CHAPITRE IX

LA CÈNE DES APOTRES

—Adrien cria le capitaine.

—Me voici, répondit Dubreuil, qui s'était empressé de regagner son cadre.

—Monte.

L'ingénieur gravit lentement l'échelle qui conduisait sur le tillac de la Mouette.

Là, un spectacle nouveau, unique, l'attendait: le pont du navire était littéralement encombré de femmes. Il y en avait une quarantaine au moins, de tout âge, de tout costume, je dirais presque de toutes couleurs, activement occupées à transborder la cargaison, sur une multitude de canots en écorce disséminés autour de la barque.

Quant aux Apôtres, ils fumaient, paresseusement accroupis sur le gaillard d'arrière.

On eût dit des sagamos surveillant le travail de leurs femmes.

De fait, ces créatures les servaient de femmes pour la plupart: Indiennes ou métis, elles étaient, par eux, traitées comme les squaws peaux-rouges par les hommes de même race c'est-à-dire comme des bêtes de somme.

Après une chasse ou une expédition, elles étaient tenues d'aller ramasser le gibier ou le butin et de le serrer dans les magasins de la troupe. En campagne, elles portaient les fardeaux, tentes, piquets, ustensiles de cuisine; au camp, elles dressaient les wigwams, allumaient les feux, apprêtaient les aliments; et, quand le maître était de folâtre humeur, elles partageaient sa peau d'ours.

En retour des nombreuses obligations qu'il leur devait, celui-ci les battait souvent, leur donnait à manger quelquefois, et parfois aussi les laissait mourir de faim; mais il ne manquait guère, de les couvrir de clinquant, parce que leur parure satisfaisait sa vanité et lui valait cette réputation d'adresse qu'ambitionnent tous les aventuriers du Nord-ouest américain.

Aussi les femmes des Apôtres,—bande célèbre s'il y en eut jamais,—étaient-elles étincelantes de pierreries fausses et de bijoux en chrysocale. Outre cela, toutes portaient des jupes rouges, vertes, bleues, jaunes, d'une vivacité de couleurs à blesser les yeux.

Ces jupes, cependant, créaient de terribles jalousies parmi les beautés du lac Supérieur.

S'ils l'eussent voulu, les Apôtres auraient attiré à eux toutes les jeunes squaws du pays, à cent milles à la ronde, tant la coquetterie à d'empire sur l'esprit féminin des sauvagesses elles-mêmes.

Mais un article de leur Règlement défendait que chacun plus de cinq femmes; et, généralement, ils se montraient satisfaits de ce nombre… assez raisonnable d'ailleurs.

On peut se contenter à moins.

Sauf l'addition du similor, soit dans leur chevelure, soit sur leur habillement, nos rouges odalisques étaient vêtues à la mode indienne:—robe courte, en laine ou calicot, à peine serrée à la taille, mitas et mocassins de peau de daim, ornés de broderies en rassade ou poil de porc-épic.

Elles avaient la tête nue, les cheveux plats, peu longs et peu fournis, divisés en deux bandeaux sur le milieu du front.

Si quelques-unes pouvaient passer pour jolies, le plus grand nombre ne paraissaient guère propres à inspirer de tendres sentiments. La laideur d'une certaine quantité devait même être un antidote contre l'amour.

C'est au moins la réflexion que se fit Dubreuil, en se trouvant tout à coup au milieu de cet essaim d'Indiennes, car, pour les Apôtres, il est probable qu'ils n'y regardaient pas de si près.

—Tu vois notre harem, dit de sa voix mélodieuse le Mangeux-d'Hommes à l'ingénieur. Si, pendant ton séjour avec nous, tu te sens quelque désir, tu m'en avertiras. Mais garde-toi de faire les yeux doux à l'une de ces femmes, car alors je ne répondrais pas de ta vie. Mes gens sont jaloux comme des tigres, et ils ne souffrent pas qu'on se mêle à leurs affaires de ménage. Sois tranquille du reste: il ne manque pas, aux environs, de jeunes filles…

—Merci pour votre complaisance, interrompit sèche ment Dubreuil; mais que pensez-vous faire de moi?

—Tu le sauras bientôt. Par le Christ, mon frère aîné, tu le sauras bientôt! seulement, souviens-toi de ton serment.

—Vous êtes le plus fort…

—Assez! s'écria impatiemment Jésus. On va te mener à terre, dans cette île que tu vois sur la droite. Tu seras libre de t'y promener. Mais, je te le rappelle encore n'oublie pas que tu m'as donné ta parole de ne pas chercher à fuir. En prononçant ces mots, le capitaine indiquait du doigt un groupe d'îlots assez considérable qui marquetaient le lac, à une portée de pistolet du lieu où la Mouette était à l'ancre.

Ces îles formaient l'archipel des Douze-Apôtres.

Avec leurs côtes fantastiquement découpées, leurs rochers colorés en vert, en bleu, en jaune, par le suintement des eaux pluviales à travers des terrains miniers, leurs crêtes boisées et déjà tapissées d'une luxuriante verdure, elles offraient, en vérité, un coup d'oeil charmant.

Autant qu'on en pouvait juger du pont de la Mouette, la majorité des îles des Douze-Apôtres était inhabitée; mais sur celle désignée à Dubreuil par le Mangeux-d'Hommes se montraient divers bâtiments entourés d'une haute palissade, aux pieux taillés en fer de lance.

Tel était l'aspect extérieur de la Pointe, cet ancien poste de la
Compagnie américaine de pelleteries, actuellement occupé par le
Mangeux-d'Hommes et ses hideux compagnons.

Tandis que Dubreuil considérait attentivement ce tableau et tâchait de calculer la distance qui séparait l'îlet de la terre ferme, l'Écorché lui ordonna de le suivre.

Ils descendirent dans un canot; deux Indiennes, accroupies sur les talons, se mirent à pagayer, l'une à l'avant, l'autre à l'arrière de l'embarcation, et, en quelques minutes, ils touchèrent au rivage, sous la palissade du fort.

—Tu peux te promener on nous attendre ici, dit Judas à l'ingénieur après l'avoir déposé à terre.

Ensuite il retourna au navire, laissant sur la plage Dubreuil fort embarrassé de ce qu'il devait faire.

Mais il ne demeura pas longtemps dans cette perplexité.

La Mouette étant aux trois quarts déchargée, et ses marchandises emmagasinées dans l'ancienne factorerie, les Apôtres fixèrent plusieurs câbles au beaupré du navire et le remorquèrent, à l'aide de leurs canots, dans une anse étroite, près de la Pointe.

—Maintenant, camarades, faisons la cène! cria le Mangeux-d'Hommes dès que la barque eut été solidement amarrée. Je permets de manger, de boire et de se divertir jusqu'à demain. Mais, avant tout, pour éviter les accidents, que chacun dépose ses armes dans l'arsenal.

—Bravo! hourrah pour le capitaine! clamèrent les Apôtres.

—Hourrah pour le capitaine! répondirent en écho leurs femmes.

Puis tous se dirigèrent pêle-mêle vers la porte du fort, entraînant avec eux Dubreuil étourdi, enivré par l'étrangeté des évènements auxquels il assistait depuis deux jours.

Sans trop savoir comment, il fut conduit dans une vaste salle basse que partageait, dans toute sa longueur, une table immense, flanquée de bancs, et qui ployait sous le poids des mets dont elle était couverte.

On y voyait des daims rôtis tout entiers, des estomacs de caribous, pendus par des ficelles au plafond et contenant la soupe[27], de monstrueux boudins de pemmican, des bosses de bison cuites enveloppées dans la peau de l'animal, des faisceaux d'os à moelle fumants, et d'énormes chaudières renfermant la fameuse tiaude, espèce de ragoût composé de poisson frais, saumon, esturgeon, maskinongé ou morue, et de tranches de lard, en haut renom sur les bords du lac Supérieur et du golfe Saint-Laurent.

[Note 27: Voir Poignet-d'Acier.]

Entre ces plats gigantesques, posés à même sur le bois brut, se dressaient des cruches remplies de whisky, de rhum, ou d'eau-de-vie de riz sauvage.

La table pouvait aisément contenir cinquante personnes, mais le couvert n'était mis que pour treize.

Quel couvert! un morceau d'écorce en guise d'assiette, un vase de corne ou de bois servant de verre, une épine au lieu de fourchette.

Pour suppléer aux ustensiles qui manquaient, nos Apôtres n'avaient-ils pas leurs couteaux?

Les voici attablés, le Mangeux-d'Hommes à un bout, l'Écorché en face, leurs gens dispersés à quatre ou cinq pieds les uns des autres. Mais les concubines de chacun envahissent les espaces intermédiaires. Elles s'empressent, par groupes, autour de leurs seigneurs, moins sans doute pour les servir que pour en recevoir un os à demi rongé ou un coup d'eau-de-feu.

Toutefois, elles ne sont pas assises à la table,—c'est un bonheur inconnu aux femmes dans le Far-West,—elles se tiennent respectueusement debout.

Seul, le capitaine n'est pas environné de femmes. Il a placé Dubreuil auprès de lui; une vieille squaw leur passe les aliments qu'ils désirent et leur verse à boire.

Pendant une demi-heure, on n'entend que le cliquetis des mâchoires, entrecoupé de quelques jurons énergiques à l'adresse des Indiennes qui se chamaillent, ou des hurlements d'une douzaine de chiens qui disputent ces dernières les miettes du festin; mais, pendant cette demi-heure, les Apôtres et leur famélique suite ont englouti tout ce qui était matière mangeable.

Sur la table il ne reste plus que les cruches de grès demi vides. Le
Mangeux-d'Hommes se tourne vers sa squaw et lui dit:

—Maggy, sorcière du diable, enlève les couteaux!

Chaque Apôtre remet alors son couteau à la vieille Indienne, car l'orgie va commencer, pantelante, échevelée, lubrique, ignoble, et il serait à craindre que ses coryphées ne s'entre-déchirassent s'ils conservaient à leur portée des armes d'aucune sorte.

—Par le Christ! mon frère aîné, braille Jésus qu'excitent les fumées de l'alcool, après avoir empli de whisky son gobelet, je bois camarades, au succès qui a couronné notre dernière expédition! Grâce à la prise de ce jeune homme, dans quelques mois nous posséderons plus de richesses que la Compagnie de la baie d'Hudson. Mais l'on veille bien sur lui, car il tient notre fortune entre ses mains. Allons, monsieur l'ingénieur français, continua-t-il d'un air narquois, trinquez avec moi.

—Viva! beuglèrent les brigands. A la santé du Français!

Bon gré, mal gré, Dubreuil dut accepter ce toast et choquer sa coupe contre celle des Apôtres.

—Maintenant, une chanson pour nous égayer, car j'ai la liqueur triste ce soir, reprit le capitaine.

—Oui, une chanson! réclama-t-on de toutes parts.

—Voici, cria Simon, jetant au milieu du brouhaha les beaux vers de
Byron:

    Fill the goblet again! for I never before
    Felt the glow which now gladdens my heart to its core;
    Let us drink! Who would not, etc.

—A qui le tour? interrogea le Mangeux-d'Hommes quand Simon se fut rassis.

—Oui, à qui le tour?

—A Barthelemy.

—Va pour Barthelemy, mille buffles!

—Tant mieux, il daubera encore les Anglais!

—Qu'est-ce que tu dis, vilain Canadien?

—Silence! intervint Jésus. Sachez, enfants, que vous n'avez point de nationalité. Les Apôtres sont de toutes les origines, de tous les pays du monde!

—Bravo! hurla la foule.

—Allons, Barthélémy, commence, nous t'écoutons.

—Attendez d'abord que je m'éclaircisse le timbre, répondit Barthelemy, qui se versa une rasade de rhum et l'avala comme si c'eût été un verre d'eau.

Puis il entonna, d'une voix de Stentor, les couplets suivants:

  C'est sti'là qu'a pincé Berg-op-Zoom [28],
  C'est sti'là qu'a pincé Berg op-Zoom.
  Qu'est un vrai moule à Te Deum,
  Qu'est un vrai moule à Te Deum.
  Dame! c'est sti'là, qu'a du mérite,
  Et qui trousse un siège bien vite.

  Comme Alexandre il est petit,
  Comme Alexandre il est petit.
  Mais il a autant d'esprit;
  Mais il a autant d'esprit.
  Il en a toute la vaillance,
  De Cesar toute la prudence,

J'étrillons messieurs les Anglés.

—Je m'oppose, interrompit un des Apôtres furieux.

[Note 28: Cette chansonnette, fort populaire en France vers la fin du
siècle dernier,—après la prise de Berg-op-Zoom la Pucelle, par le comte
Lowenthall, qui commandait nos troupes,—est encore en vogue au
Canada.]

—Et moi, je dispose, répliqua le Mangeux-d'Hommes avec un coup d'oeil sévère à l'interrupteur, qui se rassit en maugréant.

On applaudit chaudement au mot du capitaine, et Barthélémy reprit:

  J'étrillons messieurs les Anglés,
  Qu'avions voulu faire les mauvés,
  Qu'avions voulu faire les mauvés,
  Dame! c'est qu'ils ont trouvé des drilles,
  Qu'avec eux ont porté l'étrille.

—Ta chanson, dit Jésus, ne marque pas de sel, mais je voudrais, ce soir, quelque chose qui sentit le trappeur. Voyons, toi, Jacques-le-Majeur, qu'as-tu dans ton sac?

—Moi, je ne connais que la Gloire des Bois-Brûlés [29].

[Note 29: Cette chanson a trait à un combat sanglant qui eut lieu en 1818, à la rivière Rouge (Voir la Huronne), entre les Bois-Brûlés et les gens de lord Selkirk. On la chante toujours avec enthousiasme dans les réunions de trappeurs canadiens.]

—Eh bien! conte-nous la Gloire des Bois-Brûlés.

—Avec plaisir, capitaine, fit Jacques-le Majeur, qui tout aussitôt s'écria:

  Voulez-vous écouter chanter (bis)
  Une chanson de vérité. (bis)
  Le dix-neuf de juin, la bande des Bois-Brûlés
  Sont arrivés comme de braves guerriers.

  En arrivant à la Grenouillère,
  Nous avons fait trois prisonniers,
  Trois prisonniers des Arkanys, [30]
  Qui sont ici pour piller notre pays.

[Note 30: Habitants des Îles Orkneys.]

  Étant sur le point de débarquer,
  Deux de nos gens se sont écriés,
  Deux de nos gens se sont écriés:
  Voilà l'Anglais qui vient nous attaquer.

  Tous aussitôt nous avons déviré,
  Nous avons été les rencontrer:
  J'avons cerné la bande des grenadiers,
  Ils sont immobiles, ils sont tous démontés.

  J'avons agi comme des gens d'honneur,
  J'avons envoyé un ambassadeur
  Le gouverneur, voulez-vous arrêter
  Un petit moment, nous voulons vous parler.

  Le gouverneur, qui est enragé,
  Il dit à ses soldats: Tirez.
  Le premier coup c'est l'Anglais qui a tiré,
  L'ambassadeur ils ont manqué tuer,

  Le gouverneur qui se croit empereur,
  Il veut agir avec rigueur:
  Le gouverneur qui se croit empereur,
  A son malheur agit trop de rigueur.

  Ayant vu passer tous ces Bois-Brûlés
  Il a parti pour les épouvanter;
  Etant parti pour les épouvanter,
  Il s'est trompé, il s'est bien fait tuer.

  Il s'est bien fait tuer
  Quantité de grenadiers,
  J'avons tué presque toute son armée,
  Quatre ou cinq se sont sauvés.

  Si vous aviez vu tous ces Anglais,
  Tous ces Bois-Brûlés après,
  De butte en butte les Anglais culbutaient,
  Les Bois-Brûlés jetaient des cris de joie.

  Qui a composé la chanson?
  Perriche Falcon, ce bon garçon.
  Elle a été faite et composée
  Sur la victoire que nous avons gagnée.

—Oui, ajouta le chanteur en finissant, car je l'ai connu, Perriche
Falcon, un brave trappeur, et j'y étais à la bataille que les
Bois-Brûlés ont gagnée sur les Anglais. Je bois à la santé des
Bois-Brûlés!

—C'est pas étonnant, car tu l'es, toi, Bois-Brûlé dit un voisin de
Jacques-le-Majeur.

On sait combien les aventuriers blancs et même les Indiens du désert américain méprisent les métis. Nulle injure ne leur est, je crois, plus sensible que l'appellation de Bois-Brûlé ou Demi-Sang. Aussi Jacques-le-Majeur, dont le cerveau était déjà allumé par l'ivresse, riposta-t-il en appliquant à l'insulteur un coup de poing à décorner un boeuf.

Sans broncher, celui-ci se précipita sur son adversaire, et une lutte terrible s'engagea entre eux.

Nul des spectateurs ne cherchant à les séparer, car la plupart avaient déjà perdu la raison ou folâtraient assez indiscrètement avec leurs squaws, il est probable que la rixe se serait prolongée jusqu'à ce que l'un des antagonistes eût été assommé, si le Mangeux-d'Hommes n'avait jugé convenable d'intervenir.

Il se leva froidement de table, s'avança, sans se presser, vers les combattants, les saisit l'un et l'autre par la ceinture, les souleva de terre avec ses puissantes mains, et les séparant aussi aisément qu'il eût fait de deux rameaux entrelacés, il dit de ce ton doux et musical qui contrastait si étrangement avec ses formes gigantesques.

—C'est un ami et non le capitaine qui vient vous réconcilier. Je ne veux pas qu'on se dispute, car, par le Christ! mon frère aîné, j'ai juré que les Apôtres consacreraient cette journée à la table et l'amour. Faites la paix, et, pour la signer, je propose la santé de Meneh-Ouiakon!

—Oui, vive Meneh-Ouiakon! cria la bande.

Jésus alors fit un signe à la vieille squaw, qui sortit et reparut bientôt, poussant devant elle une jeune Indienne d'une beauté merveilleuse.

CHAPITRE X

MENEH-OUIAKON [31].

[Note 31: Termes nadoessis: ils signifient l'Eau-de-Feu ou l'Esprit.]

La nuit avait surpris les Apôtres à table; et, depuis quelque temps, des torches de bois résineux, tenues par des femmes, éclairaient leur orgie.

Ces torches, aux lueurs sanglantes, projetaient de lourdes vapeurs, qui, se réunissant, se condensant au plafond de la salle, formaient sur les convives un nuage épais, sous lequel leurs figures, si fortement caractérisées, se détachaient en relief et semblaient flamboyer comme dans une ardente fournaise.

Il y avait là un de ces rares, un de ces puissants sujets de peinture qui firent la joie et la gloire du chef de l'école hollandaise. Grand cadre, fantastique distribution d'ombre et de lumière; personnages étranges, aussi saisissants par la sauvage expression de leur mine que par la forme, la couleur et la matière de leur accoutrement; la scène, enfin, se fût à jamais gravée dans le cerveau d'un artiste.

Quelle scène!

Montrerai-je ces gens ivres d'alcool, enflammés de désirs sensuels, qui sommeillent accoudés sur la table, ou bredouillent quelque sale refrain, ou, l'haleine brûlante, les doigts et les prunelles avides, fourragent brutalement les charmes grossiers de leurs maîtresses! Les esquisserai-je, elles aussi, ces Indiennes, débraillées, demi nues, mendiant à l'envi les dégoûtantes caresses du maître? Me faudra-t-il faire entendre les conversations immondes, ou le retentissement des lèvres qui se collent sur les chairs palpitantes, mêlés au bruit écoeurant des hoquets? A quoi bon! le théâtre, les décors, les acteurs sont suffisamment indiqués, continuons plutôt notre récit.

L'entrée de Meneh-Ouiakon fut accueillie par des hourrahs formidables, qui réveillèrent les dormeurs.

Chacun des Apôtres prit une posture plus décente, et les squaws réparèrent à la hâte le désordre de leur toilette.

—A la santé de Meneh-Ouiakon! dit le Mangeux-d'Hommes, après avoir versé quelques gouttes de whisky dans sa coupe qu'il tendit à la jeune Indienne.

—A sa santé et à celle de notre brave capitaine beugla toute la bande, hommes et femmes.

Épouvantés par le tintamarre, les chiens poussèrent un long hurlement.

Cependant, Meneh-Ouiakon avait repoussé le gobelet du capitaine avec un geste de dégoût, et en murmurant quelques paroles que Dubreuil ne comprit pas, car elles avaient été prononcées dans un idiome indien.

Mais le Mangeux-d'Hommes les entendit sans doute: il fronça les sourcils, jeta sur Meneh-Ouiakon un regard sinistre et fit, du bras, un mouvement comme pour lui jeter le gobelet au visage. Pour elle, cette colère ne parut point l'émouvoir: debout, à deux pas du capitaine, l'air provocateur, la lèvre dédaigneuse, elle semblait vouloir exaspérer plutôt qu'apaiser le courroux du chef des Apôtres.

Adrien Dubreuil se sentit frissonner pour cette créature si frêle, si belle, qui ne craignait point de braver ce monstre sanguinaire. Un instant, il crut que le colosse allait se ruer sur elle et la briser comme un roseau. Mais il n'en fut rien: Jésus laissa retomber son bras, éteignit sous leurs longues paupières le feu sombre qui brillait dans ses prunelles, et dit dune voix sourde, après avoir précipitamment vidé la coupe refusée par Meneh-Ouiakon:

—Ouennokedjâ [32], chante-nous le chant de Pontiac.

[Note 32: Terme naodessis: il signifie femme. C'est ainsi que les Indiens du Lac Supérieur apostrophent les squaws. Rarement les appellent-ils par leur nom propre.]

—Oui, le chant de Pontiac! dirent plusieurs Apôtres.

Cette demande changea sans doute les dispositions l'Indienne, car l'expression méprisante de sa physionomie fit place à un fin sourire; et, soulevant à la hauteur de la tête sa main gauche, au poignet de laquelle était attaché par fine cordelette en écorce un tambourin, assez semblable à un tambour de basque, elle fit résonner les coquilles et becs d'oiseaux suspendus autour en guise de plaques de cuivre, et dit, sur un ton rhythmique, tantôt élevé et hautain comme d'un sachem à ses guerriers, tantôt doux et tendre comme la prière d'un amant à sa maîtresse:

«Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à Pontiac! Le coup d'oeil de l'aigle était le sien. Plus fine que celle de la volverenne il avait l'oreille. Dans ses membres régnait la force des bisons; dans son esprit séjournait l'habileté des grands sagamos. Suave comme le miel pour ses amis, sa parole retentissait comme le tonnerre quand il s'adressait à un ennemi.

Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à Pontiac!

«Les perfides Saiganoschs [33] avaient déterré la hache de guerre contre les braves Nitigusk [34]; Pontiac, qui aimait les derniers, rassembla ses amis, et leur parla:

[Note 33: Les Anglais.]

[Note 34: Les Français.]

«Un indien de la tribu des Lenapies désirait connaître le Maître de la vie. Sans faire part de son dessein à qui que ce soit, il résolut de se rendre au paradis où il savait que Dieu faisait sa résidence. Mais quel était le chemin du ciel? Il l'ignorait. Pensant «qu'aucun de ses amis n'était mieux informés que lui, il se mit à jeûner dans l'espoir de tirer de ses rêves un présage favorable.»

«Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à
Pontiac!»

«Dans son rêve, l'Indien s'imagina qu'il n'avait, qu'à commencer «son voyage, et qu'un chemin continu le mènerait au céleste séjour. Le lendemain matin, de très-bonne heure, il s'équipa en chasseur, prit son fusil, sa corne à poudre, ses munitions et sa chaudière pour cuire ses aliments, et se mit en route. La première «partie de son voyage fut assez favorable. Il marchait sans se décourager, avec la ferme conviction qu'il arriverait à son but.»

«Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à
Pontiac!»

«Plusieurs jours s'écoulèrent ainsi, sans qu'il rencontrât un obstacle à ses désirs. Dans la soirée du huitième, il s'arrêta, au coucher du soleil, sur le bord d'un ruisseau, à l'entrée d'une petite prairie qui lui parut convenable pour son campement de nuit.»

«Gloire au plus noble, etc.»

«Comme il préparait son logement, il aperçut, à l'autre bout de la prairie, trois sentiers larges et bien battus. Cela lui parut singulier; mais il n'en continua pas moins d'arranger son wigwam. Ensuite il alluma du feu, et fit cuire son repas. Cependant, quoique l'obscurité devînt de plus en plus profonde, il remarqua «que les sentiers devenaient aussi de plus en plus visibles, à mesure qu'elle augmentait. Il en fut surpris et même effrayé.»

«Gloire au plus noble, etc.»

«Devait-il rester dans son camp, ou en aller établir un à quelque distance? En cette incertitude, il se rappela son rêve. Le seul but qu'il se proposait en entreprenant ce voyage n'était-il pas de voir le Maître de la vie? Cette réflexion lui rendit le calme, et il se dit que, probablement, l'une de ces routes conduisait au lieu qu'il désirait visiter.»

«Gloire au plus noble, etc.»

«En conséquence il se détermina à demeurer dans son camp jusqu'au matin, où il prendrait, au hasard, l'un de ces chemins. Cependant sa curiosité lui laissa à peine le temps de manger, il «quitta son camp et prit le plus large des sentiers. L'ayant suivi «jusqu'au milieu du jour suivant, sans difficulté aucune, s'arrêta, vers le midi, pour souffler, et vit tout à coup un feu qui «jaillissait du sol.»

«Gloire au plus noble, etc.»

«Ce spectacle attira son attention. Il s'approcha pour voir ce que c'était, mais comme le feu semblait croître à mesure qu'il avançait, notre Indien fut tellement frappé de terreur, qu'il rebroussa chemin, et prit le plus large des deux autres sentiers.»

«Gloire au plus noble, etc.

«L'ayant suivi pendant le même espace de temps que le premier, il trouva la même chose. Sa frayeur s'éveilla de nouveau et il fut obligé de prendre le troisième sentier, le long duquel «marcha une journée entière sans rien voir. Soudain, une montagne d'une blancheur merveilleuse frappa ses regards. Quoique étonné au plus haut point, il s'arma de courage et avança pour l'examiner.»

«Gloire au plus noble, etc.»

«Arrivé à son pied, il ne vit plus aucune trace de chemin. Cela le plongea dans une tristesse profonde, car il ne savait plus comment poursuivre sa route. Dans cette conjoncture, il regarda de tous côtés, et découvrit une femme assise sur la montagne. Elle était d'une beauté ravissante, et la blancheur de sa robe surpassait celle de la neige.»

«Gloire au plus noble, etc.

«La femme lui dit dans la langue qu'il parlait: «Tu parais surpris de ne plus trouver de chemin pour parvenir au terme de tes désirs. Je sais que tu cherches le Maître de la vie. La route qui conduit à sa demeure est sur la montagne. Pour y arriver, dépouille tous tes vêtements, lave ton corps dans la rivière qui coule près de toi, et ensuite gravis la montagne.»

«Gloire au brave, etc.

«L'Indien obéit ponctuellement aux ordres de la femme. Mais il restait une difficulté à surmonter. Comment atteindre le sommet de la montagne, qui était escarpée, sans un sentier, et unie comme une glace? Il demanda conseil à la femme.—Si tu souhaites réellement, dit-elle, de voir le Maître de la vie, tu dois grimper en te servant seulement de la main et du pied gauches.»

«Gloire au plus brave, etc.

«Cela paraissait presque impossible à l'Indien. Cependant, encouragé par la femme, il commence de monter, et réussit avec beaucoup de peine. Parvenu au sommet, il fut étonné de ne voir personne, la femme avait disparu. Il se trouva seul et sans guide. Trois villages inconnus étaient en vue. Ils différaient du sien par leur construction, et étaient beaucoup plus beaux et plus réguliers.»

«Gloire au plus brave, etc.»

«Après quelques moments de réflexion, il prit le chemin du plus attrayant. Il n'était plus qu'à quelques pas du village, quand il se rappela qu'il était nu. Alors, honteux, incertain, il s'arrêta. Mais une voix lui dit de s'avancer et de marcher sans crainte puisqu'il s'était purifié. Il marcha donc fermement jusqu'à un endroit qui lui parut être la porte du village.»

«Gloire au plus brave, etc.»

«Tandis qu'il considérait l'extérieur du village, la porte fut ouverte et l'Indien vit venir à lui un bel homme tout vêtu de blanc, qui lui dit qu'il allait satisfaire ses désirs en le menant devant le Maître de la vie. Et aussitôt il le conduisit dans un lieu d'une incomparable beauté, où il vit le Maître de la vie qui le prit par la main et lui donna pour siège un chapeau bordé d'or.»

«Gloire au plus brave, etc.»

«Craignant de gâter le chapeau, l'Indien hésitait à s'asseoir; mais, «en ayant de nouveau reçu l'ordre, il obéit sans réplique. Alors Dieu lui dit: «Je suis le Maître de la vie, que tu désires voir et à qui tu désires parler; écoute ce que j'ai à te dire, à toi et à tous les Indiens:

«Je suis le Maître du ciel, de la terre, des arbres, des lacs, des rivières, des hommes et de tout ce que tu vois et as vu sur la terre ou dans les cieux; et parce que je t'aime toi et les Indiens, vous devez faire ma volonté, vous devez aussi éviter ce que je hais; je hais que vous buviez comme vous le faites, jusqu'à en perdre la raison; je désire que vous ne vous battiez pas les uns les autres.

«Vous prenez deux, trois, quatre femmes, ou courez après les femmes des autres, vous faites mal. Je hais une pareille conduite. Vous devriez n'avoir qu'une femme et la garder jusqu'à la mort.

«Vous mentez, vous volez, vous assassinez, je hais tout cela. La terre sur laquelle vous êtes, je l'ai faite pour vous. D'où vient que vous souffrez que les blancs s'en emparent!

«Ne pouvez-vous vous passer d'eux? Je sais que ceux que vous appelez les enfants de votre grand Père fournissent à vos besoins.

«Mais si vous n'étiez misérables comme vous l'êtes, ils ne vous seraient pas nécessaires. Vous devriez vivre comme vous le faisiez avant de les connaître. Avant que fussent arrivés ceux que vous appelez vos frères, votre arc et vos flèches ne vous suffisaient-ils pas?

«Vous n'aviez besoin ni de poudre, ni de plomb, ni de fusils. La chair des animaux suffisait à votre nourriture, leur peau à votre habillement. Mais quand je vous vis enclins au mal, je chassai les animaux dans les profondeurs des forêts, afin que vous dépendiez de vos frères pour vos aliments et vos vêtements. Redevenez bons, exécutez mes volontés, et je vous renverrai des animaux en abondance.

«Toutefois, je ne vous défends pas de souffrir parmi vous les enfants de votre Père. Je les aime, ils me connaissent, ils me prient; je subviens à leurs besoins, et leur donne ce qu'ils vous apportent. Mais il n'en est pas de même pour ceux qui sont venue vous troubler dans vos possessions [35]. Chassez-les, chassez-les; faites leur la guerre. Je ne les aime pas, ils ne me connaissent point, ils sont les ennemis de vos frères, ils sont les miens, repoussez-les dans les terres que je leur ai faites. Qu'ils y restent.

[Note 35 Les Anglais qui nous avaient récemment enlevé le Canada.]

«Oui chassez les de votre territoire, ces chiens en habits rouges.

«Ils vous font injure, vous déshonorent. Mais unissez-vous à vos autres frères blancs qui me servent et m'adorent, pour les obliger à quitter votre pays où ils ne sont restés que trop longtemps et ont commis trop de méchancetés, de crimes, sur vous-mêmes, vos femmes et vos enfants.

«Le Maître de la vie ayant fini de parler, l'Indien lui promit d'exécuter sa volonté et de la faire observer aux hommes de sa race. Son conducteur revint alors. Il le guida jusqu'au pied de la montagne et lui dit de reprendre ses vêtements et de retourner à son village, ce que l'autre s'empressa de faire.

«Gloire au plus brave, etc.»

«Son retour causa beaucoup de surprise aux habitants du village, qui ne savaient ce qu'il était devenu. Ils lui demandèrent d'où il arrivait. Mais comme le Maître de la vie lui avait recommandé de ne parler à personne avant d'avoir vu le chef du village, il leur fit signe avec la main qu'il arrivait d'en Haut.

«Gloire au plus brave, etc.

«Il alla immédiatement au wigwam du chef, à qui il transmit la parole du Maître de la vie, pour que moi je vous la répète, illustres guerriers, et vous excite à soutenir nos frères Nitigusks dans la guerre qu'ils ont entreprise contre les Saiganoschs. Aiguisez vos flèches, affilez vos couteaux à scalper, chargez vos fusils, et tous ensemble allons combattre ces odieux ennemis. J'ai dit.

«Tel fut le discours du chef, et moi j'ajoute: Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à Pontiac! Le coup d'oeil de l'aigle était le sien. Plus fine que celle de la volverenne il avait l'oreille. Dans ses membres régnait la force des bisons; dans son esprit séjournait l'habileté des grands sagamos. Douce comme le miel pour ses amis, sa parole retentissait comme le tonnerre quand il s'adressait à un ennemi.»

«Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à Pontiac!»

Cette longue mélopée avait été dite en français, langue que parlent ou comprennent généralement tous les aventuriers du Nord-ouest américain.

Malgré leur ébriété, la plupart des Apôtres l'avaient écoutée avec une attention soutenue, soit qu'ils fussent charmés par la voix mélodieuse de Meneh-Ouiakon, soit par déférence pour leur capitaine, dont les yeux couvaient avec amour la chanteuse.

Mais, à peine eut-elle fini, que l'un d'eux, Thadée, celui qui s'était senti blessé par les couplets de Jacques-le-Majeur, et qui, plus d'une fois, avait tenté d'interrompre la jeune fille, se leva dans un transport de rage.

—On nous insulte! cria-t-il d'une voix altérée.

—Qui? Quoi? demanda l'Écorché.

—On insulte les Anglais, et nous sommes plusieurs ici de cette origine.

—D'abord, fit le flegmatique Judas, nous ne reconnaissons pas de nationalité ici. Tu as tort de te fâcher.

—Eh bien, alors, par le diable, je vais chanter à mon tour, et rira bien qui rira le dernier, reprit Thadée.

—Chante si ça te fait plaisir. Mais il me semble que c'est assez de chansons comme cela.

—Non, j'ai dit que je chanterais, et je chanterai!

—A ton aise, répliqua froidement l'Écorché.

Aussitôt Thadée, sautant sur la table, se mit à invectiver la France en une méchante pièce de vers, aussi absurde par le fond que détestable par la forme, débutant par ces mots:

Dam'nd France, dam'nd coward Frenchmen.

Dubreuil aurait dû rire des efforts que faisait Thadée pour se rendre comique et qui n'aboutissaient qu'au grotesque, mais notre ingénieur avait la fibre nationale d'une délicatesse excessive; au premier couplet, il sentit le rouge lui monter au visage, au second il faillit éclater, au troisième, l'explosion eut lieu.

—Scélérat! proféra-t-il, en faisant un bond pour se jeter sur Thadée.

Par malheur, celui-ci le prévint.

Saisissant une cruche de grès à demi pleine de whisky, il la lança à la tête du jeune homme, qui, atteint par le projectile, roula aux pieds de Meneh-Ouiakon, en poussant un cri douloureux, tandis que l'Apôtre répétait de sa voix insultante:

Dam'nd France, dam'nd coward Frenchmen!

CHAPITRE XI

LE BLESSÉ

La nuit était noire, profonde; noire comme la tombe, profonde comme l'immensité. Des sons lamentables emplissaient l'air: c'était l'aboiement des chiens, auquel répondait le hurlement sinistre des loups; puis, c'était le meuglement mélancolique des boeufs, auquel se mêlaient, par brusques, par violentes rafales, les sifflements de la bise. Et, faisant la basse dans ce sinistre concert, le lac Supérieur broyait, avec un formidable fracas, ses ondes aux grèves rocheuses de l'archipel des Douze-Apôtres.

Un grand éclair violacé déchira tout à coup les ténèbres.

A son éclat passager, mais intense, on eût pu voir une Indienne qui, rapidement, furtivement, traversait la cour du fort La Pointe.

Pour n'être point observée, sans doute, elle glissait le long de la haute palissade dont la factorerie était entourée.

Ainsi, avec légèreté, Meneh-Ouiakon,—vous l'auriez reconnue à l'élégance de sa démarche,—atteignit une porte basse, garnie de lourds montants en bois.

Du bout du doigt elle gratta cette porte.

Point de réponse à son signal.

Le vacarme des éléments en furie avait probablement empêché que l'appel de l'Indienne fût entendu.

Sans hésitation, mais non sans une certaine impatience, elle frappa le panneau avec son poing.

La porte s'ouvrit.

—Je suis la fille du sachem Nadoessis, dit Meneh-Ouiakon en étendant la main.

—Que la fille du sachem Nadoessis entre fut-il dit, d'un ton bas, par une personne qu'il était impossible de distinguer, quoique ses yeux étincelassent dans la nuit comme des escarboucles.

—Mon frère au visage pâle est-il mieux? demanda Meneh-Ouiakon.

—Ton frère au visage pâle est mieux.

Meneh-Ouiakon, alors franchit le seuil de la porte, qui fut aussitôt refermée doucement derrière elle.

L'obscurité devint encore plus complète qu'au dehors. Un froid humide, pénétrant, se faisait sentir.

L'Indienne fit sept ou huit pas droit devant elle, comme si elle possédait une connaissance exacte des lieux, et elle s'arrêta.

—Tu peux pousser la porte, ma fille, elle n'est pas close, dit la voix qui déjà avait parlé.

Meneh-Ouiakon se conforma à cet avis. Elle allongea le bras, et fit rouler sur ses gonds une grosse porte qui grinça aigrement en s'ouvrant.

Aussitôt, un jet de lumière vive, éblouissante, enveloppa la jeune
Indienne.

Elle se trouvait au bout d'une sorte de galerie taillée dans le roc, et, sous ses yeux, se déployait une chambre ou salle qui semblait également avoir été creusée au coeur d'un rocher.

Cette chambre était nue. L'eau suintant à sa voûte et à ses parois y avait formé des stalactites, figures étranges, qui resplendissaient comme des pierreries aux rayons d'une petite lampe faite avec un crâne d'animal et pendue par une corne de daim à un angle de la muraille.

Sous cette lampe, et sur un méchant lit de mousse et de sapinette ou branches de pin, était étendu un homme.

Une peau de bison recouvrait ses membres. Au front, il portait un grossier bandeau de toile ensanglantée qui lui cachait la moitié du visage.

Malgré son bandeau, malgré la pâleur et l'altération de ses traits, on ne pouvait méconnaître cet homme. C'était Adrien Dubreuil.

A la vue de Meneh-Ouiakon, un doux sourire erra sur les lèvres desséchées du malade.

—Je craignais, dit-il faiblement, que la vieille ne vous entendit pas frapper; car elle est bien sourde.

—Elle m'a entendue, répondit l'Indienne. Mais, parle, mon frère: le feu qui brûlait tes veines commence-t-il à s'assoupir?

—Oui, grâce à vous, noble fille, ma santé s'améliore. Une lueur de satisfaction colora le visage de Meneh-Ouiakon.

—Mais, continua Dubreuil, approchez, ma soeur, je vous en prie. Donnez-moi votre main, que je la serre dans les miennes. Ce m'est, hélas! le seul moyen de vous témoigner la reconnaissance qui déborde mon coeur…

—Ne parle pas de reconnaissance, dit l'Indienne d'un ton simple, charmant, la reconnaissance est une chose ignorée chez nous. Puisse-t-elle l'être toujours!

En prononçant ces mots, elle s'accroupit près d'Adrien et reprit, après lui avoir tendu sa main que le jeune homme pressa avec effusion:

—Ta peau brûle encore; tu as soif, mon frère.

—Ah! je vous aime! s'écria-t-il.

—Et moi aussi, je t'aime! dit naïvement la séduisante Nadoessis.

Dubreuil l'embrassa dans un regard si passionné que Meneh-Ouiakon rougit et détourna la tête.

—Mon frère a soif; je vais lui donner à boire, dit-elle en se relevant.

Dans un coin de la salle, il y avait une outre en cuir de caribou et une écuelle de bois. Meneh-Ouiakon prit cette écuelle, y versa de l'eau contenue dans l'outre, et, tirant de sa poche deux morceaux de sucre d'érable, jaunes comme l'ambre, elle les frotta l'un contre l'autre au-dessus de l'écuelle. Il en tomba une poudre abondante qui, remuée et mélangée avec l'eau, produisit une boisson rafraîchissante et tonique tout à la fois.

Pendant cette opération, Adrien Dubreuil contemplait l'Indienne avec une tendresse qui ne pouvait guère laisser de doute sur la nature des sentiments que la jeune fille lui inspirait.

Elle revint vers lui, son vase à la main, s'agenouilla, passa avec précaution son bras sous la tête du jeune homme, la souleva tout doucement et approcha l'écuelle de sa bouche ardente.

Tableau saisissant, unique, que celui-là.

Pour le peindre, il eût fallu la palette d'un Herrera.

Voyez-vous cette grotte, mi-partie plongée dans une ombre rougeâtre, mi-partie flamboyante de clartés indécises, flottantes, qui font étinceler les murailles, la voussure et jusqu'au sol; et puis, voyez-vous, là, dans la zone lumineuse, ces deux bustes gracieux, ces deux figures souriantes, harmonieuses, mais dont l'ensemble, mais dont le détail tranchent en un si puissant contraste!

Le visage de l'Indienne est beau, nonobstant le peu de régularité des lignes; mais comme il est étrange, comme ses teintes chaudes, bistrées, sont en opposition avec la blancheur marmoréenne, livide du visage de l'Européen! comme la barbe noire de celui-ci fait encore ressortir la matité de sa carnation! comme enfin l'attitude, touchante et le costume pittoresque de l'Américaine donnent de l'éclat, de la vie à cette scène si grande dans sa simplicité!

—C'est assez, ma soeur, dit Adrien après avoir savouré une gorgée et en abaissant sur Meneh-Ouiakon un regard humide.

—Mon frère ne veut plus boire?

—Je n'ai plus soif.

La jeune file désirait replacer la tête du malade sur la couche.

—Non, demeurez ainsi, je vous en supplie, je suis si bien, dit-il en la couvant des yeux.

La belle Indienne palpitait. Son sein soulevait, par bonds inégaux, la couverte drapée sur ses épaules.

—Mon frère, dit-elle, en retirant son bras, et en arrangeant le lit du malade avec une sollicitude toute maternelle, mon frère a besoin de repos.

—Oh non, j'ai dormi assez; laissez-moi causer avec vous. Je veux vous remercier des bontés que vous avez eues pour un étranger, un inconnu…

—Tu ne m'es ni étranger, ni inconnu, fit-elle gravement.

—Ni étranger! ni inconnu! dit Adrien d'un air dubitatif.

—Ni étranger, ni inconnu.

—Je ne vous comprends pas, balbutia Dubreuil.

—Qui t'a donné cela? questionna Meneh-Ouiakon, en montrant à l'ingénieur le symbole qu'il avait reçu de Shungush-Ouseta.

—Ça?

—Oui, ce totem?

—C'est un Indien.

—Où te l'a-t-il donné, mon frère?

—Au Sault-Sainte-Marie.

—Au Sault-Sainte-Marie?

—Oui.

—Et cet Indien t'a-t-il dit son nom?

—Oui, mais je ne me le rappelle pas.

—Ah! fit-elle avec un soupir.

—Seulement, reprit Dubreuil, je me souviens qu'il était de la tribu des
Nadoessis.

—En es-tu bien sûr, mon frère? prononça-t-elle en plongeant ses yeux dans ceux de son interlocuteur.

—Parfaitement sûr.

—Mais, dit-elle, après un moment de réflexion, pourquoi l'Indien t'a-t-il fait ce présent?

—Je lui avais rendu un service.

Meneh-Ouiakon fit un geste d'étonnement.

—Oui, poursuivit Adrien, son canot avait chaviré, et j'ai aidé le Nadoessis à sortir du gouffre dans lequel son imprudence l'avait entraîné.

—Tu as sauvé la vie à Shungush-Ouseta.

—Shungush-Ouseta! c'est en effet, je crois, le nom qu'il portait.

—Ah exclama l'Indienne, si tu dis vrai, que le ciel soit toujours sur ta tête, que ton sentier dans la vie soit droit, sans épines ni cailloux; que le soleil t'éclaire sans cesse de ses rayons!

—Ces paroles furent proférées avec une exaltation qui surprit douloureusement Dubreuil.

—Vous connaissez donc cet Indien? dit-il avec vivacité.

—Oui, Meneh-Ouiakon le connaît bien.

—Peut-être l'aimez-vous? hasarda le jeune homme.

—Je l'aime.

A cette déclaration si nette, faite d'un ton ferme, l'ingénieur frissonna.

Pour dissimuler le trouble qu'il éprouvait, il ramena sur son visage sa couverture de peau de buffle.

—Ainsi, reprit Meneh-Ouiakon au bout d'un instant, c'est en récompense de ce que tu as fait pour lui que Shungush-Ouseta t'a fait présent de ce totem?

—Je vous l'ai dit.

—Mon frère voudrait-il me conter comment la chose arriva?

—Je vous le dirai, dit le malade avec un effort pour surmonter son émotion.

Et il narra brièvement, sans forfanterie, les circonstances qui avaient accompagné sa rencontre avec le Bon-Chien au trou de l'Enfer.

Quand il eut terminé, Meneh-Ouiakon, qui l'avait écouté avec un intérêt marqué, lui dit:

—Toi que j'aimais bien, je t'aime mieux encore. Commande et je t'obéirai. Meneh-Ouiakon est ton esclave.

—Mais vous aimez aussi ce Shungush-Ouseta.

—Je l'aime dans l'étendue de mon coeur.

Un sourire amer plissa le visage de Dubreuil.

—Comment, dit-il avec ironie, les femmes de votre race ont-elles le coeur si large qu'il puisse contenir deux amours à la fois?

—Oui.

—Vous vous moquez de moi! s'écria-t-il en haussant les épaules.

—Quoi! les femmes des visages pâles ne peuvent-elles aimer leurs enfants, leur mari?…

—Mais Shungush-Ouseta n'est pas votre enfant?

—Si tu ne m'avais pas interrompue, j'aurais ajouté: «leurs frères.»

—Shungush-Ouseta serait votre frère?

—C'est mon osyaiman.

—Je ne comprends pas, dit Adrien en secouant la tête.

—J'ai voulu dire qu'il est le fils de mon père, et de ma mère.

—Vrai! s'écria le malade avec joie, vrai! c'est votre frère?

—Mon frère aîné, celui qui doit remplacer mon père au conseil des chefs.

—Oh! alors, je suis doublement heureux d'avoir pu lui être de quelque utilité.

—Tu l'as arraché à la mort. Mais, sois assuré que, si elle le peut, la soeur paiera la dette de son frère.

—N'est-ce point moi qui suis votre obligé? Sans vous, le pauvre
Français aurait cessé de vivre.

—Ne parlons point de moi.

—Mais j'en veux parler! Que serais-je devenu, blessé à la tête, la jambe cassée à la suite de ma chute, en proie à une fièvre cérébrale, si vous n'eussiez pris soin de moi, en exposant votre propre sécurité; car, j'en ai la conviction, c'est au péril de vos jours que vous venez me visiter ainsi chaque nuit…

—Mon frère se trompe, dit froidement l'Indienne.

—Je me trompe! mais la vieille Maggy me l'a dit!

—Maggy déraisonne.

—Vainement, ô Meneh-Ouiakon! vous tenteriez de me dérober la vérité. Votre dévouement pour le malheureux prisonnier m'est connu. Et quand même Maggy, ma gardienne, n'aurait pas trahi votre secret, je l'ai découvert. Plus d'une fois, quand vous me croyiez endormi, j'étais éveillé. Je vous ai entendu causer avec ma geôlière. Je sais que vous l'avez gagnée, qu'elle vous ouvre toutes les nuits la porte de cette caverne…

—Mon frère en est-il mécontent? demanda la jeune fille d'un air triste.

—Mécontent! Le pouvez-vous penser?… Je vous aime…

L'Indienne, qui se trouvait près du lit, tressaillit. Une brûlante rougeur monta à ses joues, elle dégagea doucement sa main dont Dubreuil s'était emparé, et qu'il pressait chaleureusement sur sa poitrine.

—Ainaway-min (ami), dit-elle, nous devons, ce soir, causer sérieusement.

—Avant tout, dites-moi que vous m'aimez.

—Je vous aime, répondit-elle d'un accent sincère, mais sans animation.

—Dites-moi aussi, continua le Français, quel intérêt vous a poussée à me servir?

—Quand mon frère est tombé, frappé par son ennemi, je me suis baissée pour aider à le relever. Mais mon frère n'avait plus le sentiment de l'existence; on l'a emporté hors de la salle du banquet. Mais, à la place qu'il occupait, j'ai trouvé ce totem. Il m'indiquait mon devoir, j'y ai été fidèle.

—Sans cela, sans ce carré de bois, vous m'eussiez laissé périr, dit
Dubreuil d'un ton sombre.

L'Indienne ne répondit pas.

Il y eut un moment de pénible silence, à peine troublé par les sourds rugissements de la tempête qui déferlait au dehors.

—Ah! soupira le malade, je comprends. Mais ce n'est pas ainsi que je voudrais être aimé, pas ainsi que les femmes aiment dans mon pays… Vous auriez mieux fait de m'abandonner à mon sort.

—Je croyais que mon frère était un homme fort. Nos jeunes guerriers ne savent pas pleurer. On les habillerait en femmes ceux-là qui verseraient des larmes.

—Mais que deviendrai-je? Je n'avais ici qu'un ami; il est perdu. Maintenant, me voici captif, grelottant la fièvre, estropié et condamné à ne plus voir la lumière du jour; car, dans ce cachot règne une nuit éternelle, et l'air respirable n'arrive que difficilement par quelques fissures imperceptibles.

—L'impatience, mon frère, est l'arme des faibles. Prends courage, et tu sortiras d'ici.

—J'aimerais mieux n'en sortir jamais que de vous laissez au milieu de ces brigands.

—De qui mon frère veut-il parler?

—Eh! de celui que vous appelez le Mangeux-d'Hommes et de ses complices répliqua-t-il avec irritation.

Le front de l'Indienne se couvrit d'un nuage que Dubreuil remarqua aussitôt.

—Ah! dit-il, avec une inflexion sarcastique, j'oubliais que vous l'aimiez aussi, lui!

—Jésus! murmura-t-elle d'une voix rêveuse, oui, je l'ai aimé, bien aimé!

—Et vous l'aimez encore siffla l'ingénieur entre ses dents serrées, en croisant convulsivement les mains au-dessus de sa tête.

—Mon frère, dit avec une exaspérante tranquillité Meneh-Ouiakon, l'esprit de feu court toujours dans ton sang. Il faut l'arrêter, sans quoi Kitchi-Manitou s'emparerait encore de toi, et je ne pourrais remplir la promesse que j'ai faite au totem de mon frère.

—Expliquez-vous, fut-il répondu sèchement.

—J'ai rêvé, dit-elle, la nuit dernière, que je te rendais la liberté.
Il faut que mon rêve s'accomplisse [36].

[Note 36: Dans la première série des Drames de l'Amérique du Nord, j'ai déjà eu occasion de montrer combien les sauvages sont superstitieux, surtout à l'endroit de leurs songes. La plupart des voyageurs ont été, comme moi, frappés de cette aberration qui ne compte encore, quoi que nous en ayons, que trop de fidèles dans les sociétés civilisées. Mais si la plupart des Indiens apportent souvent une grande bonne foi dans l'explication des rêves, il en est qui savent très-bien les utiliser au profit de leurs passions. En voici un exemple citée par un missionnaire. Un sauvage ayant rêvé que le bonheur de sa vie était attaché à la possession d'une femme mariée à l'un des plus considérables du village où il demeurait, il lui fit faire la même proposition que Hortensius eut la hardiesse de faire autrefois à Caton d'Utique. Le mari et la femme vivaient dans une grande union et s'entr'aimaient beaucoup. La séparation fut rude à l'un et à l'autre; cependant ils n'osèrent refuser. Ils se séparèrent donc. La femme prit un nouvel engagement, et le mari abandonné ayant été prié de se pourvoir ailleurs, il le fit par complaisance, et pour ôter tout soupçon qu'il pensait encore à sa première épouse. Il la reprit néanmoins après la mort de celui qui les avait désunis, laquelle arrive quelque temps après. Dans ses Aventures en Amérique, Le Beau raconte l'anecdote suivante «Un sauvage, de ce qu'on avait donné la vie à un esclave dans sa cabane contre son inclination, en conserva une haine mortelle pour lui, qu'il couva pendant plusieurs années. Enfin pouvant plus dissimuler, il dit qu'il avait rêvé de la chair humaine, et peu après, il déclara que c'était la chair de l'esclave en question. On chercha vainement à éluder ce songe barbare; on fit plusieurs figures d'hommes de pâte qu'on fit cuire sous les cendres; il les rejeta. On n'omit rien pour lui faire changer de pensée; il ne se rendit point, et il fallut faire casser la tête à l'esclave.]

Dubreuil fit un mouvement d'incrédulité et de dédain.

A cet instant, un coup de tonnerre effroyable ébranla la caverne jusque dans ses fondements, et une vieille squaw se précipita dans la salle par le couloir qui avait donné accès à Meneh-Ouiakon, en s'écriant:

—La fille des sachems et le visage pâle sont perdus!

CHAPITRE XII

LE MAÎTRE

—Que veut-elle dire? demanda Dubreuil; car, si la vieille Indienne avait poussé son exclamation en nadoessis, dialecte qu'il ne comprenait pas, la soudaineté de son entrée dans la salle, le bouleversement de son visage annonçaient suffisamment que quelque chose de grave était survenu.

—Tais-toi et sois calme, dit, dans son idiome, Meneh-Ouiakon à la squaw.

Puis, s'adressant à Dubreuil:

—Mon frère, du courage, du sang-froid; si l'on tentait de te faire du mal, je te protégerais.

Ces paroles soufflées rapidement, elle se glissa dans la ruelle du lit, derrière le malade, et, en un clin d'oeil, elle eut tout à fait disparu sous l'amas de brindilles dont se composait la couche.

Un pas sec et cadencé résonnait dans le couloir.

La porte extérieure s'ouvrit sans secousse, et, le lieutenant du
Mangeux-d'Hommes. Judas, pénétra dans la salle.

Déjà Maggy, remise de son émoi, paraissait fort occupée auprès du blessé.

—Hors d'ici, vilaine peau-rouge, lui dit durement Judas.

La squaw se courba en deux pour saluer le terrible lieutenant, et quitta immédiatement la pièce.

Dès qu'elle fut partie, Judas alla s'assurer que la porte était fermée; ensuite, il se rapprocha de Dubreuil.

—Jeune homme, lui dit-il lentement et en fixant sur l'ingénieur un regard incisif, jeune homme, ta santé marche à son rétablissement. La plaie que tu avais à la tête est presque guérie, n'est-ce pas?

—Oui, la cicatrisation a fait de grands progrès.

—Et ta jambe?

—Je ne puis encore la remuer.

—C'est juste, j'oubliais qu'elle est toujours emprisonnée dans les éclisses de bois que j'y ai appliquées; car ta vie, tu me la dois, jeune homme, tu ne l'oublieras pas, j'espère. Sans mes connaissances médicales, et sans l'intérêt que je te porte depuis bientôt un mois tu voyagerais sur la grande route de l'éternité.

—Je vous sais gré de ce que vous avez fait pour moi.

—Et je ferai plus encore, par la vertueuse Shelagh! épouse du bienheureux saint Patrice, dit Judas en aiguisant davantage le regard qu'il tenait rivé sur Dubreuil.

—Je n'ai qu'un seul désir, insinua ce dernier.

—Recouvrer ta liberté?

—Oui.

—Eh bien, tu la recouvreras.

Adrian leva les yeux sur l'Apôtre.

—Oui, appuya Judas, tu la recouvreras ta liberté;… mais à une condition.

—Laquelle? dites.

Comme un feu follet, sur la face osseuse du lieutenant passa une lueur de satisfaction qui s'évanouit dès qu'elle y eut répandu un faible rayonnement.

Avant de répondre, il se dirigea vers la porte, l'ouvrit pour s'assurer qu'il n'y avait personne dans la galerie, et revint se placer devant le lit du malade.

—Ainsi, jeune homme, dit-il en traînant ses paroles, la liberté te semble un bien inestimable, et tu sacrifierais volontiers quelques années de ta vie pour l'obtenir, ce bien.

—Quelques années répéta Dubreuil surpris.

—J'entends quelques années qui ne te seraient pas sans profit.

—Soyez plus clair, je vous prie.

—D'abord, as-tu du courage?

—Je le crois.

—De l'audace?

—Cela dépend.

—Enfin, dit Judas, s'il s'agissait de faire ta fortune; une grande fortune… une fortune de prince?

—Par des moyens honnêtes!

—Honnêtes! tous les moyens le sont, quand ils échappent à l'appréciation.

Dubreuil fit un geste de dénégation.

—Qui veut la fin veut les moyens, reprit silencieusement Judas. Je tiens ta liberté, ta vie entre mes mains.

Et il se mit à se promener dans la longueur de la caverne.

Il y eut une pause de quelques minutes.

L'orage grondait toujours au dehors; toujours, de temps à autre, les éclats de la foudre résonnaient comme de lointaines et formidables décharges d'artillerie.

Dubreuil était sous le coup d'une agitation fébrile que doublait la présence de Meneh-Ouiakon. Si Judas la découvrait, elle serait perdue; et si la situation se prolongeait, il pouvait se faire qu'il la découvrît.

C'est pourquoi Adrien, tâchant de dominer son émotion, se décida rompre le silence. Il espérait, par une promesse vague, se débarrasser du féroce lieutenant.

—Mais enfin, dit-il, que proposez-vous?

Cette question si directe émoussa l'impassibilité ordinaire de Judas.

Il s'arrêta court au milieu de sa promenade.

La trahison est peut-être—quel que soit d'ailleurs son but—le plus affreux des forfaits. Les grands criminels y répugnent souvent. On en a vu pour qui voler, violer, assassiner, incendier, torturer étaient un jeu, qui se raillaient de la justice divine et humaine, mais pour qui aussi l'appellation de traître eût été une injure sanglante, dont ils auraient eu plus horreur que du bagne on de l'échafaud.

Judas n'avait point de ces pudeurs dans le vice; cependant, malgré l'absence de sens moral dont il faisait preuve et parade, il ne se sentait pas tout à fait à l'aise dans le plan qu'il avait conçu, et auquel sa pensée avait associé l'ingénieur français.

—Ce que je propose, dit-il avec une lenteur rêveuse; oui, je vais te les faire, mes propositions…

Il s'avança de nouveau vers Dubreuil, se reprit à l'examiner comme s'il eût voulu sonder jusqu'au plus profond de son âme, et brusquement lui dit:

—Tu es discret?

—Sans doute, fit Adrien intrigué.

—Ta parole que jamais tu ne révéleras ce que je te communiquerai?

—Je vous la donne.

—Du reste, tu sais, ajouta le lieutenant du Mangeux-d'Hommes avec menace, si par imprudence ou autrement tu me trahissais, la mort serait, de toute façon, ton châtiment.

—Je vous ai engagé mon honneur, ne craignez rien.

—Tu as dû remarquer, reprit froidement Judas, que notre chef s'abandonne avec excès aux liqueurs fortes. Les débauches ont affaibli ses facultés intellectuelles. Quoique une partie de nos gens tienne encore à lui, plusieurs l'ont en aversion. Ils me voudraient pour capitaine. Mais je suis las de cette vie vagabonde que je mène depuis tant d'années. Le désir de revoir ma patrie, la belle Irlande, l'île d'émeraude, s'est emparé de moi, et je n'attends qu'une occasion favorable pour la satisfaire. Cette occasion, toi seul ici peux me la fournir. Je connais, non loin du lieu que nous habitons, une mine d'or dont l'exploitation…

—Une mine d'or! interrompit Dubreuil; je doute que les terrains avoisinant le lac Supérieur recèlent des gisements aurifères.

—Tu en jugeras toi-même. Ce n'est pas une mine, mais une montagne d'or, oui une montagne d'or, par la vertueuse Shilagh, épouse du bienheureux saint Patrice[37]! s'écria l'Irlandais d'un ton enthousiaste qui contrastait singulièrement avec son flegme habituel. Je te conduirai là, dès que tu seras guéri, avec deux hommes qui me sont dévoués. Tu dirigeras nos travaux, et bientôt nos richesses dépasseront celles des plus grands seigneurs de la terre. Cela te convient-il?

[Note 37: A cinq journées de Fond du Lac, sur le Supérieur, et au bord de la rivière Outonagon, il existait alors un énorme rocher de cuivre pur, que les coureurs des bois et les aventuriers du Nord-Ouest ont souvent pris pour de l'or.]

—Mais qui vous dit que le rocher dont vous parlez…

—De l'or! c'est de l'or! c'est de l'or! tiens, regarde!

En disant ces mots, Judas plaça sous les yeux de Dubreuil un gros morceau de métal jaune qui brillait effectivement comme l'or.

Mais, ni sa couleur, ni son éclat, ne pouvaient en imposer à l'ingénieur.

Il reconnut promptement que c'était du cuivre. Cependant, il crut convenable d'entretenir Judas dans son erreur.

—Mes yeux sont, dit-il, trop fatigués pour que je puisse bien apprécier ce spécimen. Mais je crois, comme vous, que la mine d'où il sort est très-précieuse.

—Précieuse! mais il n'y en a pas une comparable au monde. De retour dans mon pays, j'achèterai une seigneurie, et l'on ne me connaîtra plus que sous le non de lord Peter O'Crane. Ah! j'ai longtemps dissimulé, oui bien longtemps, pour atteindre le sommet auquel je voulais parvenir!

—Si le rocher est considérable, pourquoi ne pas vous faire assister de vos compagnons? questionna Dubreuil.

—Mes compagnons je les méprise, je les exècre répliqua Judas d'une voix sourde.

—Mais votre capitaine?

—Jésus! ne me parle pas de lui. Avant de quitter le fort, je me vengerai. Il m'a ravi l'amour de la seule femme que j'aie jamais aimée mais, vois-tu, je lui enlèverai sa préférée, sa Meneh-Ouiakon…

Dubreuil tressaillit.

—Oui, poursuivit Judas, cédant au cours de ses passions comme un torrent, longtemps comprimé, qui a rompu ses digues, oui, oui, j'enlèverai Meneh-Ouiakon. Elle me suivra dans les vieux pays. J'en ferai ma femme, et le bonheur que j'ai attendu avec patience depuis tant d'années, luira enfin sur ma vieillesse.

Il se remit en marche en se frottant les mains, fit deux on trois tours dans la chambre, et se rapprochant tout à coup de Dubreuil:

—Ainsi, dit-il, c'est convenu?

—Mais je ne puis bouger de mon lit.

—Oh! nous te transporterons dans un canot. Dans deux jours, j'aurai dépêché le capitaine chez le diable, dans huit au plus tard nous partirons. Souviens-toi de ton serment.

Là-dessus, Judas composa son maintien et sortit.

Quand le bruit de la porte qui donnait sur la cour eut annoncé que le lieutenant du Mangeux-d'Hommes était loin, Meneh-Ouiakon quitta sa cachette.

Elle était calme, mais triste.

—Mon frère, dit-elle à Dubreuil, plus que jamais ta vie est en danger.

—La vôtre, ne court-elle aucun risque? repartit-il avec un accent de reproche.

—Non, moi je n'ai rien à craindre. Mais toi, malade, infirme, tu peux être assassiné par ces misérables.

—Que faut-il faire? demanda Dubreuil sérieux.

—Je cherche. Ah! si le fils de ma mère était ici. Il est habile, il est fort; mon incertitude ne durerait guère.

—Noble créature, dit Adrien, lui prenant une main qu'elle abandonna volontiers, songez à vous plutôt qu'à moi. Qu'importe le sort qui m'est réservé! je me sens si malade, que la vie serait plutôt un fardeau qu'un bien pour moi. Mais vous, jeune, riche de santé, de bonté, pourvoyez à votre salut, c'est votre droit, c'est votre devoir, c'est la prière que je vous adresse au nom de l'affection que vous me témoignez.

Inclinant sur le blessé un long et doux regard, Meneh-Ouiakon lui dit:

—Mon frère n'a pas lu dans le coeur de la fille du sachem nadoessis.
Elle ne lui en veut pas; mais elle est affligée de son ignorance.
Meneh-Ouiakon a rêvé qu'elle rendait la liberté à son frère blanc: le
rêve de Meneh-Ouiakon s'accomplira.

—Ne redoutez-vous pas?…

—Meneh-Ouiakon ne redoute quoi que ce soit.

—Mais, vous-même, vous êtes prisonnière?

—Autant vaudrait prétendre retenir la vipère dans sa main sans en être piqué, ou l'eau entre ses doigts sans soient mouillés, que d'espérer retenir Meneh-Ouiakon captive quand elle a résolu de briser ses liens. Maintenant, mon frère, ouvre ton oreille à mes paroles. As-tu des amis près d'ici?

—Hélas! non; j'en avais un, un seul, mais il est je le crains… dit
Adrien avec des larmes dans la voix.

—Si, continua l'Indienne, comme si elle se parlait elle-même, si la tribu des Nadoessis n'était en chasse sur les bords du lac des Bois [38], j'irais trouver nos parents, nos alliés…

[Note 38: Pour une description de ce lieu, voir la Huronne.]

—Dans ce pays, interrompit Dubreuil, je connais pourtant une personne qui s'intéresse peut-être à moi, c'est un Canadien-Français du Sault-Sainte-Marie.

—Que mon frère me dise le nom de ce Canadien-Français.

—Il s'appelle Rondeau.

—Rondeau, je m'en souviendrai.

—Quel est donc votre projet?

—Mon frère le saura quand je l'aurai exécuté.

—Meneh-Ouiakon, j'ai confiance en vous; mais, je vous en conjure, ne commettez point d'imprudence, n'exposez pas une existence qui m'est cent fois plus chère que la mienne, dans l'intention de me servir.

—Ami, dit-elle, tu seras quelques jours sans me voir. Mais ne te laisse pas abattre par le chagrin. Le dévouement de Maggy t'est assure. Compte sur elle. Je vais travailler à ta délivrance.

—Non, s'écria Dubreuil; non, vous ne vous éloignerez pas avant que je sache!

—Cela n'est point nécessaire.

—Meneh-Ouiakon, vous ne m'aimez pas! s'écria douloureusement l'ingénieur.

—J'ai déjà dit à mon frère qu'il ne savait pas lire dans mon coeur.

—Mais enfin, renseignez-moi sur ce que vous allez faire.

—Il n'est pas sage et il manque d'adresse, ou il est vaniteux, celui qui cherche un conseil pour une chose qu'il a décidé d'exécuter.

—Je mourrai d'anxiété, dit le jeune homme en attirant l'Indienne contre sa poitrine.

—Non, tu ne mourras pas, car mon rêve a dit que tu verrais bien des hivers blanchir ta chevelure, répondit l'Eau-de-Feu d'un ton prophétique.

—Et, s'écria Dubreuil dominé par son accent fascinateur, votre rêve a-t-il dit aussi que ma vie s'écoulerait avec vous?

Meneh-Ouiakon ne répondit point; mais, tournant à lui, s'il touchait à notre malade, il le faudrait tuer. Je suis ogiemau [39] de la dame des femmes; je te le commande.

[Note 39: Proprement chef, mais dans ce sens il signifie plutôt grand maître, grande-maîtresse,]

—Je le tuerais, dit la Perdrix-Grise.

—A présent, va me chercher la peau du dernier veau que l'on a abattu.

Maggy rentra dans le couloir, après avoir accroché sa lampe à un clou fiché dans la muraille de la galerie.

Au bout d'une minute la vieille squaw reparut.

Elle traînait derrière elle la peau d'un veau fraîchement écorché.

—Enveloppe-moi dans cette peau et couds-la sur mes membres, dit
Meneh-Ouiakon.

Avec une aiguille faite d'une arête de poisson, et quelques menus nerfs d'animal, Maggy exécuta, sans mot dire, l'ordre qu'elle avait reçu.

—Maintenant, reprit la jeune Indienne se mettant résolument à quatre pattes, conduis-moi à l'étable aux bestiaux; puis tu diras à la sentinelle de garde à la porte de la factorerie qu'il est l'heure d'envoyer brouter les bêtes. Après cela tu ouvriras les écuries, et tu amuseras le factionnaire pendant que les animaux passeront sous la porte du fort.

Maggy inclina la tête en signe d'assentiment, et éteignit sa lampe.

La nuit finissait et, à travers les nuages épais qui roulaient au ciel, quelques teintes grises commençaient à se montrer vers l'Orient.

CHAPITRE XIII

LA FUITE ET LES MERVEILLES DU LAC SUPÉRIEUR

Ainsi que la plupart des établissements de même espèce, la factorerie de la Pointe renfermait une certaine quantité de bestiaux. Chaque matin, ces bestiaux étaient lâchés sous la garde de quelques chiens, qui les menaient paître autour du fort ou dans les îles voisines et les ramenaient, le soir, aussi fidèlement que s'ils eussent été accompagnés par des bergers [40].

[Note 40: Cette habitude de confier les troupeaux à la direction des chiens, sans le concours de bergers, est très-générale dans l'Amérique septentrionale. Sur le bord des fleuves, le bétail franchit souvent des espaces considérables à la nage pour aller paître dans les îles environnantes, et le soir il rentre sous la conduite du chien qui l'a guidé dans ses excursions fluviatiles.]

Revêtue de sa peau de jeune taureau, Meneh-Ouiakon se plaça résolument au milieu du troupeau, que la vieille Maggy fit aussitôt sortir de l'écurie à coups de houssine.

—Tu ne te couches donc pas plus que les chouettes, sorcière! grommela le factionnaire auquel elle demanda d'ouvrir la porte du fort.

—Mon frère dormait, car, sans cela, il aurait vu que le jour va luire, répondit ironiquement Maggy.

—Le jour! le jour je suis sûr qu'il n'est pas plus de minuit…

—Si je disais au chef qu'il m'a fallu éveiller mon frère…

—Tais-toi! tais-toi! je te donnerai un verre d'eau-de-feu; surtout, ma soeur, ma bonne soeur, ne dis pas au capitaine que je sommeillais, repartit la sentinelle d'un ton singulièrement radouci.

—Il ne le saura pas. Alors que mon frère se hâte de laisser passer les bêtes, car le soleil ne tardera pas à se montrer.

La porte fut immédiatement ouverte, et, mugissant, bondissant les uns sur les autres, se bousculant, les bestiaux se précipitèrent, en tumulte, sur la grève du lac.

Malgré la prudence et l'agilité qu'elle déploya au milieu des lourds ruminants, Meneh-Ouiakon faillit être victime de sa hardiesse dans ce court mais périlleux trajet, car un fougueux taureau, voulant devancer les autres, la heurta violemment. Et il l'aurait renversée, foulée aux pieds, peut-être écrasée, si, par un mouvement rapide, elle n'eût fui entre ses jambes.

Cet accident évité, elle fut sauvée, en liberté!

Le soleil n'était pas encore levé, mais déjà un brouillard épais achevait de fondre les objets dans la pénombre du crépuscule matinal.

On ne distinguait pas à cinq pas devant soi.

Meneh-Ouiakon se redressa, se débarrassa, en un tour de main, de la peau dont elle était couverte, la mit sous son bras, et sauta dans un des canots d'écorce amarrés le long du rivage.

Combien peu, même parmi les bateliers canadiens, ces hardis marins, les plus intrépides du monde, eussent osé s'aventurer sur le lac Supérieur, à travers cette brume si intense qu'on l'eût pu couper au couteau, pour nous servir d'une locution du pays!

Et, cependant, la jeune Indienne s'y élança, sans boussole, sans vivres d'aucune sorte, avec son seul instinct pour phare, son amour de Dubreuil pour espoir!

Toute la journée elle resta, accroupie sur les talons, clans le léger esquif, pagayant avec la vigueur d'un homme, ne s'arrêtant ni pour se reposer, ni pour prendre de la nourriture.

Mais, quelques heures après qu'elle se fut embarquée, l'astre du jour avait, après une lutte opiniâtre, vaincu, et déchiré le voile grisâtre qui l'enveloppait, et il s'était déployé dans toute sa glorieuse splendeur, pour réjouir les êtres animés et féconder la terre.

Meneh-Ouiakon, côtoyant le bord méridional du lac, avait passé tour à tour la rivière Montréal, que commande à droite une haute montagne; la pointe de la Petite-Fille; et enfin elle avait fait halte à la rivière Noire.

Là, elle déterra et mangea des oignons qui croissent abondamment dans ces parages; puis, s'étant rafraîchie à l'onde du lac, elle se remit en route avec autant d'ardeur que si elle eût fait un repas substantiel et réparé ses forces par un long sommeil.

Toute la nuit notre brave Nadoessis poursuivit sa route. Au matin, elle se trouvait à la baie de la Pêcherie, où sa bonne fortune voulut qu'elle rencontrât un de ces voliers de pigeons ramiers,—appelés tourtes par les Canadiens, me-me par les Indiens du lac Supérieur,—qui se présentent par bandes si nombreuses dans l'Amérique septentrionale, au retour du printemps.

Avec sa pagaie, Meneh-Ouiakon tua une vingtaine de ces volatiles, en fit cuire deux dont elle déjeuna, serra les autres en un coin de son canot, sous une couche d'herbages humides pour qu'ils se conservassent frais, et repartit heureuse de n'avoir pas encore été troublée dans sa fuite.

Comme le soleil allait se coucher, elle arriva à la presqu'île Kiouinâ. Meneh-Ouiakon avait résolu d'y camper pendant la nuit, et de traverser le lendemain la presqu'île, son canot sur les épaules, ce qui devait abréger sa course de près de trente lieues.

Le portage [41] a deux mille pas de longueur.

[Note 41: Pour la signification de ce terme, voir la première série des
Drames de l'Amérique du Nord.]

La jeune fille était trop fatiguée pour le faire ce soir-là. Elle s'arrêta à la pose, à vingt pieds au-dessus du niveau du lac, et, avec sa peau de veau étendue sur deux piquets, se dressa une petite tente.

Après avoir pris quelques aliments, elle s'étendit sur le sable, sous sa tente, et tomba dans un profond sommeil, dont elle ne fut tirée que par cette exclamation échappée au plus bruyant enthousiasme:

—Cent mille millions de carabines! la jolie créature pour une sauvagesse, sans t'offenser, mam'selle!

Meneh-Ouiakon s'était éveillée en sursaut. Elle bondit sur ses pieds avec la vivacité d'une panthère, et darda sur le perturbateur de son repos un regard incisif.

Aux naissantes clartés de l'aube, elle vit un personnage singulier, étirant complaisamment de longues moustaches jaunes, qui la contemplait avec une vivacité rien moins que modeste et dont le sons ne trompa point la jeune Nadoessis.

—Oui, là vraiment, tu es fièrement belle pour une sauvagesse, et si tu avais seulement la chose de comprendre le français, nous nous entendrions bien vite, ma poulette, fit-il en étendant la main comme pour lui prendre la taille.

Sans rien dire, l'Indienne recula d'un pas; mais le feu de ses prunelles s'était adouci.

—Quel malheur, poursuivit l'homme avec, un accent de regret sincère, quel malheur que ça ne sache pas la langue des braves! Sans cela, ma foi, je serais bien capable de lui offrir ma main, aussi sûr que je m'appelle Jacot Godailleur Mais, ajouta agréablement l'ex-cavalier de première classe, en roulant, de plus en plus belle, ses moustaches entre le pouce et l'index et en se balançant, d'un air conquérant, sur la pointe du pied, mais y a un langage que saisissent tous les coeurs, blancs, rouges, jaunes on noirs.

Et il se pencha, de nouveau, pour saisir Meneh-Ouiakon dans ses bras.

—Que désire mon frère? demanda froidement celle-ci.

—Vous parlez français! tu parles français! elle parle français! s'écria le dragon d'un ton aussi stupéfait que s'il eût entendu un quadrupède lui répondant dans sa langue.

Puis, après un moment de silence, donné à la surprise, il reprit avec la joyeuse insouciance qui lui était habituelle:

—Mais ça me va parfaitement. D'abord, sans vous offenser, comment vous appelle-t-on, mam'selle?

Meneh-Ouiakon ne répliquant pas, Jacot Godailleur continua:

—Vous voudrez bien, n'est-ce pas, m'obliger, et je vous récompenserai comme vous le désirerez. Si le mariage même ne vous dégoûte pas, eh bien! nous nous marierons, à la mode de mon pays ou du vôtre; c'est-il dit? Si vous êtes aussi bonne que vous êtes belle, je ne ferai pas un trop mauvais marché, après tout, car vous êtes tonnerrement taillée pour l'amour, ma petite. Jacot Godailleur, ex-cavalier de 1re classe au 7e régiment de dragons, s'y connaît, croyez-le.

—Mon frère, dit la jeune fine, est l'esclave d'un chef français?

—Esclave! moi! jamais! brosseur, à la bonne heure, et je m'en flatte, mam'selle. J'ai été le brosseur de mon mar'chef, un propre soldat. Le connaîtriez-vous? alors, si vous avez eu l'avantage de lui plaire, je retire mes propositions. Sauf votre respect, mam'selle, je ne vais jamais sur les brisées de mes supérieurs. Mais, où est le mar'chef, dites?

—Adrien Dubreuil est prisonnier, répondit Meneh-Ouiakon.

—Les brigands ne l'ont donc pas tué? vous l'avez vu? vous lui avez parlé? quand? où? s'enquit l'ex-dragon avec une volubilité extrême.

—Je l'ai vu, je lui ai parlé, il y a trois nuits, dit l'Indienne.

—Où, dites-moi.

—Aux îles des Apôtres.

—Connais pas, fit Jacot avec un mouvement des épaules. Mais, ajouta-t-il d'un ton suppliant, vous m'indiquerez le chemin.

—Non, dit Meneh-Ouiakon; si mon frère désire être utile à son maître, il fera mieux de me suivre.

—Vous suivre! mais j'irais au bout de la terre, sans vous manquer de respect, mam'selle. Car figurez-vous que j'ai été pris avec le mar'chef par ces scélérats d'assassins, que leur capitaine, un diable rouge, m'a mordu au cou, jeté à l'eau; que je suis rentré à la nage dans le bateau, ou j'ai retrouvé le mar'chef, mais pas pour longtemps, car, au milieu de la nuit, regardant par un panneau de la goélette et voyant qu'elle voguait près de terre, j'ai pensé que je ne pouvais pas servir le mar'chef, tandis que je courais risque de me desservir beaucoup moi-même en restant sur le navire, et j'ai pris de la poudre d'escampette. Ah! si j'avais su! Je gagne le bord; j'attends le jour pour m'orienter. Je découvre des tas de gens. Bon, je me dis, te voilà sauvé, Godailleur. Mais c'étaient des Américains qui travaillaient aux mines de cuivre. Ils ne me comprenaient pas, ni moi non plus. A grand'peine j'ai pu vivre depuis ce temps-la… Quel coquin de pays, sauf votre respect, mam'selle! Ça ne fait rien, si le mar'chef ne vous a pas… vous m'entendez… et si vous pouvez me fournir le moyen de retourner en France… ma foi, mille millions de carabines, je vous épouse! Mais, il paraît que vous me connaissez aussi!

—Je te connais, mon frère.

—Ah! j'y suis, le mar'chef vous a parlé de moi!

—Ton chef m'a parlé de toi.

—Mais, sans vous offenser, fit alors Jacot Godailleur l'un ton méditatif, vous me tutoyez comme si nous avions été camarades de lit pendant tout un congé est-ce qu'il me serait permis de vous rendre la réciproque, sauf votre respect?

Cette question saugrenue demeura sans réponse.

Meneh-Ouiakon ne l'avait pas entendue, tout occupée qu'elle était à examiner un point presque imperceptible sur le lac.

—Mon frère, dit-elle soudain, je vais chercher du secours pour ton chef. Es-tu disposé à m'accompagner?

—A l'extrémité du monde, je le répète.

—Viens alors.

—Mais où irons-nous?

—Au Sault-Sainte-Marie.

—C'est diablement loin, dit le dragon.

—Ton coeur est-il timide comme celui d'un lièvre? Alors, reste ici.

—Pas du tout, pas du tout, riposta Jacot. C'est que ce n'est pas gai ici, ma colombe. J'aime bien mieux faire trois ou quatre étapes en tête à tête avec un aussi gentil compagnon de route.

Ce disant, le galant ex-cavalier de 1re classe se rapprocha de Meneh-Ouiakon dans l'intention de lui prouver qu'il était un digne appréciateur de ses charmes.

Mais elle se rejeta en arrière en s'écriant d'un ton noble et fier qui glaça les dispositions galantes de Jacot.

—Esclave, sois respectueux, si tu veux que la fille des sachems nadoessis te conserve une partie de l'amitié qu'elle a pour ton chef.

Ensuite, elle replia sa tente, plaça son canot sur sa tête sans prêter l'oreille aux instances de Godailleur, qui la priait de lui permettre de porter l'embarcation, et, d'un pas rapide, s'avança vers la cime du cap.

Emerveillé, fasciné, le dragon la suivit, en poussant, de temps à autre, des exclamations laudatives.

En moins d'un quart d'heure, ils atteignirent un terrain plat, marécageux, planté de saules, de trembles nains et de frênes.

A travers ce marais, qui pouvait avoir un mille d'étendue, et où s'élevaient, çà et là, des huttes de castors, serpente un ruisseau d'eau vive.

L'Indienne y lança son canot et s'y établit à l'arrière, sa pagaie à la main.

—Sauf votre respect, mam'selle, cette coquille de noix ne pourra jamais nous soutenir tous les deux! dit Jacot d'un ton inquiet.

—Monte, mon frère, et ne crains rien.

—Du diable si j'oserais.

—N'aie donc pas peur!

—Mais ça va chavirer, reprit Godailleur qui, entrant dans l'eau jusqu'à mi-jambe, avait pose un pied dans le frêle esquif.

—Couche-toi à l'avant et ne bouge pas.

Jacot obéit, non sans trembler quelque peu, et le canot glissa dans la baie profonde formée par le lac Supérieur au sein même de la presqu'île Kiouinâ.

Le ciel était d'un bleu sans tache, l'air vif. On respirait, à pleins poumons, les fortifiantes senteurs des plantes qui commençaient à fleurir; cent oiseaux, au brillant plumage, babillaient sur l'onde, ou voltigeaient, en caquetant, dans les branches des arbres; Meneh-Ouiakon se prit à adresser sa prière à l'Éternel:

       Rot Ko ni yest ne Ra nih ha,
       Ne o ni Roe wâ ye,
       Ne o ni ne sa da yough touh,
       Ro ni gogh vi yough stouh…[42]

[Note 42; Mot à mot:

       Au Père, au Fils, au Saint-Esprit,
       Le Dieu que nous adorons,
       Gloire soit, comme a été, est maintenant,
       Et sera tout jamais.]

Elle achevait cette hymne si belle, si musicale en l'idiome dont elle se servait, quand le canot déboucha dans le lac Supérieur.

—Vous avez déjà fini, mam'selle? demanda Godailleur d'un ton de regret. Je n'y ai pas compris un mot, mais n'empêche qu'elle est diablement harmonieuse, votre chanson, et si vous vouliez m'en dire encore un couplet on deux…

—Mon frère, ne remue pas ainsi, car tu ferais verser le canot, dit Meneh-Ouiakon, à qui un mouvement du dragon avait failli faire perdre l'équilibre.

—C'est, répondit Jacot, que ça me transporte, sauf votre respect, mam'selle.

L'Indienne ne répondit pas, et, malgré sa bonne envie de jaser, l'ex-cavalier de 1re classe ne réussit pas à lui arracher une parole pendant le reste de la journée.

Le canot, lourdement chargée, ne marchait pas au gré de l'impatience de
Meneh-Ouiakon, qui se serait repentie d'avoir emmené Godailleur avec
elle, si elle n'avait pensé qu'il l'aiderait près du père Rondeau, au
Sault-Sainte-Marie.

A la nuit close, ils atterrirent à la pointe aux Gâteaux, près des îles
Huron, pour souper et se reposer.

Jacot était moulu de fatigue, à cause de la position incommode qu'il avait du observer. Mais, ignorant l'art de pagayer, il aurait plutôt gêné sa batelière, en cherchant à la seconder, qu'en se tenant couché au fond du canot.

Le lendemain, ils repartirent avant l'aurore et atteignirent, vers midi, le Détour, près de la Grande-Île.

Pour la première fois, l'ex-dragon vit une de ces merveilles que la
Providence a libéralement semées dans le lac Supérieur et sur ses côtes.

C'est un vase en grès jaune, ayant vingt pieds d'élévation, douze de circonférence à son extrémité supérieure, et dont les dimensions sont aussi parfaites que celles d'une coupe de cristal taillée par un ouvrier habile [43]. Rien n'égale l'élégance de cette curiosité naturelle; Rien de comparable à l'étonnement qu'elle cause, si ce n'est, cependant, la série de prodiges de même espèce, dont elle n'est, en quelque sorte, que le prélude.

[Note 43: Nous croyons devoir faire remarquer que cette description, et toutes celles que l'on va lire, ne sont pas le fruit de l'imagination de l'auteur, mais d'une vérité que surpasse beaucoup encore la réalité.—Editeur.]

A six milles de là, vous trouvez l'Autel et l'Urne, deux nouveaux jeux de la nature; un intervalle de cent mètres, coupé à distance égale par un ruisseau, les sépare. De même que le Vase, ils sont en grès jaune très-friable. Leur hauteur peut égaler dix mètres. L'Autel se compose de trois blocs. L'Urne est un monolithe dont le sommet a cinq mètres de rayon et le piédestal à peu près deux.

Dressés sur le bord du lac, eux aussi semblent défier la production humaine la plus parfaite.

Mais nous ne faisons qu'aborder ces monuments gigantesques de la puissance et de l'art divins.

Voici que se présentent les Rochers-Peints, cet incroyable spectacle dont le lac Supérieur a l'unique privilège.

La rive méridionale croît, monte; elle touche aux nues. L'orgueil de l'homme s'abaisse, il se rapetisse, il se replie, s'effraie devant la sublimité de la scène.

Ces rochers sourcilleux, suspendus dans les airs, couronnés par de sombres forêts de pins, troués à leur base par de noires cavernes où les eaux s'engouffrent avec des bruits plus effroyables que les roulements du tonnerre, et ces couleurs éclatantes,—or, argent, pourpre, azur, émeraude,—si savamment distribuées leur face, tout concourt à troubler l'âme, à lui infliger le sentiment de son humilité et du pouvoir de l'Éternel Créateur. Non-seulement ces couleurs sont ombrées et fondues d'une manière surprenante, mais, comme le dit avec raison un voyageur américain, elles offrent, en quelques places, de véritables tableaux [44], dessinés sur le roc, avec une correction de lignes, une combinaison, un brillant de teintes, dont la contemplation ne fatigue jamais l'oeil, et auxquelles l'esprit ne parvient jamais à s'accoutumer suffisamment pour les regarder sans que quelque crainte se mêle à son admiration.

[Note 44: Ces tableaux naturels, d'une grande régularité de dessin, ne sont pas rares en Amérique. Dans les Derniers Iroquois, j'ai déjà essayé de décrire celui que l'on remarque sur les bords si pittoresques du Saguenay.]

Ici, c'est un paysage avec des arbres dont vous reconnaissez l'essence, le mur d'un parc ou d'un jardin, une pièce d'eau, et, tout à fait dans le fond, broute un troupeau conduit par un berger, coulant du faite des rockers, les eaux, trempées de minerai de fer ou de cuivre, ont peint un château gothique. Et quel château! Un séjour de géants. Il a deux cents pieds de haut, ses fenêtres ogivales, avec leurs vitraux en losange, en ont cinquante ou soixante, et ses portes crénelées, flanquées de tourelles, une centaine au moins!

Passons à cette plaque de granit, veinée comme de l'agate et resplendissante de mille feux aux rayons du soleil. Le morceau embrasse vingt pieds carrés. Essayer de décrire la variété, la richesse de ses tons, impossible! impossible! l'imagination y échouerait même.

Mais j'aperçois flamboyer, sur cet immense rempart, cette oeuvre cyclopéenne dont l'étendue, l'altitude, trompent mes sens; j'aperçois flamboyer un incendie. C'est une forêt en feu. La fumée roule en larges spirales; à travers ses nuages épais scintillent des flammèches; les arbres se rompent, ils chancellent, roulent à terre, des troncs embrasés s'échappent des tisons ardents; vous semble-t-il pas entendre le bruit de leur chute?

La conflagration brille au loin, elle nous poursuit, dévore tout sur son passage;… mais enfin ses horreurs s'éteignent, se perdent dans de profondes et fraîches vallées, aux verts ombrages toujours riants, ou l'on aimerait se promener, à rêver, si le fracas affreux qui se fait sous les pas ne rappelait bientôt que toutes ces scènes, vallons, incendie, manoir, parc, troupeaux, ne sont que des fictions, des mirages décevants.

Notre vue s'est heurtée tout à coup aux lourdes assises du Château de Roche, qui mesurent trois cents pieds de haut et se réfléchissent à plus de soixante dans le miroir du lac, château tout hérissé de colonnes brisées, de décombres énormes, dont les arêtes saillantes, les gouffres informes, insondables, produits par l'accumulation des blocs tombés des caps voisins, donnent le frisson, le vertige, quand on plonge les regards à ses pieds.

Silencieusement, avec une éblouissante rapidité, le canot qui porte Meneh-Ouiakon et Jacot Godailleur a filé devant ce féerique panorama que l'ex-dragon voit se dérouler sous ses yeux avec un mélange d'étonnement et d'effroi, mais auquel l'Indienne ne prête pas la moindre attention.

Elle pagaie, pagaie de toute sa vigueur. Son bras fatigue la rame sans se lasser.

Parfois elle tourne la tête, une seconde ses noires prunelles vers l'ouest on apparaît un canot monté par un seul homme, et murmure:

—C'est Judas. Je l'avais deviné à la pointe Kiouinâ; je le reconnais maintenant. Il ne me reste qu'un moyen de lui échapper, c'est en me réfugiant sous la Portaille.

CHAPITRE XIV

LA FUITE ET LES MERVEILLES DU LAC SUPÉRIEUR, (suite)

La Portaille, disent les aventuriers français du Nord-Ouest, dans leur langage si imagé, si vivement énergique; le Portail, écrirait un puriste; Cave Rock, traduisent les Anglo-Saxons, dénaturant, comme ils l'ont fait partout en Amérique, le nom primitif, et affaiblissant, dans leur pauvre traduction, l'idée attachée à la chose par les premiers découvreurs; la Portaille occupe une place prééminente entre les colossales singularités des Rochers-Peints.

C'est une sorte de tour quadrangulaire, qui se projette dans le lac Supérieur, avec des pans coupés à pic et dont la base est percée, sur trois faces, par trois ouvertures immenses assez semblables au portique d'un temple. Ce remarquable rocher, d'une élévation qui dépasse peut-être cent mètres, offre la même diversité de couleurs que les strates avoisinantes; mais la corniche semble avoir blanchie par le temps et l'action des éléments, ce qui ajoute encore à l'étrangeté de son aspect. D'énormes fragments, détachés de la crête sans doute par les mêmes agents, gisent alentour.

On dirait vraiment que le tout est une oeuvre d'art dont des géants ont été les constructeurs.

—Mais, mam'selle, sans vous offenser, nous allons nous perdre s'écria Jacot Godailleur, en voyant que Meneh-Ouiakon dirigeait le canot vers l'arche occidentale de la Portaille.

—Que mon frère se rassure, la fille des sachems connaît ce passage.

—Se rassurer, se rassurer, que je me rassure; c'est bien aisé à dire, murmura l'ex-dragon. Mais mille millions de carabines, ça ne doit pas être agréable de naviguer là-dessous, avec une montagne sur la tête et plus de cent pieds d'eau sous la semelle de ses bottes. Encore de l'eau qui est claire, claire qu'on se verrait au fond si on y était.

Tout haut il ajouta:

—Pour l'amour de Dieu où du diable, car je ne sais pas au juste quelle est votre religion, n'allons pas dans ce trou.

Meneh-Ouiakon avait tourné la tête; le canot qui la poursuivait approchait de plus en plus. Une portée de flèche à peine le séparait.

La grande taille de Judas, lieutenant du Mangeux-d'Hommes, se distinguait parfaitement au milieu de l'embarcation.

L'Indienne redoubla d'efforts pour s'enfoncer promptement dans la caverne.

—Par la vertueuse Shilagh, femme du bienheureux saint Patrice, patron de mon pays natal! tu as beau faire, négresse rouge, je te rattraperai, cria Judas d'une voix perçante, dont les échos du rivage répétèrent dix fois les accents.

—Qui est-ce qui parle? qui est-ce qui parle, mam'selle? demanda l'ex-cavalier de 1re classe en faisant un mouvement pour regarder du côté d'où venait le son.

Le canot vacilla et menaça de chavirer; sa course fut retardée de quelques secondes.

—Tiens-toi tranquille, mon frère, dit Meneh-Ouiakon avec une teinte d'impatience.

—Non, non, répétait Judas, tu ne m'échapperas pas, et je te donnerai des leçons d'amour, moi, par Jésus-Christ!

—Tiens, fit Jacot, qui, s'étant soulevé doucement sur ses coudes, avait fini par apercevoir l'autre embarcation, quoiqu'il n'en pût être vu, parce que l'Indienne le masquait, tiens, c'est ce grand escogriffe, ce gibier de guillotine, qui….

Un coup de fusil l'interrompit.

La balle frappa et troua la proue du canot, mais heureusement sans atteindre nos fugitifs.

—Oh! je ne voulais pas te tuer, la belle; seulement te casser le bras pour t'arrêter, vociféra Judas, en rechargeant son fusil.

—Le bandit des bandits! maugréait Jacot entre ses dents. Ah! si j'avais seulement une bonne carabine du 7e dragons.

—Silence! dit froidement Meneh-Ouiakon, que la détonation de l'arme à feu n'avait pas fait sourciller. Ils entraient sous la voûte!

—Silence? pourquoi? demanda Godailleur.

—Nous sommes dans le séjour de Matchi-Monedo; interdit de parler, et ceux qui n'obéissent pas à ses ordres, il les écrase, répondit la jeune fille; car, bien qu'initiée depuis son enfance à la religion catholique, elle ne pouvait encore, comme la plupart des Peaux-Rouges convertis, se défendre d'un certain penchant aux superstitions qui caractérisent si fortement les races sauvages.

Suivant la tradition indienne, la Portaille est habitée par Matchi-Monedo, le Mauvais-Esprit. On lui doit, on lui fait des présents (monedo-oun). Mais il ne permet pas de causer dans son empire, sans quoi il vous tue…………………………………………. très-tendre et très-friable, qui cède, tombe en fragment parfois considérables, à la moindre pression.

L'éclat de la voix suffit même à la faire choir, d'où l'idée naïve que le Mauvais-Esprit punit de mort ceux qui ne savent pas retenir leur langue dans son palais.

Jacot Godailleur, ne connaissant point Matchi-Monedo ignorait ses injonctions. Peut-être que s'il eût connu l'un il eût méprisé les autres; peut-être aussi y eût-il déféré avec autant de soumission qu'un Indien, car, tout civilisé que nous soyons, tout éclairés que nous nous estimions nous n'avons pas encore renoncé à certains préjugés, certaines chimères sucées avec le lait, et qui font, en maintes circonstances, des plus fameux de nos héros, comme les Napoleon Ier, les Wellington, les Pierre le Grand, des enfants pusillanimes et inavouables.

Dans un sac de peau de vison, qu'elle portait pendu au cou, Meneh-Ouiakon prit quelques grains de maïs, de riz sauvage, avec les becs et les griffes des pigeons abattus l'avant-veille, et les jeta dans l'eau.

Puis, ayant quitté sa pagaie, qui fut déposé, doucement au fond du canot, elle le fit avancer sous l'arche, en se servant de ses deux mains comme de deux nageoires aux deux côtés de l'embarcation.

Malgré la faiblesse apparente de ce moyen, l'esquif sillait vivement les ondes diaphanes, et sans plus de bruit que s'il eût été conduit par la baguette d'un enchanteur.

Pour n'être pas positivement un poltron, l'ex-cavalier de 1re classe ne se sentait pas à l'aise dans cette caverne, aux murailles fantastiques, armées, comme une herse, de pointes longues, lourdes, aussi affilées que des aiguilles, où de masses colossales de toutes formes, et dont quelques-unes ne paraissaient soutenues que par un fil.

Il frémissait la pensée que la chute d'un seul de ces mille pendentifs, que les lueurs du jour, faiblissant à mesure qu'ils avançaient, éclairaient de teintes lugubres, les submergerait à tout jamais, dans un abîme dont la transparence extraordinaire du lac, sous la voûte, rendait l'horreur plus grande encore.

Lui, qui eût affronté en souriant la mort sur un champ de bataille, il en concevait là une épouvante qui glaçait son sang et baignait ses membres d'une sueur froide.

Le silence de la tombe régnait dans ces lieux, que les anciens eussent assurément pris pour la porte de leur Ténare: il en doublait l'effroi.

Tout à coup retentit le ruissellement de deux avirons battant l'eau avec violence.

—Ah! je te tiens enfin! braille le lieutenant du Mangeux-d'Hommes.

Et dans la caverne s'élance, comme un loup sur sa proie, le canot que dirige Judas.

—Oui, je te tiens répète-t-il avec les accents d'une joie frénétique; je te tiens, et, par la vertueuse Shilagh, femme du bien…

A ces cris, la Portaille s'était emplie de sons formidables comme la répercussion de cent pièces d'artillerie.

Tant de voix, tant de vibrations partaient, se heurtaient, se fracassaient dans les cavités de l'antre, que l'oreille en était assourdie, la tête brisée.

Un instant, l'ex-dragon crut que son cerveau, martelant son crâne comme une enclume, allait le faire éclater.

Mais, alors que Judas proférait son juron favori, un grondement sourd, mat, succède à ces meurtrières clameurs. L'eau jaillit avec force et couvre d'une pluie battante le canot de Meneh-Ouiakon, qui se trouve précipitamment chassé hors de la Portaille, par l'entrée orientale.

—Matchi-Monedo est descendu de son toit, et il m'a délivrée de mon ennemi, dit l'Indienne, en considérant avec émotion cette prodigieuse quantité de rochers tombés de la voûte de la caverne, et qui interdit maintenant le passage entre les deux orifices latéraux.

—Mille millions de carabines! j'ai cru que je n'en reviendrais pas, sauf votre respect, mam'selle, ajouta Jacot Godailleur en respirant à pleins poumons.

—Mon frère n'avait rien à redouter. Meneh-Ouiakon avait fait au Mauvais-Esprit le pugedinegay'win [45] nécessaire, et il l'a protégée.

[Note 45: Proprement, sacrifice.]

—Le? demanda Jacot, en ouvrant de grands yeux.

—Elle avait fait les présents nécessaires.

—Ah! j'y suis. Et, comme ça, vous croyez, mam'selle, sans vous offenser, que votre Mauvais-Esprit est venu tout exprès pour envoyer ad patres cet efflanqué d'assassin, homicide, parricide…

—Matchi-Monedo ne nuit pas à ceux qui lui sont fidèles.

—Alors, sauf votre respect, c'est un bon et pas mauvais esprit.

—Mon frère est trop subtil pour moi, dit l'Indienne, en se remettant à pagayer.

—Trop subtil, trop subtil! murmura l'ex-cavalier; il n'y a pas de subtilité là-dedans: ou il est mauvais, ou il est bon? de deux choses l'une. S'il est bon, pourquoi l'appeler mauvais? s'il est mauvais, pourquoi nous a-t-il tirés des griffes de ce vaurien? Je ne connais que ça, moi. Ah! si le mar'chef était ici, il m'aurait bien vite expliqué ce mystère, comme disait monsieur notre curé. Mais, à propos, qu'est-ce qu'il avait à nous poursuivre ainsi, le Judas bien nommé? Eh! mam'selle?

—Que veut mon frère?

—Maintenant que nous pouvons causer, voulez-vous avoir la bonté, sans vous manquer de respect, de me permettre de vous poser une toute petite question?

—Mes oreilles sont ouvertes. Parle.

—Vous ne vous fâcherez pas?

—J'écoute, dit tranquillement Meneh-Ouiakon.

—Je voudrais simplement savoir d'où vient que ce brigand courait après vous.

L'Indienne rougit quelque peu; mais aussitôt elle repartit:

—J'ai dit à mon frère que j'allais au Sault-Sainte-Marie chercher du secours pour son chef, qui est prisonnier du Mangeux-d'Hommes.

—Ah! bien, je comprends. Mais vous restiez donc avec eux, les Apôtres, sans vous manquer de respect? continua Jacot avec un air curieux.

Meneh-Ouiakon répliqua d'un ton froid

—Mon frère veut trop savoir; il ne saura rien.

Après ces mots, elle retomba dans un mutisme complet, d'où elle ne sortit qu'à leur arrivée dans la baie de la Chapelle.

La nuit approchait.

—Mon frère, dit Meneh-Ouiakon, il faut descendre du canot dans le lac.

—Volontiers, mam'selle, mais dans quel but?

—Parce que l'eau n'est pas assez profonde.

—Oui, oui, je conçois, dit-il en se levant et tournant entre ses doigts sa coiffure qu'il avait ôtée de dessus sa tête.

Sa mine était si embarrassée que l'Indienne lui demanda:

—Mon frère désire-t-il quelque chose?

—Ah! si vous y consentiez!

—Délie ta langue.

—Souffrez, sauf votre respect, mam'selle, en la couvant du regard, que je vous porte sur mes épaules jusqu'au rivage.

Meneh-Ouiakon se mit à rire.

—Non frère est fou, répliqua-t-elle.

Et, sautant dans le lac avec légèreté, tandis que Godailleur en sortait assez lourdement, elle s'attela au canot et le traîna jusqu'à la berge, dans une petite anse, au pied même de la Chapelle.

La chapelle, ou le Doric Rock, ainsi que l'ont rebaptisée les Anglais [46], est le vestibule des Rochers-Peints. La structure de ce roc étrange, son nom l'annonce.

[Note 46: J'ai déjà montré, dans mes précédents ouvrages, combien cette déplorable manie d'altérer les noms propres, déployée par la race anglo-saxonne, remplit de confusion la géographie de l'Amérique Septentrionale. Deux nouveaux exemples, pris sur les lieux mêmes dont je parle, achèveront d'en illustrer le ridicule. Sur diverses cartes, le Gros-Cap, situé, comme l'on sait, à l'entrée du lac Supérieur, est désigné sous le nom de Crow-Cape, parce que les voyageurs anglais, ignorant le français, ont prix gros pour crow, qui signifie corbeau. Ailleurs, sur le lac Huron, ils ont fait, d'un passage appelé les Chenaux, The Snows (les neiges)! J'en pourrais malheureusement citer bien d'autres!]

Trois marches de grès naturelles, peu régulières, conduisent au temple, qui s'élève à trente pieds environ la surface du lac. Ce temple représente un arceau élevé d'une quarantaine de pieds, dont la voûte, d'un mètre d'épaisseur, est supportée aux quatre angles par quatre piliers, qui ont six à huit pieds de diamètre. Elle est excessivement intéressante, mesure une longueur quinze mètres environ, et donne naissance et vie à plusieurs cèdres fort gros et dont l'un atteint douze pieds circonférence.

Il est saisissant au possible l'effet produit par ce monarque des forêts, qui, de loin, figure le clocher de la Chapelle.

Quel pays, quelles scènes, quels spectacles grandioses!

Le brave Godailleur s'imaginait faire un rêve, car toutes ces merveilles il ne les avait pas soupçonnées, en effectuant sur la Mouette le trajet du Sault-Sainte-Marie à la pointe Kiouinâ.

La tempête l'avait empêché de les voir.

Aussi restait-il là, devant la Chapelle, les bras ballants, les prunelles hors de leurs orbites et les pieds encore dans l'eau oubliant, en son extase, de prêter aide à Meneh-Ouiakon.

Les forces de la vaillante Indienne étaient considérablement épuisées. Cependant, aussitôt à terre, elle ramassa du bois, alluma du feu avec deux branches de cèdre sec frottées l'une contre l'autre, et fit cuire le reste de sa provision de pigeons, qu'elle partagea avec son compagnon.

Ils se couchèrent ensuite, elle sur la grève, roulée dans sa peau de veau, Jacot Godailleur derrière la Chapelle, à cent pas de la jeune fille, sous un massif de saules qui le masquait entièrement.

Inutile de dire qu'un sommeil pesant vint bientôt clore leurs paupières.

La nuit avait envahi le lac Supérieur. Mais le ciel était azuré, constellé de pierreries, et la lune ne tarda pas à monter à l'horizon. L'immense mer intérieure apparut alors comme une cuve d'argent en fusion où miroitaient mille lueurs tremblotantes.

Les bruits autour de la Chapelle étaient légers, harmonieux; c'était la brise qui frémissait dans le feuillage des sapinières, le frou-frou d'une chauve-souris passant et repassant sous la voûte, et, à de rares intervalles, le sautillement de quelque poisson blanc hors de l'onde moirée.

Tout à coup un son cadencé, quoique faible, trouble cette nocturne musique: ou plutôt il la change, lui prête des notes nouvelles.

Le sommeil des dormeurs n'en est pas interrompu.

Le son prend de la consistance, il augmente, il domine le concert.

Puis un canot débouche dans la baie, avance, touche légèrement au rivage.

Les premiers bruits autour de la Chapelle ont repris leur empire.

Ce n'est plus que la brise qui frémit dans le feuillage des sapinières, le frou-frou d'une chauve-souris passant et repassant dans les airs, et, à de rares intervalles, le sautillement de quelque poisson blanc hors de l'onde moirée.

Cinq minutes s'écoulent.

Le sommeil des dormeurs n'est pas interrompu.

Meneh-Ouiakon fait un beau rêve. Elle soupire, ses bras s'entr'ouvrent comme pour serrer une image chérie. Sur ses lèvres glissent des paroles d'amour.

Mais un cri d'effroi lui échappe maintenant. Elle se dresse, jette autour d'elle des regards effarés.

Comme dans un étau, une main rude l'a saisie par le poignet; un homme est devant elle.

C'est Judas, le lieutenant du Mangeux-d'Hommes

—Asseyons-nous et causons, la belle, dit-il d'un ton sec et pénétrant comme la lame d'un poignard.

Meneh-Ouiakon recouvre sur-le-champ son sang-froid.

—Mon frère est lâche comme le carcajou, dit-elle.

—Possible. Mais asseyons-nous, car je suis fatigué et tu m'as fait faire une course qui aurait dégoûté moins amoureux que moi.

En disant ces mots, il la force à s'asseoir à côté de lui.

—Tu sais, continua-t-il sans lui lâcher le bras, que ce n'est point par affection pour Jésus que je t'ai enlevée de Fond-du-Lac, après ta première fuite, pour te ramener à la Pointe. J'avais mes vues; oui, par la vertueuse Shilagh, femme du bienheureux saint Patrice!

—Je connais ta perfidie.

—Très-bien, alors nous nous entendrons.

—La tribu des Nadoessis saura me venger.

—En attendant, tu es en mon pouvoir, et je, vais profiter de mes droits; car je t'aime et j'ai décidé que tu serais à moi. Allons, soit raisonnable et livre-toi de bon gré.

—Fils de chienne s'écria Meneh-Ouiakon en le souffletant avec celle de ses mains qui était libre.

—Oh! tes injures ne me touchent guère, Judas.

—Tu es si vil!

—Tes coups sont caresses pour moi, ma charmante, et tes paroles, même les plus mauvaises, douces comme miel. Va, cesse de te débattre. Rends-toi plutôt à mes désirs, et je ferai ton bonheur! Vois! la sainte Vierge me tient en sa garde. Sans elle, tout à l'heure, j'aurais et écrasé, anéanti sous cette montagne de pierres qui s'est écroulée entre mon canot et le tien. Viens donc avec moi, délicieuse fille du désert. Je te donnerai autant de ouampums et de jupes de toutes les couleurs que tu en pourras souhaiter. Jamais la chair d'animal ou de poisson ne manquera dans notre wigwam, et je te jure par la vertueuse Shilagh, femme du bienheureux saint Patrice, que toutes les squaws autour des Grands-Lacs envieront ton sort.

Judas avait mis dans l'accentuation de ces paroles une douceur mélangée de passion qui ne lui était pas habituelle. Il fallait qu'il fût bien sérieusement ému pour sortir ainsi de son flegme ordinaire.

Ce n'était plus le même homme; au contact de la jeune fille son sang s'échauffait, sa tête prenait feu, son coeur battait à rompre sa poitrine. Il continua d'un ton agité:

—Si tu comprenais ce que j'ai souffert alors que j'entendais Jésus te parler d'amour! Je l'aurais tué cet homme!… oui, je l'aurais tué! mais j'espérais qu'un jour tu me remarquerais, que tes yeux s'abaisseraient sur moi, qui vivais seul, sans maîtresse, absorbé dans l'amour que tu m'avais inspiré.

—Et c'est parce que tu m'aimes que tu me traites ainsi? dit ironiquement Meneh-Ouiakon.

—Oui, c'est parce que je t'aime que j'ai couru après toi, dès que je me suis aperçu de ta fuite.

—L'amour de mon frère est comme l'amour de l'épervier pour la perdrix; il dévore celle qui en est l'objet.

—Veux-tu te donner à moi? dit-il en cherchant l'embrasser.

—On ne donne, répliqua Meneh-Ouiakon en le repoussant, que ce que l'on possède. Je ne suis pas libre.

—Et si je te lâche, reprit-il d'une voix palpitante, m'accorderas-tu un baiser?

—L'esclave ne peut rien promettre.

—Tiens fit-il en desserrant son étreinte, sois libre; mais je t'en prie, je t'en conjure….

—Et je suis libre! interrompt Meneh-Ouiakon, se précipitant d'un bond au bas des marches qui conduisaient à son canot, qu'elle poussa au large et où elle monta, tandis que Judas s'écriait:

—Imbécile! ma sottise me la fait perdre une seconde fois. Mais elle n'ira pas loin; non, par la vertueuse femme du bienheureux saint Patrice!

Et il courut à son embarcation que, pour surprendre plus sûrement sa victime, il avait laissé à une demi-portée de fusil de la Chapelle.

CHAPITRE XV

LES GRANDS SABLES

Le jour allait bientôt poindre; une traînée lumineuse à l'est l'indiquait.

Meneh-Ouiakon fit appel à toute sa vigueur pour profiter des dernières ombres de la nuit, et chercher dans quelque grotte de la côte un coin où son farouche amant perdrait sa trace.

Mais, avec le retour de l'aurore, le temps avait changé; d'épais nuages d'un gris de plomb ne tardèrent pas à voiler le firmament; le vent du nord-ouest se leva, sifflant avec violence et neutralisant les efforts que faisait la jeune fine pour refouler les vagues blanchissantes qui déjà montaient, hurlaient autour de son embarcation.

Afin de résister à tant de puissantes colères combinées pour sa perte, il fallait un courage héroïque, une force surhumaine; Meneh-Ouiakon possédait le premier, l'instinct de la conservation lui prêta la seconde.

Accroupie dans son canot, elle pagaya pendant deux heures sans regarder une seule fois derrière elle, pour ne pas perdre une seconde dans cette lutte avec les éléments déchaînés.

Mais elle savait bien que son ennemi la poursuivait; et, par intuition, elle devinait qu'il marchait plus vite qu'elle.

Un cri de joie qui, subitement, comme un éclat de la foudre, domina les rugissements de la tempête, confirma ses funestes appréhensions.

Meneh-Ouiakon alors tourne à demi la tête.

Le canot de Judas n'est plus éloigné du sien que d'une vingtaine de brasses.

Que faire?

L'Indienne promène autour d'elle un regard rapide.

De plus en plus furieux, le lac enfle ses flots. Dans cinq minutes il sera impossible à une fragile embarcation d'écorce de le tenir.

Mais sur la droite, à peu de distance, se montre le rivage, dominé par une haute montagne jaune comme le safran.

Cette montagne, Meneh-Ouiakon la connaît; les Nadoessis la nomment
Nega-Wadju, c'est-à-dire la Montagne de Sable, ou les
Grands-Sables, suivant l'appellation qui lui a été donnée par les
Canadiens-Français.

Le parti de l'Indienne est aussitôt pris.

Elle tourne son canot vers cette falaise. L'abordage offre des difficultés, du danger, car les lames, après s'être brisées avec fracas à la grève, reviennent, se replient comme d'énormes serpents sur elles-mêmes, et menacent de mettre en pièces tout ce qui tenterait de leur faire obstacle.

Mais Meneh-Ouiakon, bercée depuis son jeune âge sur le lac Supérieur, en sait affronter les furies.

Elle donne deux vigoureux coups de pagaie, se porte à la crête d'une vague haute comme une colline, y maintient adroitement son esquif, arrive à dix pas de la berge, et au moment où la vague qui l'a amenée va se retirer, elle abandonne son canot pour sauter dans l'eau, et s'accroche, avec l'énergie du désespoir, à une roche erratique, empâtée dans le sable du rivage.

Les flots s'éloignent, laissant pour un moment le batture à sec.

Meneh-Ouiakon se hâte de saisir ce court intervalle et franchit les premiers gradins de la montagne.

Là elle est en sûreté; elle s'arrête pour reprendre haleine. Sa vue tombe sur le lac qu'elle vient de quitter.

Judas s'épuise à imiter son exemple; il n'y peut parvenir. Si parfois il s'approche à quelques toises du bord, un paquet d'eau reflue brusquement sur son embarcation et la repousse au loin.

—Ah! crie-t-il, en grinçant des dents comme une bête fauve, si je n'avais perdu ma carabine sous la Portaille, morte ou vive, je t'aurais bientôt, maudite Peau-Rouge! Mais, patience, je te rejoindrai. Tu ne perdras rien pour attendre!

Après avoir respiré et remercié Dieu dans son coeur, Meneh-Ouiakon se remit en marche.

La montagne n'était pas facile à gravir, surtout alors qu'un ouragan terrible bouleversait ses flancs.

Notre héroïne enfonçait dans le sable jusqu'à mi-jambe, et des tourbillons de gravier l'obligeaient, à tout moment, à se courber en deux pour n'être pas aveuglée.

En atteignant le faite, ce dernier inconvénient, au lieu de diminuer, augmenta encore.

Meneh-Ouiakon aurait pu s'adosser à quelques-uns des monticules coniques dont est parsemé le sommet de cette montagne arénacée, et attendre que la tourmente fût calmée, pour continuer sa route.

Mais attendre ce calme, n'était-ce pas aussi attendre l'ennemi?

Entre deux rafales, l'Indienne examina le lieu où elle se trouvait.

Aussi loin que le regard pouvait s'étendre, on n'apercevait que du sable.

Cependant, à un mille à l'ouest apparaissait, comme une verte oasis dans le désert, un bouquet de pins.

Quoique cette direction fût contraire à celle que Meneh-Ouiakon devait suivre pour se rendre au Sault-Sainte-Marie, la jeune fille se détermina à la suivre, dans l'espoir de trouver quelque chose à manger dans ce petit bois, car elle se sentait très-faible.

Si la route n'était pas longue, elle était fort pénible; Meneh-Ouiakon la fit à grand'peine.

Arrivée dans le bois, elle découvrit qu'il se prolongeait à l'est et entourait une charmante pièce d'eau, nommée par les Indiens Negawadju-Sagaagun, ou lac de la Montagne-de-Sable.

Ce lac abonde en coquillages de différentes espèces.

Meneh-Ouiakon en mangea plusieurs avec délices, et, s'étant rafraîchie, elle songea à prendre une heure on deux de repos.

Pour satisfaire ce besoin sans s'exposer à retomber entre les mains de son persécuteur, elle se blottit dans un buisson touffu et s'abandonna au sommeil.

Quand elle s'éveilla, l'ouragan s'était dissipé; mais on entendait toujours les beuglements du lac Supérieur, se ruant, avec une rage insensée, aux parois de son vaste bassin.

Meneh-Ouiakon, du regard, interrogea le soleil. Il était sur son déclin.

La jeune fille fit une provision de coquillages, les serra dans un coin de sa jupe noué à la ceinture, et partit, en s'avançant vers l'orient.

Elle cheminait depuis une demi-heure environ, sous le couvert du bois, quand son pied trébucha dans un trou, et elle tomba sur les mains. En se relevant, elle remarqua que le trou qui l'avait fait choir était d'une grande profondeur, et que le sol à l'entour portait les traces d'un affaissement général.

Un coup d'oeil et une seconde de réflexion suffirent à l'Indienne pour lui apprendre que ces traces étaient celles d'une cache [47] effondrée.

[Note 47: Voir les Nez-Percés.]

L'effondrement pouvait avoir été produit par les pluies, et la cache pouvait n'être pas vide.

Meneh-Ouiakon eut bien vite enlevé quelques mottes de gazon, et agrandi l'ouverture de façon à y passer son corps.

Elle entra ainsi dans une sorte de caveau, battu comme l'aire d'une grange et tout enduit de glaise, qui le rendait imperméable, mais dont une partie de la voûte était enfoncée.

A l'intérieur, il y avait un taureau de pemmican [48], quelques fusils, des couteaux mines et deux barillets renfermant, l'un du rhum, l'autre du whisky.

[Note 48: Voir la Tête-Plate.]

Enchantée de sa trouvaille, l'Indienne s'arma de deux couteaux, d'un fusil, puis elle chargea sur ses deux épaules l'énorme boudin de pemmican…

Désormais, elle n'aurait plus à redouter les tourments de la faim; désormais elle serait en état de se défendre si elle était attaquée.

Meneh-Ouiakon reprit sa marche, d'un pas plus alerte, après avoir rebouché la cache aussi bien que possible. Mais un bruit étrange l'arrêta bientôt.

C'était comme un chant nasillard, qui allait des notes les plus basses aux notes les plus aigues, s'éteignait parfois et reprenait tout à coup avec une vivacité voisine de l'emportement.

Depuis longtemps, Meneh-Ouiakon avait quitté le bois. Elle suivait alors une piste à travers des broussailles et des arbustes nains.

Voulant savoir ce que signifiait ce chant, elle se coula entre les buissons, et, après avoir fait ainsi une cinquantaine de pas, elle arriva levant une hutte toute grande ouverte, dans laquelle flambait un feu pétillant.

Autour du feu un vieil Indien misérablement vêtu de quelques oripeaux, dansait et gesticulait en chantant. La nuit était tombée, mais grâce à la flamme qui rayonnait du foyer, on voyait parfaitement l'intérieur de la hutte.

Quelle fut la surprise de Meneh-Ouiakon en y apercevant Jacot
Godailleur, attaché à un pieu et la consternation peinte sur les traits!

Cachée dans un épais hallier, la Nadoessis ne pouvait être aperçue. Elle jugea prudent d'attendre que l'Indien eût fini son chant pour se présenter et tâcher d'arracher le pauvre dragon à sa déplorable situation.

Le vieillard disait, en langue chippiouaise:

«Les visages-pâles, les chiens de visages-pâles ont égorgé mon père, mes frères et mes fils; ils ont violé ma femme et mes filles; leurs victimes crient depuis vingt hivers vengeance à mes oreilles, mais j'ai fait un captif, un captif blanc, mais je le brûlerai, mon captif, mon captif blanc, pour apaiser leurs manes et en l'honneur de Nanibojou.»

«Car Nanibojou a fait la terre [49].»

[Note 49: Nanibojou, appelé aussi Manabojou, est considéré comme le créateur du monde par plusieurs tribus indiennes.]

Ces paroles, il les répétait sur tous les tons imaginables, en se démenant dans sa cabane comme un épileptique.

Las enfin de vociférer et de se désarticuler les membres, il prit un calumet, le bourra de tabac, et s'asseyant sur les talons, en face de Jacot, plus mort que vif, il se mit à fumer.

Meneh-Ouiakon alors se leva et entra résolument dans le wigwam.

A sa vue, Godailleur fit un mouvement de joie. Mais elle lui adressa un signe pour qu'il se contint.

Quoique l'arrivée de la jeune squaw n'eût point échappé à l'Indien, il ne bougea pas, n'ouvrit pas la bouche.

—Je suis la fille des sachems nadoessis, dit Meneh-Ouiakon.

—Je le sais, répondit le vieillard.

—Mon père est il un jossakeed [50]?

[Note 50: Sorcier; on les nomme aussi maakudayouickooùyga. Avis aux amateurs de mots composés!]

—Oui.

—Alors, mon père n'ignore pas le motif qui m'amène.

—Non, répondit le rusé sorcier, qui avait surpris le geste d'intelligence échange entre son prisonnier et la jeune squaw.

—Je connais le captif de mon père. Son coeur est grand. Il a obligé la fille des sachems nadoessis.

—- La fille des sachems nadoessis aime un visage-pâle répliqua l'Indien avec mépris.

Cette insinuation fit profondément rougir Meneh-Ouiakon.

—Mon père se trompe, dit-elle, après un moment un silence, je n'aime pas ce Visage-Pâle.

—Quel intérêt alors t'a poussée ici? Si ce n'est pas l'amour, c'est la haine, n'est-ce pas? En ce cas, ma fille tu seras satisfaite. Je vais brûler le captif blanc.

A ces mots, il se redressa, tourna pendant une minute sur les talons et reprit en cabriolant autour du brasier, dans lequel il venait de jeter un fagot de sapinette.

«Les visages-pâles, les chiens de visages-pâles ont égorgé mon père, mes frères et mes filles; ils ont violé ma femme et mes filles; leurs victimes crient, depuis vingt hivers, vengeance à mes oreilles, mais j'ai fait un captif, un captif blanc, mais je vais le brûler, mon captif, mon captif blanc, pour apaiser leurs manes et en l'honneur de Nanibojou.»

«Car Nanibojou a fait la terre.»

En terminant, il saisit un tison embrasée et l'approcha de Jacot
Godailleur, qui poussa des cris de détresse.

—Mon père, dit Meneh-Ouiakon arrêtant le bras du vieillard, mon père voudrait-il, avant de commencer, se réchauffer avec de l'eau-de-feu?

—De l'eau-de-feu! Tu en as, ma fille! donne, donne vite, répondit vivement l'Indien, qui laissa tomber le charbon à ses pieds.

—Si mon père veut m'accompagner?

—Ma fille, je crois que ta langue est fourchue, dit-il en jetant à
Meneh-Ouiakon un regard empreint de défiance.

Que mon père vienne, et ses yeux verront, et son estomac se réjouira.

—Ton intention est de m'enlever mon prisonnier.

—J'ai dit que je savais où il y a de l'eau-de-feu.

Le visage du jossakeed exprima encore une brûlante convoitise.

—Nous irons la chercher après le sacrifice.

—Mais elle est dans une cache ouverte, et on la pourrait voler pendant ce temps.

—Tu as raison. Est-ce loin?

—A la distance de deux jets de flèche.

—Je conduirai mon prisonnier avec moi. Mais n'essaie pas de me tromper, car je vois dans ton coeur.

—Mon père n'y peut voir le désir de lui faire mal. Par hasard, j'ai découvert la cache qui renferme l'eau-de-feu, et je suis heureuse de communiquer la bonne nouvelle à un puissant jossakeed chippiouais.

Cette adroite flatterie caressa la vanité du vieillard; détacha l'ex-dragon du pieu auquel il était assujetti, et le poussa devant lui, en le tenant par le bout de la corde qui lui serrait les poignets.

L'infortuné Jacot ne comprenait rien à cette scène. Cependant il se sentait tout aise de s'éloigner du feu qui, pour lui, dégageait déjà de mortelles émanations de chair brûlée.

Allumant une torche de résine, Meneh-Ouiakon sortit négligemment la première de la cabane, et ouvrit la marche.

Au bout de quelques minutes, ils étaient à la cachette.

L'Indien lia son prisonnier à un arbre, puis il dit à la jeune file:

—Descends, et va me chercher l'eau-de-feu. Meneh-Ouiakon obéit avec un empressement qui dissipa en partie les soupçons du jongleur.

Elle rapporta les deux barils.

L'Indien en déboucha un, l'approcha de ses lèvres; mais une idée traversant son cerveau, il dit à la jeune squaw:

—Goûte. Meneh-Ouiakon but une gorgée et rendit le baril au sorcier, qui en appuya la bonde sur sa bouche. Il l'y tint longtemps collée, faisant entendre un bruyant glou-glou, s'arrêta pour respirer, se remit à boire, s'assit à terre, en roulant des yeux ravis de Meneh-Ouiakon à son prisonnier, posa un instant le barillet à côté de lui, le reprit encore, pour en pomper le liquide à grands traits, et après un quart d'heure de ce manège, dont les deux spectateurs suivaient avec anxiété les diverses péripéties, il repoussa le vase à demi vide, en tendant ses bras décharnés vers la Nadoessis, et en balbutiant:

—Tu es belle comme une Fleur des prairies… et bonne… comme cette eau-de-feu… Ce soir tu partageras ma peau de buffle… quand nous aurons brûlé mon prisonnier en l'honneur de Nanibojou….

Ensuite il essaya de chanter:

Les Visages-Pâles, les chiens de Visages-Pâles ont égorgé…»

Mais il n'en put articuler davantage. Vaincu par l'énorme quantité d'alcool qu'il avait absorbée, son corps roula inerte sur le gazon.

Aussitôt, d'un coup de couteau, Meneh-Ouiakon trancha les liens de
Godailleur.

—Vite, en route, mon frère! dit-elle.

—Ah! s'écria le dragon, avant de partir, sauf votre respect, mam'selle, je vous demanderai la permission de siroter une larme de ce nectar, que le malotru a renversé é terre, sans égard pour l'excellence de la chose.

En parlant, il ramassa le baril et lui fit, sur-le-champ, une copieuse saignée.

—Bon! fameux! divin! du vrai rhum de la Jamaïque! exclamait-il en reprenant haleine; et penser que voilà plus d'un mois que mon palais était en deuil de pareille ambroisie Allons, encore un coup, un dernier, sans vous offenser, mam'selle, et je vous suis.

Ayant sablé une nouvelle rasade, il ajouta

—Mais n'y aurait-il pas moyen d'emporter ce gentil petit tonneau avec nous? Je m'en chargerais avec bien du plaisir.

—Non, que mon frère se dépêche! répondit impatiemment Meneh-Ouiakon.

Ils s'éloignèrent alors de la cache, revinrent à la hutte du sorcier, où la jeune fille prit de la poudre et du plomb pour son fusil qu'elle confia à l'ex-cavalier de 1re classe, et ils repartirent.

En chemin Jacot raconta à la Nadoessis que, ne l'ayant pas trouvée quand il s'était réveillé derrière la Chapelle, il l'avait appelée et cherchée partout.

Comme il continuait ses perquisitions, un Indien jeté sur lui à l'improviste, l'avait garrotté et traîné à ce wigwam on elle l'avait rencontré et arraché à une mort certaine.

Ce dont Jacot Godailleur, ex-dragon de 1re classe au 7e régiment de dragons, un propre régiment, sans vous offenser, mam'selle, vous aura une reconnaissance éternelle! ajouta-t-il avec emphase, pour couronner son récit.

Huit jours après, les deux voyageurs arrivaient, sains et saufs, au village du Sault-Sainte-Marie et descendaient chez le père Rondeau.

CHAPITRE XVI

UNE EXPÉDITION DES APOTRES

ADRIEN DUBREUIL A SON AMI ERNEST LENORMAND.

Fond-du-Lac, août, 1838.

A la vue du nom du lieu d'où je t'écris, tu ouvres tes yeux tout grands; prends donc, une carte de l'Amérique septentrionale, mon bon ami, et, un peu au-dessous de l'angle occidental formé par le 47° de latitude et le 92° de longitude, tu apercevras, sans lunettes, je l'espère, un nom fort peu connu maintenant des populations civilisées, mais auquel je ne crains pas de prédire une notoriété considérable, d'ici un siècle ou deux, rien que cela, si quelque folle comète ne s'avise, dans ses nocturnes ébats, de donner un coup de queue à notre globe sublunaire, ce que je ne lui souhaite pas, de mon vivant au moins!

Quelle phrase! as-tu eu chaud pour la lire? je sue comme dans une étuve. Le papier d'emballage sur lequel je t'écris t'en dira long. Si tu savais quelle peine j'ai eue à me le procurer! D'encre ici il n'est point question. Un peu de suie détrempée avec de l'eau en fait l'office. Quant à ma plume, c'est un piquant de porc-épic que j'ai, tant bien que mal, aiguisé sur un caillou, car on ne me permet pas d'avoir de couteau. Tu t'étonnes! Ah! réserve tes surprises, mon cher; je vais t'en apprendre bien d'autres. Mais procédons par ordre.

Tu te souviens avec quelle joie je reçus la mission d'aller explorer les mines du lac Supérieur. Pour moi qui aimais passionnément l'Amérique pour ses institutions libérales, pour les splendeurs dont Chateaubriand nous avait conté que son immense territoire était écrasé, et peut-être aussi parce qu'il est de tradition dans ma famille que mes ancêtres contribuèrent largement à la découverte et à la colonisation du Nouveau-Monde; pour moi la place que j'obtenais était le comble de voeux souvent caressés quoique dissimulés avec soin, car je craignais d'affliger ma bonne mère.

Ce mot d'Amérique, tu sais, la faisait tressaillir, fondre en larmes. Était-ce au souvenir de mon frère aîné, parti depuis tant d'années, sans que l'on eût jamais su ce qu'il était devenu? Mais qui prouve qu'il soit allé sur cet hémisphère?

Juge s'il m'en coûta beaucoup de déclarer cette tendre mère que j'avais trouvé un emploi en Amérique et que je devais la quitter pour quelques années.

Cependant elle se montra plus forte, plus résignée que je ne l'aurais cru.

«Mon pauvre enfant, me dit-elle, ton départ me crève le coeur. Je n'ai plus que toi ici-bas… mais je t'aime assez pour sacrifier ma tendresse à ton bonheur si tu penses réussir là-bas. Une destinée fatale semble vous y conduire tous. La plupart de tes aïeux ont votre nom et sont morts de l'autre côté de l'Atlantique; ton père a péri dans le golfe Saint-Laurent avec le navire qu'il commandait, et ton frère…

Elle se mit à sangloter.

«Ah ton frère aîné, mon bel Adolphe, poursuivit-elle à travers ses sanglots, ah! si tu le rencontres, dis-lui que je lui pardonne, que son père lui avait pardonné avant son dernier voyage, dans lequel, hélas! il a succombé, dis-lui de revenir, que je l'en prie, que mes bras lui sont ouverts, que je voudrais le voir une fois encore avant de rendre mon âme à Dieu!

Et je m'embarquai en compagnie de ce brave Jacot, mon ancien brosseur, qui s'est attaché à moi comme hampe au drapeau, pour me servir de son expression.

Un voyage à travers l'océan n'a rien de très-divertissant, n'en parlons pas.

Nous voici à New-York, une ville dont le site est merveilleusement beau et qui me semble destinée à conquérir le beau titre de capitale du monde commercial Nulle part je n'ai vu un port plus vaste, plus commode, nulle part un emplacement aussi bien disposé pour être l'emporium, comme on dit ici, du trafic de l'univers. Et cet emplacement n'est pas seulement avantageux aux gens du négoce, mais pour un artiste, pour un ami des charmes de la nature, il n'en est guère, à mon avis, de plus attrayant.

La ville, qui n'a que 200,000 âmes maintenant, en comptera peut-être un million dans vingt ans [51], et, avant la fin du siècle sera la cité la plus populeuse de notre planète. Pour le moment elle est très-mouvementée, très-affairée, très-enfiévrée, pas du tout agréable pour un Français. De monuments publics, il y a peu ou point; de lieux de divertissements, je n'en ai pas entrevu l'ombre. Chacun s'occupe, chacun songe to make business. Les seules distractions sont la bar ou le café (méchante traduction d'une méchante chose); on s'y enivre. Le soir, l'ivresse n'est pas déplacée. En plein soleil c'est une infamie. Ainsi sont les gens, un peu partout d'ailleurs: ils répugnent à se montrer sans un masque ou un voile sur la figure.

[Note 51: C'est le chiffre actuel.]

Élevons, mon cher, un autel à l'hypocrisie, ou plutôt quittons New-York et suis-moi dans l'intérieur des terres.

Là je remarque une activité prodigieuse, un esprit d'entreprise inouï. On travaille avec une ardeur, dans une multiplicité de genres, dont un Européen n'a pas idée. En cinq ans, d'une forêt vierge, on a fait un village florissant, avec son église, sa maison commune, ses champs, ses promenades et jusqu'à ses parterres ornés de fleurs; J'oublie de mentionner l'imprimerie et le journal, car, dans ce pays, dès qu'un groupe de cent individus s'est réuni, il lui faut sa presse et sa gazette. Admirant ce concert si harmonieux et si fécond pour la civilisation, je me suis pris à formuler un axiome: Plus grande est la somme de liberté donnée aux hommes, moins grands sont les moyens d'en abuser [52].

[Note 52: Voir l'Espion-Noir, par H.-E. Chevalier et F. Pharaon.]

Pardonne-moi ce grain de vaniteuse philosophie.

Je passe à Niagara, simplement pour constater que M. de Chateaubriand nous a débité, sur cette prodigieuse cataracte des bourdes dignes de la mythologie antique. Je ris encore comme un fou, en songeant à l'histoire de son sapajou se suspendant aux lianes de la chute (où il n'y a point de lianes) et repêchant dans le tourbillonnement des eaux des carcasses d'orignaux. Or le sapajou est un mythe dans l'Amérique septentrionale, et existât-il, que l'orignal est un quadrupède aussi gros qu'un boeuf.

Tiens, laissons cela, traversons le lac Huron, remontons la rivière
Sainte-Marie et embarque-toi avec moi sur le lac Supérieur.

Ici, bien cher, commence mon odyssée. Tu n'en croirais pas tes oreilles, si j'étais là, près de toi, pour te la narrer (tu le vois, j'adopte déjà le style épique); mais tâche de ne pas douter du témoignage de tes yeux.

Note d'abord que nous quittons les établissements civilisés pour entrer dans le désert, où police, gendarmerie, ni le moindre garde champêtre n'est plus possible.

Je suis sur un petit vaisseau appelé la Mouette, ayant pour société mon intrépide Godailleur, qui jure, jour et nuit, contre le mal de mer, d'eau, devrais-je dire, quoiqu'il n'en boive qu'à son corps défendant, et cinq ou six Yankees, joueurs de cartes infatigables, les plus drôles d'originaux que j'aie jamais coudoyés sous la calotte des cieux.

Notre bâtiment a pour destination Kiouinâ, but de mon voyage. Nous arrivons sans encombre en vue de la presqu'île. Je me couche dans l'espérance de débarquer le lendemain et de faire connaissance avec ces valeureux Peaux-Rouges dont j'ai entendu réciter de si éclatantes prouesses.

Ami, donne-moi toute ton attention.

«C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit,» je suis éveillé en sursaut. Des coups de fusil retentissent sur le pont du navire. Un bandit d'opéra-comique tombe dans l'entrepont. Je crois rêver, je me frotte les yeux. Mais, bon Dieu, je ne rêvais pas. Cet homme était vêtu de rouge des pieds à la tête et beau comme Apollon. On le nomme le Mangeux-d'Hommes! Quelle désignation! Il commande douze bandits, qu'il appelle ses Apôtres, et lui-même s'intitule—le monstre!—Jésus.

Je n'invente rien. Les Douze-Apôtres existent, par malheur. Et pour repaire ils ont choisi les îles du lac Supérieur qui portent ce nom. Je ne plaisante pas, tout ceci est de l'histoire, de l'histoire contemporaine. Notre équipage fut tué, massacré. Je m'attendais à partager le sort commun, quand il plut au capitaine de me réserver pour… devine?… lui servir d'ingénieur.

Oui, mon cher, me voici ingénieur en chef d'une troupe de brigands comme il ne s'en voit plus guère que dans les Apennins ou la forêt Noire. Mais ce n'est pas à leur creuser des souterrains qu'ils me destinent, du tout, du tout. Les écumeurs du lac Supérieur habitent, au grand soleil, un poste qu'ils ont enlevé à une compagnie américaine de pelleteries. Plus habiles et plus grands dans leurs projets que nos voleurs européens, ils convoitent la possession et l'exploitation des terrains cuprifères de la pointe Kiouinâ, ou je devais faire mes opérations, et ils veulent que je dirige leurs travaux.

Singulière destinée que la mienne, n'est-il pas vrai? Poursuivons mon récit. Je restai donc seul vivant de tous ceux qui s'étaient embarqués sur la Mouette, à moins que mon pauvre Jacot n'ait échappé une seconde fois à la cruauté des Apôtres, car, jeté à l'eau par le Mangeux-d'Hommes, il avait réussi à rentrer inaperçu dans le bateau et s'était caché sous mon lit; mais, durant la nuit, il a disparu et je crains fort que, découvert pendant que je dormais on ne l'ait impitoyablement égorgé. C'était le plus fidèle, le meilleur des serviteurs. Je ne puis penser à lui sans pleurer. Ne dis rien, cependant, je te prie, de tout cela à ma mère. Elle en mourrait.

Quant à moi, on me conduit à la factorerie, occupée maintenant par ces misérables, qui vivent avec un grand nombre d'Indiennes, aussi cruelles, aussi débauchées qu'eux, quoique chacun ait une favorite, qui commande aux autres concubines et se fait orgueilleusement appeler madame ou mistress.

Là, les Apôtres firent une orgie à laquelle je dus assister. Après le festin, et en buvant des alcools, ils se mirent à chanter, les uns en français, les autres en anglais, chacun ici parle et comprend ces deux idiomes, fort corrompus du reste, comme bien tu peux l'imaginer.

L'un des ivrognes se prend à entonner une sale diatribe contre notre patrie. J'aurais dû en rire. Mais je suis vif, la tête près du bonnet; je me laisse emporter, il me lance un vase à la tête et je roule sans connaissance sous la table.

Quand je repris mes sens, j'étais dans une caverne éclairée par une lampe.

Près de moi, attentive, se tenait une jeune Indienne: d'une beauté rare. Elle s'exprimait assez facilement dans notre langue, et m'apprit que dans ma chute je m'étais luxé la jambe. De plus, j'avais à la tête une blessure qui avait déterminé un accès de fièvre cérébrale. Cette jeune Indienne, cette noble fille me soignait; elle me soigna au péril de ses jours, car ainsi que moi elle était captive, la bien-aimée du Mangeux-d'Hommes, j'ose à peine l'avouer, et cependant je suis sûr, j'ai l'intime conviction qu'elle n'est pas, n'a jamais été sa maîtresse. Meneh-Ouiakon, maîtresse d'un vil assassin! elle si pure, si douce, si digne, la fille d'un sachem nadoessis, oh non, cela n'est pas possible, je le nie, je le déclarerais à la face de la terre!… Pourtant… Ah! bannissons ces réflexions mauvaises, qui souillent la plus estimable des créatures! Tu le vois, cher, j'aime Meneh-Ouiakon. Elle m'a sauvé la vie; en ce moment même, peut-être est-elle exposée à mille dangers pour moi. Ah! que le ciel me permette de la revoir, de contempler encore ses traits adorés, de lui prouver mon amour.

Pendant plus d'un mois, elle vint chaque nuit panser ma plaie et me consoler. Elle avait, je ne sais comment, gagné une vieille Indienne, ma geôlière.

Une fois elle me dit:

Ami, il faut te tirer d'ici. Je te rendrai la liberté, je l'ai résolu.
Je pars pour te chercher du secours.

Et, malgré mes supplications, malgré les périls, elle s'est échappée du fort, a entrepris un voyage de plusieurs centaines de lieues… Me sera-t-il donné de la retrouver?

Je me rétablis, je sortis de ma prison et pus vaguer dans l'enceinte palissadée de l'ancien fort. Souvent je rencontrais le Mangeux-d'Hommes, il paraissait triste, soucieux; et souvent aussi son regard s'arrêtait sur moi avec une expression indéfinissable qui me forçait à baisser les yeux. Cet homme est bien extraordinaire. Il exerce sur tout ce qui l'entoure une fascination que je ne puis concevoir et qui me gagne moi-même, malgré l'horreur qu'il m'inspire.

Son lieutenant a quitté la troupe. Je crains qu'il ne soit à la poursuite de Meneh-Ouiakon. Mais impossible de m'en assurer. Les secrets de la bande sont gardés avec une fidélité religieuse et ses règlements très-sévères observés avec une stricte ponctualité.

Je commençais à trouver lourde ma captivité, quand, il y a environ un mois, je vis les Apôtres faire de grands préparatifs. On m'annonça qu'on se disposait à une expédition, et que j'en ferais partie. Je prévis bien tout de suite de quelle nature serait cette expédition, et les barbaries qu'elle entraînerait. Il me répugnait grandement d'en être encore le témoin. Par malheur, je n'étais pas le maître.

Nous partîmes en canot et remontâmes vers l'ouest.

Le désir de m'évader s'empara d'abord de moi. Mais j'étais surveillé de près, et je savais que toute tentative d'évasion serait, sans miséricorde, punie de mort, si elle avortait. Où aller, du reste, au milieu de ce désert sans limite? Que devenir? Périr de faim, ou être scalpé par les Indiens, ou dévoré par les bêtes fauves.

Le lendemain de notre embarquement, je renonçai cette idée et résolus d'utiliser le voyage, quel qu'il fût au bénéfice de mon instruction.

A partir de ce moment, chaque fois que nous abordâmes, soit pour fumer une pipe [53], soit pour camper, j'étudiai la faune et la flore du pays.

[Note 53: Dans le langage des bateliers nord-ouestiers, cette locution exprime l'heure consacrée, chaque jour, vers le midi, pour se reposer à terre.]

Un soir, sur le bord d'une grande rivière qu'on appelle la Rivière-Brûlée, si j'en ai gardé la mémoire, je découvris une hutte abandonnée, puis une petite croix de bois, et au pied une fosse à demi couverte de mousse.

Dans la fosse gisait le cadavre d'un homme.

—C'est Cadieux; c'est ce pauvre Cadieux! cria l'Apôtre qui m'escortait.

—Qu'est-ce que Cadieux? demandai-je.

Il me regarda avec plus d'étonnement que si je lui eusse demandé:
«Qu'est-ce qu'un canot?»

—Je renouvelai ma question.

Alors, il me conta que Cadieux avait été un célèbre interprète canadien-français, connu dans toutes les parties du Far-West comme voyageur, guerrier et poète; qu'il s'était attiré la haine d'une tribu sauvage l'hiver précédent, et qu'on supposait qu'il avait été massacré, par elle.

Nous examinâmes le corps, qui n'était pas encore entré en décomposition. Il ne portait la trace d'aucune blessure récente, quoiqu'il fût criblé de vieilles cicatrices. Mais la maigreur du visage et des membres indiquait une mort terriblement douloureuse. Le malheureux, traqué par ses ennemis, sans doute, qui l'entouraient sans le voir, car d'énormes rochers masquaient sa retraite, le malheureux, privé de son canot, avait succombé aux atteintes de la faim et peut-être aussi de ce mal terrible que les Canadiens-Français appellent la folie des bois [54]. Se voyant mourir, il avait creusé sa tombe et s'y était étendu.

[Note 54: Voir les Pieds-Noirs (Tom Slocomb).]

Quoi qu'il en soit, ses mains croisées contre sa poitrine reposaient sur une large feuille d'écorce de cèdre.

Cette feuille je n'aurais point voulu la toucher, mais mon Apôtre l'enleva, et je lui sais gré cette fois de sa brutalité, car elle m'a permis de conserver le dernier chant du trappeur-poète.

Sur l'écorce étaient gravées, en caractères grossiers, ces lignes si touchantes et si éloquentes dans leur simplicité primitive, que, comme les miennes, j'en suis certain, tes paupières se mouilleront en les lisant:

  Petit rocher de la Haute-Montagne,
  Je viens finir ici cette campagne!
  Ah! doux échos, entendez mes soupirs,
  En languissant je vais bientôt mourir.

  Petits oiseaux, vos douces harmonies,
  Quand vous chantez, rattachent à la vie:
  Ah! si j'avais des ailes comme vous,
  Je s'rais heureux avant qu'il fût deux jours!

  Seul en ces bois, que j'ai eu de soucis!
  Pensant toujours à mes si chers amis,
  Je demandais: Hélas! sont-ils noyés?
  Les Iroquois les auraient-ils tués?

  Un de ces jours que, m'étant éloigné,
  En revenant je vis une fumée,
  Je me suis dit: Ah! mon Dieu qu'est-ce ceci?
  Les Iroquois m'ont-ils pris mon logis?

  Je me suis mis un peu à l'ambassade,
  Afin de voir si c'était embuscade;
  Alors je vis trois visages François
  M'ont mis le coeur d'une trop grande joie.

  Mes genoux plient, ma faible voix s'arrête,
  Je tombe… Hélas! à partir ils s'apprêtent:
  Je reste seul.. Pas un qui me console,
  Quand la mort vient par un si grand désole!

  Un loup hurlant vient près de ma cabane,
  Voir si mon feu n'avait plus de boucane;
  Je lui ai dit: Retire-toi d'ici,
  Car, par ma foi, je percerai ton habit.

  Un noir corbeau, volant à l'aventure,
  Vient, se percher tout près de ma toiture;
  Je lui ai dit: Mangeur de chair humaine,
  Va-t'en chercher autre viande que la mienne.

  Va-t'en là-bas, dans ces bois et marais,
  Tu trouveras plusieurs corps iroquois:
  Tu trouveras des chairs, aussi des os;
  Va-t'en plus loin, laisse-moi en repos.

  Rossignolet, va dire à ma maîtresse,
  A mes enfants qu'un adieu je leur laisse,
  Que j'ai gardé mon amour et ma foi,
  Et désormais faut renoncer à moi!

  C'est donc ici que le monde m'abandonne,
  Mais j'ai recours en vous, Sauveur des hommes!
  Très-Sainte Vierge, ah! ne m'abandonnez pas,
  Permettez-moi d'mourir entre vos bras!

N'est-ce pas, ami, qu'il n'est guère d'élégie plus pathétique, plus saisissante, même parmi les plus correctement écrites?

Pauvre! pauvre Cadieux [55]!

[Note 55: Historique.]

Nous lui rendîmes les derniers devoirs, et je retournai, tout attristé, au camp.

L'émotion que j'ai éprouvée en copiant, d'après l'écorce originale, ce mélancolique adieu d'un bon et brave homme, m'empêche de continuer. C'est enfant, mais j'ai envie de pleurer.

Permets, ami, que j'ajourne la suite de mon récit.

Affectueusement à toi,

ADRIEN DUBREUIL.

CHAPITRE XVII

LES APOTRES ET LES INDIENS

DU MÊME AU MÊME.

Fond-du-Lac, fin septembre 1838.

J'ai enfin retrouvé, mon cher Ernest, un moment favorable et les objets indispensables pour t'écrire, car on me garde toujours à vue, et je crois, je ne sais trop pourquoi, cependant, que le capitaine des Apôtres verrait avec le plus vif déplaisir que j'entretinsse une correspondance avec quelqu'un, surtout en France. Puisses-tu avoir reçu ma lettre du mois d'août Sans cela, tu ne comprendras guère celle-ci. Je l'ai furtivement remise à un Indien qui, pour quelque menue monnaie, s'est chargé de la faire passer au Sault-Sainte-Marie, où la poste doit alors en prendre soin. Mais à combien d'éventualités peut être soumis un chétif chiffon de papier durant ce voyage de près de deux cents lieues! c'est, au reste, le seul moyen de faire circuler les missives. Et l'on assure que ceux qui acceptent cette commission, trappeurs blancs ou trappeurs rouges, s'en acquittent avec une fidélité qui ferait honneur à nos facteurs européens. C'est un trait de moeurs que j'aime signaler en passant.

J'avais, s'il m'en souvient bien, interrompu mon histoire à l'inhumation de Cadieux.

Nous étions alors à vingt milles de Fond-du-Lac.

Quand je rentrai au camp, je remarquai qu'il s'était grossi d'une quantité considérable d'hommes, appartenant à la plupart des nations du globe. Les blancs et les métis portaient le costume de voyageurs nord-ouestiers, c'est-à-dire méchant chapeau d'écorce de cèdre ou de paille de riz sauvage, tout pavoisé de rubans aux vives nuances. Une chemise grossière leur couvrait les épaules. Elle était en laine, coton, on toile; des fanfreluches ornaient le devant. Une ceinture écarlate, bleue verte, un pantalon, dont des bottes en cuir de boeuf ou des mocassins recouvrent le bas, complètent l'ajustement, bigarré, chez plusieurs, de verroteries et de dessins en piquants de porc-épic.

Pour armes, les voyageurs avaient, en général, une longue carabine à la main et une hache, un couteau, parfois un ou deux pistolets passés dans la ceinture.

Leur teint était bronzé, leur face osseuse, leur front bas, souvent déprimé, leur mine audacieuse. Des cheveux raides, hérissés, des barbes incultes ajoutaient encore à la dureté de leurs traits.

Au cou de plusieurs pendait un scapulaire ou quelque amulette indienne.

Quant aux Peaux-Rouges, leur vêtement se recommandait par une simplicité vraiment adamique: c'était, en tout et partout, l'auzeum, sorte de ceinture en écorce qui ceignait les reins et descendait à mi cuisses. Ce qui ne les empêchait pas d'être supérieurement hideux; car ils avaient une touffe de cheveux empanachée, dressée sur la tête, le visage couturé de balafres et peint des couleurs les plus étranges que tu te puisses imaginer, et la peau semblable à du vieux parchemin, quand elle n'était pas, elle aussi, bariolée de peintures bizarres.

Des casse-têtes, des tomahawks, espèce de pipe qui sert en même temps de hachette, des fusils, des couteaux des sabres et jusqu'à des baïonnettes annonçaient leurs intentions belliqueuses.

Tout cela avait piqué ses tentes près des nôtres,—tentes en peaux de bison,—et passa la nuit à boire et à chanter, car le Mangeux-d'Hommes avait fait donner d'abondantes rations de whiskey, ou sirop d'avoine, comme les Canadiens-Français ont baptisé cette détestable liqueur.

De toute la nuit je ne pus fermer l'oeil, si grand fut le vacarme que fit cette bande alcoolisée. Ce fut un train d'enfer. On échangea des coups de couteau et des coups de fusil. Le lendemain, j'appris que quatre hommes avaient été tués, cinq on six blessés. Mais la chose paraissait si naturelle que nul n'en prenait souci. On me montra les meurtriers qui, loin d'être intimidés, portaient la tête plus haut que la veille.

On enterra dans le sable deux des cadavres qui appartenaient aux blancs; sur des échafauds formés de quatre pieux et d'une claie en branchages de cèdre, on plaça les deux autres, roulés, cousus dans leurs robes de buffle, avec quelques provisions et leurs armes aux côtés; puis, nous nous embarquâmes.

Le soir, nous touchâmes à Fond-du-Lac, qui n'est autre que l'extrémité occidentale du lac Supérieur. Je connaissais alors le but et le motif de notre expédition: un Canadien-Français, des nouveaux arrivés, m'en avait informé.

A vingt-quatre milles de Fond-du-Lac, sur la rivière Saint-Louis, qui débouche dans la baie de ce nom, les Américains ont fondé un important établissement pour la traite de la pelleterie. Jésus en était inquiet; car, outre que ce poste avait un personnel de plus de cent employés, on parlait d'y installer quelques troupes régulières, lesquelles n'auraient pas manqué de faire aux Apôtres une guerre acharnée. Il importait donc de s'emparer du fort avant l'arrivée de ces troupes.

Le Mangeux-d'Hommes fit appel à cette tourbe malfaisante qui vit de pillages et de rapines sur les frontières du désert, et assigna un rendez-vous général à la Grande-Rivière Brûlée. Le féroce capitaine était bien connu. Pas un, parmi les brigands du Nord-Ouest, visage pâle ou visage rouge, qui ne désirât servir sous les ordres d'un chef aussi fameux. Ils répondirent en masse à son appel.

Quand nous eûmes atterri, Jésus distribua son monde en quatre détachements.

L'un devait suivre la rive droite de la rivière Saint-Louis, l'autre la rive gauche, un troisième prendre par les bois, et le quatrième, formé par les Apôtres dont je faisais forcément partie, se proposait de remonter la rivière.

Il avait été ordonné que l'attaque serait simultanée, et qu'elle aurait lieu à deux heures du matin.

Au moment convenu, nous débarquions sans bruit, dans une petite île, vis-à-vis de laquelle les étoiles me permirent de voir huit à dix log houses (maisons en troncs d'arbres), dont l'une surmontée du drapeau de l'Union américaine.

Une clôture de piquets enfermait un champ d'une certaine étendue derrière ces maisons. Des tentes de toile, de cuir ou d'écorce étaient disséminées alentour. Une flottille de canots se balançait dans la rivière, au pied de la factorerie.

Cet endroit me sembla charmant, et il l'est en effet; car dans le fond des collines onduleuses, plantées de beaux arbres, l'abritent contre les souffles trop violents, et le terrain jouit d'une fécondité admirable.

Jésus commanda aux Apôtres de se cacher dans une oseraie bordant le rivage. Pour moi, je restai dans un canot sous la garde de deux chefs Indiens qui avaient fait la navigation de la rivière avec nous.

Je contemplais avec une noire mélancolie ce délicieux paysage qui, dans un moment, serait le théâtre des plus exécrables forfaits, et je m'apitoyais profondément sur le sort de ces malheureux, maintenant plongés dans le sommeil et faisant peut-être des rêves de bonheur à l'instant où la mort planait sur eux, quand un hurlement strident, inqualifiable, comme je n'en avais jamais entendu, comme je souhaite n'en entendre plus jamais, vint déchirer mes oreilles.

Et, telle qu'une fourmilière, je vis alors une multitude d'êtres animés se presser sur la berge en face de nous, assaillir le fort et l'investir de toutes parts.

Les cris ne discontinuaient pas. J'en étais étourdi. Bientôt des lumières se montrèrent aux fenêtres de la factorerie; une vive fusillade commença…

Mon sang bouillait dans mes veines; ce spectacle acheva de m'enflammer. Sans trop savoir ce que je faisais, mais avec le désir irrésistible de porter secours aux assiégés, j'enjambai le canot pour me précipiter dans la rivière.

—Mon frère est leste comme un couguar, mais main du Serpent-Jaune est plus leste encore, dit un de mes gardiens en m'arrêtant par le cou.

Je n'essayai pas de lutter: il m'étranglait.

Alors son compagnon et lui me lièrent les mains et les pieds et me couchèrent au fond de l'embarcation. Je n'en fus pas fâché. Dans cette position je ne pouvais plus considérer le drame horrible qui se jouait, tout à l'heure, sous mes yeux.

Cependant, le Mangeux-d'Hommes et ses Apôtres, qui n'avaient pas bougé jusque-là, se mirent en devoir de passer la rivière. Je compris la tactique du capitaine. Ne comptant qu'à demi sur la bonne foi de ses auxiliaires, il avait voulu leur laisser engager l'action avant d'exposer sa propre bande. S'ils l'avaient trompé ou s'ils avaient été repoussés, il pouvait encore se sauver. Mais la victoire se rangeant de son côté, il allait en recueillir les fruits.

Quoique les vociférations augmentassent, les détonations des armes à feu diminuaient sensiblement.

Lorsque le jour se leva, elles avaient tout à fait cessé. On me conduisit à l'autre bord, où je fus délié, mis en liberté.

Des ruisseaux de sang coulaient sur le rivage, jonché de morts et de mourants.

Debout près d'un monceau de corps qu'on lui passait les uns après les autres, le Mangeux-d'Hommes travaillait à prouver qu'il méritait son abominable surnom.

Chaque corps, il le mordait au cou s'il était blanc, lui enfonçait un poignard dans le coeur quand il était rouge.

Son secrétaire, Jean, inscrivait sur un registre le nombre des exécutés. Je crois qu'il en était quatre-vingt-seize blancs, et deux cent soixante-dix rouges!

Permets que je n'achève pas cet odieux tableau; il te soulèverait le coeur!

Pendant les huit jours qui suivirent cette scène de carnage, ce fût un wa-ba-na (débauche) indescriptible. La lecture des saturnales antiques t'en donnerait une faible idée. La factorerie contenait une énorme quantité de liqueurs. Ces liqueurs furent libéralement distribuées aux alliés qui se livrèrent ensuite publiquement à des excès inimaginables.

Après m'avoir fait donner une chambre dans le fort, Jésus m'engagea à ne la point quitter tant que les Indiens seraient ivres, car autrement ma vie courrait des dangers. Mais, par une étroite fenêtre, j'étais témoin de leurs danses et des actes lubriques auxquels elles donnent lieu.

Quoiqu'un grand nombre de squaws se fussent mêlées à eux après la capture de la factorerie, j'ai remarqué qu'ils ne se contentaient pas de ces créatures et leur préféraient souvent certains hommes déguisés en femmes [56].

[Note 56: Longtemps contesté, ce fait est aujourd'hui certifié par le témoignage des voyageurs les plus consciencieux, comme Schoolcraft, Mc Kenney, le prince Maximilien de Wied-Neu Wied etc.]

Les querelles, les rixes, les meurtres étaient journaliers, non-seulement parmi les Peaux-Rouges, mais parmi les Bois-Brûlés ou métis, et, j'ai regret à le confesser, parmi les gens de notre race, qui, du reste, ont en majorité adopté, les usages indiens.

Défense expresse avait été faite aux Apôtres de se mêler au wa-ba-na. Ils passèrent les huit jours d'orgie à se partager le butin, composé de pelleteries, poudre, plomb, spiritueux, instruments de chasse et de pêche, étoffes, quincaillerie, et à le charger sur un schooner qui était à l'ancre dans le port de la factorerie lorsqu'ils s'en rendirent maîtres.

Les sauvages et les alliés blancs reçurent une faible part de ce butin; puis ils s'éloignèrent après avoir épuisé les rations d'eau-de-feu que Jésus avait octroyées à chacun d'eux.

Quelques-uns en voulaient davantage. Mais il s'y refusa. Je craignais qu'une révolte ne fût le résultat de son refus et qu'il ne mit en péril sa vie et celle de ses gens; car, me disais-je, que peuvent une douzaine d'individus contre plus de deux cents! J'ignorais encore le prestige exercé par les Apôtres sur les bords du lac Supérieur.

Si les mécontents se retirèrent en murmurant, ils n'osèrent tenter la plus légère démonstration d'hostilité. Depuis leur départ, je jouis ici du repos le plus absolu.

Jésus m'a donné ma liberté sur parole. Mais tous mes mouvements sont surveillés, je le sais. Mon temps s'écoule entre la pêche, la chasse, quelques excursions dans le voisinage et l'étude des moeurs indiennes.

Ces moeurs sont curieuses à plus d'un titre. En veux-tu une esquisse, mon cher Ernest?

L'Indien de l'Amérique septentrionale n'est pas, suivant moi, un être primitif. Il a vu, il a connu une civilisation fort avancée, je le crois, et dont on retrouve une forte trace dans ses traditions, dans ses usages, dans son culte, dans sa langue. Cette civilisation devait se rapprocher de la civilisation asiatique. La proximité de l'Amérique avec la Chine vient à l'appui de mon assertion. Je pense que le détroit de Behring a été formé, dans des âges très-reculés, par une convulsion terrestre, qui aurait divisé en deux vastes portions l'immense empire mongolique. Nos Américains furent policés, ils eurent des villes, le confort des arts et du luxe. Mais l'invasion les repoussa dans les contrées inhabitées, ils oublièrent peu à peu, dans leur lutte pour la pressante faction des besoins matériels, le culte des sciences et des choses belles. De peuple pasteur ou commercial, ils devinrent peuple chasseur, guerrier.

Ne va pas m'objecter qu'alors ils auraient conservé le souvenir de ce qu'ils ont été. La mémoire du passé s'oblitère vite parmi les races qui végètent dans l'isolement. Quel est celui de nos paysans qui a souvenance du gouvernement des druides? Et, sans aller aussi loin, combien peu savent ce que c'est que la glorieuse révolution de 1789, qui leur a donné l'émancipation.

Dans le désert américain, l'oubli de l'éducation première marche d'un tel pas que les blancs, je parle même de ceux qui occupent une position honorable, comme les chefs facteurs des diverses compagnies de pelleteries, ne rougissent pas de mener une existence identiquement semblable à celle des sauvages. L'ivrognerie et la pluralité des femmes sont de mode. La supercherie est estimée habileté, et la vie d'un homme compte moins que rien.

Les Peaux-Rouges qui hantent ces parages sont des Chippiouais ou des Nadoessis. Du jour de leur naissance celui de leur mort, ils sont, dressés à la chasse, c'est-à-dire à la guerre, au mépris de la souffrance et de tout ce qui n'est pas d'une nécessité immédiate.

La seule jouissance dont ils aient une idée exacte, c'est le repos, ou plutôt l'inactivité la plus entière.

«Ah! mon frère, me disait un Nadoessis, tu ne connaîtras jamais comme nous le bonheur de ne penser à rien et de ne rien faire. Après le sommeil, c'est ce qu'il y a de plus délicieux. Voilà comme nous étions avant d'avoir eu le malheur de naître. Qui a mis dans la tête de tes gens ce désir perpétuel d'être mieux nourris, mieux vêtus et de laisser tant et tant de terres et d'argent à leurs enfants? Craignent-ils donc que le soleil et la lune ne se lèvent pas pour eux, que la rosée des nuages cesse de tomber, que les rivières tarissent, quand ils seront partis pour l'Ouest [57]? Comme la fontaine qui sort du rocher, comme les eaux de nos rapides et de nos chutes, ils ne se reposent jamais: dès qu'ils ont récolté un champ, tout de suite ils en labourent un autre; après avoir abattu et brûlé un arbre, ils vont en renverser et brûler un autre; et, comme si le jour du soleil n'était pas assez long, j'en ai vu qui travaillaient au clair de la lune. Qu'est-ce donc que leur vie comparée à la nôtre, puisque le présent n'est rien pour eux! Il arrive, aveugles qu'ils sont! ils le laissent passer. Nous autres, au contraire, ne vivons que de cela, après être revenus de nos guerres et de nos chasses. Semblable à la fumée que le vent dissipe et que l'air absorbe, le passé n'est rien, nous disons nous; quant à l'avenir; il n'est point encore arrivé, peut-être ne le verrons-nous jamais. Jouissons donc aujourd'hui du présent; demain il sera déjà loin.

[Note 57: C'est là que l'Indien place son paradis.]

Tu nous parles de prévoyance, tourment de la vie: eh! ne sais-tu pas que c'est le mauvais génie qui l'a donné aux blancs, pour les punir d'être plus savants que nous? incessamment elle les blesse et les aiguillonne sans pouvoir jamais les guérir, puisqu'elle ne peut jamais prévenir l'arrivée du mal, qui s'attache aux enfants de la terre comme les ronces aux jambes du voyageur.»

Comment trouves-tu cette philosophie, mon cher Ernest? N'a-t-elle pas son côté vrai, séduisant, et n'est-elle pas aussi logique que bon nombre de savantes théories de nos sages civilisés?

Encore un peu, je me sauvagiserais; grâce pour le barbarisme, il est de circonstance.

Quand l'Indien vient au monde, sa mère lui donne un nom, généralement pris dans la nature. Il s'appellera l'Éclat-de-Tonnerre, le Pied-de-Bison, le Grand-Chêne, l'Épervier, le Nuage-qui-File, si c'est un garçon; la Feuille-Verte, la Petite-Corneille, l'Éclair, la Colombe-Agile, si c'est une fille.

Cet enfant, mâle ou femelle, est étendu sur une planche où on l'assujettit par des courroies et où il demeure jusqu'à l'âge de trois on quatre ans. Rarement la mère le change. En route, elle porte le berceau sur son dos, à l'aide d'une bande de cuir ou d'écorce passée devant son front; au repos, elle l'appuie obliquement contre un arbre, une pierre, un canot, on le suspend à une branche.

Dès que l'enfant marche, on lui apprend à se fabriquer un arc, des flèches, ou à manier l'aiguille.

A quinze ans, les garçons se préparent à accompagner leur père à la chasse; A vingt, ils font leur grand jeûne pour aller à la guerre.

Dès qu'ils ont scalpé: un ennemi, il leur est permis de courir l'allumette, c'est-à-dire de se marier. Le jeune homme se rend nuitamment dans la hutte de celle qu'il aime. Au foyer de la cabane, il enflamme un brin de bois, et s'approche de la couche ou repose l'objet de ses amours. Si elle souffle et éteint la flamme, le galant est accepté; si elle laisse flamber le bois, il n'a qu'à se retirer au plus vite, car les huées des autres habitants du wigwam le poursuivront jusque chez lui.

Libre de ses actions tant qu'elle est fille, honorée même, [58] en raison du nombre de ses amants, l'Indienne devient esclave aussitôt après son mariage. Dure, effroyable servitude que la sienne! le maître possède toute autorité, elle aucune. Son fils même la pourra battre sans qu'elle ait droit de se plaindre. C'est une bête de somme, qui travaille sans cesse. Encore le cheval du Peau-Rouge est mieux traité qu'elle! La famille change-t-elle de résidence, son seigneur portera seulement ses armes; elle, il lui faudra porter un, quelquefois deux enfants, les peaux et les pieux pour la tente, la chaudière pour la cuisine, et les hardes de tout le ménage. Au camp, le mari s'accroupira sur le sol et fumera tandis que la misérable squaw dressera le wigwam, ira couper et chercher le bois pour allumer le feu, puisera de l'eau, et préparera les aliments nécessaires au repas de la famille. Enceinte, on n'aura pas plus d'égards pour elle. Prise des douleurs de l'enfantement, elle se retirera dans quelque coin, se délivrera elle-même et retournera aussitôt à ses accablantes occupations.

[Note 58: Voir Poignet-d'Acier ou les Chippiouais.]

Ainsi ou à peu près est traitée la femme orientale.

Mais l'infortunée aura-t-elle une sépulture au moins?

Rarement. Quant au guerrier, ses obsèques se font en grande pompe. Il s'est réservé une place dans le séjour des esprits; mais il en a refusé une à celle qui fut la compagne de sa vie. Qu'irait-elle y faire, d'ailleurs? Le paradis des Peaux-Rouges est un lieu où l'on ne fait que chasser et se battre. Il ressemble en cela à celui des héros scandinaves; mais la charmante Walkyrie qui doit verser l'hydromel aux braves n'y figure nulle part. Elle n'y a pas de rôle, car, avant l'arrivée des Européens, l'Amérique ignorait les avantages d'une civilisation qui lui a apporté les boissons fermentées et la petite-vérole!

Tu supposes probablement que le veuvage est pour les squaws une condition très-enviable. Ah! bien oui! Le bourreau n'abandonne pas ainsi sa victime. Ici, le mort prend le vif. Il y a quelques jours, je remarquai une squaw déguenillée et portant soigneusement dans ses bras une sorte de sac, arrangé comme une poupée. Je demandai ce que c'était; on me répondit que c'était le gage des veuves.

Voici l'explication:

Un Indien vient-il à décéder, sa femme fait avec ses plus beaux vêtements à elle un rouleau qu'elle place dans le sac où son mari serrait les siens. Si elle a quelque bijoux, quelques ornements, elle les fixe à la tête, du sac, et l'enveloppe finalement dans un morceau d'étoffe.

Elle appelle ce paquet son mari (onobaim'eman) et le doit toujours avoir avec elle quand elle sort En marchant, elle le tient entre ses bras, dans sa loge, près d'elle. Cela dure un an et plus, car la veuve ne peut déposer son gage que quand une personne de la famille du défunt, trouvant qu'elle l'a suffisamment pleuré, lui en donne la permission!

Que te semble, mon cher Ernest, de cette coutume?

Il est vrai que le frère du mort peut, à son gré, éviter à la veuve les ennuis du gage en épousant celle-ci le jour même du décès, et qu'elle est forcée de l'accepter!

Un volume ne suffirait pas pour consigner les observations que j'ai faites sur ces peuplades, mais le papier me manque, comprends-tu? Avant que je puisse t'écrire de nouveau, il faudra que je me procure cet article indispensable, presque aussi rare ici que le merle blanc chez nous.

Le Mangeux-d'Hommes est toujours le même avec moi. Il me parle peu et me regarde souvent quand il croit que je ne fais pas attention à lui. Parfois il m'aborde, de l'air d'un homme qui a quelque chose à me demander. J'attends qu'il ouvre la bouche, et, tout à coup, il tourne les talons. Au surplus, je n'ai pas—en tant que captif—à me plaindre de ses procédés ou de ceux de ses gens à mon égard. On me surveille, mais on me traite bien, comme un prisonnier de distinction. En somme, je ne serais pas trop malheureux, si j'avais des nouvelles de ma mère et de la femme qu'après elle j'aime le plus au monde. Mais, hélas! je n'ai plus entendu parler de Meneh-Ouiakon depuis son évasion. Et Judas, le lieutenant de Jésus, n'est pas revenu! Tout cela me cause de cruels tourments….

Je suis au bout de ma dernière feuille de papier gris. Il me reste juste la place nécessaire pour te dire que, je crois que nous passerons l'hiver à la factorerie et que l'expédition de Kiouinâ semble remise. J'en suis désolé, car l'espoir que, je trouverais l'occasion de fuir l'exécrable société à laquelle je suis condamné.

Embrasse bien vivement ma bonne mère pour moi.

Ton tout dévoué,

ADRIEN DUBREUIL.

P. S. J'y pense. Tu pourrais m'envoyer une lettre l'adresse suivante:
Monsieur RONDEAU Au Sault-Sainte-Marie, Amérique du Nord.
Peut-être me parviendrait-elle.