé de marchandises. Une bonne moitié de la cargaison était à bord lorsque je suis arrivé à l’aube, c’est pourquoi je ne jurerais pas de ce qu’on y a entreposé hier. Quand sa barge entrera à Bouhen, je te suggère de la fouiller de la proue à la poupe.
— Tu sais bien que nous inspectons la moindre coquille de noix. Maintenant, continua Bak avec méfiance en dévisageant son ami, dis-moi la vérité : était-ce un simple prétexte pour t’éloigner de Kor, ou as-tu une bonne raison de nous inciter à ce surcroît de zèle ? Mahou m’a toujours fait l’effet d’un homme honnête.
— C’était une excuse pour rentrer, je l’avoue, néanmoins…
Neboua se gratta la tête, les sourcils froncés.
— Je l’ai vu discuter avec un homme auquel je ne confierais pas ma plus mauvaise paire de sandales. Un batelier du Sud, plus glissant qu’une anguille. Ce n’est pas grand-chose, j’en conviens, mais…
Il s’interrompit, puis tenta de se justifier d’un air presque gêné :
— J’aime bien Mahou. L’idée qu’il ne soit pas l’homme que je croyais m’est détestable et je ne voudrais pas nuire à sa réputation. Cependant, ils se parlaient de très près, à voix basse, comme s’ils tramaient quelque chose.
— Si nous ne trouvons rien à bord, sa réputation restera intacte, promit Bak.
— D’accord.
Esquissant un sourire, Neboua leva la main pour saluer Imsiba et Hori qui descendaient la passerelle.
Un débardeur à moitié nu courut le long du quai pour détacher les cordages enroulés autour des piquets d’amarrage. Sur un ordre alerte du capitaine, un marin remonta la passerelle, le tambour marqua la cadence à l’intention des rameurs qui plongèrent leurs longs avirons dans l’eau. Alors que le navire virait pour s’éloigner du mouillage, ils entonnèrent un chant du fleuve de leurs voix sonores et joyeuses, à défaut d’être mélodieuses. Bak leva son bâton de commandement pour retourner son salut au capitaine, tandis que Neboua et les autres agitaient la main.
— Encore à négliger ses devoirs, à ce que je vois ! lança Imsiba en imitant la voix de Thouti. Bel exemple pour un capitaine d’infanterie, dont le moindre geste devrait être irréprochable !
Ces sarcasmes provoquèrent un rire insouciant.
— J’ai mieux à faire que d’écouter les vitupérations d’une bande de caravaniers, riposta Neboua, qui cracha par terre afin de souligner son mépris. Nous n’avons pas trouvé un seul article de contrebande, et nous n’en trouverons pas, puisque tout le monde s’attend à une fouille.
Continuant à grommeler, il remonta le quai avec Imsiba et Hori. Bak resta derrière, préférant ne pas partir avant que ses hommes aient fini d’inspecter le navire de Ramosé, qui voguerait alors vers le nord. Il s’assit sur une borne d’amarrage, frappant machinalement sa cheville de son bâton, et laissa vagabonder ses pensées. L’orbe jaune pâle du soleil dans un ciel laiteux parut s’accrocher un instant au sommet de la citadelle, puis tomber derrière la haute muraille. Une sentinelle, simple silhouette à contre-jour, arpentait le chemin de ronde. Une demi-douzaine de pêcheurs, au milieu d’autant d’esquifs halés à l’extrémité du quai, se querellaient d’une voix forte dans un dialecte local que Bak ne pouvait comprendre.
Il écouta les murmures de l’équipage s’éloigner, respira l’odeur du port, savoura la caresse de la brise sur ses épaules. Il songea au navire qui venait de partir, se demanda dans quel havre il ferait halte pour la nuit. Et il pensa à la barge de transport de Mahou, qui arriverait bientôt de Kor. Les soupçons de Neboua semblaient excessifs, fondés sur l’instinct plutôt que sur des faits.
Cet instinct s’était déjà révélé très sûr, mais en l’occurrence ? La réputation exemplaire de Mahou reposait sur son honnêteté incontestable.
Bâillant à s’en décrocher la mâchoire, Bak sortit du passage sombre sous la porte à tourelles et suivit l’esplanade supérieure. Un grand et large vaisseau de transport, arborant l’effigie du dieu Hapy sur sa proue, avait accosté sur le quai sud. L’équipage s’activait pour fixer le mât et les vergues baissés en vue du long voyage vers Kemet. C’était la barge de Mahou, flottant bas sous le poids de sa cargaison empestant le fumier. Quand elle était entrée dans Bouhen au crépuscule, trop tard pour subir l’inspection, le bétail et les chèvres qu’elle transportait avaient été conduits dans les enclos. Les gardes du port avaient assuré à Bak que personne n’avait touché au reste de la cargaison pendant la nuit.
Le lourd vaisseau tanguait sur les rouleaux sous l’action d’une forte brise. Plus loin, des bateaux plus modestes s’alignaient contre le quai central. Barques de pêcheurs, nacelles de papyrus, bacs transportant des passagers, des animaux ou des marchandises d’une rive à l’autre, tous oscillaient d’avant en arrière, tirant sur leurs amarres.
Bak observa le quai, l’effervescence qui régnait sur la barge de Mahou, les hommes travaillant autour d’un autre bateau plus petit. Il huma l’odeur du fleuve, chargée d’un léger relent de poisson, des fumées d’une multitude de petits foyers, et des remugles douceâtres du fumier. Des oriflammes rouges s’agitaient dans le vent, au bout de quatre longues hampes fixées sur la face du pylône. Le claquement de la toile épaisse rythmait la clameur qui s’élevait à l’intérieur de la forteresse : aboiements, braiments, hurlements des sergents exhortant les troupes à s’atteler à leurs activités de la journée.
En cet instant, le monde semblait parfait. Presque trop. « Si j’étais superstitieux, se dit Bak avec un sourire, je commencerais à redouter des ennuis. »
Imsiba franchit le portail d’un pas décidé, suivi par une petite file de Medjai et de soldats, ainsi que par le scribe des archives. Il s’arrêta en voyant deux hommes au milieu du quai.
— On a tout lieu de se féliciter de sa matinée, semble-t-il.
Bak savait que le grand Medjai faisait allusion au plus jeune des deux. Ouserhet, le contrôleur des entrepôts, était vêtu avec recherche d’un pagne couvrant ses mollets, d’un collier large et de bracelets en perles. Grand et bien charpenté, le fonctionnaire ressemblait davantage à un soldat qu’à un scribe, vu de loin. Il avait des cheveux sombres et bouclés, un nez aquilin, une peau dorée soigneusement ointe d’huile. Imsiba s’était pris d’aversion pour lui du jour où il avait posé le pied à Bouhen. Ouserhet le charmeur – trop au goût du sergent medjai – jouissait de l’admiration de toute la gent féminine de la garnison.
Mahou, le plus âgé des deux, était de taille et de carrure moyennes. Ses longues années en plein soleil sur le pont d’un bateau avaient desséché sa peau foncée. Il portait un simple pagne blanc long jusqu’aux genoux, des anneaux de bronze aux poignets et aux bras, et un pectoral au dessin trop finement ciselé pour être visible d’aussi loin.
— Ouserhet et Mahou sont voisins, expliqua Bak. Ils jouent souvent au senet[7] ensemble.
Mais Imsiba lança sur les deux hommes un regard aigre.
— Je croyais Mahou trop intègre pour exploiter la faveur de hauts fonctionnaires.
— Tu connais l’égoïsme d’Ouserhet ! Il ne serait pas en sa compagnie s’il craignait qu’un scandale n’éclabousse sa précieuse réputation.
— Celle de Mahou est également sans tache, mon ami, mais si jamais Ouserhet plaide sa cause afin qu’il échappe à l’inspection, leur image à l’un et l’autre en sortira pour le moins ternie.
— Les subtilités du langage n’ont pas de secret pour toi, sergent !
Un jeune homme mince, âgé d’une trentaine d’années, sortait du passage sombre derrière eux. Ses yeux pétillaient de bonne humeur. Bien que son visage osseux fût grêlé de cicatrices, séquelles d’une maladie infantile, il séduisait par son élégance et sa grâce naturelles. Le collier et les bracelets qui le paraient, délices pour les yeux, mêlaient les perles d’or à la cornaline, à la turquoise et au lapis-lazuli, quand presque tous les autres habitants de Bouhen ne pouvaient s’offrir que du bronze et de la faïence.
Bak n’était jamais tout à fait sûr de la manière dont il devait traiter cet homme, le marchand le plus prospère au sud de Kemet. Aussi avait-il opté depuis longtemps pour des rapports d’égal à égal.
— Hapouseneb ! Je ne m’attendais pas à te voir ici.
Il jeta un coup d’œil vers le quai, quoiqu’il sût pertinemment qu’aucun de ses navires n’y était amarré.
— Comment es-tu arrivé à Bouhen ?
— Tu vois ce glorieux vaisseau à la voile jaune rapiécée ? dit Hapouseneb en désignant un petit bateau de pêche oscillant sur l’onde, près du bord. Je l’ai emprunté la nuit dernière et je suis parti de Kor, où mon propre navire reste bloqué grâce à ton ami Neboua.
— Ne me dis pas qu’il t’a surpris à frauder ! s’exclama Bak en riant.
Le marchand eut une petite moue désabusée :
— En dépit de tout bon sens, un de mes caravaniers a essayé de faire franchir la frontière à trois jeunes femmes démunies de laissez-passer. Neboua a saisi le tout : femmes, ânes et marchandises. Il peut garder les femmes tant qu’il le veut, c’est le cadet de mes soucis, mais je veux qu’on me rende mes ânes et la marchandise qu’ils transportent. Comme il se montre sourd à tout argument, je suis venu à Bouhen dans l’espoir de convaincre Thouti, afin qu’on puisse bientôt charger mon navire et regagner Kemet.
Il secoua la tête d’un air de feinte résignation.
— Le commandant y consent, à la seule condition que je passe par Bouhen pour y subir une seconde fouille. Les ordres du vice-roi ont plus de poids, semble-t-il, que mes pauvres appels à la compréhension.
Souriant de son propre humour, Hapouseneb s’agenouilla au bord de l’eau, rapprocha de lui le bateau de pêche et sauta à bord. Bak et Imsiba reprirent la tête de leur équipe d’inspection et descendirent le quai.
— Hapouseneb est vraiment de bonne composition, remarqua Imsiba. Dommage qu’il n’y en ait pas plus comme lui. Prompt à supporter cette inévitable corvée, et lent à la colère.
Bak s’arrêta près de la passerelle et baissa la voix afin que personne d’autre n’entende :
— Si nous ne trouvons pas d’ivoire, et Neboua non plus à Kor, nous parlerons à Thouti. D’ici là, nous aurons indisposé assez de monde pour convaincre le vice-roi que nous avons accompli notre devoir. Avec de la chance, il tirera un trait sur ces inspections générales.
— Oh, je ne te blâme pas, lieutenant ! dit Ouserhet, tout en considérant Imsiba et ses hommes qui attendaient devant la passerelle le signal de Bak pour monter. Je suis sûr que tu préférerais de loin être ailleurs.
— En effet, répondit Bak de son ton le plus neutre pour éviter toute dispute.
— J’ai cru comprendre que le commandant Thouti a reçu un message du vice-roi, ordonnant des recherches systématiques pour prévenir la contrebande.
Ouserhet marqua une pause, offrant à Bak la possibilité de confirmer ou de démentir, voire de se laisser aller à fournir de plus amples détails.
— Le commandant me fait rarement ses confidences.
— Combien de navires as-tu inspectés jusqu’ici ? Deux ? Trois ? Et tu dois avoir fouillé la moitié des bateaux de pêche qui passent sur cette partie du fleuve, sans parler des bacs. Pourtant tu n’as rien rapporté au Trésor, ni même la moindre marchandise de prix à l’entrepôt principal.
— Non, répondit laconiquement le lieutenant.
La veille au soir, un subalterne de Neboua avait confisqué une cage de bébés singes souffrant de la faim et de la soif. Sans doute leur propriétaire n’était-il pas informé des consignes relatives aux animaux – ou bien il croyait ceux-ci dénués de valeur.
Les sourcils froncés, Ouserhet persévéra :
— Fouiller tant de navires et revenir bredouille, quelle perte de temps ! Le tien, comme celui de tous les autres.
Mahou posa la main sur l’épaule du contrôleur.
— Nous vivons sur la frontière, mon jeune ami. Cela nous crée inévitablement quelques embarras de temps à autre. Surtout aux gens comme moi, qui vont et viennent sans cesse en ayant à leur bord des denrées rares et précieuses.
— Ta réputation est au-delà de tout reproche, insista Ouserhet. Tu ne devrais pas être soumis à une telle humiliation. Si j’étais investi de la moindre autorité, je te permettrais de poursuivre ta route à l’instant.
— Je te sais gré de ta considération, dit Mahou en souriant, mais même si tu en avais le pouvoir, je refuserais. Que penseraient les autres, si l’on m’accordait un passe-droit alors qu’eux sont contraints de se soumettre ?
Jusqu’alors, Bak n’avait vu en Mahou qu’un homme agréable : cette remarque accrut son respect.
— Nous devrions avoir fini avant midi, précisa-t-il.
— Lieutenant Bak ! résonna la voix pressante d’Hori.
Bak se retourna et vit l’adolescent joufflu accourir sur le quai, sa palette sous le bras. Le jeune scribe s’arrêta en une glissade, respira un grand coup.
— Chef, il y a eu un naufrage à une bonne journée de marche vers le nord. Sûrement durant l’orage, ajouta-t-il en épongeant son visage en sueur. Le capitaine Ramosé l’a découvert à l’aurore. Il faut que tu y ailles, chef. On n’a pas trouvé trace des hommes d’équipage. Ils se sont noyés, ou bien ils ont pris la fuite. Et toute la cargaison a disparu.