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Bak franchit la passerelle et descendit sur le ponton, un replat naturel nivelé pour répondre aux besoins de l’homme. À la suite du lieutenant Amonhotep, il gravit une demi-douzaine de marches polies par l’usure, puis un long escalier taillé à même la pierre. Au sommet, il se retourna pour contempler le navire élancé qui les avait transportés vers le nord. La longue série de rapides juste en amont d’Abou n’avait pas été un obstacle pour le vaisseau agile. Au lieu d’être guidé à l’aide de cordes à travers les passes rocheuses, comme c’était nécessaire dans de nombreuses parties du Ventre de Pierres, il avait été piloté par un nautonier. Celui-ci, monté spécialement à bord, avait manœuvré entre les nombreux petits îlots et les torrents, moins périlleux que du côté de Bouhen, mais toutefois dangereux.
Bak adressa un geste de la main aux deux Medjai debout sur le pont, au milieu des paniers de vivres et des armes qu’ils avaient apportés avec eux. Psouro, courageux et plein de bon sens, allait sur ses trente ans. Il avait un corps massif et conservait au visage les cicatrices d’une maladie infantile. Son cadet, Kasaya, était le plus grand et le plus fort de toute l’unité de Bak. S’il n’était pas doué d’une vive intelligence, il montrait un naturel aimable et joyeux. Ils resteraient à bord le temps qu’on attribue à leur chef des quartiers où tous trois pourraient s’installer.
Le voyage depuis Bouhen avait été agréable – une période de loisirs qu’ils avaient passée à pêcher sur le pont, à nager, manger et dormir. Amonhotep et Bak avaient parlé de tout, sauf de ce qui occupait la place prépondérante dans leurs pensées : la mort de trois membres de la résidence du gouverneur. Le policier ne pouvait imaginer pourquoi Djehouti avait imposé cette consigne de silence à son jeune conseiller. Cela n’avait aucun sens.
La curiosité l’avait tenaillé tout du long, mais maintenant que l’heure était venue d’apprendre ce qui l’attendait au juste, il hésitait à entrer. Il respira un bon coup et s’avança d’un pas décidé vers le portail voûté, percé dans un long mur aveugle. Derrière, la brise faisait ondoyer de grands palmiers et les feuilles bruissantes des sycomores et des acacias. De là, on distinguait à peine la maison, située presque au centre de la propriété. Un premier étage, beaucoup plus petit que le niveau du bas, coiffait les pièces du fond. Un âne poussa un braiment au loin. Deux chiens jaunes, babines retroussées, se disputaient un os incrusté de terre. Des arômes de viande rôtie et de pain frais flottaient par le portail et l’attirèrent à l’intérieur tel un chant de sirène.
— Je n’ai rien à craindre.
Djehouti toisa Bak, le défiant de le contredire.
— De quoi devrais-je avoir peur ? Les deux premières victimes étaient des paysans, que je n’aurais sans doute pas reconnus si je les avais croisés hors de ces murs. La troisième était un soldat que je respectais, que j’admirais à bien des titres, mais pas un homme que j’aurais invité en privé.
Bak ressentit un élan de gratitude envers Amon pour le rouleau qu’il avait en sa possession, et envers le commandant Thouti qui l’avait rédigé. D’après le peu qu’il avait vu du gouverneur, le document ne serait pas superflu. Cet homme-là ne songeait qu’à lui-même.
— Gouverneur Djehouti, en conséquence de ton appel, j’ai passé neuf longs jours à remonter vers le nord depuis Bouhen. On m’a indiqué que trois personnes de cette maison sont mortes, sans me fournir plus de détail. Je sais seulement que deux auraient aussi bien pu être victimes d’un accident que d’une main criminelle. Suis-je venu pour rien, ou à des fins précises ?
Grand, les cheveux blancs, le visage et le corps anguleux, Djehouti se pencha en avant dans son fauteuil. L’onctuosité de ses paroles était aussi menaçante que la lueur dans ses yeux.
— Ton voyage a-t-il été confortable, lieutenant ?
— Je passais le plus clair de mes journées à pêcher ou à dormir.
Bak savait que s’il se laissait intimider dès l’abord, cet homme ne le laisserait jamais mener sa tâche à bien. Il tenterait à tout bout de champ de le manipuler. Il le prendrait pour un faible. Cela, le policier ne pouvait le permettre.
— J’aurais mieux employé mon temps si le lieutenant Amonhotep avait été libre de me parler des défunts et des circonstances de leur mort.
La bouche de Djehouti se crispa.
— Impertinent jeune…
— Gouverneur ! intervint Amonhotep, qui détourna sur lui le courroux de son maître. Le commandant Thouti a beaucoup hésité à se séparer du lieutenant Bak, ne fût-ce que pour quelques semaines. Nous devons tirer le meilleur parti possible de son séjour parmi nous. Qui sait combien de temps il sera à même de rester ?
Saisissant la perche, Bak s’approcha de l’estrade où siégeait Djehouti et lui tendit le papyrus.
— Voici un document pour toi, de la part de mon commandant.
Le gouverneur posa sur le rouleau et sur l’homme qui le tenait un regard ulcéré. Bak devinait ce qu’il pensait. En théorie, un gouverneur jouissait de plus de pouvoir qu’un commandant, mais nul n’ignorait que Thouti était un ami personnel du vice-roi de Ouaouat et de Kouch, dont le rôle essentiel dans le commerce et le paiement des tributs lui valait la confiance du vizir et, mieux encore, de la reine, Maakarê Hatchepsout.
Djehouti se carra contre son siège avec un sourire glacial, les mains sur les accoudoirs, forçant son secrétaire à prendre la missive. Celui-ci brisa le cachet, défit la ficelle et passa le document à son destinataire. Pendant que le gouverneur le déroulait et commençait à lire. Amonhotep jeta un regard désabusé à Bak.
Pour cacher son dédain envers ce vain étalage d’autorité, Bak se détourna à demi et examina la salle d’audience. La lumière tombant de hautes fenêtres frappait quatre colonnes en forme de palmier et un sol pavé. Presque vide à présent, la salle grouillait de monde quand Amonhotep et lui étaient entrés. Plus de vingt personnes, pour la plupart des cultivateurs et des artisans auxquels se mêlaient quelques marchands, se pressaient autour des colonnes. Les gens parlaient à voix basse en attendant leur tour de présenter une supplique, d’exposer un grief ou de requérir un jugement entre deux plaideurs. Un groupe de scribes chuchotait au fond, et des soldats au garde-à-vous bloquaient toutes les portes.
Comme à cet instant, Djehouti occupait son grand fauteuil rembourré par d’épais coussins, sur l’estrade qui dominait une extrémité de la salle. Près de lui, une coupe de fleurs de lotus bleus exhalait un parfum capiteux, épargnant à ses narines l’odeur de sueur de ses sujets. Un cultivateur en guenilles, à genoux devant l’estrade, implorait une diminution de l’impôt pendant qu’un scribe assis en tailleur consignait le déroulement de la séance.
Sitôt qu’il aperçut Amonhotep et Bak, le gouverneur se leva à demi et l’homme agenouillé réprima un cri de consternation. Djehouti, reprenant place sur ses coussins, ordonna au scribe d’examiner cette affaire et annonça que l’audience était terminée. Les solliciteurs se dispersèrent, pleins de rancœur devant ce renvoi sommaire, mais résignés à revenir un autre jour. Les scribes hésitèrent à partir, intrigués par le nouveau venu. D’un geste sec du poignet, Djehouti les congédia. Tous les gardes furent renvoyés, sauf celui posté devant les doubles portes, comme si l’on redoutait par-dessus tout un solliciteur importun.
Un grognement d’irritation attira l’attention de Bak vers l’estrade. Le gouverneur fixait le papyrus avec répugnance, mais se soumettait aux conditions indiquées.
Malgré sa curiosité exacerbée par le silence d’Amonhotep, Bak préféra ne pas montrer d’impatience. En partie parce qu’il craignait que Djehouti ne cesse jamais de lui créer des difficultés, et surtout parce qu’il pénétrait dans un monde inconnu où les risques d’échec étaient grands. Pourtant, il ne devait pas faillir dans sa mission, car le vizir l’apprendrait à coup sûr. Écartant cette idée déplaisante, il demanda :
— Et maintenant, gouverneur, me parleras-tu des trois meurtres que tu désires me voir élucider ?
Djehouti s’agita sur son siège, jeta un coup d’œil à son conseiller et s’éclaircit la gorge.
— Le premier à mourir fut le serviteur Nakht. Ce n’était qu’un enfant, m’a-t-on dit.
— Il avait onze ans, expliqua Amonhotep. Menu pour son âge, et tranquille. Il travaillait du matin au soir sans se plaindre.
— Je ne le connaissais pas, maugréa Djehouti, irrité par des détails qu’il jugeait insignifiants. Sa place était sur la berge, où les pêcheurs apportent leur prise quotidienne, ou bien dans la cuisine. Il nettoyait les nombreux poissons nécessaires pour alimenter une demeure aussi importante que celle-ci.
Il se souleva légèrement afin d’ajuster un coussin sous son séant.
— Tôt un matin, il descendit au bord du fleuve. Ne le voyant pas revenir, ma gouvernante, Hatnofer, envoya un serviteur le chercher. Trois pêcheurs se souvinrent de l’avoir vu au point du jour, sur le rivage au nord du ponton. Le serviteur découvrit uniquement des empreintes d’enfant dans le limon. Plus tard dans la journée, un agriculteur repêcha son cadavre un peu en aval d’Abou, où le courant l’avait emporté. Nous avons tous cru qu’il était tombé à l’eau, s’était fracassé le crâne sur un rocher et s’était noyé.
— Savait-il nager ? demanda Bak.
— Comme une anguille, indiqua Amonhotep. Et d’après les pêcheurs, il connaissait trop bien le fleuve pour se noyer. Superstitieux comme ils sont, ils croient qu’un esprit l’a attiré dans les profondeurs. Ils affirment que seule une créature surnaturelle pouvait lui ôter la faculté de nager.
D’un geste de la main, Djehouti montra le peu de cas qu’il faisait de leur avis.
— Le deuxième fut le garde Montou. Un vieil homme, à ce que j’ai entendu. Un lancier venu de la garnison, ayant dépassé depuis longtemps l’âge d’affronter l’ennemi sur le champ de bataille. Sa tâche consistait à surveiller les jardins, à chasser les gamins de la ville qui sautent souvent par-dessus le mur pour voler un melon succulent ou une brassée de fruits. Hatnofer se plaignait de son manque de vigilance et songeait à le remplacer.
— Les enfants l’aimaient, précisa Amonhotep malgré l’air pincé de Djehouti. Ils venaient dans les jardins non pour chaparder, mais pour écouter ses souvenirs de bataille pleins de bravoure, des récits d’un passé où nos souverains s’en allaient à la guerre et menaient nos armées à la victoire.
— Pour une raison quelconque, reprit Djehouti en élevant le ton afin de couvrir la voix de son conseiller, il monta sur le toit de l’étable. Sans doute pour prendre son repas du soir tranquillement.
— Il passait souvent son temps là-bas, ajouta Amonhotep. Il pouvait surveiller les jardins et, quand il souffrait de ses articulations, il n’avait pas besoin de parcourir les sentiers.
Djehouti s’éclaircit la gorge bruyamment et le fixa avec insistance. Amonhotep baissa les yeux, mais Bak aurait juré y voir briller une lueur d’amusement. Le jeune lieutenant taquinait-il souvent son maître ? Jusqu’où osait-il aller ?
— On l’avait vu sur le toit au crépuscule, poursuivit le gouverneur, et le lendemain matin, on découvrit son corps au pied de l’escalier, le bois de sa lance brisé, la pointe dans sa poitrine. Les marches sont raides, et le sergent de faction remarqua une traînée d’huile près du sommet, provenant, supposa-t-il, du repas du soir de Montou.
— Vous avez donc cru qu’il avait glissé, brisant la lance dans sa chute, conclut Bak, levant un sourcil sceptique. A-t-il touché terre en premier, et la pointe se serait-elle ensuite enfoncée profondément dans son sein ? Ou le manche brisé s’est-il planté dans le sol avant que Montou ne tombe sur la pointe ?
Djehouti parut mal à l’aise sur ses coussins ; il consulta des yeux Amonhotep, en quête d’une riposte à ces sarcasmes. Le jeune homme haussa les épaules.
— Comme je te l’ai dit lors de notre première rencontre, lieutenant, qui peut envisager pareille abomination ?
Bak avait connu bien des hommes experts dans l’art de s’aveugler. Il n’aimait guère l’admettre, mais quelquefois il faisait partie du lot, aussi avide de croire ce qui lui convenait que le pire d’entre eux. Toutefois, avec le temps, il fallait regarder la vérité en face, si pénible soit-elle.
— Parle-moi de l’homme poignardé, celui dont la mort vous a convaincus qu’un meurtrier marchait parmi vous.
— Il se nommait Senmout, déclara Djehouti. C’était ce même sergent qui avait découvert le cadavre de Montou. Un homme dans la force de l’âge, proche de moi par le nombre des années. Il mettait dans ses entreprises la vigueur d’un adolescent et la force d’un taureau.
« Des trois qui sont morts, remarqua Bak, c’est le premier auquel le gouverneur décerne des louanges. »
— Le connaissais-tu bien ?
— Il avait grandi à Abou, tout comme moi. Enfants, nous jouions ensemble ; adultes, nous servîmes ensemble comme soldats. Nous parlions sur tout et sur n’importe quoi, partagions les mêmes jarres de bière, couchions avec les mêmes prostituées, ici comme dans des pays lointains. C’était un homme parmi les hommes, conclut-il d’une voix ferme où perçait la fierté.
« Senmout aurait-il été pris pour cible en raison de son amitié avec Djehouti ? se demanda Bak. Ou le meurtrier ignorait-il qu’ils étaient aussi proches ? »
— De quelle manière est-il mort ?
— Un matin, on l’a trouvé gisant sous le portail de derrière, une dague dans la poitrine.
— L’arme était la sienne, précisa Amonhotep, remarquant le désarroi de son supérieur. Nous aurions voulu croire que le meurtre était le fait de quelqu’un de l’extérieur – la cité d’Abou est toute proche –, mais la porte était fermée de l’intérieur. On a vu Senmout la veille pour la dernière fois, à la tombée du soir. Il passait en revue les gardes désignés pour la faction de nuit. La sentinelle à la porte principale assure que personne n’est sorti après que Senmout a fait sa ronde, et comme le portail de derrière était fermé…
L’officier ouvrit les mains pour souligner l’évidence.
— L’assassin a passé la nuit dans cette propriété.
Bak siffla tout bas.
« Pas étonnant que Djehouti ait pris peur ! Pas étonnant qu’il ait consulté le vizir et qu’il ait suivi ses recommandations ! »
Bak allait et venait sur le sentier couvert de gravier, près du bassin. Ses pensées s’égaillaient dans toutes les directions, sondant les possibilités, imaginant une raison susceptible d’expliquer les trois décès, cherchant tout ce qui pouvait constituer une piste.
Las de rester dans la salle d’audience, Djehouti avait proposé de poursuivre la discussion dans le jardin, où une douce brise froissait les feuilles d’une petite plantation de grenadiers, de palmiers-dattiers et de sycomores.
Amonhotep et lui étaient assis l’un en face de l’autre sur deux bancs de bois, ombragés par une charmille de vigne vierge exubérante. L’odeur forte de la terre retournée montait de plusieurs plates-bandes récentes. D’autres petits lopins délimités par des canaux d’irrigation et des murets de boue séchée contenaient des laitues, des oignons, des radis, des haricots et des pois chiches, ainsi que des melons. Des bleuets, des coquelicots et des marguerites poussaient parmi les arbres, tandis que des nénuphars au parfum enchanteur flottaient sur le bassin.
— À quand remonte le meurtre du petit Nakht ? demanda Bak en s’arrêtant devant la charmille.
D’un regard. Djehouti laissa à Amonhotep le soin de répondre.
— Je me souviens d’avoir pensé, en me levant ce matin, que Montou a été tué voici un mois jour pour jour. Quant à l’enfant…
Le jeune lieutenant fixa machinalement le bassin, cherchant dans sa mémoire.
— Oui, il est mort dix jours avant le garde, une semaine plus tôt.
Une idée subite lui fit regarder Bak d’un air étrange.
— Tous deux furent assassinés le dernier jour de la semaine. Senmout aussi, dix jours après Montou.
— Aujourd’hui est également le dernier jour de cette semaine, déclara Bak, impassible.
— Tu ne penses pas que… ?
Amonhotep était atterré. Il s’était absenté d’Abou pendant dix-huit jours, presque deux semaines.
— Quelqu’un a-t-il péri dans cette propriété, il y a dix jours ? interrogea Bak en se tournant vers le gouverneur.
Djehouti secoua machinalement la tête, puis blêmit et poussa un gémissement.
— C’était un accident, sans l’ombre d’un doute. Il n’y avait personne d’autre là-bas.
— Que dis-tu ? demanda Amonhotep, qui parut tout près de le secouer par les épaules. Quelqu’un aurait été frappé de mort violente en mon absence ?
— Le lieutenant Dedi, murmura Djehouti, les épaules soudain voûtées. C’est arrivé dans les écuries. On l’a retrouvé dans une stalle, piétiné à mort par un cheval fou.
— Que s’est-il passé exactement ? demanda Bak d’un ton si impérieux qu’il effraya une cane approchant avec sa couvée, les faisant fuir vers un canal d’irrigation. Un cheval ne devient pas fou sans raison. Et qui aurait l’imprudence d’entrer dans la stalle d’un animal furieux ?
Ancien conducteur de char, Bak parlait en connaissance de cause.
— Ce cheval est devenu fou, persista Djehouti en se frottant le front comme s’il pouvait ainsi effacer le problème. Peut-être a-t-il mangé des aliments avariés. Peut-être a-t-il été effrayé par un rat, par une souris. Peut-être détestait-il l’odeur du lieutenant Dedi.
Il secoua la tête, incapable de fournir une explication satisfaisante.
— Il est possible que Dedi n’ait pas décelé les symptômes de la folie. Il était jeune et peu habitué aux chevaux.
— Je doute que sa mort soit un accident, remarqua Bak. Elle suit trop bien le fil conducteur.
— Quel fil conducteur ? railla Djehouti. Une simple coïncidence, plus vraisemblablement.
Bak eut envie de l’étrangler. Chaque fois que Djehouti était confronté à une vérité effrayante, il se retranchait plus loin dans son aveuglement.
— Tu comprends pourtant bien que si le lieutenant Dedi a été tué il y a exactement dix jours, et le sergent dix jours avant lui, et le lancier dix jours plus tôt, et le serviteur… Par la barbe d’Amon ! s’écria-t-il, frappé par ce qu’il venait de discerner.
— Qu’y a-t-il ? demanda Amonhotep.
— Un second fil conducteur.
Voyant la perplexité des deux hommes, Bak se hâta d’expliquer :
— Considérez le rang de chacune des victimes. D’abord un humble domestique, puis un simple garde, ensuite un sergent et…
— Et finalement, un lieutenant. Chacun occupait une position plus élevée que le précédent, conclut Amonhotep, lançant un coup d’œil furtif au gouverneur.
— Non ! s’écria celui-ci en cachant son visage dans ses mains. C’est impossible ! Ce n’est qu’une autre coïncidence !
Amonhotep croisa le regard de Bak et secoua la tête, atterré.
— J’ai connu des hommes qui avaient tué dans l’ardeur de la colère, ou parce qu’ils affrontaient un ennemi sur le champ de bataille. Mais cela, je ne le comprends pas.
— Moi non plus.
La remarque du jeune homme ne manquait pas d’intérêt, néanmoins un problème plus immédiat se posait à Bak.
— Nous sommes le dixième jour de la semaine. Si je n’ai pas fait fausse route, quelqu’un périra aujourd’hui, quelqu’un qui a un statut plus élevé que celui de lieutenant, et qui n’est pas nécessairement dans la carrière des armes.
Amonhotep souligna avec circonspection :
— Cela concerne l’entourage immédiat du gouverneur, tous ceux qui sont directement placés sous ses ordres. Les personnages les plus éminents de la province.
— Il faut les avertir.
Bak jeta un coup d’œil vers le ciel bleu vif. Le soleil, pareil à une boule de feu, atteindrait le milieu de sa course dans une heure. Il pria pour qu’il ne soit pas déjà trop tard.
Le fauteuil de Djehouti était vide, dans la salle d’audience. Les hommes convoqués sur la requête de Bak entrèrent l’un après l’autre. Tous étaient de hauts fonctionnaires. D’eux dépendait la gestion harmonieuse de la province, de la résidence du gouverneur et de la petite garnison située sur l’île d’Abou. Ils étaient quatre, debout devant l’estrade, à discuter entre eux du motif de cette convocation. Amonhotep, resté avec Bak de l’autre côté d’une porte près de l’estrade, les lui avait présentés à mesure qu’ils arrivaient : le capitaine d’infanterie Antef, le grand intendant Amethou, le scribe en chef Simout, et le fils de Djehouti, Inenii.
— Par la grâce de Khnoum, ils sont tous là ! dit Amonhotep. Je craignais que l’un d’entre eux ne soit empêché.
Bak remarqua que le jeune officier évitait de prononcer le mot « mort ». Sans doute avait-il conscience des risques que lui-même courait.
— As-tu songé, Amonhotep, que tu es le bras droit de Djehouti, aussi essentiel à l’organisation de la province que ces quatre hommes que nous voyons ?
— Je ne suis pas comme mon maître, Bak, répondit le jeune homme avec un sourire crispé. Je sais parfaitement que, moi aussi, je risque de voir bientôt la mort en face.
Djehouti surgit d’une pièce à l’arrière, dépassa les deux officiers sans un mot et monta rapidement sur l’estrade. Il s’assit sur le monceau de coussins agrémentant son siège, pâle et tendu, et se força à parler d’une voix calme. Son état-major, silencieux et curieux, formait une haie irrégulière devant lui.
— Vous savez aussi bien que moi que le malheur a endeuillé ma maisonnée, commença le gouverneur. Et vous savez que le vizir a suggéré de faire appel à un officier de la forteresse de Bouhen, un certain lieutenant Bak.
Il marqua une pause le temps de s’éclaircir la gorge et poursuivit très vite :
— Il est venu, nous nous sommes longuement entretenus et il est parvenu à une conclusion à laquelle j’hésite à adhérer.
Bak étouffa un juron. Le gouverneur, qui avait promis de le soutenir sans réserve, se dérobait.
— Je cède la parole au lieutenant Bak, afin que vous puissiez juger par vous-mêmes.
Contenant son irritation, Bak franchit la porte et s’approcha de l’estrade. Après s’être présenté en quelques mots, il revint brièvement sur les quatre morts et conclut :
— J’ai la certitude qu’avant la fin de cette journée, on tentera de supprimer l’un d’entre vous.
— Bah ! s’exclama un petit homme bedonnant, dont les cheveux blancs bouclés retombaient en frange sur son front – Simout, le scribe en chef. Désolé, lieutenant, mais je suis très pris. Je ne peux courir me cacher simplement parce que tu as élaboré une théorie hâtive. Dans une ou deux semaines, lorsque tu connaîtras cette île et ceux qui l’habitent, tu auras peut-être assez de recul pour présenter des arguments convaincants. À présent, c’est trop tôt. Beaucoup trop tôt.
« Se pourrait-il qu’il ait raison ? s’interrogea Bak. Mes succès passés me rendraient-ils trop sûr de moi ? »
Dissimulant ses doutes sous un mince sourire, il répondit :
— Si j’usais de pondération, comme tu le suggères, je serais surpris que ton gouverneur soit encore de ce monde dans une semaine.
Djehouti réprima un cri comme s’il avait reçu un coup de poing dans le ventre. Bak n’éprouvait pas la moindre compassion à son égard. S’il n’avait pas encore admis que son nom se trouvait au sommet de la liste, il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même.
— Je ne vois pas qui voudrait assassiner mon père.
Celui qui venait de parler était aussi grand que le gouverneur, mais doté d’une musculature plus puissante. Ses cheveux bruns coupés court brillaient de bonne santé et son teint était bruni par le soleil. Il devait avoir environ le même âge que Bak.
— Tu es sûrement Inenii, lui dit le policier. Le lieutenant Amonhotep m’a appris que tu gères le domaine du gouverneur.
Inenii inclina la tête pour le confirmer.
— Alors que le lieutenant est le bras droit de mon père, je suis, en quelque sorte, son bras gauche.
Bak esquissa un sourire.
— Tu ne prends pas au sérieux la possibilité d’un nouveau meurtre, qui toucherait les tiens de plus près ?
— Sur les quatre victimes, trois étaient des militaires. Cela ne fait-il pas du capitaine Antef la prochaine cible la plus probable ?
— Il se peut que je me trompe, mais…
Simout laissa échapper un rire narquois devant cet aveu.
— Mais je crois que le petit Nakht est mort non seulement à cause de son statut modeste, mais pour transmettre le message qu’aucun civil n’était à l’abri.
— Il faut être un véritable porc pour assassiner un enfant ! s’indigna Antef. Et ce ne serait qu’à seule fin de transmettre un message ?
Il pouvait avoir un peu plus de trente ans. Lourd et imposant, il portait le court pagne blanc du soldat, mais la ceinture et la dague dans sa gaine étaient celles de l’officier.
— Tu penses que je m’abuse ? lui demanda Bak.
— Je prie pour qu’il en soit ainsi, répondit Antef, les mâchoires crispées. Car si tes déductions sont justes, celui que tu cherches n’est pas un homme ordinaire. Il agit à sa guise, au mépris des lois humaines et de la volonté des dieux.
— Qui en ce monde aurait cette témérité ? remarqua le grand intendant Amethou.
C’était un homme entre deux âges. Il avait les épaules larges et les hanches étroites de la jeunesse, mais son ventre saillait et son crâne était aussi chauve qu’un œuf. Il portait le pagne des scribes, long jusqu’à la cheville, et, sur une chaîne de bronze à son cou, une dizaine de petites amulettes en pierres colorées représentant Khnoum à tête de bélier.
Antef posa sur l’intendant un regard dédaigneux.
— Certains ne partagent pas ta crainte des divinités, Amethou. Ils s’estiment supérieurs à toute créature, mortelle ou non.
— Devrais-je avoir honte de vénérer les dieux ? répliqua Amethou en relevant le menton. Cela ne te ferait pas de mal de t’agenouiller devant un autel ou dans la cour d’un temple.
— J’ai accompli mon service de prêtre-ouêb[4] il y a moins d’un mois au temple de…
— Assez !
Bak leva les mains pour réclamer le silence et leur parla à tous comme s’ils ne faisaient qu’un.
— Chacun d’entre vous a des obligations à remplir, je le sais bien. Vous ne pouvez vous en dispenser uniquement parce que je crois que l’un d’entre vous court un danger. Poursuivez donc vos occupations, mais toujours en compagnie des autres. Fuyez la solitude. Ne…
— Maître !
Une jeune servante fit irruption par la porte du fond. Ses joues rondes étaient plus blanches que le lin brut de sa robe, et ses yeux exprimaient l’horreur.
— Oh ! Gouverneur Djehouti ! gémit-elle. C’est terrible !
Bak bondit vers elle, alarmé par ses paroles, par son affolement. Tous les hommes dont la vie était en jeu se trouvaient devant lui. Se pouvait-il qu’un autre crime ait eu lieu ? Sa théorie soigneusement échafaudée était-elle sans fondement ?
Amonhotep attrapa la servante par les épaules.
— Qu’y a-t-il, Nefer ? Que s’est-il passé ?
Elle se mit à trembler et ses larmes coulèrent comme si elles devaient ne jamais se tarir.
— Oh, maître ! Oh !…
— Parleras-tu, femme ? insista Amonhotep en la secouant sans ménagement.
— Dame Hatnofer… hoqueta la jeune fille entre deux sanglots. Elle est morte. Sa tête… écrasée. Tout ce sang ! Oh, tout ce sang !
« Hatnofer… La gouvernante ! » songea Bak. Il jura entre ses dents, encore et encore. D’après le peu que le gouverneur avait dit à son sujet, elle importait autant pour lui que les cinq hommes réunis devant l’estrade. Pourtant, le policier n’avait pas pensé à la convoquer, et maintenant elle était morte. Si on l’avait assassinée au moment où lui-même avertissait les autres, l’éternité ne suffirait pas pour qu’il se le pardonne.