CHAPITRE XII

 

Les Néons commencèrent à montrer quelques signes de faiblesse. Leurs défenses se clairsemaient et leur organisation cédait peu à peu à la panique. La tactique de Blue commençait à porter ses fruits. On vit même à plusieurs reprises des gardiens Néons, leur système de communication perturbé par les multiples attaques et les appels de détresse qui s’ensuivaient, courir de gauche à droite, sans parvenir à se décider sur la direction à prendre. Ce spectacle des Néons en déroute aurait probablement réjoui Blue. Les événements lui donnaient raison.

La troisième armée eut sa chance. Plus puissante encore que les deux précédentes, elle ne fut brutalement stoppée qu’à quelques mètres du Mur. Quelques combattants parvinrent même à franchir la dernière ligne de barbelés et toucher le Mur. Avec leurs mains ! Ils n’avaient jusqu’à présent fait que le caresser des yeux. Ils y étaient ! Malheureusement, c’était toujours pas en se faisant la courte échelle qu’ils arriveraient au sommet.

De leur côté, les Youves mettaient le paquet. Grenades, mitrailleuses lourdes, bazookas, tout leur échantillonnage y passait, mêlant dans l’atmosphère torride, odeur de poudre et de chair calcinée.

Le Mur tenait toujours. Et les Néons accouraient, furieux, encore plus forts, comme le courant d’un fleuve un instant détourné par un barrage de fortune.

 

***

 

À l’opposé de la Cité, au cœur du territoire Musul, la reine Soliane était sortie du souterrain. Elle se tenait aux côtés de Jed et de quelques autres notables. Le fracas de la guerre et la puanteur de la mort étaient parvenus jusqu’à leur quartier. Le nuage de poussière noire devenait de plus en plus épais et tourbillonnait lentement de plus en plus près du sol. Une nuit de cendres tombait sur la Cité.

— Je n’aime pas ça, murmura Soliane.

Jed hocha la tête.

— Blue nous a bien possédés, reconnut-il.

La fille avait raison. Ils attaquent les Néons.

Soliane grimaça.

— Ce n’est pas de cela que je parle ! Mais de ça !

Elle montra l’écran de ténèbres qui descendait, inexorablement, heure après heure.

— Le sang de nos morts retombera sur vos têtes, récita-t-elle d’une voix rauque.

Jed regarda sa souveraine, surpris.

 

***

 

La Lame avait sa banane des grands jours. Gominée et agressive. Laquée de salive, encadrée de rouflaquettes d’ébène. Il était allongé aux côtés des quatre chefs, juste à la droite de Blue, les yeux au ras de la meurtrière du blockhaus, observant les rangées de barbelés et le Mur déserté par les Néons. Derrière eux, à deux cents mètres, la quatrième armée attendait, piaffant d’impatience.

— Ça fait un moment qu’on n’en a pas vu passer, remarqua le vieux Saignant.

Depuis plus de dix minutes maintenant, plus un crâne n’était passé devant eux. La zone était désertique.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? souffla le chef des Bouleurs.

— Que la totalité de leurs effectifs se bat contre la troisième armée, expliqua Blue.

Il s’agenouilla. Les autres chefs, l’imitant, se relevèrent également.

— C’est par la gauche que les Néons reviendront, poursuivit le Patineur à la mèche bleue. Il faut donc que toute notre puissance soit concentrée sur ce point.

— Et s’ils arrivent de l’autre côté ? s’inquiéta La Lame.

Blue fit la moue.

— Je ne crois pas, mais, de toute façon, c’est un risque à courir.

La Lame grogna mais n’ajouta aucun commentaire.

— Putain ! siffla le chef des Skins, il va bientôt faire plus noir qu’en pleine nuit.

Blue se tourna vers le Youve.

— T’es sûr que tes engins vont pouvoir expédier les grappins là-haut ? demanda-t-il.

— Évidemment, répondit aussitôt le Youve, avec hargne.

Blue hocha la tête.

— Alors, on va pouvoir y aller, décida-t-il.

Blue avait l’impression de se lancer du sommet d’un toboggan gigantesque, dont il avait étudié chaque courbe, mais dont il ignorait l’aboutissement. Une fois parti, il n’existait plus un seul moyen pour rebrousser chemin. Il sentit son cœur battre un peu plus vite dans sa poitrine.

 

***

 

Marrant, appliqué, se roulait une cigarette. Un gros module. Il avait collé dans le papelard près de la moitié de son paquet de tabac et remis le reste à sa ceinture. Fétichiste. Il voulait pas donner l’impression de griller la der[26]. Je commençais à me demander si son rêve, à Marrant, c’était pas de trouver derrière ce mur des étendues infinies de plants de tabac. S’asseoir au milieu des larges feuilles vertes, se les rouler, peinard, les arpions[27] au frais et partir en fumée dans un dernier éclat de rire. Jusqu’à quel point se sentait-il concerné par cette guerre, Marrant ? Je l’ignorais, mais j’avais remarqué à de multiples reprises ses fréquents regards vers les combattants Bouleurs. Et, dans ces moments-là, lorsqu’il les frimait en douce, il se remettait à glousser de plus belle. Son cauchemar, il le gardait planté dans le cœur, comme une aiguille qui distillait quotidiennement sa dose de malheur.

— T’en veux une ? me demanda-t-il, brusquement.

Je refusai.

— Non, merci. J’sais pas ce que tu colles dans tes clopes mais je suis encore à moitié dans les vapes.

L’œil de Marrant pétillait de malice. Les livraisons spéciales du Jongleur, elles devaient pas être ordinaires. Le tabac du Marrant, c’était évidemment pas celui d’un autre. Je n’avais pas parlé de la mort du jongleur, de la façon atroce dont Blue l’avait sacrifié, ni à Marrant ni à personne. Et on ne m’avait d’ailleurs pas posé de questions à ce sujet. La mort était devenue une banalité. Pourtant, garder ça pour moi n’était pas chose facile.

Je regardai les patineurs autour de nous. C’était véritablement la crème. Pas un combattant sous le mètre quatre-vingt-dix. Des colosses aux regards assassins. Le fer de lance du clan. Je détonnais un peu. Je n’avais pas la moitié de la valeur guerrière du plus faible d’entre eux. Je bénéficiais sans nul doute d’un privilège dont je ne mesurais pas encore vraiment les causes. Je ne me sentais pas réellement flatté, mais j’étais surtout soulagé de n’avoir pas dû partager le sort des combattants enrôlés dans les trois autres armées. Mon manque d’ardeur au combat m’y conviait pourtant. Mais, après tout, peut-être allions-nous connaître un sort moins enviable encore que celui des hommes qui avaient succombé sous le feu des Néons ?

Il y eut plusieurs coups de sifflet, suivis d’une énorme clameur. L’ordre d’avancer venait d’arriver. J’avais le palpitant qui faisait des loopings.

Blue se fraya un chemin jusqu’à nous. Il tenait sa hache dans une main et un puissant revolver dans l’autre.

Je veux que vous restiez à mes côtés, toi et Marrant ! ordonna-t-il. Ne vous occupez de rien d’autre que de me suivre.

Je jetai un regard intrigué vers Marrant. Comme gardes du corps, il aurait pu mieux choisir.

 

***

 

Une poignée de Youves furent les derniers survivants de la troisième armée. Restés en retrait lors de l’affrontement, ils continuaient avec un acharnement fanatique à pilonner le Mur. Des pans entiers de béton s’écroulaient, soulevant des cyclones de poussière, mais toujours pas la moindre percée.

— C’est pas possible, répétait l’un d’eux, le visage noirci de poudre, l’arcade droite éclatée. C’est pas possible. On y arrivera jamais.

Il rechargeait et il tirait. Des cratères de plus de trois mètres de profondeur s’ouvraient dans le Mur, des brèches hallucinantes. La muraille refusait toujours obstinément de livrer son secret.

Le nuage de poussière noire masquait à présent le sommet du mur. Ça risquait d’être un sérieux handicap pour les hommes de la quatrième armée qui avait choisi de l’escalader plutôt que de le percer. Les traits de lumière bicolore commençaient à se rapprocher dangereusement de l’artillerie des Youves. Le combat, au front, devait toucher à sa fin.

— C’est pas possible ! grogna encore le canonnier.

Un de ses compagnons lui fila un coup de coude.

— Ça sent mauvais ! gueula-t-il. Tirons-nous !

L’autre secoua la tête, buté.

— Pas maintenant. Je vais y arriver !

— Déconne pas, insista son pote. Si ça se trouve, ce putain de Mur fait un kilomètre de large ! Allez, viens ! Cassons-nous pendant qu’il est encore temps.

Un trio de Youves accompagnés d’un Saignant dont le bras droit avait été sectionné au niveau du coude s’éloignaient vers la Cité. Vaincus, ils renonçaient.

— Merde ! s’écria le Youve. On a fait notre boulot ! Qu’est-ce que tu veux de plus ?

Il ponctua son appel d’une giclée de plombs en direction d’une troupe de Néons qui s’avançaient vers eux.

— Fous-moi la paix ! s’énerva le canonnier. Tire-toi si tu veux.

Le Youve hésita une seconde, haussa les épaules et battit précipitamment en retraite, le dos courbé vers l’avant.

Un nouveau pan du mur dégringola, découvrant sa chair de béton.

— C’est pas possible, c’est pas possible…

 

***

 

Je commençais à croire que les Néons n’arriveraient jamais, qu’ils avaient, peut-être, été tous tués par les armées précédentes. Mon espoir fut de courte durée. Ils étaient toujours vivants, et bien vivants !

On était dans le noir complet. Le nuage qui continuait à descendre vers nous en volutes menaçantes ne laissait plus filtrer la lumière du jour. L’obscurité avantageait indéniablement les Néons. Ils n’avaient apparemment pas besoin d’y voir pour diriger leurs lances. L’autre problème était que nous ne distinguions plus le sommet du Mur. Pour le tir des grappins, ça risquait d’être frisou[28]. Nous étions arrivés sans encombre à l’avant-dernière rangée de barbelés quand les Néons attaquèrent sur notre flanc gauche, comme, une nouvelle fois, Blue l’avait prévu.

La secousse fut terrifiante. Je n’imaginais pas qu’on puisse tuer autant d’hommes en si peu de temps. Immédiatement, suffocante, l’odeur de chairs brûlées me prit à la gorge. Les Néons se battaient avec l’énergie du désespoir. Je les soupçonnais d’avoir enfin compris, mais un peu tard il est vrai, la stratégie de Blue. Ils devaient savoir que s’ils parvenaient à repousser cette quatrième armée, il n’y aurait plus d’autre attaque avant longtemps. Ils se lançaient à corps perdu contre nos remparts de guerriers.

Le front se situait approximativement à cinq cents mètres de nous. Les lueurs des explosions et les jets de lumière bicolore éclairaient la nuit de crasse. J’éprouvais la sinistre impression que nous perdions du terrain, que la lumière fluorescente des Néons se rapprochait de l’endroit où nous nous trouvions. La plus puissante armée jamais réunie dans cette Cité vacillait sous les coups de boutoir des gardiens aux crânes comme un colosse aux pieds d’argile.

Blue donna l’ordre à la vague des Patineurs de se lancer contre les Néons. La Lame en avait fait de même avec ces Saignants quelques secondes plus tôt.

Marrant voulut s’élancer, mais Blue le retint par le bras.

— Reste ici, toi, grogna Blue.

Marrant demeura planté, le regard vague, la mâchoire inférieure pendante. Sa clope monumentale lui faisait un drôle d’effet.

Blue se retourna.

— Les grappins, vite ! gueula-t-il.

Blue venait de comprendre, comme la plupart d’entre nous, que nous n’avions plus la moindre chance de vaincre les Néons. Il voulait fuir, fuir cet enfer qui se rapprochait inexorablement, mais fuir de l’autre côté du Mur. Le chef des Bouleurs s’approcha de lui.

— Au point où on en est, déclara-t-il tranquillement, je préfère aller me battre avec mes hommes.

Blue esquissa un geste d’agacement, signifiant qu’il n’avait strictement rien à foutre des états d’âme du Bouleur. Il avait d’autres sujets d’inquiétude. Les dix premiers grappins venaient de retomber au sol.

— Fais un effort ! hurla Blue aux lanceurs Youves.

— C’est facile, grommela l’un d’eux. On y voit que dalle.

Je jetai un coup d’œil vers le front qui semblait se stabiliser. Il est vrai que nous venions d’envoyer le plus gros de nos forces. Si ceux-là cédaient aussi ; les Néons ne mettraient guère de temps pour arriver jusqu’à nous. Blue devait éprouver les mêmes craintes. Il sentait poindre le spectre hideux de la défaite. De l’échec total.

Le deuxième essai des lanceurs ne fut pas plus fructueux. Pas un grappin ne resta accroché au sommet du Mur. J’étais paralysé par la trouille. Cette peur panique, La Lame, lui, ne semblait pas l’éprouver, mais il s’était remis à tousser et à cracher du sang. S’il ne passait pas aujourd’hui, cécolle[29], il n’aurait probablement pas de seconde chance. Et encore ! Finalement, de l’autre côté, il voulait y aller pour crever.

— Essayez encore ! s’égosilla Blue, frénétiquement ; serrant le manche de sa hache à s’en briser les phalanges.

 

***

 

Tous les Musuls, apeurés par l’écran de ténèbres qui n’était qu’à une dizaine de mètres du sol, s’étaient terrés dans leurs souterrains. La plupart d’entre eux priaient, agenouillés. Ils retrouvaient, devant l’inconnu, les traditions ancestrales, les gestes de supplique de leurs ascendants.

Dans la luxueuse pièce qui lui était réservée, Soliane se goinfrait de petits cubes de viande séchée. Elle suçait l’huile qui dégoulinait sur ses doigts, tout en regardant Jed, le seul combattant qu’elle avait consenti à garder près d’elle.

Jed, malgré son âge et son expérience, était effrayé devant cette nuit qui s’abattait sur la Cité.

— Ils ont provoqué la colère des dieux, murmurait-il.

Soliane émit un petit rire aigu.

— Les dieux n’existent pas, Jed. C’est la colère de l’Histoire…

— Nous allons tous mourir, fit Jed d’une voix plaintive.

Soliane se remit à rire.

— Quel farouche guerrier tu fais ! ricana-t-elle.

Elle reprit aussitôt son sérieux et regarda attentivement le vieux Musul. Ses yeux brillaient.

— Tu bandes encore, Jed ? murmura-t-elle.

 

***

 

Trois des dix grappins restèrent accrochés. Je regardai, fasciné, les trois échelles de corde qui semblaient s’enfoncer dans une mer d’encre. C’est à ce moment précis que la quatrième armée s’effondra. Les Néons, survoltés, éventrèrent les rangs de nos plus glorieux combattants comme s’il ne s’agissait que d’une troupe de Krishies. Les gardiens-crânes gagnèrent cinquante mètres en vingt secondes. Et ils progressaient, à présent, de plus en plus vite. Je me laissai aller dans mon bénouze, pétrifié.

— Allez ! avait hurlé Blue en nous poussant.

Il s’était lancé sur une corde et commençait à grimper. La Lame avait saisi une deuxième échelle et entreprenait de grimper à son tour, beaucoup moins habilement que Blue, retardé par des crises de plus en plus convulsives. Le chef des Skins escalada la dernière corde, rapide comme un singe. Je me plaçai juste derrière lui.

Marrant n’avait pas bougé. Je me retournai, perché à trois mètres du sol.

— Marrant ! gueulai-je. Amène-toi !

Mais Marrant ne m’écoutait pas, ne m’entendait pas, il restait immobile, tout entier à l’intérieur de lui-même. Un rayon bicolore frappa le mur à vingt centimètres de ma main. Je grimpai comme un fou, rejoignant presque le Skin qui, pourtant, pleurait pas l’huile de coude[30].

En bas, la victoire des Néons était absolue. Cette perspective paraissait décupler leurs forces. Nos survivants étaient cisaillés par paquets de cinquante. La résistance était anéantie, piétinée, humiliée. Les rayons bicolores étaient à présent tellement serrés qu’ils formaient une masse lumineuse compacte à travers laquelle personne ne survivait.

La Lame grimpait avec difficulté. Blue avait disparu dans le nuage et le chef des Skins s’apprêtait à le faire lorsqu’un des rayons meurtriers le toucha en plein milieu du dos. Il poussa un hurlement, mi-rage, mi-désespoir. Il lâcha prise, une main d’abord, restant accroché de l’autre se balançant doucement.

Un nouveau rayon sectionna le grappin de Blue faisant tomber deux combattants qui suivaient, mais Blue était déjà passé.

Le Skin se mit à crier. Je ne pouvais pas l’éviter. Il tomba sur moi, m’assommant aux trois quarts. Je ne sais pas comment j’ai pu rester accroché. La peur de tomber, à mon tour, sans doute. De tomber au milieu de cette mort implacable, en bas, qui m’attendait, qui m’espérait, qui tendait vers moi ses griffes bicolores. Je crois que je pissai encore.

Les Néons s’étaient rendu compte de la présence des échelles, mais ils furent contrariés par toute une série de grenades balancées par les Youves qui préparaient leur retraite. La terreur qui m’avait si souvent paralysé m’aiguillonna. Je l’enfonçai dans le nuage de poussière. Instinctivement, tel un plongeur sous l’eau, je retins ma respiration. J’escaladais frénétiquement, les poumons au bord de l’explosion. Je sentais la chaleur menaçante des rayons qui frappaient le Mur, tout autour de moi. Ils tiraient au jugé. Le brouillard artificiel nous sauvait la vie. J’évitais malgré tout d’en respirer un bol. Je le devinai poison.

 

***

 

Le plafond de poussière n’était plus qu’à trois mètres du sol. Le chef des Youves se repliait avec une centaine de ses hommes, couvrant leur fuite par un feu nourri. Des cinq clans présents, ils étaient les seuls à avoir limité les dégâts. Leurs pertes en hommes restaient importantes, mais pas catastrophiques. Ils étaient encore suffisamment nombreux et armés pour tenir leur territoire, même contre une éventuelle agression des Musuls. Le chef était satisfait. Il avait respecté les accords, mais avait également, lui, envisagé une probable défaite.

L’un de ses hommes s’approcha de lui et avança à ses côtés.

— Je crois que quelques types ont eu le temps de passer, déclara-t-il.

Le chef hocha la tête. Il pressa le pas. Le nuage le préoccupait. Il aurait bien voulu pouvoir rejoindre son quartier avant qu’il ne les atteigne. Car il n’avait aucun doute là-dessus, impossible de respirer dans cette purée.

 

***

 

Ma main heurta le support métallique du grappin, l’empoigna et, d’une seule poussée libératrice, j’émergeai en pleine lumière. Je poussai un hurlement de bonheur. J’avalai de pleines goulées d’air pur. Je regardai, fasciné, ébloui, aveuglé, ce ciel immensément bleu. Le ciel. Seigneur !

Je me rétablis sur le sommet du Mur et je manquai de me casser la figure. Le sol descendait en pente douce vers l’extérieur de la Cité, à perte de vue. Je ne m’étonnais plus de l’échec des canonniers. Des vagues compactes de poussière noire ondulaient vers la Cité, épaisses de dix centimètres, comme aspirées par un courant d’air. De longs rubans de crasse dans lesquels disparaissaient mes patins et qui se déversaient sur la Ville, alimentant l’énorme nuage qui la recouvrait.

Mes yeux me brûlaient. Je n’étais pas habitué à une pareille lumière. Ce ciel, ma mère ! Je n’étais pas venu pour la peau[31]. Une étrange brise tiède me caressait les chevilles, entraînant dans son courant les flots de poussière. D’où sortait cette pourriture ?

Je regardai partout autour de moi. Et Blue ? Pourquoi n’était-il pas ici ? J’étais pourtant certain qu’il avait escaladé le Mur bien plus rapidement que moi. J’avais été sérieusement retardé par la chute du Skin qui m’avait rebondi sur la frite.

J’essayai de m’approcher de l’endroit approximatif où se situais les deux autres grappins quand La Lame émergea à son tour. Je vis d’abord apparaître la main lourdement baguée, puis son visage couturé, sa banane défraîchie qui lui tombait sur les yeux, sa bouche grande ouverte qui aspirait goulument l’oxygène. Il marqua, tout comme je l’avais fait, un temps d’arrêt, mi-repos, mi-surprise devant ce ciel sans tache. J’arrivai jusqu’à lui. Il plissa les yeux.

— C’est toi, P’tite roulette ? grogna-t-il.

J’eus l’impression qu’à ce moment-là, dans l’intensité lumineuse, il me reconnut. Il se souvint de l’enfant dont il avait massacré la mère. Du moins, je souhaitai qu’il s’en souvienne.

La pointe de mon patin heurta violemment son visage. J’entendis nettement les os craquer. À la place de son nez, il y avait un trou grotesque. Il tardait à tomber, s’accrochant au grappin comme un naufragé à sa bouée. Son obstination à vivre m’irritait. Je lui décochai un autre coup. Sûrement le shoot le plus formidable jamais enregistré de mémoire de Patineur. La tête du vieux Saignant explosa, décapité comme ces singes dont on mange la cervelle encore tiède. Il disparut dans le nuage, ralenti dans sa chute par une de ses mains raidie autour de la corde.

Et Blue émergea…

 

***

 

Je grimaçai. Je comprenais à présent pourquoi Blue avait tant tardé. Je lui tendis la main et l’aidai à grimper sur le sommet du Mur. Il avait été touché par un des rayons bicolores, juste au-dessus du nez. Le trait lumineux lui avait littéralement gommé les yeux, lui creusant un sillon carbonisé dans toute la largeur du visage. Comment avait-il pu, après cette blessure atroce, avoir le courage, la volonté de parvenir jusqu’ici ? Il avait livré un combat bien au-dessus de ses forces et se trouvait à présent aussi faible et désemparé qu’un nouveau-né.

Je le forçai à s’asseoir, le cul dans le courant de poussière. Il était exsangue, à demi-asphyxié, respirant difficilement. Je n’imaginais pas qu’un homme puisse repousser la mort jusqu’à ce point. Je le regardais, halluciné par le spectacle de sa métamorphose. Je le sentais concentré sur chaque battement de son cœur, comme si, à chaque fois, il s’agissait d’un nouveau miracle. Il prenait garde de ne pas respirer trop fort, pour ne pas affoler son organisme. Il ne donnait même pas l’impression de souffrir. Sa mèche qui reposait sur son épaule droite avait la couleur du ciel, de ce ciel que nous n’avions pas connu et que Blue ne verrait jamais.

— C’est toi, Tout-Gris ? souffla-t-il.

— Oui.

Il se balançait doucement de gauche à droite.

— On est combien ici ?

— Toi et moi, répondis-je.

— La Lame ?

— Mort.

Il hocha la tête, sans chercher à obtenir d’autres explications. Il continuait à être le chef. Il se comportait encore comme un chef, constatant une nouvelle fois qu’il avait eu raison, que j’avais saisi la première occasion qui m’était offerte pour descendre le vieux Saignant. Il n’en avait jamais douté. Tout comme il avait prévu que Marrant sécherait le chef des Bouleurs. Les Néons s’en étaient chargés à sa place.

Blue n’avait pas cessé de nous pousser comme de vulgaires pions sur l’échiquier de son ambition. Il avait voulu passer, oui, mais pas à n’importe quelles conditions, et surtout pas à celle de perdre le pouvoir, ce pouvoir qu’il adorait plus que tout. Chef à l’intérieur de la Cité, il voulait aussi l’être à l’extérieur. Même si, pour cela il devait sacrifier des millions d’hommes et n’en commander, à la finale, qu’un seul. Je n’étais pas réellement disposé à lui donner satisfaction. J’avais mes yeux, lui non. Ça modifiait sensiblement le rapport de forces.

— Comment c’est, Tout-Gris ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas encore. Il faut descendre.

J’évitai de lui parler de la couleur du ciel. Ce plaisir-là, je ne voulais même pas qu’il se l’imagine. J’aurai simplement voulu que tous les combattants morts au cours de cette matinée puissent l’admirer, rien qu’une fois. Mais Blue, aveugle, privé de la jouissance de sa réussite par le hasard, me semblait être le meilleur des symboles.

— Descendre…, répéta-t-il. Tu as récupéré une des cordes ?

— Non.

— Alors ? s’impatienta-t-il. Qu’est-ce que tu attends pour le faire ? Que les Néons aient fini de les griller ?

Je secouai la tête. Pauvre Blue. Misérable Blue que j’aurai pu laisser le fion planté là, dans la crasse ondoyante. Maintenant qu’il avait obtenu de moi ce qu’il désirait, il laissait éclater son mépris. Et s’il n’avait pas eu encore besoin de moi pour lui servir de guide, je pense qu’il m’aurait tué. Peut-être était-ce là le point final de son scénario ?

— C’est inutile, me décidai-je. Le Mur est en pente légère de ce côté-là. On a qu’à se laisser descendre sur nos roulettes.

— Formidable ! grogna-t-il.

Il tendit la main.

— Aide-moi à me relever.

 

***

 

Durant la descente, où j’évitai à grand-peine de nous laisser embarquer par la vitesse, je dus soutenir Blue qui avait nettement présumé de ses forces. Épuisé, le visage cyanosé, il demanda enfin à s’asseoir à nouveau.

— Ça n’en finira donc jamais ? murmura-t-il. Laisse-moi récupérer un peu et nous repartirons.

Repartir ? C’était inutile. Nous étions arrivés.

J’étais saisi d’un incœrcible tremblement. Je claquais des dents et j’éprouvais les pires difficultés à conserver mon équilibre. La vérité me filait le vertige.

Devant moi, une immensité uniforme, noire, plaine de cendres plantée de courtes croix blanches alignées jusqu’à l’horizon. Les croix scintillaient sous le soleil. Dans ce décor d’effroi, absolument silencieux, évoluaient des centaines de milliers de Néons. Hommes prognathes au front fuyant, aux muscles noueux et aux jambes torses, plus régressés encore que les gardiens de la Cité. Ils circulaient avec leur démarche simiesque entre les croix blanches, fouillaient la cendre dont ils remplissaient parfois d’énormes urnes de pierre sculptée. Certains portaient les habituels crânes sur leurs têtes, dont je devinais à présent la provenance, d’autres, non. Ceux-là remuaient l’infini de cendres avec davantage d’obstination que les autres, cherchant dans la poussière des morts le symbole intact de leur travail. Lorsqu’une des urnes était remplie, un Néon la portait jusqu’au bas de la pente, la déposait selon les lois d’une géométrie rigoureuse dont j’ignorais les principes et repartait parmi les croix. La brise tiède, alors, venait cueillir la cendre dans l’urne et la poussait en d’interminables rubans de fumée noire vers les hauteurs du Mur, vers la Cité devenue nécropole.

Quelques Néons, dépourvus de chapeaux osseux, s’étaient arrêtés de fouiller et nous regardaient. Je crois qu’ils observaient surtout nos têtes. Nos crânes les intéressaient.

Les autres poursuivaient leur travail, sans se soucier le moins du monde de notre présence.

Passer…

Nos Néons aux peintures guerrières n’étaient que les gardiens du plus grand cimetière de l’univers. Et ceux-là n’en étaient que les fossoyeurs, porteurs d’urnes, porteurs d’une Histoire qui ne voulait plus se recommencer.

Je parcourus d’une légère poussée les derniers mètres de béton et je posai un patin dans l’épaisseur de cendres.

Blue, alerté par le bruit des roulettes, se mit à crier !

— Tout-Gris ? Où tu vas ? Ne m’laisse pas ! Fumier ! Ordure !

Il continuait à hurler, pitoyable.

Je m’avançai vers un groupe de Néons. Ceux-là n’avaient pas de galure[32] ; j’allais en faire un chouette.



[1] Argot, regarder avec attention, repérer, mais aussi tourner la tête, détourner le regard (Note de l’Ebookeur).

[2] Argot, regarder, dévisager (Note de l’Ebookeur).

[3] Argot, couteau, lame effilée destinée à couper les poches pour le vol à la tire (Note de l’Ebookeur).

[4] Argot, revenir, arriver, venir (Note de l’Ebookeur).

[5] Argot, fausse clé (Note de l’Ebookeur).

[6] Argot, monter un bateau, mystifier (Note de l’Ebookeur).

[7] Argot, colère, mécontentement, réprimande, mauvaise humeur (Note de l’Ebookeur).

[8] Sens mal défini, probablement : argot, dans un jeu de cartes, se dit quand un des joueurs pari seul contre tous (Note de l’Ebookeur).

[9] Argots, série de signes entre complices durant une partie de cartes (Note de l’Ebookeur).

[10] Argot, mystification (Note de l’Ebookeur).

[11] Argot, jeune fille, jeune femme (Note de l’Ebookeur).

[12] Argot, les yeux (Note de l’Ebookeur).

[13] Grand tétras qui à la saison des amours perd toute prudence et se laisse approcher facilement (Note de l’Ebookeur).

[14] Argot, « pour rien » (Note de l’Ebookeur).

[15] Argot, les épaules, le dos (Note de l’Ebookeur).

[16] Argot : « à l’effraction », vient de lourde qui désigne une porte (Note de l’Ebookeur).

[17] Argot, autre mot pour « encu… » (Note de l’Ebookeur).

[18] Argot, il décarra, il partit (Note de l’Ebookeur).

[19] Argot, en m’ignorant (Note de l’Ebookeur).

[20] Argot, pantalon (Note de l’Ebookeur).

[21] Argot, fondement, arrière-train, cul (Note de l’Ebookeur).

[22] Argot, gifle (Note de l’Ebookeur).

[23] Argot, m’en douter (Note de l’Ebookeur).

[24] Argot : me mit à mal (Note de l’Ebookeur).

[25] Argot : chiffonniers, ici, péjoratif pour désigner des moins-que-rien, des inutiles (Note de l’Ebookeur).

[26] Argot, « la der des ders », la dernière (Note de l’Ebookeur).

[27] Argot, orteils, doigts de pied (Note de l’Ebookeur).

[28] Argot, difficile, mal aisé (Note de l’Ebookeur).

[29] Argot : cézigue, celui-ci, il. Plus généralement, pronom personnel 3e personne du singulier (Note de l’Ebookeur).

[30] Familier, ne ménageait pas ses efforts (Note de l’Ebookeur).

[31] Argot, pour rien (Note de l’Ebookeur).

[32] Argot, chapeau, couvre-chef (Note de l’Ebookeur).