CHAPITRE VI
Comme tous les soirs de grande bouffe, Starlette manquait d’appétit. Elle bectait du bout des lèvres en fixant un point invisible sur le mur, derrière moi. Au début de notre vie commune, ce manque d’enthousiasme me coupait l’élan. Je la supposais malade, ou fatiguée de la vie. Avec le temps, j’avais fini par me rendre compte qu’elle aimait se faire plaindre et qu’elle détestait la viande fraîche. Dès que la bidoche commençait à sentir et qu’elle prenait une vilaine teinte brune, Starlette se mettait à bouffer comme quatre. Le faisandé, c’était son vice. Encore une chose qui nous rapprochait pas. Je nettoyai consciencieusement mon manche de gigot sans me soucier de ses manières. J’avais d’autres soucis en têtes. Je cherchais, me creusais désespérément les méninges pour trouver le moyen de flinguer ce sale con de Saignant, et je mordais d’autant plus rageusement dans la viande que je ne trouvais rien. J’avais des idées dingues. Complètement dingues. J’envisageais de me greffer une lame sous la peau, de me coller un explosif dans le fion… Imagine ! Me défroquer en pleine réunion pour débourrer mon pétard. Je patinais en plein délire. Je m’cherchais des planques, des recoins de mon corps que j’aurais ignorés jusqu’à présent. Je passais tout en revue. Des doigts de pieds jusqu’à mes crins de neige.
Je repoussais mon pilon, dégoûté. Il n’y avait qu’une solution. Puisque je ne pouvais pas faire entrer d’arme dans la salle, il fallait que l’arme s’y trouve déjà. Enfantin. L’emmerdant, c’est que Blue conservait le seul exemplaire de la carouble et que l’endroit était aussi réfractaire au délourdage[16] que le Mur. Le jongleur, lui-même, s’y serait cassé les dents. Sa salle de réunion, Blue se l’était confectionnée inviolable. Il me restait une chance. Que Blue décide d’une dernière réunion préparatoire et que j’en profite pour introduire mon artillerie. Y avait que ça.
— Tu manges plus ? demanda Starlette.
— Non.
— Qu’est-ce qui se passe, Tout-Gris ?
— Rien, je réfléchissais.
Étais-je vraiment obligé de répondre ?
Elle hocha doucement la tête, repoussant à son tour le morceau de bidoche qu’elle picorait depuis une demi-plombe.
— Si les combattants se mettent à réfléchir, maintenant…, soupira-t-elle.
Je la frimai, surpris. Elle m’envoyait du charre pleine peau, ou quoi ? Je la sentais nettement agressive, frustrée, peut-être, de la prise de bec avec Hajine. J’aurais dû les laisser se foutre des gnons. Je me levai.
— Les combattants, ils t’emmerdent, les combattants !
— J’en ai autant pour eux, répliqua Starlette sur un ton douceâtre et supérieur qui me mettait en rogne. Si tu savais comme j’en ai marre de vous fabriquer des pansements, à tous. Et je devrais être fière ! Quand je pense que ce grand connard de Blue a décidé de passer ! J’imagine le régiment d’éclopés qui va nous revenir sur les reins. Tiens, si je m’écoutais, j’irais me faire fondre chez les Néons.
— Personne te retient !
Elle prit un temps, un rictus mauvais sur les lèvres. Je me suis demandé si elle osait parler comme ça à Blue, du temps où ils étaient encore à la colle, de l’époque où son étoile ressemblait à une étoile, et pas à un furoncle pourri.
— Vous réfléchissez tellement, vous, les combattants, les vrais de vrais, que vous vous êtes jamais demandé pourquoi on voyait jamais de Néons femelles.
J’ouvris la bouche, puis la refermai. Qu’est-ce qu’elle voulait dire par là ? Des Néons femelles ?
— P’t’être que vous vous imaginez, reprit-elle, qu’ils pondent des œufs ? Ou qu’ils se reproduisent comme des paramécies, en se divisant ?
Je la laissais causer, pigeant toujours pas où elle voulait en venir. Elle me regardait, amusée maintenant.
— Alors, Tout-Gris ? Où elles sont leurs femelles ?
Je haussai les épaules.
— J’en ai rien à secouer de tes conneries ! mentis-je.
Elle se mit à rire, insolente.
— Puisque t’es en période de gamberge, pense-z-y ! Ça te fera un sujet de réflexion.
— Pauvre pomme !
Je crachai sur la table et poussai la roulette jusqu’à la porte. En l’ouvrant, je butai dans Blue. Il me sembla qu’il était en train d’écouter à la lourde, c’t’endoffé[17] !
— J’t’avais pas demandé de passer à la salle de réunion ? grogna-t-il, pas troublé.
Je sursautai.
— Ben non…
Blue fit la moue.
— J’ai dû oublier. Amène-toi, on a du boulot.
Il décarra[18] aussitôt, sa mèche bleue au vent, comme un rayon de lumière à travers la poussière.
Je le suivis en vérifiant discrètement si je portais bien ma hachette à la ceinture. On retournait dans la salle de réunion. Tu parles d’un coup de pot !
***
Kajum le Musul entra dans le souterrain. Les gardes, le reconnaissant, le saluèrent et s’écartèrent. Il descendit une volée de marches irrégulières. Ici, l’air était frais et humide, chargé d’une forte odeur qui collait à la peau. Lorsqu’on était pas habitué, on y attrapait la crève en quelques secondes. Kajum ne sembla pas affecté par le changement de température. Il avait été élevé ici, dans la pénombre glacée, pendant que les adultes, eux, se lançaient vainement à l’assaut du Mur, laissant le territoire exsangue. Anéantis par les Néons, harcelés par les autres clans qui profitèrent de l’occasion pour se libérer du joug : les Musuls avaient dû abdiquer toute prétention hégémonique et se réfugier dans les profondeurs de la Cité. Les enfants survivants furent élevés dans la rancœur, dans le souvenir dans relâche perpétué d’un clan musul dominateur qui contrôlait tout, qui organisait tout, et que des ennemis sans scrupule avaient lâchement frappé dans le dos.
Le temps de la revanche était arrivé.
Ils avaient longtemps gardé le silence, laissant les autres clans forcir, se déchirer parfois, mais gagner chaque année en puissance aux dépens des plus faibles qui finirent par s’éteindre tout à fait. Les Musuls attendaient ce qui forcément devait arriver. Ils patientèrent des années. Gagnés parfois par le désespoir en voyant qu’aucun des clans ne parvenait à la puissance qu’avaient eue les Musuls au temps de leur splendeur.
Mais l’heure de la revanche était enfin arrivée.
Kajum parcourut le couloir, s’arrêta à une porte et frappa. Trois coups secs.
— Entre !
Kajum poussa la porte.
Soliane était allongée sur un tapis de laine, alanguie, suçotant délicatement des cubes de viande séchée imbibés d’huile. Elle regarda Kajum pénétrer dans la pièce, ses yeux en amande à demi masqués par les longs cils recourbés. Elle tapota le tapis de la paume.
— Viens t’asseoir près de moi, Kajum, et raconte-moi.
Kajum le carnassier, ronronnant comme un chaton, s’installa aux côtés de Soliane. Elle lui proposa le bol rempli de cubes de viande qu’il refusa d’un geste. Soliane lui faisait un immense honneur en l’invitant à partager son repas, mais Kajum ne s’en sentait pas encore digne. Sa mission n’était pas tout à fait terminée. Il avait, comme tous les siens, prêté serment à Soliane, juré qu’il n’aimerait pas, qu’il ne s’accorderait pas de plaisir, qu’il ne penserait à rien d’autre qu’à rendre à son peuple le rayonnement de jadis. Et s’il épousait Soliane, plus tard, lui, le plus valeureux des combattants, il épouserait la reine de la Cité, pas la gardienne d’une cave sordide. Soliane connaissait Kajum. Elle savait qu’il bouderait son désir jusqu’à ce qu’il ait accompli son serment. Elle en avait elle-même scellé les nœuds, sachant refaire briller dans les yeux des jeunes Musuls le soleil qu’ils avaient perdu. Mais les années s’écoulaient et Soliane vieillissait…
Elle regarda Kajum qui gardait les yeux baissés, humble et respectueux. Elle aurait voulu, sans doute, à ce moment-là, être une femme. Simplement. Et gémir toute une nuit sous les coups de boutoir de Kajum… Elle chassa l’image de sa pensée. Elle se souvenait de ce jeune Musul, presque un enfant, qui, rendu fou par les avances érotiques de Soliane, avait fini par lui céder. Il lui avait fait l’amour trois fois et chaque fois en pleurant.
Il s’était castré le lendemain, à l’aube, et les gardes l’avaient retrouvé, recroquevillé comme un fœtus, vidé de tout son sang.
Soliane réprima une grimace.
— Alors, Kajum ? Je t’écoute.
— Ils vont tenter de passer en s’associant avec d’autres clans, fit Kajum rapidement.
Un éclat métallique scintilla dans le regard de Soliane.
— Quels autres clans ?
Il répéta tout ce que lui avait révélé Hajine et termina son exposé en précisant qu’il allait devoir se trouver là-bas chaque matin pour obtenir le dernier renseignement.
Soliane garda le silence, un long moment. Kajum restait de marbre.
— Ainsi, c’est arrivé, soupira-t-elle. Ils vont passer.
Elle se retourna vers Kajum.
— Ne parle de ça à personne, ordonna-t-elle sèchement. Il est encore trop tôt et notre peuple serait trop déçu si les patineurs devaient renoncer à leur projet.
— Ils ne renonceront pas, décida Kajum, qui n’en savait foutrement rien.
— Ne parle pas, répéta-t-elle.
Il s’abstint cette fois, de tout commentaire. Il songeait déjà à sa propre déception si par malheur, les clans ennemis ne s’attaquaient pas, comme prévu, aux Néons. Soliane avait raison, comme toujours. Mieux valait taire la nouvelle encore quelque temps.
Elle piocha un cube dégoulinant d’huile entre le pouce et l’index et le porta à ses lèvres.
— Tu peux partir maintenant.
Kajum se releva aussitôt. Il se dirigeait vers la porte quand Soliane le rappela.
— Kajum !
Il s’arrêta figé.
— Quand tu auras obtenu le dernier renseignement, poursuivit-elle, tu la tueras.
Kajum entrouvrit la porte.
— Kajum !
L’appel était plus fort, plus sec. Kajum se retourna.
— Oui, Soliane ?
— Tu la tueras, n’est-ce pas ?
Kajum hocha lentement la tête et referma la porte derrière lui.
***
Blue avait bridé la porte de la salle de réunion et s’était planté devant moi, une lueur malicieuse dans le regard.
— Vas-y, ordonna-t-il. Commence.
Je devais avoir l’air con car il semblait s’amuser prodigieusement.
— Que j’commence quoi ?
— Ben, à me fouiller pardi ! J’ai une arme sur moi, trouve-la.
Je détaillai Blue, de la tête aux pieds. Il se fringuait au minimum. Une peau de mouton sur les épaules, fermée par des lanières de cuir, un collant noir et ses patins. Il pouvait pas planquer grand-chose dans les faux plis. Le génital bien moulé, il aurait pas pu y glisser un canif sans que tout le monde s’en rende compte. Fallait chercher ailleurs.
— Qu’est-ce que t’attends ? grogna Blue.
— Quoi ? Comme ça ?
— Évidemment comme ça ! s’emporta Blue. Ils vont se marrer les autres si tu restes devant eux sans les toucher. Une fouille, ça se fait pas avec les yeux. Tiens, t’as qu’à imaginer que je suis…
Il se mit à sourire.
— … Que je suis La Lame, par exemple. Allez, magne-toi le cul ! On ne va pas y passer la nuit. J’ai pas encore becté, moi !
La Lame, par exemple. Cet exemple-là, j’le trouvais plutôt mal choisi. Ou trop bien. Au choix. Je sentais que Blue étudiait chacune de mes réactions. Il donnait cependant pas l’impression de se méfier. Plutôt de se marrer. Ça m’encourageait pas. J’ai eu brusquement l’envie folle de lui demander de choisir un autre Patineur pour l’accompagner. N’importe lequel aurait mieux fait l’affaire que moi.
Inconsciemment, je m’étais mis à palper la peau de mouton. Je palpais, je palpais, et je trouvais que dalle. Ça commençait à me courir.
— Retourne-toi, grognai-je.
Blue, docile et toujours souriant, se retourna. Il poussait la complaisance jusqu’à garder les bras levés. Je poursuivis mon inspection. Y avait rien dans cette conne de peau ! Rien du tout. Je lui frimai une dernière fois les jambes et je poussai un soupir de découragement.
Blue me fit face, goguenard.
— Et les patins ?
— Quoi les patins ?
— T’as pas regardé mes patins !
Il s’installa dans son fauteuil de dentiste et me fila ses roulettes sous le pif. D’abord, je ne vis rien, puis, en m’approchant un peu, je remarquai une crémaillère que je ne connaissais pas. Je touchai le socle métallique, indécis, cherchant vaguement à faire coulisser quelque chose. Blue ricanait. Le système d’ouverture était planqué sous la roulette arrière gauche. En l’actionnant, je fis tomber une fine lame à double tranchant qui roula sur le sol avec un tintement joyeux. Je pris l’objet et le balançai sur la table.
— Et voilà le travail ! fis-je satisfait.
— Bravo, déclara-t-il. J’peux assister à la réunion maintenant ?
J’hésitais, sentant venir la patate.
— Y a rien sous l’autre patin, grommelai-je. J’ai regardé.
— Alors, je peux ? s’impatienta Blue.
— Oui.
Blue hocha la tête.
— Tout-Gris ?
— Ouais ?
— J’ai un poinçon planqué dans la raie du cul.
— Quoi ?
— J’ai un poinçon planqué dans la raie du cul, répéta Blue, doucement.
— Ah, merde ! soupirai-je.
Blue se gratta le menton.
— Ouais, ben c’est pas dans la poche, mon pote, grogna-t-il. T’es une vraie pâquerette. Une douceur pour les vicieux.
***
Kajum entra dans la salle principale du souterrain, creusée dans les plus lointaines profondeurs. Une véritable forteresse à laquelle seule une poignée de combattants musuls avaient accès. L’état-major de guerre.
Au centre de la salle, une maquette de la Cité, hérissée de petits drapeaux multicolores, incroyablement précise. C’était le fruit du travail fabuleux des espions musuls. Les Fourmis. Pas une rue n’y manquait, pas un abri, pas un tunnel, rien. C’était la Cité, miniaturisée et sans les fantômes d’humains qui la hantaient. Chaque couleur de drapeau signifiait quelque chose. Rouge pour les fortes concentrations d’hommes, jaune pour les nurseries, bleus pour les abris, noire pour les zones intermédiaires où les rixes se produisaient le plus souvent. Les drapeaux verts marquaient un endroit subjectif, considérés par les Musuls comme le point stratégique de chaque territoire. Le Mur, curieusement avait été peint en blanc. Kajum n’avait jamais très bien compris pourquoi. Mais le Mur n’intéressait plus beaucoup les Musuls. Il était la cause de tous leurs malheurs.
Kajum observa longuement la maquette, impressionné par le spectacle. Son regard s’arrêta sur un petit drapeau noir, planté au milieu d’une rue qui séparait le territoire des Patineurs et celui des Bouleurs.
— Hey ! Kajum ! Tu te fais rare ces derniers temps.
Kajum pivota et vit arriver Jed, un des rescapés du mur, le plus vieux des combattants musuls. Ils se filèrent l’accolade. Jed prit Kajum par les épaules.
— Laisse-moi te regarder un peu ! T’as l’air en forme, mon gaillard. Ça fait plaisir.
Il le lâcha.
— Alors ? Tu viens nous apporter de nouveaux renseignements ?
Kajum secoua la tête.
— Non.
Jed fronça les sourcils.
— Tu te relâches, fils, fit-il sur un ton de reproche. Faut pas se relâcher. Le jour arrivera.
— Oui, répéta Kajum, le jour arrivera.
Jed hésita une seconde et se mit à rire.
— Tu devrais aller voir Soliane. Elle te redonnera du cœur à l’ouvrage.
— J’en viens.
Jed se gratta la base du nez. Un tarin pas croyable. À peine apparent. Avec une fine membrane adipeuse qui plongeait vers deux narines pas plus grosses que deux fions de puce.
— Soliane t’aime bien, tu sais, murmura Jed. Et moi aussi, je t’aime bien.
— On s’aime bien tous, fit Kajum, grimaçant.
— Et quand on s’aime bien tous, continua Jed, pas déconcerté par l’ironie grinçante de Kajum, on se fait part de nos soucis.
— T’as des soucis ?
— Non, gloussa Jed. Mais toi, t ’as l’air d’en avoir. Et de sérieux.
Kajum soupira.
— Tu te trompes, Jed. Je suis un peu fatigué, simplement.
Il fit demi-tour et quitta la salle. Le corps d’Hajine dansait dans sa tête. Et ça, il pouvait pas en parler à Jed, ni à aucun autre Musul. Personne pouvait comprendre.
***
Je commençais à en avoir plein le dos. Blue venait de m’annoncer qu’une de ses roulettes était en fait une bombe miniature qui explosait trois secondes après qu’on en eut pressé le boulon. Ça devenait très pénible. J’en étais arrivé au point où je me demandais ce qu’il allait me sortir de ces dents creuses. Et en plus, pour me faciliter le boulot, je ne pensais qu’à ma hachette et au moyen de la dissimuler sans qu’il s’en aperçoive. Il me quittait pas des yeux. C’est au moment où il me demandait de recommencer la fouille que j’ai aperçu mon jour.
— Tu sais ce qu’on devrait faire ?
Blue haussa les sourcils.
— Non…
Je pris la lame à deux tranchants posée sur la table.
— Je vais planquer ça sur moi et tu vas essayer de le trouver. Comme ça, je verrais comment tu fais.
Orgueilleux comme il était, il prit ça pour un défi.
— Ça va ! grogna-t-il. J’me retourne.
— Non, non ! m’écriai-je. Ça serait trop simple. Tu vas sortir pendant deux minutes.
Blue me balança un regard curieux.
— T’es un compliqué, Tout-Gris, souffla-t-il en se dirigeant vers la porte. T’as toujours été un compliqué.
Il quitta la salle.
J’avais déjà repéré l’endroit idéal. Blue siègerait à coup sûr sur son satané fauteuil de dentiste et moi, pour le peu que j’en savais, je me tiendrais debout derrière lui. Je plaquai ma hachette sous le fauteuil et ramenai un bout de tuyau pour la maintenir. À la troisième tentative, la hachette resta collée au siège, parfaitement invisible. Je reculai de quelques mètres pour mesurer le résultat. J’avais le palpitant déchaîné qui me martelait les côtes comme un forcené.
— Ça y est ? gueula Blue, dehors.
Merde, la lame ! Je la glissai rapidement dans un fauteuil éventré et je criai à Blue d’entrer.
Dire qu’il m’en fit baver serait en dessous de la vérité. Il m’inspecta millimètre par millimètre, me triturant les endroits sensibles comme s’il voulait les arracher. Pas un pouce de peau ne passa à travers. Quand il s’arrêta enfin, en nage, j’avais l’impression de sortir d’une bétonnière.
Il avait pas l’air heureux.
— Putain, j’abandonne ! Vas-y, annonce la couleur.
Je me penchai sur le fauteuil et sortis la lame.
— Maintenant, dis-je, pas mécontent de la farce, j’ai vraiment compris.
Blue gonfla les joues.
— Sale con ! ragea-t-il.
Je rigolai.
— Bon, décida-t-il, j’vais becter. J’espère que la leçon t’aura profité.
La leçon, au demeurant, c’était un peu moi qui lui avais filée. Il soupçonnait pas une seconde que je l’avais fait marron.
Blue ouvrit la porte et s’effaça pour me laisser passer. Je m’arrêtai devant lui.
— Au fait, Blue, t’as une idée des places qu’on prendra autour de la table ?
— Ça se passera pas ici, répondit Blue, placide.
Je crus que toute la crasse de cette Cité me pénétrait la gorge.
Je suffoquai. Je m’exorbitai. Je titubai, la roulette pâteuse. Blue me regardait, souriant.
— Tu reprendras ta hachette la prochaine fois.