CHAPITRE II

 

 

 

 

Le poste de pilotage du Dijar est silencieux. Malgré ce nom, qui fait penser à un espace exigu, c'est un local qui mesure quand même huit mètres sur six ! Placé en travers de l'axe de déplacement de l'engin c'est finalement sa plus grande dimension, les huit mètres, qui fait face à l'avant.

C'est donc là que sont placés les deux sièges-pilotes, devant les consoles de commandes et les grands tableaux de contrôle principaux, eux-mêmes sous l'immense écran de visibilité extérieure qui recouvre entièrement la paroi, jusqu'au plafond. L'écran a d'ailleurs une forme arrondie, à chaque extrémité, de telle manière qu'il offre une vue sur 180°, hors du Dijar. Et en relief, bien entendu…

Le long des parois latérales sont installés les postes de contrôle des propulseurs et de la sécurité générale, et celui de navigation-communication, avec leurs écrans secondaires et leurs ordinateurs particuliers.

Pour l'instant Cal et Giuse occupent les sièges pilotes, tandis que Siz est aux propulseurs et Lou à la navigation. Pourtant ces deux derniers ont fait pivoter leur siège de 90° pour regarder l'écran de visibilité extérieure, montrant l'espace noir ponctué de points brillants.

Giuse vient de couper l'éclairage de veille pour brancher toute la lumière, sans cesser d'écouter la voix de HI qui tombe des haut-parleurs d'ambiance et semble venir de nulle part.

— … c'est pourquoi le film que vous allez voir est un montage…

Cal porte lentement la main à son front. Il sent que son esprit « décroche ». Ça lui arrive encore quelquefois quand il est brusquement confronté à la formidable technologie des Loys. Son esprit subit une distorsion entre ce qu'il « sait » et ce qu'il doit bien admettre ! Entre son passé de Terrien et ce qu'il a acquis des Loys. La différence est tellement fabuleuse qu'il a soudain l'impression de flotter, de ne plus contrôler les événements, ses pensées.

Et ce qui se passe ici, maintenant, est dingue… Ils sont là pour assister à la naissance d'une planète, ou plutôt à la renaissance de « leur » planète. Dans la mesure où ils l'ont façonnée, dessinée presque, Giuse et lui, c'est un peu leur œuvre[6] !

Fabriquer une planète… C'est fou, délirant !

Cette planète, la Folle, menaçait Vaha il y a bien longtemps. Cal avait réussi à en modifier la course pour la placer en orbite parfaite autour du soleil d'un Système assez voisin : Rao. Ce n'est qu'ensuite qu'il avait eu l'idée d'essayer de lui rendre la vie. Et HI faisait maintenant le compte rendu de la situation.

— … Au départ la Folle devait avoir une atmosphère. Mais en étant projetée dans l'espace, hors de son Système par un cataclysme cosmique, elle s'est refroidie et l'atmosphère a gelé. C'est alors que Cal a donné ses instructions pour l'opération « Renaissance ». Toutes les phases ont été montées ici en continu afin de faire un résumé exemplaire, depuis le premier stade. Tout a commencé vraiment quarante ans après votre retour de Terre, au dernier voyage[7], alors que vous étiez en hibernation. L'ensemble a duré 50 années, nécessaires pour suivre les instructions précises…

Cal respire profondément pour tenter de se reprendre. Le mieux est de penser à autre chose pour retrouver son calme. Il revoit les événements des dernières heures…

 

*

 

Dès l'arrivée à la base avant-hier soir, HI a pris l'enfant en charge tandis que le bloc médical de contrôle était activé pour pratiquer un check-up aux deux Terriens. Deux heures d'examens.

Négatifs !

C'est en voyant le soulagement de Cal que Giuse a vraiment compris combien son ami était inquiet. Il savait bien, lui, que l'hibernation a un grave défaut, celui de rendre l'organisme fragile, vulnérable aux attaques microbiennes. Forcément : trop protégé il perd de ses possibilités naturelles de défense.

Enfin ils pouvaient être tranquilles. D'autant plus que HI pataugeait autant que Cal dans l'interprétation des symptômes de cette maladie. Le Terrien l'avait tenu au courant, par l'intermédiaire des androïdes, et espérait un peu que l'ordinateur géant, aux mémoires formidables, aurait fait des progrès.

L'enfant et le prisonnier avaient été immédiatement endormis pour que les robots du Centre médico-chirurgical puissent pratiquer tous les examens.

Le Noir était dans un état de santé parfait. Mais le petit garçon, lui… Sa formule sanguine montrait une quantité anormale de globules blancs, ce qui faisait penser tout de suite à une forme de leucémie, évidemment. Mais HI estimait qu'il y avait autre chose. Le sang charriait d'étranges déchets non identifiables. Et, en effet, tous ses organes ne fonctionnaient plus que de manière anarchique, comme Cal l'avait déterminé à la ferme.

Il fallait prendre une décision rapidement. Les examens terminés, l'enfant avait été placé en sommeil profond, le temps de trouver la solution. Le Noir aussi, d'ailleurs, mais pour une raison différente. Il était d'abord passé sous hypnose pour sonder son cerveau, rechercher l'historique de la terrible crise qui se déroulait sur Vaha, mais aussi faire disparaître cette haine des malades et sa violence.

C'est la première fois que Cal se résolvait à modifier un cerveau. Mais c'était la seule façon d'épargner la vie du Noir. Bien assez de morts comme ça, sans en ajouter un autre. Il attendrait, en hibernation, la fin de cette crise. Et on le relâcherait après avoir effacé de sa mémoire les traces de son passage à la Base.

Dans la nuit les deux hommes avaient longtemps discuté. Impossible de rester indifférents au drame des Vahussis. Il fallait à la fois trouver d'où venait cette maladie, ça, c'était le travail de HI, évidemment, et neutraliser les Noirs : la tâche des Terriens, forcément. Il s'agissait surtout de trouver un moyen d'intervenir sans pour autant utiliser des techniques extraordinaires, anachroniques à cette époque.

Il y aurait inévitablement de la bagarre et la disproportion des forces était telle qu'il apparaissait impossible d'éviter ce que Cal appréhendait le plus : de nouvelles armes ! À chacun de ses « voyages » sur Vaha il avait été amené, poussé par les événements, à introduire de nouvelles armes. Alors qu'il était profondément pacifiste et voulait le bonheur des Vahussis ! Et ça heurtait toujours autant sa conscience.

D'après ce que HI avait lu dans le cerveau du Noir le continent vahussi en était à peu près au XVIIe siècle terrien. Avec pourtant certaines lacunes. Dans le domaine de l'armement notamment. Les canons étaient plus légers qu'autrefois, la poudre plus efficace, les épées plus légères, mais c'est tout.

Pour combattre les Noirs les deux hommes disposaient des cent Robots-Vahussis, des Dix, les androïdes du type de Lou Siz et Salvo, et des « anciens » : Ripou et Belem. Cent quinze robots et androïdes. Tout de même peu à l'échelon d'un continent ! Malgré leurs extraordinaires qualités de combattants, qui les rendaient pratiquement invincibles. Il fallait que cette troupe dispose d'une puissance supérieure, mais logique à cette époque.

Voilà pourquoi Cal avait eu l'idée de commander à HI la fabrication d'armes à feu individuelles, autrement dit des pistolets et des fusils à silex. Il y avait largement de quoi s'inspirer dans les documents microfilmés ramenés de Terre. Les Vahussis ne connaissant pas ces armes le choc psychologique devait donner un avantage important à la troupe. Il avait été convenu que HI en fabriquerait un grand nombre pour équiper également des Vahussis alliés.

Par ailleurs les deux hommes avaient besoin d'avoir un panorama complet de la situation avant de décider à quel endroit exactement du continent intervenir. HI devait donc procéder à des observations minutieuses. Tout ça prendrait du temps. Pas question d'à-peu-près et de débarquer n'importe où. La survie du peuple vahussi en dépendait.

En attendant que les renseignements arrivent et que les armes soient prêtes Cal et Giuse ne pouvaient rien faire de positif, c'est pourquoi ils avaient décidé d'aller voir où en était la Folle. Après avoir dormi ils avaient embarqué, dans un grand Dijar, les engins de combat les plus grands et les plus efficaces que les Loys aient jamais construits pour l'espace.

 

*

 

— … Voilà maintenant la phase la plus délicate, dit la voix de HI, qui ramène brusquement Cal à ce qui se passe sur l'écran, devant lui. Il s'agit de la récréation de l'atmosphère. On ne pouvait pas attendre que le rayonnement naturel du soleil, Rao, réchauffe suffisamment la surface. Il aurait fallu des dizaines de millénaires. Malgré l'orbite parfaite de la planète. Le processus devait être activé, à la fois de l'extérieur et de l'intérieur. Pour le noyau le moyen était simple : une explosion nucléaire, propre, pour éviter des radiations. Aucun problème, évidemment…

Cal se renverse en arrière dans son siège pour détendre les muscles de son dos. Il se sent mieux maintenant. Le malaise est passé.

— … La surface a donc été couverte d'un réseau lâche magnéto-détonant afin de liquéfier l'atmosphère glacée, puis d'augmenter la température jusqu'à gazéifier de nouveau hydrogène et oxygène.

Sur l'écran la planète évolue à vue d'œil, tellement le film est accéléré. Sa couleur passe par les gris, les jaunes sales, les beiges avant de laisser apparaître des voiles blanchâtres qui s'étendent rapidement et brouillent la surface. Impressionnant !

— … Le mouvement est encore accéléré…, fait HI. Une blancheur laiteuse se répand sur les sols.

— … Très vite les rayonnements solaires ont participé à l'évolution. Leur efficacité était d'autant plus grande que la Folle est placée sur une orbite régulière, ce qui lui assurera un climat homogène et égal sur les quatre cinquièmes des sols, et à l'écart des orbites des trois autres planètes du Système Rao.

La planète est complètement blanche, sur l'écran, avec des filaments foncés en spirales. On a l'impression d'un immense maelström ravageant la surface !

Giuse a dû avoir la même pensée :

— Dis donc, HI, ça n'a pas fait trop de dégât, ce truc ?

— À ce stade aucune importance, répond HI, qui poursuit. Le problème suivant conditionnait la vie sur la Folle. Etant donné la proximité relative du soleil Rao, le sol de la planète allait être bombardé de rayons U.V. durs par Rao. Il fallait donc installer une couche épaisse d'ozone pour les filtrer.

La blancheur disparaît à vue d'œil et la grosse boule, sur l'écran, change encore de couleur. Doucement elle passe à un orange pâle, puis au jaune… au vert maintenant… et le bleu apparaît !

Le bleu, la couleur de la vie, dans l'espace ! Elle indique la présence d'une atmosphère respirable. La Terre était bleue, autrefois, d'un bleu tendre, merveilleux…

Mais ce n'est pas fini, on dirait… Oui, le bleu fonce encore… devient plus dense, plus profond.

Jamais les deux hommes n'ont vu une planète de cette teinte… Tout le monde le sait, les « bleues » sont vivables si bien qu'elles sont répertoriées. Les archives des Loys en contenaient plusieurs exemples. Mais jamais ils n'avaient découvert une planète d'un bleu pareil. On mesure toujours la qualité de l'atmosphère à la teinte de ce bleu, qui pâlit plus la planète vieillit.

Comment est donc l'atmosphère de celle-ci ?

Sans qu'ils en aient eu conscience les deux hommes ont été saisis par le spectacle, par l'ambiance exceptionnelle. Le cœur de Cal cogne comme un fou… Il en a presque les larmes aux yeux, et ne s'en rend pas compte !

— Comment… comment peut-elle être aussi foncée ? murmure Giuse, émerveillé.

HI rompt le charme en intervenant de sa voix égale :

— L'atmosphère est d'une pureté exceptionnelle. Et la couche d'ozone est particulièrement épaisse… Pourtant à ce stade la planète est encore complètement stérile. Aucune forme de vie n'a subsisté. C'était la condition qu'avait exigée Cal pour réaliser la dernière partie de ses instructions.

Giuse se tourne de son côté :

— Mais quand as-tu pondu tout ça ?

— Tu étais déjà en hibernation. J'étais encore resté éveillé un jour ou deux… Ça ne te fâche pas, hein ?

Giuse a un geste vague de la main.

— Non, non… Surtout ne te gêne pas quand tu nous prépares des surprises pareilles ! Mais alors c'était quoi tes dernières instructions ?

— HI va te le dire.

— Deux Dijars ont été envoyés, en automatique, en direction de la Terre, avec la moitié des Cent. Ils avaient pour mission de prélever des échantillons de certaines espèces, animales et végétales, suivant une liste précise de mammifères, de poissons, d'arbres, de fruits, etc.

Giuse se penche en avant.

— Et alors ?

— Les Cent ont ramené pratiquement tout.

— Les Dijars ont pu passer sans problème la frontière galactique ? On a failli y laisser notre peau, nous…

— Il y a eu des dégâts mais ils sont passés, répond HI. Il est resté parfois un seul couple d'animaux mais ça suffisait pour relancer la race, en laboratoire, à la Base. La multiplication s'est effectuée normalement jusqu'à obtenir de quoi peupler certaines îles ou certaines régions. Ensuite la prolifération naturelle a fait le reste. Et pour les végétaux il a suffi d'ensemencer.

Ensemencer une planète… Cal a un vertige !

— Quelle était ton idée, demande Giuse à Cal, tu veux… refaire la Terre… ?

— Non… Non, mais j'avais envie de retrouver un peu de ce qu'on a connu, quand même. Je me suis dit qu'on avait là l'occasion… Enfin bref j'ai demandé à HI de composer une faune et une flore à partir d'espèces venant à la fois de Vaha et de Terre. Puisqu'il fallait refaire la chaîne naturelle des races qui se complètent et subsistent l'une grâce à l'autre, pourquoi pas utiliser les ressources des deux planètes en choisissant les races ou les espèces qu'on aime bien, tous les deux ?

Soufflé, Giuse !

— Et ça a marché ? demande-t-il d'une voix éteinte.

— J'en sais rien… HI ?

— Cinq siècles se sont écoulés depuis. On peut dire que les espèces sont désormais stabilisées. Il n'y a eu aucun cas de mutation entre espèces voisines, lièvres terriens et diss de Vaha, par exemple. La planète est définitivement stable, dans ses formes et ses populations.

Giuse se redresse, excité.

— Mais alors… on peut aller voir, non ?

— Le Dijar est en orbite basse autour de la Folle, vous pouvez vous y rendre quand vous le désirerez.

— Ah non ! fait Giuse, plus ce nom de Folle, elle ne le mérite plus… J'aimerais qu'on l'appelle… la « Bleue ». Qu'est-ce que tu en dis, Cal ?

— O.K. ! O.K. ! Note ça, HI, répond Cal en basculant plusieurs contacteurs.

Le grand écran repasse en visibilité extérieure et une énorme boule apparaît, du moins une partie, tellement l'orbite du Dijar est basse. On distingue à la perfection les immenses continents et les îles.

Giuse pianote sur la console de droite, commandant une carte-matière à l'ordinateur de navigation, devant Lou.

Le Dijar a dû faire déjà plusieurs révolutions autour de la Bleue, parce que la carte commence à sortir de la fente d'expulsion du central-navigation de Lou.

Les deux hommes se lèvent et l'examinent par-dessus l'épaule de Lou qui en a commandé le partage par tranches pour utiliser la représentation des continents, seuls.

Deux continents, apparemment, et des quantités d'îles.

— Bon Dieu, il faut voir ça de plus près, fait Giuse, j'y vais. Tu viens avec moi ? On prend un Module ?

Cal hoche la tête.

— On va emmener Lou. Salvo, tu prends le commandement, ici.

 

*

 

Le poste du Module est une réplique, en beaucoup plus petit, de celui du Dijar. L'engin longe une côte, à cinq cents mètres d'altitude, et les deux hommes ne quittent pas l'écran de visibilité extérieure des yeux. L'impression de se balader assis en plein ciel tant l'écran restitue avec exactitude le paysage survolé, et Cal pilote machinalement.

Le sable paraît doré sous le soleil, bas à l'horizon. Toutes les couleurs semblent presque excessives. Ce sable, mais aussi le bleu profond de la mer, au large, qui devient noir. Et le vert foncé des immenses arbres. Des pins de Terre, pourtant.

Les hommes ne disent rien, fascinés par le spectacle. Pas un nuage dans le ciel.

Voilà des grands arbres de Vaha, maintenant, qui dépassent parfois les cent mètres de haut. Et toujours cette mer stupéfiante. La forêt moutonne, loin dans les terres. Sur Terre les promoteurs se seraient battus au couteau pour mettre une région pareille en « valeur »…

— Pose-toi par ici, fait Giuse d'une voix rauque.

Cal abaisse la boule de pilotage, au bout de son flexible, et le Module plonge vers le sol qu'il vient effleurer avant de s'y poser.

Giuse se lève rapidement et abaisse le levier de manœuvre du sas. La lumière verte s'allume et la première porte s'ouvre. Cal et Lou ont suivi, mais c'est Giuse qui saute le premier au sol.

L'air… Giuse respire lentement, profondément. Jamais il ne se souvient avoir respiré un air aussi léger, aussi pur. Pourtant des vagues de senteurs tièdes arrivent, faites d'odeurs de pins et d'autres choses, plus subtiles.

Ils avancent jusqu'au sous-bois, se rendant compte de la tiédeur de l'air quand ils arrivent à l'ombre. Un éclair bleu jaillit du feuillage, là-haut… Un ara, magnifique, qui vient tourner, curieux, au-dessus de leur tête. Il a un plumage bleu et jaune. Plus loin, dans les branches hautes, on dirait une bande d'écureuils…

Incapables de dire un mot, les deux hommes s'assoient sur un tapis d'aiguilles de pins.

— Tu… tu te rends compte ? dit Giuse au bout d'un moment. Tout ça… Quelle beauté… ce calme, cette paix. On voudrait mourir là.

Il se tait, et reprend plus rapidement :

— Cal, il ne faudrait pas abîmer cette planète, hein ? C'est trop beau, on n'a pas le droit ! Ce serait un crime contre la Nature.

Cal secoue la tête.

— Ce sera difficile. Tôt ou tard une race arrivera dans les parages, il ne faut pas se faire d'illusions. Les planètes bleues ne sont pas si nombreuses pour que celle-ci puisse y échapper.

— Alors il faudra la défendre, en interdire les approches. On doit pouvoir installer des défenses automatiques sur satellite, non ? Ne serait-ce que des satellites naturels. Cal part d'un long rire silencieux.

— Quoi, qu'est-ce que j'ai dit ?

— C'est une idée de génie, mon vieux. Je pensais seulement à pousser ton raisonnement, et j'ai pensé à la tête de HI, enfin la « tête »…

Giuse sourit à son tour, devinant que l'idée de Cal va lui plaire.

— Tu te souviens que je t'avais dit que la Base était construite dans les montagnes, quand je l'ai découverte, autrefois ? C'est moi qui l'ai fait déménager au pôle Sud par HI, pour être plus tranquille… Je me disais depuis quelque temps que même là ce n'était pas tellement discret. Le départ d'un Dijar ne passe pas inaperçu. Alors ton idée m'a fait penser à déménager une nouvelle fois pour nous installer, nous aussi, sur un satellite de la Bleue !

Giuse se plie en deux.

— Oh oui !… HI ! Complètement fondus, il va nous dire qu'on est fondus ! Oh…

— Il suffit de trouver un satellite assez vaste pour contenir un noyau riche en minerais, reprend Cal quand il s'est calmé. On installe de vraies usines métallurgiques et technologiques dans le sous-sol et ça nous donne une autonomie formidable. Avec des microsatellites d'observation en stationnaire on garde le contact aussi bien avec Vaha qu'avec la Bleue, tu comprends… Et quand on dit à HI de nous construire n'importe quoi on a un engin infiniment plus structuré puisque construit dans le vide absolu, plus robuste, tout quoi ! Tu as eu une idée de génie, mon pote !

— Allez, on continue la visite ? fait Giuse.

Au bord de la plage ils regardent un instant les vagues tranquilles qui font chanter le sable.

— Tout de même, dit Giuse brusquement, je trouve que c'est vexant ton histoire.

— Quoi ?

— Ton satellite-Base. J'ai une idée, je suis tout content et voilà que tu t'en empares, que tu la mènes plus loin, et moi j'en prends plein la gueule. Tout l'air du couillon, « bon-élève-mais-peut-mieux-faire »…

— Qu'est-ce que tu veux, dit Cal désinvolte, je suis un génie et toi un tâcheron, faudra t'y habituer, mon pauv' vieux !

— Ah ! ben alors là je préfère, tu vois ? Dégueulasse à souhait, là ça me plaît. Parce que moi, Monsieur, moi qui vous cause, je ne dirais pas des vacheries pareilles à un copain. J'ai un bon fond, moi, Monsieur !

Cal se marre.

— Allez, amène-toi, « bon-fond ».

Depuis des heures le Module survole la planète, tantôt accélérant jusqu'à Mach 12, pour traverser les océans, tantôt survolant les îles et les sols à 50 km/h.

Cette planète n'a pas l'air vraie tant elle est parfaite. Du moins pour des Terriens. Cal avait demandé à HI d'essayer de retrouver du gazon anglais, sur Terre. La Bleue a été entièrement ensemencée en gazon anglais ! Fou, dingue !

À l'intérieur des terres des grands troupeaux paissent tranquillement, se régalant de cette herbe. À l'embouchure d'un grand fleuve, pratiquement un bras de mer, ils ont découvert une région tellement belle qu'ils ont décidé d'y faire construire une maison. Il y a là tout ce qu'il faut, avec des cyprès aquatiques terriens dont le bois dur est presque inaltérable.

Dans des îles, ils ont aperçu des troupeaux entiers de chèvres du Cachemire ; de quoi faire rêver les lainiers d'autrefois… HI a répandu ses bêtes astucieusement, plaçant les grands troupeaux dans les plaines, respectant les origines de chaque race. Ils ont vu des moutons de Terre, des rulades de Vaha, des gnous, ces grandes antilopes terriennes à la chair délicieuse.

— Cal !

La voix de Salvo vient de retentir dans le Module.

— Oui ? fait Cal.

— Un message de HI vient d'arriver. On dirait que ça bouge sur Vaha.

Le visage de Cal se tend.

— Précise !

— Tu sais comment est HI, il veut te parler directement. Il a seulement dit que les Noirs semblent avoir organisé un grand rassemblement. Des bandes y convergent de tous les coins.

— On peut deviner pourquoi ?

— Les chefs discutent interminablement. Il semblerait que l'un d'eux se donne beaucoup de mal. Il rend visite aux autres, entre les rencontres.

Giuse se tourne du côté de Cal.

— À tous les coups ils s'organisent, ils élisent un chef, un général, non ?

— J'en ai l'impression, oui.

C'est un peu ce que Cal craignait, que les Noirs structurent leurs bandes, dressent une véritable armée. Elle constituerait une force imbattable. Les Vahussis plongeraient dans la barbarie pour des siècles. Un retour en arrière, peut-être définitif… Ils ne s'en remettraient peut-être pas.

— Ce n'est pas tout, reprend Salvo. HI a repéré ce qu'il pense être une petite armée vahussie…

Ça, c'est encourageant. La première trace d'une réaction !

— … Elle vient d'une petite ville fortifiée, dans le centre, et a écrasé deux petites bandes de Noirs. Mais il y a eu des survivants qui ont donné l'alerte à une armée de Noirs. Cette fois les Vahussis n'ont aucune chance, les Noirs sont trois fois plus nombreux qu'eux… Et les Noirs vont à leur rencontre !

Là, en revanche, c'est le pépin. Si les Vahussis sont vaincus, les conséquences psychologiques seront terribles. Les Noirs auront un moral de fer et les Vahussis n'auront plus envie de se battre contre un tel adversaire.

— Et l'épidémie ? demande encore Cal.

— Rien de nouveau pour HI. Elle progresse, sur Vaha. Des bûchers sont apparus dans plusieurs villes du nord et de l'est.

Giuse fait la grimace. Pas bon signe, en effet.

— Et toujours rien sur les recherches médicales ?

— À peine, HI a trouvé une décoction de plantes de Vaha qui semble avoir un effet freinateur sur l'évolution, mais seulement freinateur.

— Donc aucune chance sérieuse pour l'enfant ?

— Il est trop touché pour que le freinateur agisse sur lui.

Cal baisse la tête pour prendre une décision.

— Giuse, calcule une courbe de rapprochement vers le Dijar et injecte-la directement dans le central de navigation, on rentre…

— Dis, Salvo ? poursuit Cal.

— Oui ?

— Où en est HI de ses préparatifs ?

— Pour les armes il a finalement choisi dans vos archives un modèle de pistolet simple et fiable. Il dit que c'est le « Charleville », qui a été l'arme réglementaire sous la Révolution Française, et copié partout dans le monde ensuite. À partir de ce pistolet il a construit un fusil convenable. Ce sont des armes à silex, comme tu l'avais demandé.

— À silex d'accord, dit Cal, mais la Révolution c'est le XVIIIe siècle, pas le XVIIe !… Enfin tant pis, de toute façon les Vahussis n'ont rien pour comparer. Dis à HI de préparer un enseignement hypnotique pour nous et de préparer une banque complémentaire d'utilisation de ces armes au combat pour vous et les Robots-Vahussis. Ah !… il y a aussi le problème des antlis… Au fond c'est tout simple, qu'il les fasse piquer chez les Noirs, pour équiper tout le monde et avoir de quoi transporter les armes en rab.

Le Module a traversé en bolide l'atmosphère de la Bleue.

Une accélération, pour venir tangenter la trajectoire du Dijar qui est maintenant en vue. Giuse manœuvre à vue jusqu'aux abords de l'engin qui a ouvert le logement du Module, dans son flanc.

Giuse donne ses ordres en pianotant sur la console d'approche et bascule le rupteur de commande automatique. Guidé par son cerveau-ordinateur de vol, relié à celui du Dijar, le Module pénètre impeccablement dans son logement.

Un quart d'heure plus tard les hommes sortent du poste du Dijar. HI a confirmé le récit de Salvo, sans donner de détails plus intéressants. Cal regagne sa cabine. Il veut prendre une douche et réfléchir tranquillement aux ordres qu'il va falloir dicter à HI, pour les satellites de défense de la Bleue, le satellite-Base, etc.

Il achève de dicter le tout sur une plaquette d'enregistrement, avec le détail des installations, quand la voix de Giuse se fait entendre sur le circuit général.

— Hé !… tu viens bouffer ?

Il a un petit ton malin qui éveille l'attention de Cal…

Celui-ci comprend tout de suite en entrant dans le carré. Sur la table il repère des coupelles pleines de caviar sur un lit de glace. Et des œufs de saumons. Des « américains », aux gros grains fondants, et des « russes », plus petits, à la peau plus ferme !

— C'est un coup de qui, ça ? demande-t-il en souriant.

Siz sourit ; une prouesse pour lui, toujours flegmatique.

— Vous aviez parlé de caviar et d'œufs de saumons un jour, il y a longtemps, et je l'avais transmis à HI. Avec les esturgeons et les saumons qu'il a acclimatés sur la Bleue c'était facile de fabriquer ça.

Giuse se marre dans son coin.

— Et tu sais combien il en a fabriqué, ton copain HI ?… Deux tonnes !