CHAPITRE III
CAL
Giuse est déjà dans le carré quand j’arrive prendre mon petit déjeuner. Il gribouille sur un papier posé à côté des restes de son repas. C’est un adepte du petit déjeuner « nouveau-monde », comme on disait de notre temps, sur Terre. Alors que je suis resté au café « vieux continent ».
Curieux que ça me soit revenu à l’esprit justement ce matin.
Il est tellement plongé dans son travail qu’il faut que je lui tape l’épaule pour qu’il s’aperçoive de ma présence.
— Oh ! salut... Tu sais, j’ai cogité. Je crois que la structure ne résistera pas à un nouveau passage...
Je fais la grimace. Moi aussi j’en suis arrivé à la même conclusion, et ça ne me plaît pas du tout. Vaha, la base, HI, les Vahussis, me manquent déjà... Je suis décidément bien casanier !
— Mais il y a peut-être une solution, reprend mon vieux copain.
Alors là ça m’intéresse. Parce que moi je n’ai trouvé aucune échappatoire.
— Explique, dis-je en me servant du café, enfin du sak, l’équivalent vahussi du café, tiré d’une algue séchée.
Il me tend son papier.
— Regarde, j’ai tout calculé. Finalement tout dépend des longerons de coque, les transversaux surtout. S’ils tiennent, le reste ira. On aura bien des avaries mineures, mais le gros œuvre tiendra.
— Jusque-là on est d’accord, je fais. Continue...
— Eh bien voilà... C’est toi qui me l’avais proposé, souviens-toi, j’ai embarqué pas mal de cosmium, à bord, pour poursuivre mes expériences. J’ai calculé que si on intègre à chaque longeron une âme, ou en tout cas un soutien de cosmium, la résistance de la pièce sera doublée...
Du coup la tartine que je portais à la bouche reste en l’air... Bon Dieu ! ça c’est une trouvaille. Je l’ai un peu charrié, à la base avec ses expériences, mais j’avais été impressionné par son test... Tout de même, c’est un sacré boulot.
— Tu crois que c’est possible sans atelier ? Il faut désosser le dijar, non ?
— Justement c’est ce que je vérifiais. Je pense qu’on peut tout faire par petits morceaux. Evidemment il faudra du temps.
— Combien ?
Il fait la moue.
— Au moins une semaine, à mon avis.
— Pas davantage ? Tu es sûr ?
— Pense pas, dit-il en jetant un œil sur ses gribouillis.
Je me lève pour marcher de long en large dans le vaste carré. Si jamais il réussi ce truc, on a de bonnes chances de pouvoir rentrer ! Sinon...
— Combien reste-t-il de cosmium à la base ?
— Un sacré paquet. Plusieurs tonnes. Pourquoi ? J’ai un geste évasif de la main, trop long à expliquer.
— Tu en as parlé à JI ?
Il fait la grimace.
— Ouais, il trouve que c’est dingue !
Là je rigole sérieusement.
— Alors ça peut marcher...
— On tente le coup ?
— Tu es sûr de tes calculs techniques ?
— Siz les a tous vérifiés sur l’ordinateur.
— Alors pas à hésiter, on y va. De quoi as-tu besoin ?
Il se lève, très excité.
— Il faut que je traite le cosmium en barres de quinze centimètres de section, mais ce n’est pas le plus long. L’affaire d’une journée...
— Attends, je le coupe, tu vas commencer le travail avec Siz pour lui apprendre ta technique et il continuera seul, avec les robots-boules. Toi tu m’aideras à fondre les barres dans les portions de longerons qu’on aura démontées. Ça ira plus vite. On pourra avoir une équipe chacun. O.K. ?
— D’accord. Seulement il faudra étayer au fur et à mesure qu’on aura enlevé les longerons, sinon la différence de pression, intérieur-extérieur, nous ferait exploser.
*
Dieu que je suis crevé !
Huit jours qu’on trime comme des forçats pour transformer le dijar. Enfin c’est fini.
J’ai bien réfléchi. Je crois que le mieux est d’aller tout de suite en direction de la Terre, de l’autre côté de la galaxie, on pourra ensuite tenter de nouveau le passage de cette zone étrange.
Je n’ai pas envie de rentrer tout de suite, pour faire une troisième tentative de passage plus tard si, comme je le pense, tout a bien marché. Puisqu’on est là, autant en profiter. Et ensuite on quitte cette sacrée Voie lactée pour ne plus y revenir !
J’ai foutrement sommeil mais je veux être sûr que tout va tenir le coup. On va faire une plongée en subespace, histoire d’avancer sérieusement dans la galaxie et de vérifier la résistance de notre nouvelle structure.
Chaque plongée ébranle une structure. J’ai fait mettre des sondes dans les longerons pour enregistrer le degré d’efforts qu’ils vont subir. On pourra avoir ensuite une idée de leur comportement dans la zone dangereuse.
Voilà Giuse. Il s’assied dans son fauteuil de copilote, à ma droite. Lui aussi a les traits tirés ; il ne s’est pas ménagé non plus.
— Nous sommes positionnés, dit Lou à son pupitre de navigateur. On peut lancer les propulseurs quand tu veux.
Voyons, les étages du système de compensation d’accélération sont en marche... Les sondes sont alertées, la génération est prête puisque tout est au vert... Les différents automatismes sont O.K.
Je termine mon tour d’inspection du pupitre de commande. Tout est bon.
— Siz, où en es-tu ?
— La propulsion est parée. Je teste encore les réseaux d’alimentation des propulseurs et je serai prêt.
Je vois les mains de Giuse enclencher les retombées sur nos écrans secondaires.
— JI, tu le prends en automatique, j’ordonne. Lou va te donner le point d’émersion. S’il se passe quelque chose pendant la plongée, agit immédiatement mais préviens-moi.
Trois voyants se mettent à clignoter, sur la gauche. Ça démarre.
— Prêt, lance Siz ; tout est normal au niveau propulsion.
Je surveille le grand écran où l’on voit déjà les plus proches planètes se déplacer. Quelle formidable accélération, ces dijars ! J’ai exigé une accélération maximum, sans demander d’enclencher la surpuissance qui est la dernière extrémité à n’utiliser pas trop souvent ; ça esquinte les sorties des propulseurs.
Si tout fonctionne bien, je serai rassuré. On ne peut pas exiger d’effort plus important de notre engin. Sauf le passage dans cette zone !
Les chiffres défilent rapidement, maintenant, dans la petite fenêtre de l’enregistreur d’accélération. On en est à l’échelle des parsecs. Ça va.
— Plongée dans huit secondes, annonce JI. Instinctivement Giuse rentre la tête dans les épaules. Il n’aime pas ces plongées, le pauvre vieux. Moi ça va à peu près.
— Plooooongée !
L’écran se couvre de neige. On est dans le subespace. Tout de suite mes yeux vont au pupitre.
Pas de voyant rouge fixe, ni même clignotant. Tout baigne dans l’huile. Ce n’est pas une blague d’ailleurs. On a vraiment l’impression, dans le subespace, de se déplacer dans un liquide épais.
Difficile de comprendre ça puisqu’un dijar n’a, en principe, aucun mouvement, en vol...
— Combien de temps ? demande Giuse.
— Sept minutes vingt-quatre, cinquante-deux millièmes, répond Lou de sa voix rassurante.
Je l’aime bien, mon robot personnel. Pour moi c’est un être vivant. À moins d’une radiographie, personne ne pourrait d’ailleurs deviner qu’il s’agit d’un robot. Son comportement humain est parfait.
Comme celui de Salvo et de ses copains ou des dix ; Bahun, Badeux, Batrois, etc., comme Giuse les a appelés[2]. La perfection.
Heureusement que je l’avais, Lou, au début. Autrement, je serais peut-être devenu fou, seul dans la base.
Bon sang ! Je n’avais jamais pensé à ça. Lou et une puissance colossale entre les mains... La voix de Giuse me tire de ma rêverie :
— Ça a l’air de coller, hein ?
Les indicateurs de structure donnent les valeurs minimales, alors qu’on a fait subir un foutu mauvais traitement au dijar. Oui, c’est rassurant.
— Emersion dix secondes, annonce Lou.
Les tableaux sont au vert partout... Ah ! voilà l’écran qui commence à vivre... Les stries... et on sort.
Voilà l’espace normal... Une planète caractéristique là, à droite, Jupiter. La banlieue de la Terre !
On va savoir enfin... Est-ce qu’elle a sauté notre vieille planète ?
— JI, est-ce que tu peux avoir des images de la Terre ?
Je me rends compte, après coup, que ma voix est un peu rauque. Ça fait malgré tout quelque chose de se retrouver ici.
— Dis donc, il y a tout de même un léger décalage, dit Giuse, penché par-dessus l’épaule de Lou. Les orbites ne sont pas tout à fait les mêmes qu’à notre époque.
À dire vrai, je m’en doutais un peu. J’imaginais mal un retour dans notre temps. Je sais bien qu’il y a des trucs bizarres, dans l’espace, mais tout de même. J’ai ma petite théorie, d’ailleurs.
— Qu’est-ce que ça donne ?
— Attends, Lou fait les calculs...
Je les rejoins. Les chiffres de la calculatrice défilent rapidement dans les fenêtres de lecture.
— Ça va, arrête, ordonne Giuse. Impossible de préciser valablement.
Lou coupe la machine et arrache le ruban d’enregistrement qu’il nous tend.
— Je dirais dans les... cent à cent quatre-vingts ans, dit Giuse, non ?
Je hoche la tête. Oui, je pense aussi que c’est de cet ordre, peut-être un poil davantage. Deux siècles ?
— Mais comment est-ce possible ? demande mon copain d’une voix indécise.
— J’y ai réfléchi, je commence... Je suppose que la galaxie entière est plongée dans une sorte de bulle du temps, avec un déroulement plus lent, beaucoup plus lent... Ça expliquerait les incidents de l’entrée.
— Tu veux dire que le temps serait différent... ici ?
— Pas différent, plus lent... enfin relativement. Là aussi tout est relatif. Souviens-toi des insectes, sur Terre, qui avaient une seule journée de vie. Eux aussi avaient une notion différente du temps. Et ils vivaient à côté d’espèces qui vivaient plusieurs années. Il y a belle lurette que les Loys ont découvert que l’espace est vivant. Et, dans un corps, les cellules vivantes n’ont pas toutes la même durée de vie... Cette cellule-là, je veux dire cette galaxie, vit plus lentement, c’est tout.
— Eh ! dis donc, je pense à un truc, reprend Giuse. Quand on repassera de l’autre côté... le temps aura fui terriblement vite !
— Forcément. Il ne faudra pas trop traîner par ici si on veut retrouver Vaha à une époque où l’on puisse encore influer sur son évolution. Il faudrait d’ailleurs essayer d’évaluer le rapport. Lou, veux-tu t’occuper de calculer ça ?
Il hoche la tête et commence à pianoter les éléments sur le clavier de la machine.
— Ça ne pourra être qu’approximatif puisqu’on ne sait pas combien de millénaires on a passé dans nos capsules en quittant la Terre, remarque Giuse.
— Ce sera toujours une indication... JI, met le cap sur Terre. Et ces images, ça vient ?
— Elle est masquée pour l’instant, il faudrait changer de cap, répond l’ordinateur de bord.
— Alors on verra plus tard. Giuse, je te propose d’aller dormir. JI nous réveillera quand on approchera, il nous mettra en orbite d’observation du côté de Mars, si rien ne se balade dans l’espace. JI, je veux surtout savoir s’il y a des satellites.
— Je serais plus tranquille si on était éveillé, remarque Giuse préoccupé.
— O.K. ! Alors tu nous réveilleras à une heure de Mars, JI.
*
C’est le grand moment. Mars occupe une bonne partie de l’écran, sur la gauche.
Je tends la main pour boire une gorgée de sak. J’ai posé la tasse sur un coin du pupitre, comme Giuse d’ailleurs. On était trop pressés de venir voir, à notre réveil, pour prendre le temps du petit déjeuner au carré.
La Terre, si elle existe encore, est loin devant nous. Malgré la puissance des sondes, on ne voit rien encore. Mais il fallait d’abord savoir ce qui se passait ici.
Or il ne se passe rien. On a bien repéré une série de satellites de communication, en orbite basse, mais ils sont inactifs. Tout doit être à bout de potentiel là-dedans. Et ils n’ont pas été remplacés, visiblement.
Giuse opère un fort grossissement sur l’écran et le sol apparaît clairement. L’une des grandes villes minières. Tout est en ruine ! Des immeubles affaissés, éventrés...
La colonie avait dû construire des agglomérations particulières pour tenir compte des conditions de la planète. Beaucoup de place était prise sur le sol. Comme des icebergs, les immeubles étaient en partie enfouis, afin de garder l’air respirable et n’avoir à alimenter qu’une épaisseur assez faible, en surface.
Tout est démoli. Mais impossible de voir exactement ce qui s’est passé.
Giuse accuse le coup plus durement que moi. Son visage est fermé. Je pose doucement la main sur son épaule.
— Il fallait s’y attendre, tu le sais bien, je lui dis.
— Oui... Mais le voir...
— JI, inutile de s’attarder davantage, on file vers la Terre, ou ce qu’il en reste...
Le dijar accélère et change de cap. Tous les deux nous avons les yeux braqués sur l’écran, regardant bientôt apparaître une petite sphère qui grossit rapidement, à notre vitesse.
J’empoigne la boule de pilotage prenant le dijar en compte. Je ne sais pas très bien pourquoi. Pour revenir chez moi délibérément ? Freudien, sûrement !
— Elle est bleue !... Elle est toujours là ! La Terre existe toujours !...
Giuse a poussé un vrai cri. Mais je comprends ce qu’il a voulu dire. Nous avons la preuve qu’elle n’a pas sauté ! En fait si Mars était presque intact, la Terre devait l’être aussi. Seulement sa couleur montre qu’il y a toujours une atmosphère ! Et c’est une sacrée nouvelle...
Je glisse sur la droite pour nous mettre en orbite haute. Pas un seul satellite. Pas même une des vieilles saloperies qui traînaient autour de la planète, autrefois.
— JI, balance un microsatellite d’observation et branche-le sur l’écran 4.
Je sélectionne l’écran qui montre tout de suite l’océan Pacifique, à l’ouest des côtes chiliennes. Le satellite descend rapidement et stoppe à 25 000 mètres d’altitude, la bonne hauteur pour surveiller.
D’un doigt je focalise sur le sud. La côte défile et je stoppe sur Valparaiso.
Rien. Il ne reste rien !
La ville, le port, tout a disparu... Jusqu’aux montagnes, le sol paraît nivelé, désertique, à part une maigre végétation.
Je fais remonter le satellite le long de la côte. C’est la même chose partout. L’impression qu’un cataclysme planétaire a tout rasé.
— JI, que donnent les sondages ?
— D’après les formules anciennes, il y a moins de gaz carbonique, pour le reste rien de changé. Pas de radiation. Planète vivable.
— Fais survoler le Brésil, à l’est.
L’image bondit et voilà l’autre côté de la cordillère. Ici on distingue une végétation. Mais rien de comparable avec la forêt vierge d’autrefois, aux grands arbres touffus.
C’est une forêt à échelle réduite !
Rageusement, Giuse agrandit encore l’image sur l’écran. C’est bien ça : une mini-forêt... Les arbres ne doivent pas dépasser 3 à 4 mètres de hauteur.
— Là... un animal, tu as vu ?... Hein, tu as vu ?... Oui, je l’ai vu en même temps que lui. Pas pu distinguer ce que c’était. Mais à coup sûr un animal. Donc il y a de la vie !
— ... Il reste peut-être encore des hommes, dis. Cal ? Il y a peut-être des survivants ?
L’intensité du regard de Giuse me gêne.
— Peut-être... il n’y a qu’une solution : il faut aller voir. JI, reprend le dijar et dirige-nous vers les Etats-Unis, vers l’Amérique du Nord.
Je lâche la boule de pilotage et, au même instant, un voyant se met à clignoter, devant nous...
— Engin en vol, à l’est, annonce JI.
On se précipite ensemble sur le pupitre. Je sélectionne rapidement l’émission du satellite sur le grand écran, pendant que Giuse ordonne au satellite de suivre l’engin. Il balance d’ailleurs déjà des informations.
— Bon sang ! on ne voit toujours rien sur l’écran.
— Alors, JI, ça vient cette image ? je gueule.
La voilà ! Je reconnais immédiatement une fusée de patrouille. Sa coque est marbrée de traces sombres indiquant de nombreuses rentrées en atmosphère en balistique. Mais l’engin est en parfait état.
— Engin de type inconnu, émet la voix synthétique du satellite. Propulsion primaire, de type hydrogène et...
Je coupe le son. Tout ça on le connaît. Bon Dieu ! une de nos fusées ! Il y a bien des survivants, puisque ces fusées étaient pilotées...
— Elle se taille...
Oui, je vois les tuyères s’allumer, derrière la fusée. Elle plonge vers la Terre !
— Suis-là, je hurle en voyant l’image diminuer sur l’écran.
Le satellite obéit et descend à la verticale. Non ! Pas ça...
La fusée disparaît.
— Non mais quel con, ce satellite ! crie Giuse, hors de lui.
Ces fusées terriennes n’en sont pas encore aux descentes verticales. Elles arrivent en oblique, en trajectoires balistiques. Le satellite l’a perdue en descendant selon sa technologie.
— JI, fonce derrière !
Le dijar démarre, mais rien n’apparaît à l’écran.
— Où est-elle passée, mais où est-elle passée, cette foutue fusée ? gronde Giuse. Tu crois que les types nous ont vus ?
— Sais pas... C’est possible. Il m’a bien semblé qu’ils fichaient le camp.
— Mais enfin on devrait bien la repérer, maintenant. Tu dors ou quoi, JI...
J’interviens, en essayant de me calmer :
— JI, qu’y a-t-il dessous, dans l’axe de plongée de la fusée ?
— Un océan, celui que vous appelez océan Indien. Je pige tout de suite : la fusée s’est fichue à l’eau.
— Elles peuvent faire ça ? demande Giuse en se tournant de mon côté.
Lui aussi a eu la même idée.
— J’ai entendu dire que oui. C’était encore top-secret, les performances de ces engins, mais j’ai fait un boulot pour un constructeur, autrefois, et l’un des ingénieurs prétendait que c’était possible, sur les engins d’essai en tout cas.
Giuse reste silencieux un moment, puis il a un geste vague de la main.
— Bon, et bien c’est fichu... Mais au moins on sait qu’il reste des hommes sur Terre, il n’y a qu’à se mettre à chercher.
Pas facile, ça. S’ils se cachent, ça va être un sacré travail.
— JI, remonte en orbite moyenne et fais un quadrillage à partir du pôle Nord, j’ordonne. Nous on va réfléchir.
Je me lève et passe dans le compartiment arrière. Salvo lève la tête de mon côté.
— Tu veux qu’on descende au sol pour rechercher tes compatriotes ?
Je pose une main sur son épaule.
— On ne peut pas se lancer au hasard, comme ça. Il faut plus de précisions... Mais oui, on va devoir descendre, tous.
Il me suit vers le carré où je me verse une autre tasse de sak. Voilà Giuse.
— Tu en veux ? je fais en lui montrant ma tasse.
— Mmmm ? Non, merci... Alors ?
Je bois une gorgée, avant de répondre.
— JI va bien repérer quelque chose, on ira voir... en faisant attention. Parce que je me méfie de leurs réactions. Manifestement, ils ont peur et un homme effrayé est dangereux.
— Mais enfin on est des hommes... ils le verront bien !
— Là tu réagis en homme de l’espace pour qui un autre être humain est un allié. Eux n’en sont pas encore là. Et pour eux un homme peut parfaitement être un ennemi. La preuve la colonie de Mars. Ils en sont restés là... Et ça n’a pas de quoi les rendre confiants. N’oublie pas qu’ils sortent d’une guerre. Leur première guerre planétaire... Même si c’est la Terre qui est responsable de ce gâchis.
Je vois à son visage qu’il revit les derniers moments d’autrefois. Moi je ne les ai pas connus, j’étais en sommeil.
On reste silencieux un bon moment tous les deux. Jusqu’à ce que la voix de JI nous rappelle au poste de pilotage.
— Voilà les cartes que les satellites ont dressées, dit Lou à notre entrée. Il y a plusieurs rassemblements d’humains, sur les différents continents. Mais peu nombreux à chaque endroit.
— Tu veux dire que vous en avez repéré plusieurs ? dit Giuse tout excité. C’est formidable ! On va les contacter par radio.
Lou hoche la tête, lentement.
— Non, ça ne paraît guère possible. Tu es sûr que ces fusées ne pouvaient pas être téléguidées ?
— Non, bien sûr que non. Pourquoi ?
— Il y a quelque chose qui ne va pas, reprend Lou. D’après les observations, ces hommes ont régressé. Ils vivent en bandes dans une sorte de civilisation primaire. On en a vu chasser avec des pieux ! Leurs vêtements ne sont pas homogènes. Certains portent des peaux de bêtes...
— Mais enfin ce n’est pas possible ! On a bien vu la fusée tout de même !
Nerveusement je prends la carte.
— JI n’a porté que quelques groupements, les plus importants, précise Lou.
Je vois aussitôt les petits cercles rouges. Pas beaucoup, deux ou trois au nord des Etats-Unis, pas plus de cinq en dessous. Et une dizaine sur le vieux continent européen.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Je ne comprends plus ce qui se passe. Où sont les hommes qui utilisent encore cette fusée ?
— JI, tu as fait une écoute radio ?
— Oui. Rien. Pas même une porteuse.
— On n’en saura pas davantage ici, dit Giuse. Il faut aller voir sur place.
— D’accord, mais où ?
— Eh ben... peu importe, n’importe quel village. Je réfléchis longuement. Effectivement il faudra bien se décider à les rencontrer.
— O.K. ! Seulement on va faire attention. JI va remettre le dijar hors de portée de tir. Je ne veux pas qu’ils nous balancent une saloperie comme on en avait. Et nous on va descendre au sol en module. Je veux avoir un engin capable de se défendre.
— Mais il n’y aura pas assez de place, remarque Giuse.
— On se serrera. Siz et Lou nous accompagnent, évidemment, mais aussi Salvo et ses copains, Ripou et Belem... Voyons, ça fait sept... On prend deux modules. Les dix se tiendront prêts à nous rejoindre pour nous donner un coup de main au besoin. Ça te va ? Ah ! il faut aussi donner une banque d’anglais aux super-robots.
— Bien sûr. Et pour l’équipement ?
— On observera d’abord, et on leur piquera ce qu’il faut.
— Tu ne veux pas prendre d’armes ?
Je réfléchis un instant. Les super-robots ont un désintégrant interne... seulement on pourrait se trouver isolés...
— Un petit désintégrant de poche, alors. On a tout de même une formation de combattant à mains nues. Et s’ils chassent avec des pieux...
— J’en ai vu qui avaient des armes plus modernes, intervient JI. Cela semble irrégulier, selon les bandes.
— On va tous enfiler une combinaison légère, dis-je, puisqu’il faudra changer de vêtements au sol. Allons-v.
*
Le second module nous suit à 500 mètres ; ça va. De chouettes engins, ces modules. Les Loys les avaient dessinés pour les explorations planétaires. Ils se baladent à l’aise dans l’espace et atteignent des vitesses luminiques, ou plutôt subluminiques. Ils ne peuvent pas passer en subespace, mais ils ont un équipement remarquable. Y compris l’armement avec un désintégrant frontal à grande capacité. Le seul ennui c’est qu’ils étaient faits pour des équipages réduits : trois personnes. Donc trois sièges. On peut embarquer beaucoup de poids, bien sûr. la puissance est énorme, mais c’est la place qui manque. Pour les robots, ça va encore, ils s’entassent, mais des êtres humains c’est plus dur.
Dans le nôtre, Lou et Siz se sont installés derrière. Salvo et ses deux acolytes, Ripou et Belem, occupent le second module, celui qui nous suit.
C’est Giuse qui pilote le nôtre. Moi j’observe sur l’écran frontal, le même que celui du dijar mais en plus petit évidemment.
Pour l’instant on survole le sud des Etats-Unis, assez haut, dans les cinq mille mètres. Le temps est beau et la visibilité excellente. L’air est beaucoup plus pur qu’autrefois.
— On approche du coin où se trouve leur camp le plus au sud, dis-je. Ralentis, on va observer.
Giuse diminue la puissance des moteurs anti-gravité dont on se sert, comme sur les dijars, à proximité des planètes, et passe en stationnaire. Je focalise sur la partie droite du grand écran. On est à l’est de Kansas City. Quelques localités en ruine par-ci, par-là. Je tâtonne un peu et repère enfin l’endroit découvert par JI.
Une sorte de camp fortifié, en forme de carré, entouré de palissades de bois. J’ai l’impression de revoir un western des vieilles cinémathèques. Pas croyable !
— Dis donc, ils ont même des chevaux, lance Giuse, le bras tendu sur un point de l’écran.
Effectivement on voit très bien un troupeau, dans un petit vallon à quelques kilomètres au sud-ouest. Il doit bien y avoir quelqu’un qui les garde... Oui, j’aperçois deux types assis près de deux chevaux entravés. Je focalise sur eux.
— Hé bé..., dit Giuse en sifflant doucement. C’est pas des modèles d’élégance, les gars !
Ils sont couverts de haillons, pas d’autres mots. Des vestiges de vêtements d’autrefois. Je crois même que l’un des deux porte une vieille combinaison. Enfin ce qu’il en reste, c’est-à-dire le bas. Aux pieds ils ont manifestement des peaux de bêtes enroulées jusqu’aux genoux avec des lanières.
— Il y en a un qui a un arc, non ? dit Giuse.
— Oui, et l’autre des couteaux j’ai l’impression, je continue. Mais... qu’est-ce que c’est que ce truc, sur la droite... dans une sorte d’étui ?
Je distingue mal. On dirait un tube de métal.
— Ça ce n’est pas bon signe, fait Giuse. Tu ne reconnais pas ?
— Non, c’est quoi ?
— Un fusil à balles. Un vieux fusil du XXIe siècle. Si je me souviens bien, c’est une arme européenne.
— Beaucoup de balles ?
— Une centaine, je crois, de petit calibre. Effectivement je n’aime pas ça moi non plus. Si jamais ces gars sont belliqueux, avec ces armes-là ils peuvent être terriblement dangereux. Evidemment le fait qu’ils aient aussi des armes antiques, à côté, montre qu’ils économisent leurs munitions, mais tout de même.
— Alors qu’est-ce qu’on fait ?
— On descend par les Montagnes Rocheuses et on approche par les vallées. Le module nous déposera pas trop loin et retournera se planquer dans une vallée avec le second. JI, tu guideras le module. Il faut qu’on puisse le récupérer rapidement, O.K. ?
— D’accord. Vous descendez prendre contact comme ça ?
Il a raison, il faut modifier un peu notre apparence.
— Giuse, on va déchirer un peu nos combinaisons, pour faire vrai. Attends, je pense à un truc, il n’y a pas d’autres combinaisons dans ce module ? Lou, regarde ce que tu trouves dans les compartiments « matériel ». Je voudrais découper des hauts de combinaison pour faire des ensembles dépareillés.
— Et les désintégrateurs ? demande Giuse.
— Dans la poche ventrale, ou dans un sac si on trouve quelque chose qui y ressemble. Il faut les planquer.
Dix minutes plus tard on est habillé. Drôle d’allure. Enfin ici ça passera mieux. Dans l’autre dijar, Salvo et ses copains ont fait la même chose.
Le module plonge, piloté par Giuse. Il passe à frôler un pic et descend à une vitesse folle une longue vallée. Il a envie de se donner des sensations, je suppose. À vue de nez on est au début de l’après-midi et on a le temps.
Il enfile d’autres vallées, suivant le sol à une dizaine de mètres. Voilà la pénéplaine. Il couple l’automatisme qui va nous diriger vers l’endroit où se trouvait le troupeau il y a un instant. S’il avait changé de place, JI nous l’aurait dit.
Le module stoppe et descend au sol. Lou ouvre la porte et saute suivi de Siz. Ils font un tour d’horizon.
— Vous pouvez venir, lance Lou, on est à deux kilomètres à peine.
Je suis tout à fait calme en posant le pied par terre. Je m’attendais à être troublé. Rien ! L’impression d’être sur n’importe quelle planète. J’imagine que j’ai été trop traumatisé en me réveillant au-dessus de Vaha, et que j’en ai gardé des séquelles inconscientes. Je dois garder rancune à la Terre.
Giuse, en revanche, a l’air très ému. Il regarde le sol fixement, la tête rentrée dans les épaules. Puis il se secoue et se tourne vers moi. Rapidement je fixe la porte du module qui commence à glisser. Je ne veux pas qu’il sache que je l’ai vu, il en serait gêné ; c’était un moment d’intimité que j’ai surpris.
— Lou, tu passes devant.
L’herbe est haute, drue. Mais les arbres que l’on voit, plus loin à droite, ne sont guère plus grands que ceux d’Amérique du Sud. Trois à quatre mètres.
Trois quarts d’heure après, on arrive derrière un monticule, proche des deux hommes. On ne les voit d’ailleurs pas. On s’allonge dans l’herbe. Je me penche vers Giuse, et chuchote :
— Je vais passer le premier, avec Lou. Restez cachés, vous deux. On vous appellera.
Il me fait signe qu’il a compris et je me relève, suivi de Lou. On avance à pas prudents.
Ah ! j’aperçois les deux hommes. Ils sont toujours assis. Je fais signe à Lou de se coucher au sol, et j’approche mes lèvres de son oreille.
— Peux-tu les entendre, d’ici ?
Etant données les performances des super-robots, il n’y a rien d’impossible.
Il hoche la tête et tourne les lèvres vers moi, me retransmettant les sons qu’il perçoit.
Une suite de mots me parvient... Il me faut plusieurs secondes pour comprendre. À notre époque on parlait plusieurs langues, sur Terre. Les techniciens du monde entier correspondaient en anglais. Mais sortis de cet univers, ils parlaient leur langue « continentale ».
L’Amérique du Sud s’était finalement décidée pour le portugais, après bien des soubresauts, l’Afrique pour l’arabe, et l’Europe était partagée entre le russe pour tous les anciens pays de l’Est et le français pour les autres.
Et là aussi ça ne s’était pas fait sans mal. D’ailleurs pendant des générations les anciennes langues avaient survécu dans les familles.
Ces deux types parlent anglais. Un anglais un peu déformé mais anglais tout de même. Normal en Amérique du Nord. Mais le coup de pot tout de même, pour les robots !
— ... l’ai dressé, j’ai le droit avec moi, dit l’un des hommes.
— Seul Cagib peut décider, laisse tomber l’autre d’une voix dédaigneuse, puisque tu n’es pas encore « Vaillant ».
— Ce n’est pas ma faute, se plaint le premier, je n’ai jamais eu l’occasion de faire la « preuve ».
— Tout le monde sait que tu es mauvais cavalier, pas fameux tireur et tu n’as pas de fille.
— Je n’ai rien, comment veux-tu que j’aie une fille ?
— Stol n’a pas grand-chose non plus et pourtant il y a toujours des filles avec lui...
— Ben il est pas difficile non plus ! Quelles mochetées au camp... Et d’ailleurs elles sont toutes prises.
— Rien ne t’empêche de te battre pour en avoir une, si elle est d’accord.
— Je ne me bats pas pour rien, surtout pour des filles comme ça.
L’autre change de voix pour demander :
— Tu as envie de changer de groupe, pour trouver une fille à ton goût ? Une fille est une fille, mais un groupe ça ne s’abandonne pas, c’est une trahison. C’est lui qui t’a donné ta chance de vivre ! Je crois que je vais parler de toi à l’assemblée des « Vaillants ». Tu dévies, on ne peut pas avoir confiance en toi.
— C’est pas vrai, je ne dévie pas ! C’est pas parce que vos filles ne me tentent pas qu’il faut penser à un truc comme ça. Et si je me bats pas ça ne veut pas dire que je ne pourrais pas. Tu n’as pas le droit de lancer une accusation contre moi.
— J’ai tous les droits, je suis un « Vaillant »... Tu n’acceptes pas notre façon de vivre, nos règles, tu n’es pas des nôtres. Même les armes que tu as choisies ne sont pas des armes offensives. « Lanceur », a-t-on idée ! Tes lames sont inefficaces à plus de dix mètres. Pas même une lance ! Un arc encore moins. Jamais on ne pourrait te confier un fusil comme à moi...
— Autrefois il y avait des lanceurs chez nous, on leur a jamais fait de reproche.
— C’était à l’époque des « Errants ». Maintenant c’est fini, on est installé, on a un territoire. Mais toi tu mérites d’être exclu, de partir en errance.
L’autre accuse le coup.
— Il y a des années qu’il n’y a pas eu d’errants. C’est dégueulasse d’exclure un « survivant », il n’a aucune chance, tu le sais.
— Pour le groupe tu n’as aucun intérêt, autant t’en aller. Tu utilises notre nourriture.
— Mais je travaille aussi, je chasse, j’ai droit à cette nourriture, plus que d’autres qui ne font pas beaucoup d’efforts.
— C’est pour moi que tu dis ça ?
— Mais non c’est pas pour toi ! Pourquoi est-ce que vous vous imaginez toujours qu’on vous attaque ?
— Dégonflé ! Tu dis « vous », c’est bien la preuve que tu n’appartiens pas au groupe. Et tu n’oses même pas te battre contre moi.
— Mais je n’ai pas de raison, enfin ! Je sais très bien que tu es venu aujourd’hui pour me provoquer. Mais qu’est-ce que je t’ai fait, hein ? Pourquoi se battre. Comme s’il y avait trop de survivants... C’est idiot. Comment repeupler la Terre comme ça. Se battre, toujours se battre...
Cette fois j’en ai assez entendu. Au début, j’ai failli partir. Je retrouvais la mentalité détestable d’autrefois. Et puis l’un des deux hommes a attiré mon intérêt.
Je fais signe à Lou qu’on se lève. Pas besoin de lui dire d’être sur ses gardes, il réagit tellement vite qu’il saura me protéger si c’est nécessaire.
— Eh ! vous deux !
Ils sursautent en même temps. Le plus trapu roule sur le côté et empoigne son arc. Le fusil est hors de sa portée pour l’instant.
L’autre a sorti un couteau, enfin quelque chose qui y ressemble, et il est prêt à lancer. Il n’a pas fait beaucoup de gestes mais je sens qu’il est tendu. Bien plus dangereux que son copain n’avait l’air de le dire, tout à l’heure. Pas psychologue, le gus.
Je lève doucement la main en guise d’apaisement.
— Oh... doucement, les gars, doucement. On ne veut pas d’histoires. Vous voyez bien qu’on n’a pas d’arme ?
Les deux gaillards ouvrent des yeux stupéfaits. Le premier a toujours son arc en main, une flèche engagée, et l’autre n’a pas bougé d’un cil, le couteau à la main.
Voilà le trapu qui commence à se déplacer, sur sa gauche. Là où se trouve le flingue.
— Mais enfin, tu vois bien qu’on n’est pas hostile, je lui lance, pas besoin de ton fusil.
— Comment sais-tu qu’il y a un fusil ? demande-t-il enfin.
— Je l’ai vu, tiens ! Bon, alors, ça y est, tu es calmé, on peut parler ?
— Qui êtes-vous ? demande-t-il.
— Des Errants, je réponds. On vient du sud, loin, j’ajoute en levant le bras d’un geste vague.
L’autre a une crispation du visage.
— Il n’y a rien, au sud, c’est le désert.
— Pas le long des montagnes.
— Et ces vêtements où tu les as trouvés ?
— Dans une ville de montagne, très loin. On en a découvert un vrai stock l’an dernier. On a pris ce qui nous fallait. Bon, alors tu poses ton arme, maintenant ?
Lentement il abaisse l’arc, gardant pourtant la flèche à la main. L’autre gars, lui, ne bouge toujours pas. Je le regarde en face.
— Si on s’assied, tu ne lanceras pas ?
Il réfléchit et laisse tomber :
— Mettez-vous à trois mètres l’un de l’autre, alors. Si vous avez un geste brusque vous prendrez ma lame dans la poitrine.
À la lumière de la conversation que j’ai surprise, je me demande un instant s’il n’a pas l’intention de faire sa « preuve » en face de nous. Non, ce type m’a l’air trop intelligent pour s’intéresser à ces conneries. À gestes mesurés, Lou et moi on s’installe par terre. Ça ne va pas être facile...
Le trapu jette un regard surpris vers son copain. Il n’a pas l’air de le reconnaître.
— Raconte, dit le lanceur, d’où venez-vous exactement, et que venez-vous faire ici ?
Il faut trouver une histoire convenable, je l’ai bien compris pendant que j’écoutais. Notre survol de la Terre m’en donne la possibilité. Siz est en liaison permanente avec Lou et entend tout ce qui se dit ici. Giuse va donc être au courant de même que Salvo et les autres et JI. L’un des avantages de ces super-robots.
— On vient d’Amérique du Sud, je lâche tranquillement. Il y a quelques groupes là-bas. On voulait savoir comment c’était ici. Alors on est parti, il y a cinq ans.
— Et vous marchez depuis cinq ans ? intervient le trapu.
— Oh ! on s’arrête de temps en temps.
— Quelle langue parle-t-on là-bas ? interroge soudain le lanceur. Toujours le portugais ?
Décidément c’est bien ce gars le plus astucieux. Il ne se laisse pas bluffer. Pourtant c’est bien ce que je vais tenter. Je ne sais pas si ce groupe a déjà eu des relations avec des transfuges d’Amérique du Sud. Ça pourrait être possible. En tout cas je doute qu’il ait appris le portugais. Je tente le coup en lançant une phrase en vahussi, car je ne parle pas un mot de portugais !
— Ce type est le plus intelligent, il faut le surveiller.
Le trapu marque une surprise.
— Qu’est-ce que tu as dit ?
— Que ton copain était intelligent.
L’autre hoche la tête, comme pour affirmer que ma traduction est correcte. J’ai un petit sourire intérieur. Mon petit gars, je te tiens.
— Alors maintenant vous nous croyez ? Plus besoin de nous menacer, non ?
Le lanceur acquiesce, s’assied ; l’autre l’imite.
— Où allez-vous ?
— Nulle part en particulier. Vous devez être un groupe par ici, on voudrait passer un peu de temps avec vous, parler, savoir comment ça s’est passé pour vous, si vous êtes en rapport avec d’autres groupes, des choses comme ça.
— On n’aime pas parler de ces choses, dit sèchement le trapu.
— Des Evénements ?
Sa voix se fait plus dure encore, il commence à se ressaisir :
— Des salauds de colonisés !
Je suppose qu’il parle de la colonie de Mars. S’il savait qu’il n’y a plus personne de vivant là-bas ! Il faut le calmer alors j’abonde dans son sens.
— Je ne parlais pas de ces fumiers mais de ce qu’ils nous ont fait.
— C’est loin, on sait pas grand-chose, dit-il plus doucement.
— Certains d’entre nous en savent plus, précise le lanceur, les plus vieux. Quand ils étaient jeunes, on en parlait encore. Plus maintenant.
— On pourrait peut-être leur parler ?
— Au camp on doit travailler pour payer la nourriture.
Je lève une main.
— On n’est pas feignants, on peut chasser. Mon copain chasse très bien. C’est lui qui nous nourrit, en voyage.
— Il parle pas ton copain ? demande le lanceur.
— Seulement quand j’ai quelque chose à dire, répond Lou. C’est lui le chef, il parle pour moi. Ça me convient comme ça.
— Vous croyez qu’ils nous accepteront, dans votre groupe ?
J’ai regardé le trapu pour éviter au lanceur de perdre la face. Je sais, par la conversation de tout à l’heure, qu’il ne serait pas habilité à répondre.
Du coup le gars joue les importants. Il se redresse comme s’il avait un difficile problème à résoudre.
— C’est au chef des Vaillants de décider. Il est temps d’abattre le reste des cartes.
— En réalité on n’est pas deux, mais quatre, je dis lentement.
— Où sont les autres ? demande le lanceur qui retombe sur ses gardes.
— Là, derrière, je fais. On ne voulait pas que vous pensiez qu’on était offensifs. Nous deux on est venu en avant. Pour faire la paix, quoi.
— Dis-leur de se montrer, jette le trapu en reprenant son arc.
Je me retourne et appelle Giuse. Il apparaît presque tout de suite, suivi de Siz. À pas lents, ils approchent.
— Je n’aime pas ça, dit le trapu en jetant des regards mauvais à droite et à gauche... Vous allez rester là, avec lui, ajoute-t-il en montrant le lanceur. Je vais demander aux Vaillants ce qu’ils décident.
Il ramasse une sorte de baluchon et se penche pour prendre le fusil... Lou et Siz ne le quittent pas de l’œil.
Il a l’air d’hésiter un instant mais fait demi-tour prudemment. Il a eu chaud, ce type !
Un autre qui a chaud, c’est le lanceur. Il sait très bien qu’il a été abandonné par son copain et n’est pas tranquille. Sa main est crispée sur le manche de sa lame comme il dit.
Mais il n’est pas idiot. Il sait qu’il ne peut pas lancer quatre couteaux, s’il en a quatre, d’ailleurs, avant une réaction de notre part. Et il sait qu’on sait aussi !
— Ne te fais pas de souci, je lui dis en m’étendant sur le dos, on ne veut vraiment pas la bagarre. Ton copain s’est trompé en imaginant le contraire et en te laissant tomber.
— Il ne m’a pas...
Un galop de cheval, pas loin, dément ce qu’il allait dire. C’est bien tout de même de défendre son acolyte.
— On ne veut pas la bagarre, commence Giuse en parlant pour la première fois, mais on sait se défendre.
Les yeux du lanceur descendent le long de nos vêtements sans rien remarquer qui ressemble à une arme... et son visage se ferme.
Là je tressaille.
Comprenez-moi bien. Il ne peut pas voir d’arme. Au pire, il peut penser qu’on trimbale un couteau. Pas de quoi s’inquiéter, lui aussi est un lanceur, il sait donc ce que ça représente. Et pourtant il est carrément inquiet !
À mon avis cette inquiétude ne peut se justifier que s’il sait des choses. Par exemple qu’il existe des armes beaucoup plus terribles même qu’un fusil, et de dimensions réduites. À notre époque, on commençait à voir des lasers de poche. D’une portée limitée, mais impressionnants.
Son regard va de l’un à l’autre... Oui je suis sûr maintenant que ce type sait quelque chose.
Je jette un œil à Giuse et rencontre son regard. Lui aussi est de mon avis. Je le sens ! Il incline imperceptiblement la tête. Pas le temps de parler, le type prend son courage à deux mains et pose la question :
— Qui êtes-vous, vraiment ?
Je salue mentalement : il lui a fallu du courage pour dire ça.
— Je te l’ai dit, pas des ennemis. Tu dois me croire. Si c’était le cas, tu ne serais plus là, et ton copain non plus. Mais... nous ne venons pas d’Amérique du Sud.
Il a un sourire malheureux.
— Je m’en doutais.
— Pourtant tu ne parles pas portugais non plus. hein ? Mais c’était habile, ton petit truc. Dis-moi, il en a pour combien de temps à revenir l’autre gars ?
— Ça dépend de ce qu’ils décideront. Peut-être une heure, le camp est loin.
Je secoue la tête, désolé.
— Allons, allons, il est à cinq kilomètres à peine, on le sait ! Il faut que tu prennes une décision : confiance ou pas ?
— Je ne sais toujours pas qui vous êtes, dit-il comme pour se justifier.
— Des survivants, comme toi... Seulement, nous... on avait quitté la Terre. On vient d’ailleurs, de l’espace, tu comprends ?
— Pas bien. Vous êtes... des colons de Mars ?
— Non, il n’y a plus personne de vivant sur Mars. Tout est détruit.
— Ah bon...
Il ne réagit pas. Pas de satisfaction à cette nouvelle, comme s’il ne se sentait pas concerné.
— On vient de beaucoup plus loin.
— Pas d’une autre galaxie, tout de même ?
— Tu connais ça ?
— C’est-à-dire que... je ne sais pas très bien ce que ça veut dire.
— Est-ce que tout le monde sait ces choses ?
— Non. Seulement les « Détenteurs ».
— C’est quoi ? demande Giuse.
Il nous regarde et s’assied. Ouf, il se décide. Lou et Siz l’imitent.
— Ceux qui transmettent le savoir des livres, il reprend.
— Il y en a au village ?
— Plus maintenant. Mais quand j’étais gosse, il en restait deux, un homme et une femme. La femme est morte et l’homme nous a quittés quand on a fait la migration au sud, ici, quoi. Maintenant les Vaillants n’en veulent plus. Ils disent que ça ne sert à rien, et qu’il faut les nourrir.
— Toi ça ne t’aurait pas intéressé d’être Détenteur ?
Il fait la moue.
— Ils disaient des choses bizarres. Tous les jours ils répétaient des choses, pendant des heures. Ils disaient que c’était pour pas oublier. Et qu’il fallait faire ça tous les jours de la vie. Je trouvais ça idiot. Mais j’aimais bien quand ils parlaient d’avant... et des Vrais Survivants.
— Quels Vrais Survivants ? je demande.
— Eh bien ceux qui ont conservé tout le savoir, ceux qui se cachent loin à l’ouest.
Gagné ! Ce sont nos baladeurs, en patrouilleurs.
— Que sais-tu d’eux ?
Il hausse les épaules.
— Seulement qu’ils arrivent parfois et enlèvent un homme ou une femme qu’on ne revoit jamais plus. Enfin c’est ce que disent certains. Mais il est dangereux de parler de ça. On risque la mort.
— Pourquoi ? demande Giuse.
— Parce que, se borne à répondre l’autre, têtu.
— Comment t’appelles-tu ? j’interroge.
— Boost... et vous ?
— Cal, Giuse, Lou et Siz, je fais en désignant chacun de nous. À ton avis, qu’est-ce qu’ils vont décider, les Vaillants ?
— Ça dépendra de ce que va raconter Lorr, le type qui était là avec moi. Il a cru votre histoire, je pense. En tout cas il ne se doute pas...
— Et s’il s’en doutait ? Je veux dire que nous venons de l’espace...
— Alors les Vaillants viendraient vous massacrer. Ouais, ils mettent dans le même sac techniciens de Terre et colons de Mars. Ils doivent les juger responsables. Mais Boost poursuit :
— Pour les Vaillants, tous ceux qui viennent de l’espace, comme tu dis, sont des Colons.
— Mais les autres, les Vrais Survivants ?
— Presque personne n’est au courant de leur existence. Les Détenteurs n’en parlaient jamais. Ils m’avaient fait jurer de ne pas en parler.
— Et la disparition de ces hommes et femmes ? Il hausse les épaules.
— Ça arrive, de toute façon, avec les bêtes...
— En somme la guerre contre Mars dure toujours, remarque Giuse à mon égard.
J’ai bien peur que oui. Une guerre absurde puisque ceux qui la poursuivent ne savent même pas pourquoi ! Ils entretiennent une haine par réflexe, par conditionnement, et sans jamais rencontrer ces ennemis. Et pour cause, ils sont tous morts. Mais il suffit de déclarer « Colon » n’importe quel personnage et il devient réellement l’Ennemi. Facile...
— Qu’est-ce que vous allez faire ? interroge Boost. Ça je n’en sais fichtrement rien. Il faudrait savoir ce qu’il en est dans les autres camps. Pauvre Terre, toujours aussi vaine, aussi ridicule, aussi belliqueuse inutilement. Giuse répond pour moi :
— On va aller dans ton camp, d’abord. Et on repartira bientôt.
— Pour quoi faire ? Pourquoi vous êtes revenus ? Comment lui expliquer ? Il reprend :
— Vous aussi vous êtes des Détenteurs du savoir ? Vous répétez des phrases et tout ça...
Je me demande une chose...
— Dis donc, est-ce qu’on connaît toujours l’écriture ?
— Tu veux dire les petits signes ? Qui transmettent la parole ?
— Oui.
Il secoue la tête.
— J’en ai seulement entendu parler. On dit qu’il y avait un Détenteur, dans le nord, qui connaissait le secret. Il doit être mort maintenant ; il faisait peur.
Voilà l’explication de ces récitations pendant des heures, auxquelles se livrent les Détenteurs. Pour ne pas oublier. Il n’y a plus d’écrits.
— Dis-moi, il y a combien de temps que la catastrophe a eu lieu ? demande Giuse.
— La... catastrophe ? Tu veux parler de la Chose ?... Le grand-père de mon grand-père disait qu’il ne l’avait pas vue, mais que l’un de ses pères savait.
Ça fait au minimum six générations. Pas loin de deux siècles. Ils ont tout perdu en quelques générations. Les Vrais Survivants, comme il dit, ont toujours la connaissance mais ou bien la gardent pour eux, ou bien poursuivent cette guerre mythique.
— Dans ces camps vous vivez en famille ? demande Giuse.
— Famille ? je ne sais pas ce que c’est, répond Boost.
— Ton père, ton grand-père ; c’est ta mère qui t’a élevé, non ?
— Oh ! non. « Grand-père », tout ça c’est des mots des Détenteurs. Ils m’ont montré un vieil homme, un jour, en disant que c’était le père de mon père. J’ai trouvé ça curieux et j’ai parlé avec cet homme assez souvent, c’est tout. Et ma mère, il y a longtemps qu’elle est morte. C’était dans un combat contre une bande d’Errants.
— Qui t’a élevé alors ? intervient Giuse.
— Ben, comme les autres, tout seul !
— Mais qui te donnait à manger, par exemple ?
— Quand j’étais tout petit, je crois que c’était un Détenteur. Après, je me débrouillais pour trouver, autour des feux. C’est la loi.
Une sacrée sélection naturelle ! C’est fou, ce type connaît des bribes de choses, sans aucun lien entre elles. Mais j’ai l’impression qu’il se pose des questions. J’ai aussi le sentiment qu’au fond de lui il se fout de cette guerre et des colons de Mars. Ça ne le concerne pas. Je cogite un moment.
— Bon, alors qu’est-ce qu’on fait ? intervient Giuse après quelques minutes.
— Tu peux nous amener au camp ? je demande à Boost. Ton copain n’a pas l’air de revenir.
— Si vous voulez. Mais il faudra monter à cheval, vous saurez faire ça ? C’est difficile, vous savez.
— On saura, ne t’inquiète pas, fait Giuse en souriant à demi.