Project Gutenberg's Peaux-rouges et Peaux-blanches, by Émile Chevalier
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Title: Peaux-rouges et Peaux-blanches
Author: Émile Chevalier
Release Date: August 14, 2006 [EBook #19045]
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PEAUX-ROUGES ET PEAUX-BLANCHES ***
Produced by Rénald Lévesque
A
MON AMI
CAMILLE
DE LA BOULIE
Directeur
du Syndicat administratif de France.
H.-E. CHEVALIER
PEAUX-ROUGES ET PEAUX-BLANCHES
PAR
ÉMILE CHEVALIER
PARIS CALMANN-LEVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3
A M. ÉMILE DESCHAMPS,
Vous aussi, mon cher poète, si doux, si aimable, vous, l'une des gloires de la France et le charme de notre petite colonie contrexevilloise, vous avez conspiré avec mes amis, et m'avez imposé une tâche bien lourde, l'HISTOIRE ANECDOTIQUE DU CANADA. Haute responsabilité. Ne succomberai-je pas sous le fardeau? Pour m'encourager, pour me soutenir et, peut-être, me garer en cas d'échec, je place l'oeuvre sous votre patronage. En voici le premier volume, acceptez-le, et croyez, quel que soit d'ailleurs son sort en ce wide, wide wold, mon amitié la plus sincère…
H-ÉMILE CHEVALIER.
Contrexeville (Vosges), juillet 1864.
CHAPITRE PREMIER
LES DOUZE APOTRES
—Allons, Judas, verse-moi un verre de whisky, car je me sens altéré en diable.
—Vous pouvez bien vous servir vous-même! fut-il répondu d'un ton sec.
—Et si je veux que ce soit toi qui me donnes à boire, reprit le Mangeux-d'Hommes, en fronçant les sourcils.
Judas leva dédaigneusement les épaules.
—Par le Christ, mon frère aîné! ne m'entends-tu pas? continua le premier.
—La gourde est près de vous, riposta Judas.
—Eh! ce n'est pas cela que je te demande…
—L'enfer vous confonde! vous êtes ivre comme un Indien.
—Ivre! ose répéter que je suis ivre, vilain Iscariote hurla l'autre en assénant sur la table un coup de poing, dont les échos de la salle répercutèrent longuement le son.
—Oui, vous êtes ivre.
Le Mangeux-d'Hommes se dressa, d'un bond, sur les pieds.
Ce mouvement ne parut pas causer la moindre impression à Judas, qui tailladait, avec son couteau, le banc sur lequel il était assis. Pourpre d'alcool et de colère, son interlocuteur arma un revolver.
—Si tu ne m'obéis pas, je te casse la tête!
—En campagne je suis votre lieutenant, toujours prêt à me conformer à vos ordres, mais ici, hors du service, votre égal.
—Mon égal, toi!…
—Voyons, capitaine, pas de bêtises!
—Qu'entends-tu par des bêtises?
—J'entends qu'il ne faut pas quereller pour des riens, quand nous avons à causer de choses sérieuses.
—Tu voudrais me braver, hein?
—Du tout; je veux que vous soyez raisonnable. Vous avez bu outre mesure, ce matin…
—Tu mens!
A cette insulte, le front de Judas se plissa, un éclair de ressentiment flamboya dans ses yeux: néanmoins, il demeura maître de lui et repartit avec calme:
—A votre aise; mais rasseyez-vous, et parlons de notre projet.
—Et s'il ne me plaît pas de me rasseoir! vociféra le Mangeux-d'Hommes, en frappant de nouveau la table, avec son pistolet, mais si violemment que plusieurs des coups dont il était chargé firent explosion et que la crosse se brisa en vingt morceaux.
Judas ne put réprimer un éclat de rire, ce qui acheva d'exaspérer son chef.
—Ah! brigand, tu te moques de moi! proféra-t-il entre les dents.
—Le fait est que vous prêtez à la plaisanterie.
—La plaisanterie! je vais t'en donner, des plaisanteries, moi! En disant ces mots, le Mangeux-d'Hommes avait tiré de sa gaine un long coutelas pendu à sa ceinture, et il se précipitait, écumant de rage, sur son lieutenant.
Celui-ci n'aurait pas eu de peine à se défendre contre un homme pris de liqueurs et à le désarmer; mais, au même moment, la porte de la salle où se passait cette scène s'ouvrit, pour livrer passage à une dizaine d'individus, qui se jetèrent au devant du capitaine et l'arrêtèrent, malgré ses menaces de mort, et la force prodigieuse qu'il déploya dans sa lutte avec eux.
Ainsi que Judas, ces gens étaient accoutrés et équipés en aventuriers du nord-ouest américain. Ils portaient le casque ou toque en peau de loutre; un capot ou capote, de laine blanche, boutonné jusqu'au menton, et serré à la taille par une ceinture multicolore, dite ceinture fléchée, parce que les bouts qui flottaient sur leur côté étaient coupés en fer de flèche; des mitasses ou guêtres en cuir de caribou, ornées de longues franges et de verroterie appelée rassade; des mocassins ou chaussures en peau molle, semblablement agrémentés.
A leur ceinture étaient passés un couteau, une hachette, une paire de pistolets.
Quelques-uns avaient à la main une carabine, de fabrication grossière, mais dont la crosse était décorée de clous à tête de cuivre, figurant des dessins bizarres, des initiales, et le canon chamarré de plumes brillantes, de rubans aux vives couleurs.
La plupart étaient robustes, taillés en Hercule; tous étaient marqués au coin de l'audace; tous inspiraient l'effroi, ou l'aversion, car les vicissitudes d'une existence coupable et turbulente avaient stigmatisé leurs physionomies d'un cachet indélébile.
Ils avaient nom:
Pierre;
André;
Jean;
Philippe;
Jacques-le-Majeur;
Barthelemy;
Thomas;
Mathieu;
Thadée;
Jacques-le-Mineur;
Paul.
Et finalement Judas,—sobriquétisé l'Ecorché—, l'alter ego de ce
Mangeux-d'Hommes, qui, par un incroyable blasphème, se faisait
appeler
Jésus.
Son surnom, l'Écorché le méritait de point en point.
Sept pieds de haut, droit comme un if, efflanqué, maigre plus qu'un phthisique au troisième degré, il n'avait que la peau et les os.
Mais sous cette peau, tendue comme celle d'un tambour, les os faisaient saillie partout. Et quoique longs, fuselés, aussi grêles que ceux d'un loup après un hiver rigoureux, ils jouaient avec tant d'aisance sur leurs charnières anguleuses, qu'on devinait aisément que l'ensemble constituait une charpente solide comme le bronze, élastique comme l'acier.
De vrai, l'Écorché avait la souplesse et la vigueur d'un ressort. Chose étrange, cependant! avec l'apparence d'un tempérament fiévreux, excitable au possible, il était généralement froid, d'une irritante impassibilité. Son costume différait peu de celui des autres aventuriers: seulement la nuance du capot, plus foncée, tirait sur le gris de fer.
A son casque on remarquait une cocarde verte, symbole de son grade, et sans doute aussi en souvenir de l'Irlande où il «avait reçu la naissance,» suivant son expression.
Judas était le lieutenant de Jésus, le Mangeux-d'Hommes, commandant des Douze Apôtres ainsi s'intitulait fièrement la bande dont nous venons d'esquisser le tableau.
Ce titre, elle l'avait emprunté au lieu même qui lui servait de repaire: les îles des Douze Apôtres, situées dans le lac Supérieur, près de son extrémité occidentale.
C'est un archipel, couvert de sombres forêts de pins, du haut des rochers duquel la vue embrasse un horizon immense, et assez rapproché de la terre ferme pour qu'un canot puisse aborder en quelques heures.
Sur la plus grande des îles, les Français établirent,—y a bien des années déjà,—un poste pour la traite des pelleteries. Appelé La Pointe, parce qu'il s'élève au bout même de l'île, ce poste a conservé son nom, quoiqu'il soit devenu, depuis le siècle dernier, la propriété des Anglo-Saxons.
Une compagnie de commerçants américains le possède aujourd'hui, et y fait des échanges considérables avec les Indiens du voisinage. C'est un lieu de rendez-vous annuel pour l'homme rouge et le trafiquant blanc un point de départ pour les excursions aux vastes solitudes de l'Amérique septentrionale.
Bien défendu, bien garnisonné maintenant, le poste de la Pointe n'avait, en 1836, que quelques employés, facteurs, commis, trappeurs et engagés, pour la protéger contre la haine des Indiens et l'avidité des rôdeurs du désert, hordes pillardes, composées de l'écume de la société civilisée et de la lie des races sauvages ou métis, mais qui, sans cesse, errent sur la frontière, dans le but de détrousser les chasseurs isolés et de ravager les établissements des colons assez téméraires pour affronter leur rapacité.
Malgré le petit nombre de ses habitants, le poste de la Pointe était cependant, grassement approvisionné.
On disait que ses magasins renfermaient des fourrures pour plus de vingt mille dollars, des articles de pacotille pour une somme égale et des liqueurs en abondance.
Ce bruit parvint jusqu'à un chef de bandits qui désolait les rives du lac Supérieur.
Le Mangeux-d'Hommes résolut de s'emparer de la factorerie et de s'y retrancher comme dans une citadelle.
Ce criminel dessein fut bientôt mis à exécution, mais non sans pertes pour le brigand, dont la troupe se trouva, après le coup fait, réduite à douze hommes.
De là, l'idée de les baptiser les Douze Apôtres, du nom des îles dont ils étaient devenus maîtres.
Les Douze Apôtres commencèrent par faire bombance, sans s'inquiéter beaucoup de leur sûreté personnelle, car ils savaient que de longtemps on ne se hasarderait à les relancer dans leur repaire.
Pour varier les plaisirs, ils se livraient à de fréquentes incursions dans le voisinage, ruinaient les habitations des trappeurs, ravissaient les jeunes Indiennes, et poussaient l'insolence jusqu'à inquiéter les mineurs de la presqu'île Kiouinâ, ou diverses sociétés industrielles avaient déjà entrepris l'extraction du minerai de cuivre sur une grande échelle.
Quand les misérables eurent gaspillé leur butin, ce fut pis encore. Ils osèrent s'attaquer aux autres factoreries, comme celle de Fond du Lac, et au printemps de 1831 ils interceptèrent la plupart des convois de pelleteries destiné soit aux compagnies américaines, soit même à celle de la baie d'Hudson, sur territoire Britannique.
Si grande que fut l'animosité générale contre les Douze Apôtres, plus grande était encore la terreur qu'ils inspiraient,—leur chef surtout.
La légende, active, féconde, dans ces régions sauvages, s'était saisie de lui. Elle en avait fait un être surnaturel, un dieu du mal.
Le Mangeux-d'Hommes se trouvait, d'ailleurs, parfaitement à son aise dans l'habit merveilleux dont on l'avait revêtu.
D'une taille qui approchait celle de son lieutenant, mais d'une corpulence démesurée, toutefois doué de proportions symétriques et d'un visage qu'on ne pouvait s'empêcher d'admirer, malgré sa grosseur énorme. Nulle ligne, dans ses membres, qui fût irrégulière; nul trait, dans sa figure, qui ne fût d'une pureté antique. Si son air était dur, impérieux, le plus souvent il savait l'adoucir, l'empreindre de bienveillance, de tendresse, d'un charme infini, quand il le voulait.
Et sa voix! une voix de Stentor, qui s'entendait à plus d'un mille, qui portait l'effroi partout où elle retentissait, cette voix il la rendait suave, harmonieuse, enchanteresse à ses heures d'amour. Elle émouvait les hommes, elle enivrait les femmes.
Une chose pourtant détonnait dans l'aspect de cet être superbe, ce roi-démon de l'humanité.
Son costume.
Costume rouge qui lui prêtait les dehors d'un bourreau, toque, plume, tunique de chasse, ceinture, culottes, bottes, tout était rouge, rouge comme le sang.
Ce qu'on racontait de lui, de ses prouesses, je dépenserais un volume à le redire.
Deux mots empruntés aux rapports des trappeurs suffiront pour donner une idée de ce qu'il valait à leurs yeux: d'un coup de poing il avait assommé un bison, il suivait un cheval à la course, logeait à deux cents mètres de distance une balle dans l'oeil d'un daim, et à un mille d'intervalle son oreille pouvait discerner, sur la prairie, le pas d'un homme de celui d'une femme.
Nous sommes loin de nous porter garant pour ces récits et nombre d'autres plus extraordinaires dont le Mangeux-d'Hommes était alors le héros; mais tel on le représentait, et tel nous ne pouvions nous empêcher de le montrer.
—Par le Christ, mon frère aîné, je vous égorgerai tous comme des chevreaux, tas de racailles que vous êtes! s'écria-t-il, lorsque ses gens l'eurent, à grand'peine, terrassé et désarmé.
Assurément, répondit l'Écorché d'un ton paisible; mais quand nous aurons fait une prise que je sais.
—Toi, je te défends de parler!
—Et, cependant, je parlerai, capitaine, car j'avais une bonne nouvelle à vous annoncer…
Tais-toi! fit le Mangeux-d'Hommes, roulant autour de lui des regards furieux.
—Si je me taisais, vous seriez bien attrapé.
Le capitaine s'était relevé, toujours tenu par ses hommes qui cherchaient à le calmer.
—D'abord, poursuivit son lieutenant, j'étais entré dans votre chambre pour vous dire qu'on attend, à la pointe Kiouinâ, un navire, avec une lourde cargaison expédiée aux mineurs.
—- Et c'est pour cela que tu m'as manqué de respect!
—J'en laisse juges nos compagnons. Un article du Règlement des Apôtres porte…
—Je me moque des articles du Règlement!
—Porte, répéta flegmatiquement l'Écorché, que tous nous vous devons respect et soumission dans les affaires du service…
—C'est vrai! dirent les bandits.
—Mais, continua Judas, cet article ajoute que, hors du service, nous jouissons des mêmes droits que vous.
—C'est encore vrai, appuyèrent les auditeurs.
—Or, ajouta le lieutenant, vous m'avez ordonné de vous verser à boire: j'ai refusé; c'était mon droit.
—Oui, oui.
—Lâchez-moi commanda, le Mangeux-d'Hommes.
—A une condition.
—Laquelle?
—Vous m'écouterez jusqu'à la fin.
—On t'écoutera, fils de…
—Pas d'injures.
—Bien; va! fit le capitaine en s'asseyant, les bras croisés sur le bord de la table.
—Je disais donc, reprit l'Écorché, qu'en nous pressant un peu, nous ferons une capture magnifique, qui remontera notre garde-manger, notre cave, et nous procurera…
—Encore une de tes idées folles!
—Vous verrez, le navire attendu à la pointe Kiouinâ vient pour ravitailler les gens des mines.
—Tu l'as déjà dit! grommela le Mangeux-d'Hommes. Mais le moyen de s'en emparer?
—Le moyen! il n'est pas difficile.
—Nous ne sommes que treize. Ils sont deux cents aux mines! sans cela, depuis longtemps, je serais maître des trésors…
—Suivez mes avis, capitaine, et ils seront à nous… avant un mois.
—Hum! hum tu es un beau diseur
—Et un bon faiseur, quand je m'y mets
—Toi! fit le chef avec un geste de mépris.
L'Écorché ne parut pas faire attention à ce mouvement.
—Vous saurez, dit-il, qu'ils sont peu nombreux à bord du navire, une quinzaine seulement. Nous n'en ferons pas deux bouchées.
—D'où tiens-tu ces renseignements?
—Je les tiens de Jacques-le-Mineur, qui arrive du Sault-Sainte-Marie, ou il a vu appareiller le bâtiment.
—Ah! ah! fit le capitaine, en se tournant vers l'homme que son lieutenant venait de désigner.
—Oui, affirma celui-ci. J'étais allé, d'après vos
ordres, au
Sault-Sainte-Marie, pour chercher les lettres de New-York…
—Je sais; passe.
—Et j'ai remarque qu'on affrétait un bateau pour Kiouinâ.
—Mais il est peut-être déjà arrivé à sa destination!
—Du tout. Il devait mettre à la voile huit jours après mon départ.
—En es-tu sûr?
—Comme de raison, capitaine; j'ai pris, là-dessus, toutes mes informations.
—C'est qu'il y a loin d'ici Kiouinâ.
—Deux fois quarante-huit heures de navigation, au plus, fit l'Écorché. Et notez que nous commençons à jeûner. Le cellier se vide et les saloirs aussi. Quant à la chasse ou à la pêche, nous n'en sommes pas friands!
—Tout cela est bel et bon, mais comment s'emparer de ce bateau? murmura le Mangeux-d'Hommes.
—En faisant diligence, nous le surprendrons, à la faveur de la nuit, dans quelque baie. Il paraît, d'ailleurs, qu'il a, à son bord, un jeune Français, un ingénieur, qui pourrait joliment nous servir si nous entreprenions l'exploitation des mines, dit le lieutenant avec un sourire d'intelligence à son chef.
—Par le Christ, mon frère aîné, j'adopte le projet, dit ce dernier en se levant. Mais si tu nous mènes à une déception, maître Judas Iscariote, gare à tes os j'en ferai des baguettes de tambour.
La boutade du capitaine souleva l'hilarité des assistants.
Je n'ai pas terminé, reprit l'Écorché, sans se fâcher ni partager la gaîté des Apôtres.
—Qu'est-ce encore?
—C'est à vous seul que je dois parler.
—Qu'on sorte d'ici! fit le capitaine à ses gens. Ils se retirèrent aussitôt par la porte qui leur avait donné accès.
—Eh bien?
—Eh bien, j'ai, la nuit dernière, enlevé Meneh-Ouiakon.
—Tu dis?
—J'ai enlevé Meneh-Ouiakon.
Le Mangeux-d'Hommes, qui avait frémi en entendant cette déclaration, se prit à trembler. Son visage se colora et pâlit tour à tour; ses paupières s'humectèrent, sa respiration devint chaude. Il se rapprocha de son lieutenant, et, d'une voix altérée:
—Tu as enlevé Meneh-Ouiakon?
—Oui, près du poste de Fond-du-Lac.
—La nuit dernière?
—La nuit dernière.
—Et?…
Le capitaine ne put achever sa pensée, si vive était l'émotion qui le poignait, mais ses yeux formulèrent éloquemment la question.
Judas répondit avec son flegme habituel:
—Elle est ici.
—Ici! Meneh-Ouiakon est ici! et tu ne me le disais pas plus tôt?
—Vous ne m'en avez pas laissé le temps.
—Mais, en quel coin? exclama le Mangeux-d'Hommes, saisissant, dans sa puissante main, l'épaule de son lieutenant, et l'étreignant à la lui briser.
—Je vais vous la montrer, répliqua l'Écorché avec une lenteur désespérante.
CHAPITRE II
LE SAULT-SAINTE-MARIE
On sait que le lac Supérieur est le plus vaste volume d'eau fraîche connu sur le globe. En longueur il a 120 milles, 160 milles dans son extrême largeur, et 1750 de périmètre.[1]
[Note 1: Le mille anglais est environ le tiers de la lieue française.]
L'État du Minnesota borde ses rives ouest et nord-ouest; au sud il confine au Wisconsin et au Michigan; les autres côtes ont pour limites les possessions britanniques, auxquelles la moitié du lac divisé par une ligne imaginaire, appartient.
Les eaux de ce lac sont d'une transparence étonnante[2].
[Note 2: Par un temps calme, j'ai souvent vu les poissons s'ébattre à plus de dix brasses de profondeur.]
Il les reçoit par plus de deux cents affluents. Elles y descendent d'un bassin qui embrasse une superficie 100,000 miles carrés.
Les parties nord et sud du Supérieur voient jaillir de leur sein une foule d'îles.
Le centre en est à peu près dépourvu.
Au nord, plusieurs de ces îles forment d'excellents abris pour les vaisseaux et offrent aux yeux du voyageur ses perspectives les plus pittoresques.
La côte elle-même est fortifiée par des rochers escarpés dont quelques-uns dépassent 300 mètres d'élévation.
Mais, au sud, le rivage se montre généralement bas et sablonneux, quoique, en certaines places, il soit coupé par des chaînes de calcaire ou des roches trapéennes et cuprifères énormes, comme le Portail ou les Rochers Peints, la pointe Kiouinâ, les Douze-Apôtres, etc.
Encore aux trois quarts sauvage aujourd'hui, le littoral du lac Supérieur ne tardera pas à se peupler, et à se fertiliser au soleil fécondant de la civilisation, car, malgré la rigueur de l'hiver qui règne pendant plus de six mois dans cette région, la terre y est bonne, productive, riche en minéraux, et les eaux du lac abondent poissons excellents de toute espèce.
Le Supérieur se relie aux lacs Huron et Michigan par une artère longue de 63 milles, large d'un au plus, à laquelle nos missionnaires français, qui en furent les premiers explorateurs, donnèrent, en 1642, le nom de rivière Sainte-Marie, mais appelée par les indigènes Pauoiting, c'est-à-dire Petite Cataracte.
Le souvenir de ces hardis découvreurs européens mérite d'être conservé.
C'était les pères Charles Rimbault et Isaac Jogues.
A cette époque, ils habitaient la Mission
Sainte-Marie, près du lac
Huron.
Sur les bords de la rivière résidait une tribu sauvage qu'ils convertirent.
La tribu s'appelait Pauoitigouei uhak, mot à peu près impossible à articuler pour une bouche française.
Comme ces Peaux-Rouges témoignaient d'une grande agilité dans tous les exercices du corps, mais principalement pour franchir les obstacles, nos missionnaires convinrent de les nommer Sauteux ou Sauteurs, nom qui leur est resté, comme celui de Sainte-Marie au canal que la nature a creusé entre le lac Supérieur et les lacs Huron et Michigan.
La rivière Sainte-Marie est interceptée par des rapides dangereux, au pied desquels s'élève, au sud, sur la rive américaine, un village appelé Sault-Sainte-Marie, et au nord, sur la rive anglaise, un poste occupé par la compagnie de la baie d'Hudson.
Le village est donc américain, le poste anglais.
Dans le premier, le gouvernement des États-Unis a installé une petite garnison pour la protection de ses nationaux, qui se livrent à la traite des pelleteries ou à l'exploitation des précieuses mines de cuivre dont est, comme nous l'avons dit, enrichie la rive méridionale du lac Supérieur, «primitivement appelé lac Tracy, en l'honneur de M. de Tracy, qui fut nommé vice-roi d'Amérique par le roi de France au mois de juin. 1665» [3]. Dans ses curieuses Lettres sur les États-Unis d'Amérique, où, à travers quelques appréciations fausses, on trouve des considérations du premier ordre et des descriptions fort remarquables, le colonel Pisani, qui visita le Sault Sainte-Marie en 1856, en a fait un tableau auquel je suis heureux d'emprunter les lignes suivantes:
[Note 3: Mémoires de J. Long.]
«La mission Sainte-Marie du Sault fut fondée en
1665 par le père
Allouez.
«A cette époque, les missionnaires, et, par eux, le gouvernement du Canada, connaissaient déjà parfaitement et la géographie du lac et la nomenclature des tribus qui habitaient ses rives. Ces tribus étaient nombreuses, et la liste de leurs noms est aussi longue que baroque; mais la population de chacune d'elles était bien peu considérable. Trente mille sauvages, au plus, erraient entre le lac Michigan, le Haut-Mississipi et la baie d'Hudson, et avaient pour centre social, géographique et religieux (si ces mots peuvent s'appliquer à des agglomérations humaines à peine sorties de l'état de nature) la race sud-est du grand lac. C'était principalement près du rapide ou Sault-Sainte-Marie qu'ils se réunissaient, à l'époque du printemps, pour s'y livrer à la pêche du poisson blanc, l'une des plus abondantes qu'il y ait au monde, et pour vendre leurs pelleteries aux traitants canadiens. Ces peuples se rattachent à trois langues mères, les langues siouse, algonquine et huronne. C'est le nom d'Ouattouais [4] qui revient le plus fréquemment dans les relations des jésuites, comme désignant les tribus de l'extrême ouest par rapport au Canada. Ainsi les missions des bords du lac étaient appelées missions chez les Ouattouais.
[Note 4: Ce nom doit s'écrire Outaouais.—H.-E. C.]
«Le christianisme, qui est la religion des races supérieures, eut peu de prise sur les Ouattouais. Les jésuites furent presque toujours obligés de tolérer chez les néophytes certains restes de leurs pratiques idolâtriques, sous lesquels on feignait de trouver un fond de foi orthodoxe. Mais si les succès des religieux furent contestables, leurs succès politiques furent éclatants. En moins de dix ans, les missions du Sault-Sainte-Marie, du Saint-Esprit, de Saint-Francois-Xavier avaient fait du nom de la France l'objet de respect et de l'affection de toutes les tribus de l'ouest [5]. En 1670, l'intendant du Canada Talon, l'un des administrateurs les plus capables qu'ait eus la colonie, résolut de mettre à profit ces bonnes dispositions, et d'établir d'une manière solennelle et officielle le protectorat de la France sur ces contrées dont il devinait l'avenir. L'entreprise n'était pas facile. Il s'agissait, non pas de l'achat tel ou tel territoire, comme a fait Penn sur les bonds de la Delaware, comme le font encore aujourd'hui plus ou moins furtivement les Américains, mais d'une sorte d'annexion politique, consentie librement par le suffrage universal. Qu'on me passe ces mots du vocabulaire moderne, assez étranges à l'occasion d'un acte politique du dix-septième siècle et d'un acte politique du roi Louis XIV; mais ils sont nécessaires pour caractériser cette conquête de la France, conquête qui ne ressemble guère à celle de la Franche-Comté, de la Flandre et de l'Alsace, mais qui contraste avec ces dernières encore plus par sa nature pacifique et philanthropique que par ses proportions territoriales.
[Note 5: Exemple frappant: Quoique Québec eût été prise, en 1759, par les Anglais et que, dès lors, nous eussions perdu toute puissance politique sur les rives du Saint-Laurent, les Indiens ne voulurent pas reconnaître l'empire britannique avant 1763 un de leurs chefs les plus influents, Pontiac, dont nous publierons prochainement. L'histoire, forma même alors le projet d'expulser, au profit des Français, la race saxonne du continent américain. Si la France l'eût soutenu, qui sait s'il n'eût pas réussi? Mais l'éventail de madame de Pompadour faisait la brise et la tempête.—H.-E. C.]
«Talon choisit pour émissaire un nommé Nicolas Perrot, laïque, mais employé longtemps au service des missionnaires. Perrot parcourut, pendant le printemps et l'été de 1670, toutes les contrées de l'ouest. Il ne s'arrêta, au midi, que chez les Miamis, c'est-à-dire chez les peuples qui habitaient le pays où est bâtie, maintenant, la ville de Chicago. Il décida toutes ces peuplades à envoyer, pour le printemps suivant, des députés au Sault-Sainte-Marie, afin d'y procéder à la reconnaissance du protectorat de la France sur les contrées qui forment les bassins des lacs Supérieur, Huron, Erie, Michigan. Quatorze cents sauvages furent fidèles au rendez-vous. M. de Saint-Lusson, délégué, par l'intendant Talon, procéda solennellement à l'acte de reconnaissance.
«Sur la prairie qui domine les Rapides, on avait préparé une Croix et un poteau en Bois de cèdre surmonté d'un écusson aux armes de France. Les Indiens, dans leur appareil de guerre, précédés du Délégué, formaient un vaste cercle autour de ces derniers emblèmes de la foi religieuse et de la domination politique. Au moment où l'on éleva le premier, les missionnaires et les Français entonnèrent le Vexilla, puis, quand les armes de France parurent dans les airs, l'Exaudiat.
«Cela fait, le père Claude Allouez, très-versé dans la connaissance de la langue algonquine, adressa aux Indiens un long discours pour leur expliquer le but de la réunion et les avantages qu'ils retireraient du protectorat de la France. Il termina par un éloge du monarque auquel ils allaient se donner et par un pompeux tableau de sa puissance. Ce discours a été conservé, en entier, dans les Relations des Jésuites: il est fort curieux en ce qu'il montre l'extrême souplesse de l'esprit des jésuites et leur habileté incomparable à adapter leur éloquence et leurs moyens d'action au caractère particulier des peuples qu'ils avaient à soumettre au joug de la civilisation et de la foi.
«Il est probable que les Indiens furent fortement impressionnés de ce discours, car, lorsque M. de Saint-Lusson, après que le père Allouez eut fini de parler, leur demanda s'ils consentaient à se ranger, eux, leurs descendants et leurs pays sous l'autorité du grand Ononthio [6], ce ne fut qu'un cri d'assentiment. Les Français y répondirent par les acclamations de Vive le roi! et des décharges de mousqueterie. La cérémonie se termina par un Te Deum.
«Cet acte est célèbre dans l'histoire de l'Amérique sous le nom de Traité du Sault-Sainte-Marie. Il est peu de titres parmi ceux qui garantissent les possessions territoriales des nations ou des princes européens qui aient une origine aussi sérieuse, aussi authentique et aussi libérale que le traité par lequel la France a possédé, pendant quatre-vingt-dix ans, tout le nord-ouest des États-Unis [7].
[Note 6: C'est encore ainsi que les Indiens nomment
le gouverneur du
Canada.—H.-E. C.]
[Note 7: L'auteur aurait dû dire «de l'Amérique septentrionale,» puisque le territoire de la baie d'Hudson qui fait partie de cette contrée et qui est maintenant aux Anglais devint, par ce traité, notre propriété.—H.-E. C.]
«La guerre de Sept-Ans et le traité qui en a été la suite nous ont dépouillés de ce magnifique héritage, mais aujourd'hui, quand un Français y pénètre en étranger, il ne peut oublier que ses ancêtres le reçurent jadis librement des mains d'une race faible et confiante; que, fidèles à leurs engagements, ils avaient entrepris de la civiliser, et que leurs successeurs, héritiers de leurs devoirs comme de leurs droits, n'ont su que la dégrader, l'anéantir [8].
[Note 8: Civiliser les Indiens utopie, prétexte de l'ambition ou du fanatisme religieux. Le sauvage est moins fait pour la civilisation que le civilisé pour la vie sauvage. Les gens désintéressés, qui connaissent les Peaux-Rouges, loin de songer à les civiliser, protestent contre les tentatives faites à ce sujet. Écoutez Schoolcraft, un observateur profond, un savant érudit, un écrivain consciencieux, qui passe la moitié de sa vie au milieu du désert américain:
«L'Indien est possédé d'un esprit de réminiscence qui se plaît dans des allusions au passé. Il parle d'une sorte d'âge d'or où tout allait mieux pour lui que maintenant, alors qu'il avait de meilleures lois, de meilleurs chefs, que les crimes étaient plus promptement punis, que sa langue était parlée avec une pureté plus grande, que les moeurs étaient moins entachées de barbarie. Mais tout cela semble passer à travers le cerveau indien comme un rêve, et lui fournit plutôt la source d'une sorte de rétrospection agréable et secrète qu'un stimulant pour l'exciter à des efforts présents ou futurs. Il languit comme un être déchu et désespéré de se relever. Il ne paraît, pas ouvrir les yeux à la perspective de la civilisation et de l'exaltation mentale déroulée devant lui, comme si cette scène lui était nouvelle ou attrayante. Depuis plus de deux siècles des instructeurs (teachers) et des philanthropes lui ont peint ce tableau, mais il n'y a rien vu pour secouer sa torpeur et s'élancer dans la carrière de la civilisation et du perfectionnement. Il s'est plutôt éloigné de ce spectacle avec l'air d'une personne pour qui toutes ces choses «nouvelles» étaient «vieilles», et il a résolument préféré ses bois, son wigwam, son canot. —Algic Researches preliminary observations, par H.-R. Schoolcraft.
Je le répète, cela n'est que trop vrai pour ceux qui ont sérieusement étudié les races indiennes de l'Amérique, septentrionale.—H.-E-C.]
Le Sault-Sainte-Marie a donc une importance historique, considérable, et dont tout Français a le droit d'être fier.
Les Rapides étant un obstacle à la navigation, on a creusé un canal pour obvier à cet inconvénient.
«Ce canal, poursuit M. Pisani, a 1,600 mètres de long et une largeur suffisante pour que les plus gros navires y puissent flotter. La différence de niveau entre ses deux extrémités est de 8 mètres 37; c'est précisément la hauteur des Rapides, et la moitié de celle des eaux du lac Supérieur au-dessus des eaux du lac Michigan, le premier étant à 193 mètres et le second à 482 mètres 65 au-dessus du niveau de la mer. Deux écluses suffisent pour faire franchir aux bâtiments la différence du niveau.
«Le canal n'est ouvert que depuis six ans. Avant sa construction, un chemin de fer de 1,600 mètres de parcours longeait les Rapides et aboutissait à deux quais de débarquement, l'un en amont, l'autre en aval de l'obstacle à franchir. Les marchandises apportées par les Lacs de l'Est et du Midi et destinées à passer dans le lac Supérieur étaient déchargées à l'entrée des Rapides, transbordées sur le chemin de fer, embarquées de nouveau sur les bâtiments faisant le service spécial des lacs. Telle a été jusqu'à ces dernières années, l'insuffisance des ressources de toute espèce dans ces contrées reculées, que les bateaux à vapeur ou à voiles, naviguant sur le lac Supérieur, n'étaient pas construits sur ses rives, au-dessus des Rapides [9]. On les apportait, par pièces, des ateliers de New-York ou de Cleveland; le chemin de fer leur faisait franchir le saut et on les montait au-delà de Sainte-Marie. On comprend que, dans de pareilles conditions, la navigation intérieure du lac ne pouvait pas recevoir un bien grand développement.
[Note 9: Le premier navire de quelque importance construit au Sault-Sainte-Marie fut le schooner ou goélette John Jacob Astor, lancée, si je ne me trompe, en 1835.—H.-E. C.]
«Il y a une huitaine d'années, le Congrès, de concert avec la législature de l'état de Michigan, décida que le chemin de fer serait remplacé par un canal. Ce qui était difficile, ce n'était pas de s'entendre avec Washington et Lansing, mais de trouver des entrepreneurs qui, en échange d'une énorme avance de fonds, consentissent à recevoir des terrains sans valeur actuelle et susceptibles d'en acquérir seulement par suite de l'ouverture même du débouché. On ne doit pas perdre de vue qu'à cette époque, le bassin du lac Supérieur, sans communication autre que celle de la rivière Sainte-Marie avec le continent américain, était un vrai pays perdu, tout à fait sauvage, d'un avenir très-problématique. On y exploitait déjà, des mines de cuivre, mais il était encore fort douteux que l'industrie métallurgique réussît jamais à faire entrer cette contrée isolée dans le cercle de l'activité américaine. Il n'y avait certainement pas six mille habitants travaillant aux mines ou vivant d'un commerce de pacotilles sur les rives du lac. Par le fait, il ne s'agissait pas de créer un débouché pour une population déjà existante, mais de créer une population par l'ouverture d'un débouché; méthode générale aux États-Unis, et inverse de celle que nous employons en Europe.
«Dans cette affaire, comme dans tant d'autres, le génie des entreprises hasardeuses, qui fait la passion et la force des États-Unis, n'a pas reculé devant le calcul des mauvaises chances. Une compagnie de Boston a accepté les termes et s'est engagée à construire le canal. Le marché, conclu sur ces bases, a été rapidement exécuté. Au mois de juin 1855 la Compagnie a fait remise du canal à l'État, qui l'exploite à son profit.
«Ce magnifique ouvrage a coûté environ sept millions de francs. En contemplant les vastes solitudes qui l'entourent, la nature sauvage, grandiose et glaciale, dont il constate la puissance vaincue, semblable à un sceau mis par l'industrie humaine sur sa nouvelle conquête, on ne peut s'empêcher d'admirer l'audace du peuple qui ne craint pas de se lancer dans de pareilles entreprises aux extrémités perdues de son immense territoire.
Il faut une heure et demie ou deux heures à un bateau à vapeur pour traverser les écluses et faire le chargement et le débarquement des marchandises appartenant au commerce de Sainte-Marie.
«Sainte-Marie est plutôt une bourgade qu'une petite ville. Les maisons, presque toutes à un seul étage, sont en bois et isolées les unes des autres, double caractère propre à tous les centres de population des pays situés vers l'extrême nord, soit dans le nouveau, soit dans l'ancien monde [10]. Les habitants sont au nombre de deux mille environ. Le fond de cette population, la partie fixe et attachée au pays de père en fils, provient d'un croisement d'anciens colons français avec la race indienne. Ces métis parlent encore presque tous le français et appartiennent à la religion catholique. Quant leur caractère ethnique, c'est une moyenne entre le type caucasique et le type de la race rouge: peau foncée, cheveux noirs, durs et abondants, os de la face (principalement l'os et le cartilage nasal) très-proéminents. Ils n'ont pas, il faut le dire, l'ardente activité des Yankees, leur aptitude à amasser et à risquer les dollars, le génie du commerce, de l'industrie et de la spéculation. Ils sont sédentaires bornés dans leurs désirs, timides, mélancoliques, toujours prêts à céder la place aux autres [11]. C'est bien là la descendance mélangée de deux races vaincues, isolées et dédaignées au milieu des populations anglo-saxonnes. Elle a trop de sang français pour devenir américaine. Elle n'en a pas assez pour conserver et faire respecter sa nationalité!
[Note 10: Cette réflexion manque de justesse. Dans l'Amérique entière, au sud comme au nord, sur les terrains nouvellement colonisés, les maisons sont ainsi construites. Rien de plus logique: on a de la place, on les espace; on est trop pressé de se mettre à l'abri pour songer à élever un étage sur le rez-de-chaussée.—H.-E. C.].
[Note 11: Faux. Ils ne sont que dissimulés. L'auteur ne les a point pratiqués. Je renvoie à Poignet-d'Acier.—H.-E. C.]
«Au milieu ou au-dessus de ce petit peuple de fermiers, manoeuvres, pêcheurs et chasseurs, s'agite la colonie américaine, composée de marchands de pacotilles, aventuriers, spéculateurs de terrains et de mines, population d'une âpreté au gain et d'une mobilité extrême, qui promène sur toute la ligne des bords du lac son existence nomade, essayant de tout, fondant et abandonnant les villes avec une égale facilité. Son activité se dépense à escompter, par tous les moyens et sous toutes les formes possibles, les espérances de richesses que l'exploitation d'une région presque vierge laisse entrevoir.
Tel se présentait, en 1856, le Sault-Sainte-Marie, tel à peu près il se montre au moment où nous écrivons; voyons, maintenant, ce qu'il était une vingtaine d'années auparavant,—à l'époque de notre récit.
CHAPITRE III
L'INGÉNIEUR FRANÇAIS
Comblez à demi le canal, supprimez le chemin de fer, et le paysage du Sault-Sainte-Marie sera, aujourd'hui, à peu près semblable à ce qu'il était en 1837.
Dans le village aussi, il nous faudra supprimer ces riantes maisonnettes blanchies à la chaux, le Chippewa Hotel, un temple protestant construit avec goût, une douzaine de magasins fort bien approvisionnés. Et quoi encore? Ah! les trottoirs en planches qui bordent les rues, et le pavillon, d'apparence quelque peu aristocratique, on se tient le mess [12] des officiers de la garnison du fort Brady.
[Note: 12 Cantine ou pension.]
Au lieu et place de ces modernités, nous aurons des cabanes moins élégantes, des voies passagères plus fangeuses ou plus poudreuses, suivant la saison, et des groupes de wigwams, en peaux de bison, tout autour de la localité.
Le nombre des Bois-Brûlés et des blancs ne sera pas aussi considérable; mais la quantité des Peaux-Rouges sera double. La fanfare du coq domestique ne réveillera point les habitants, mais, fréquemment encore, les jappements du coyote, le beuglement du boeuf sauvage, le gloussement de la poule des prairies, troubleront leur sommeil.
Si, sur la place publique, on voit déjà parader le soldat de l'Union Fédérale, souvent, aussi, on y entend encore le terrible cri de guerre de l'Indien.
Si, au pied des Rapides, la noire fumée des navires à vapeur se marie rarement à la poussière argentée des ondes, des centaines de canots d'écorce, dirigés par d'intrépides bateliers, sauteront journellement les perfides écueils, au risque de se briser mille fois, et sans que leurs conducteurs aient, un instant, souci du péril auquel ils s'exposent.
A présent, des milliers de touristes vont, chaque année, par trains de plaisir, visiter le Sault-Sainte-Marie. La civilisation, la police, le luxe, l'ont envahi; la crinoline, c'est tout dire, y a porté ses cerceaux.
Il existe,—qui l'eût cru, grand Dieu!—une gazette dans cette région naguère si complètement ignorée, une gazette à prétentions spirituelles, encore, le Lake Superior Journal. N'alléchait-elle pas, dernièrement, les voyageurs, curieux de parcourir les merveilles de son site, par un pompeux article, duquel nous détacherons cette ligne:
«As-tu jamais vogué sur une gondole à Venise?» n'est plus une question. Maintenant, on demande sans cesse: «As-tu jamais sauté les Rapides de Sainte-Marie, dans un canot d'écorce?» Quiconque est capable de répondre affirmativement à cette intéressante question», peut se vanter d'avoir joui du plus agréable divertissement qu'il soit possible de se procurer sur l'eau.»
Tout en faisant mes réserves pour la vanité de clocher qui a présidé à la rédaction de cette réclame, j'avoue que le divertissement a quelque chose de fascinateur comme l'abîme, et que la scène dont on jouit sur le bord de la chute est fort émouvante. M. Pisani, qu'on ne saurait accuser de partialité aveugle, en parle en ces termes:
«C'est un des plus beaux spectacles de l'Amérique. L'eau bouillonne et tourbillonne comme si elle s'échappait du coursier d'une roue hydraulique; seulement le coursier a quinze cents mètres de large et quinze cents mètres de long. L'eau n'a guère plus que cinquante à quatre-vingts centimètres, un mètre, au plus, au-dessus des rochers sur lesquels et au milieu desquels elle bondit. Sans écumer précisément, elle a une teinte blanchâtre très-prononcée qui contraste avec le bleu profond de la rivière en amont et en aval de la chute. Dans certains endroits où l'écartement des rochers et la grandeur de leurs dimensions forment des enfoncements profonds, on voit se dessiner d'énormes vortex d'une vitesse de rotation effrayante. Dans d'autres, la crête des rochers dépasse les vagues qui semblent leur livrer un assaut furieux. On dirait, par moments, que cette prodigieuse somme de force vive appartient à quelque être animé, faisant des efforts désespérés pour entraîner ces petits points noirs, immobiles et inébranlables, alors que tout a cédé autour d'eux. Le fracas de ce bouillonnement immense est assourdissant, quoique nul écho ne soit renvoyé par les noires forêts de sapins qui couvrent les rives plates et noyées du fleuve.»
On de ces vortex ou entonnoirs, comme, dans son langage éloquemment figuré, les appelle le peuple canadien-français, a reçu le nom de Trou de l'Enfer [13].
[Note 13: Ce nom est fort commun en Amérique pour designer les abîmes. L'enfer et le diable jouent un grand rôle dans la nomenclature des épouvantails populaires.]
Il s'ouvre à une portée de fusil du village, entre deux chicots, dont l'un, pointu comme une aiguille émerge à trois pieds de la surface de l'eau, et l'autre forme un bloc de granit empâté dans le rivage.
Ce bloc peut avoir quatre mètres d'élévation: il est couronné par une plate-forme étroite, du haut de laquelle on plane sur la cataracte.
Une distance de trois à quatre pas au plus sépare les deux rocs.
C'est dans cet intervalle que les eaux se précipitent et roulent sur elles-mêmes avec une rapidité vertigineuse et un vacarme particulier, caverneux, qui domine le bruit général de la chute. Nonobstant son étroitesse, le Trou de l'Enfer est fatal à toute créature vivante que le sort lui a jetée.
La tradition lui prête un nombre de victimes incroyable; et ces victimes, rarement il les rend,—sinon broyées, hachées—cadavres informes, méconnaissables.
Malheur à qui l'affronte, malheur à qui ne le sait éviter!
La sinistre renommée qu'il s'est acquise, le Trou de l'Enfer l'avait déjà en 1837.
Cependant, malgré la terreur dont il était entouré et le peu de sécurité que paraissait offrir le rocher qui lui sert de margelle du côté de la rive,—car ce rocher semble frémir sans cesse sous les pieds—en 1837, comme de nos jours, c'est à cet endroit que les curieux venaient contempler les Rapides.
Par une belle et piquante matinée du mois de mai de cette année-là, sur la Pierre-Branlante,—ainsi la désignent les habitants du Sault-Sainte-Marie,—un jeune homme, grossièrement mais confortablement vêtu d'un paletot et d'un pantalon de drap noir, d'une casquette de même étoffe, retenue sous le menton par un cordon et de fortes guêtres en peau, qui lui montaient jusqu'au-dessus du genou, considérait d'un oeil attentif le panorama déployé devant lui.
Ce personnage n'était pas beau, dans l'acception vulgaire du mot; mais la franchise, le courage respiraient dans sa physionomie hautement intelligente.
De longs cheveux noirs bouclés ondulaient librement sur ses épaules à la brise du matin.
Il portait une barbe de même couleur, courte et bien fournie, que caressait souvent sa main gauche. Dans la droite, il tenait un marteau de géologue, armé d'une hachette qui flamboyait aux rayons du soleil levant.
A sa tournure, à son costume, il était facile de voir que ce jeune homme était étranger au pays.
Une riche contrée—murmurait-il en bon français;—et penser que nous l'avons perdue… perdue par notre faute!… qu'elle appartient maintenant en partie à nos mortels ennemis les Anglais, dont le drapeau flotte triomphalement de l'autre côté de cette rivière! Ah s'il était possible de reconquérir…
A cette pensée, il se prit à sourire.
—Allons, Adrien, continua-t-il gaiement, es-tu fou, mon ami? Toi, expulsé de l'École polytechnique pour insubordination la dernière année de ton cours, au moment de passer officier dans le Genie; toi, obligé de t'engager dans un régiment de Dragons et parvenu à grand'peine au grade de Maréchal-des-logis-chef au bout de sept ans de service; toi, à présent, simple ingénieur d'une compagnie en embryon, tu rêverais de batailles, de victoires!… Laisse là les affaires politiques, mon ami. Tu as passé la trentaine. Assez de bêtises comme ça. Songe à faire tout doucement ton bonhomme de chemin…
Un instant après, il ajouta, en se frappant sur la poitrine:
—Ça ne fait rien! On est toujours Français, même en Amérique; et quand on voit tout ce que nous possédions, tout ce que ces coquins d'Anglais nous ont volé…
Comme il en était là de son monologue, l'apparition d'un canot qui s'engageait dans les Rapides changea le cours de ses idées.
Ce canot d'écorce blanche, orné de figures rouges et bleues, était monté par un Indien.
Le malheureux! Mais il va se suicider s'écria Adrien, ignorant encore que, d'habitude, les Peaux-Rouges sillonnent dans leurs frêles esquifs, avec la légèreté de l'oiseau, ces abîmes inexorables.
Il venait de pousser cette exclamation, quand le canot, saisi par un courant, fut entraîné dans le Trou-de-l'Enfer, où il évolua cinq ou six fois, en décrivant des cercles de plus en plus étroits, de plus en plus rapides, et s'enfonça pour ne reparaître jamais.
Le drame ne dura pas vingt secondes.
Un moment épouvanté, sentant frissonner sous lui la roche sur laquelle il se tenait, Adrien avait fermé les paupières, croyant que le cercueil liquide allait s'ouvrir encore pour le recevoir et l'engloutir avec le canot qu'il avait vu submerger si promptement.
Prolongée, cette hallucination eût pu être funeste au jeune homme. Par bonheur, elle fut passagère comme la cause qui l'avait produite.
Adrien rouvrit les yeux.
Ses regards se portèrent machinalement, quoique avec effroi, sur le gouffre.
D'abord, il ne vit rien, n'entendit rien que le grondement des eaux en furie.
Mais bientôt, au milieu des flots, il aperçut une tête, puis l'extrémité supérieure d'un corps humain cramponné au rocher, vis-à-vis et à quelques pas de lui.
Le malheureux s'épuisait en efforts pour résister au tourbillon qui, comme un serpent affamé, lui serrait les reins, les cuisses, les jambes dans ses anneaux multiples.
Cet infortuné, c'était l'Indien.
Il ouvrait la bouche toute grande, il criait, il implorait du secours; cela se voyait, cela se comprenait, mais cela n'arrivait pas aux oreilles.
Adrien était brave.
S'il eût pu sauver la victime au péril de ses jours, il l'eût fait, il se fût jeté à la nage.
Il n'y fallait pas songer. Au lieu d'une proie, l'abîme en aurait dévoré deux.
Courir au village! Le temps ne pressait-il pas trop Adrien cherche, cherche autour de lui. Il n'y a pas une planche, pas une perche!
Inspiration du ciel! Voici un bouleau qui a crû, en ligne diagonale, dans une anfractuosité de la Pierre-Branlante, au-dessus du Trou-de-l'Enfer. L'arbre est grand, pas très-gros. Adrien se glisse à la racine. D'une main il se tient au rocher, de l'autre il porte avec sa hachette de vigoureux coups au bouleau, qui fléchit, se penche, chancelle, tombe transversalement dans les Rapides.
—Gare! crie le jeune homme, sans songer à l'inutilité de cet avertissement.
Sa voix se perd dans le roulement de la cataracte.
Cependant le bouleau, tranché aux trois quarts, reste attaché, à son pied, par des ligaments, tandis que, accroché par les branches aux écueils des Rapides, son tronc forme une passerelle sur le Trou-de-l'Enfer.
Mais, en s'abattant, quelques rameaux ont atteint l'Indien que l'on ne distingue plus.
Adrien s'élance sur l'arbre. Il arrive à l'endroit où le sauvage a été immergé.
Une de ses mains apparaît encore crispée au rocher.
Dubreuil casse les branches du bouleau, s'agenouille sur son pont improvisé, tend le bras, saisit cette main, et, déployant toute sa vigueur, il ramène à la surface la tête et le buste du Peau-Rouge.
Mais celui-ci est affaibli, brisé par la lutte effroyable qu'il a soutenue, qu'il soutient encore.
Du geste, plutôt que de la voix, le Français l'encourage, tandis que, lui passant les bras autour de son cou, il s'arcboute, se relève peu à peu, et finit par le tirer entièrement de l'entonnoir.
Sauvé! J'en remercie Dieu! dit le brave Adrien, en s'essuyant le front, après avoir déposé le sauvage sur la tête du bouleau, dont une partie seulement trempe dans la rivière.
Comme il murmurait cet acte de reconnaissance, l'arbre, resté jusque-là à peu près immobile, s'ébranle.
Les filaments qui l'assujettissaient à sa racine ont cédé sous le poids des deux hommes: ils s'allongent! Ils rompent!
Le Trou-de-l'Enfer hurle déjà plus fort: plus vite, plus vite et plus vite il roule ses mortelles spirales. Dans un froid linceul ensevelira-t-il donc deux cadavres au lieu d'un?
L'Indien est là, impassible, résigné. Ses lèvres remuent.
Sans doute il a entonné un chant de mort.
Pauvre Adrien! il songe à sa mère, à sa bonne et tendre mère qu'il ne reverra plus, qui jamais, non, jamais, ne saura sa misérable destinée!
A elle! a elle la digne et vertueuse femme, sa pensée suprême! car le dernier lien qui retenait le bouleau à la rive s'en est séparé et déjà, l es vagues entraînent le tronc!
Mais non; ils ne périrons, pas. La Providence ne le
permettra point.
Elle étend sur eux une main protectrice.
En glissant contre le rocher, le bout de l'arbre, coupé en biseau, rencontre une fente, il s'y arrête, s'y encastre. Et, loin de le desceller, les flots rageurs ne font que l'enfoncer plus profondément dans cette mortaise naturelle.
Moins d'une minute après, Adrien et son compagnon sont sur le rivage.
—On m'appelle Shungush-Ouseta, dit l'Indien au Français; si jamais mon frère a besoin d'un bras pour le servir, qu'il se souvienne de ce nom.
—Comment, vous parlez ma langue? demanda Adrien.
—C'est la langue des vaillants.
—Merci du compliment!
—Dans ma famille, la plus puissante des Nadoessis, tout le monde la parle et l'écrit.
—Vous écrivez aussi le français!
Une Robe-Noire [14] l'apprit à mon grand-père, qui nous donna le secret de cette grande médecine.
[Note 14: Missionnaire.]
—Mais pourquoi vous exposiez-vous au milieu de ces récifs dangereux?
—Mon frère n'est-il donc pas Canadien?
—Non; je suis Francis, répondit Adrien avec une nuance de vanité.
—Français de la vieille France? reprit le sauvage d'un ton surpris.
—Oui, de la vieille France.
Shungush-Ouseta (le Bon-Chien) attacha sur son interlocuteur un regard de respectueuse admiration; puis, se mettant à genoux devant lui:
—Mon frère, dit-il en tremblant d'émotion, me fera-t-il l'amitié de me donner la main?
—Comment! s'écria Adrien surpris, mais c'est avec le plus grand plaisir que je serrerai la vôtre, mon brave. Seulement, relevez-vous, je n'aime pas les gens dans une posture semblable. Mais le Nadoessis, prenant la main du Français sans changer d'attitude, la baisa révérencieusement. Puis il dit en contemplant Dubreuil avec une sorte d'adoration:
—J'aime mille fois le jour où je t'ai rencontré, mon frère, car j'ai constaté que ta nation est aussi hardie aussi adroite que me l'avait dépeinte mon grand-père. Maintenant que j'ai vu un Français, un Français de la France, je n'ai plus rien à désirer.
—Mais ne restez pas ainsi prosterné devant, moi, je ne suis pas une idole! s'écria l'ingénieur, ne sachant trop s'il devait rire ou se fâcher. Shungush-Ouseta se leva.
—Comment, se porte notre chef, le Soleil? Pour le coup, Adrien crut avoir affaire à un fou.
—Je ne comprends pas, fit-il en secouant la tête.
Le Nadoessis sourit d'un air fin.
—Mon frère, dit-il, craint que je ne sois un
traître, mais, ni moi ni
les miens n'avons accepté la violence des Habits-Rouges ou des
Longs-Couteaux [15]; moi et les miens nous sommes restés fidèles à
la
France. Et toujours nous la servirons, elle et ses enfants
[16].
[Note 15: Les Anglais et les Américains.]
[Note 16: L'amour des Indiens de l'Amérique septentrionale pour les Français est si vrai, si profond, que nos rivaux eux-mêmes n'ont osé le contester, je le rappelle avec un légitime sentiment de fierté nationale. Ainsi, à l'époque de la conquête du Canada par les Anglais, en 1762, un de leurs officiers, le lieutenant Henry Timberlake écrivait «A mon arrivée dans le pays des Cherokees, je remarquai chez ce peuple un vif attachement pour les Français. Cette dernière nation a le talent de se concilier l'affection de presque tous les Indiens avec lesquels elle a des rapports, par les charmer de cette politesse qui coûte si peu et qui est quelquefois si utile, et par son attention à se conformer aux moeurs et a ne pas froisser le caractère de ces tribus, tandis que le SOT ORGUEIL de nos officiers n'a souvent d'autre effet que de les rebuter… Quelques années auparavant, un officier de la Compagnie de la baie d'Hudson, J. Robson, déclarait qu'au bout d'un siècle la France posséderait toute l'Amérique septentrionale, si grande était, en ce pays, l'horreur du nom anglais. Voyez An Account of six years residence in Hudson Bay, par Joseph Robson. Je pourrais citer vingt témoignages semblables tant anglais qu'américains.]
En même temps, le Bon-Chien tirait de son capot une large médaille, pendue à son cou par un cordon de cuir.
—Elle vient de nos ancêtres; c'est l'héritage du fils aîné dans ma famille, dit-il avec orgueil en la montrant au Français.
Celui-ci ne fut pas peu étonné de remarquer, sur cette médaille, l'effigie de Louis XIV, gravée en relief, dans un nimbe de rayons de soleil.
A la pile on lisait:
DONNÉE PAR NOUS, LOUIS XIV, ROI DE FRANCE NAVARRE ET AMÉRIQUE, AU BRAVE CHEF DES NADOESSIS.
C'était, en effet, un des symboles que les anciens gouverneurs français du Canada remettaient aux sagamos indiens quand ceux-ci avaient rendu des services à notre gouvernement. Adrien saisit alors le sens de la question que Shungush-Ouseta lui avait faite par rapport à la santé du «chef, le Soleil.»
Le soleil ne mourant pas, l'Indien croyait que Louis XIV vivait encore et éclairait le monde de sa lumière.
—Qui vous a donné, cette médaille? demanda-t-il.
—Mon père qui l'avait reçue de son père, qui…
A ce moment, une voix agaçante, comme le grincement d'un méchant couteau coupant du liège se fit entendre.
—Ah! par exemple! vous voilà dans un joli état, mar'chef! J'en aurai des maux pour astiquer votre fourniment.
CHAPITRE IV
JACOT GODAILLEUR
C'était un étrange personnage que celui qui venait d'articuler cette apostrophe.
Imaginez, sur un corps maigre, sec comme un échalas, une tête piriforme, dont le profile figure une serpe; des cheveux jaunes taillés en brosse; des yeux à fleur de tête, surmontés de sourcils jaunes; un nez d'une longueur phénoménale, et avec cela si pincé que les narines sont imperceptibles; des moustaches jaunes mesurant quatre pouces, raides, coupant la face comme les bras d'une croix; une bouche large à faire envie à un crocodile; un menton qui semble avoir hâte de rattraper le cou, lequel, effilé, droit, guindé, a assez l'aspect, en y ajoutant le crâne, d'un point d'exclamation tourné en sens inverse;—imaginez cela, et vous aurez une idée approximative du portrait de maître Jacot Godailleur. Ah! n'oublions pas: un visage osseux comme celui d'un Indien, gravelé, couturé, brouillé de petite-vérole.
Le corps était à l'avenant. Les omoplates formaient angle droit avec le col, angle droit avec les bras. Pour le buste, sa petitesse surprenait; mais, en revanche, quelles jambes! quels pieds! Ils rappelaient à s'y méprendre ceux de feu don Quichotte.
A vrai dire, Jacot Godailleur n'avait pas que ce trait de ressemblance avec le brave chevalier de la Manche.
En l'examinant de près, soit au physique, soit au moral, on trouvait, entre lui et le héros de Cervantes, un air de famille qui faisait sincèrement douter que le premier eût été jamais le produit de l'imagination du second.
Comme les physiologistes prouvent—ils l'affirment,—que les petits-fils empruntent généralement leur mine aux ancêtres, je suis assuré que le créateur de don Quichotte s'était, pour sa création, inspiré de l'un des aïeux de Jacot Godailleur.
Mais nous n'en sommes pas encore au plus pittoresque de notre description.
Une vingtaine de gamins, peaux rouges, peaux jaunes, peaux blanches, avaient suspendu leur jeu de la bag-gat-iwag [17] ou de la crosse, pour suivre Jacot par derrière.
[Note 17: Sorte de jeu qui se joue avec des bâtons et une boule et que, dans certaines parties de la France, les enfants nomment la truote.]
Et ils paraissaient ébahis!
Au milieu d'eux s'étaient même timidement glissées quelques femmes.
Et elles paraissaient stupéfaites.
Trois on quatre hommes s'approchaient encore! Et eux aussi paraissaient étonnés.
Le sujet de cet intérêt général, c'était Jacot; oui, Jacot Godailleur, qui jamais, oh non, jamais n'avait été l'objet d'une pareille ovation.
Mais je dis Jacot Godailleur. Affaire de politesse. La vérité veut qu'on rende à Cesar ce qui appartient Cesar.
Donc, il faut avouer de bonne foi que c'était à l'habit, non à l'homme, —quelle que fût d'ailleurs la distinction naturelle de celui-ci,—que les habitants du Sault-Sainte-Marie rendaient cet hommage de curiosité.
Un habit bien ordinaire pourtant: un uniforme de dragon.
Oui, un simple uniforme de dragon, petite tenue encore, s'il vous plaît.
Bonnet de police sur le coin de l'oreille, col de crin, veste d'écurie, pantalon de cheval, grandes bottes éperonnées.
Nous coudoyons cela tous les jours, sans y faire plus attention qu'à une blouse ou à un paletot.
Mais, autres pays, autres costumes!
On peut déclarer hardiment que jamais pareil équipement n'avait brillé au soleil du Sault-Sainte-Marie.
Là, tout le monde en était aussi émerveillé que
nous le serions si un
Peau-Rouge passait près de nous dans sa robe de buffle.
Le pantalon de cheval, rouge d'un côté, noir, ciré, luisant de l'autre, faisait surtout l'admiration publique.
J'ajouterai qu'il accumulait dans l'esprit des admirateurs des sommes d'envie rien moins que favorables à la sécurité future du vêtement et même à la santé de son honorable propriétaire.
Cependant, Jacot Godailleur, la main droite légèrement infléchie et la paume en avant, à la hauteur de son bonnet de police, le bras gauche collé le long de la hanche, le petit doigt de la main sur la couture du pantalon, les jambes rapprochées, le corps droit, immobile, répétait, en faisant son salut militaire:
—Ah! par exemple vous voilà dans un joli état, mar'chef J'en aurai des maux pour astiquer votre fourniment.
Pour bien rendre l'intonation qu'il donnait à son «maux,» il faudrait renforcer ce terme de trois accents circonflexes.
Pourquoi la langue écrite est-elle si pauvre, la langue parlée si riche!
En entendant cette interjection, l'ingénieur se retourna.
Mais l'Indien ne bougea pas de place.
—Tiens, c'est toi, Jacot! dit Adrien.
—Jacot Godailleur, pour vous servir, mar'chef. Et le dragon fit trois pas en avant avec toute la précision réglementaire.
—Serait-ce, dit-il, un effet de votre bonté, mar'chef, de me permettre, mar'chef…
—Allons, explique-toi!
—En deux mots, mar'chef, je désirerais, mar'chef, si ce n'était la crainte, mar'chef…
—Tu veux savoir pourquoi je suis mouillé?
—Tout juste, mar'chef. On voit bien que vous êtes allé aux écoles; vous devinez tout, vous, mar'chef!
—C'est, reprit l'ingénieur que j'ai aidé cet Indien à se tirer de la rivière où son bateau avait chaviré.
—Ce particulier-là fit Jacot avec une moue méprisante et en étirant ses moustaches pour en augmenter la rigidité.
—Oui, ce particulier-là! répondit l'ingénieur d'un ton souriant.
Et s'adressant au Peau-Rouge
—Voici encore un Français! lui dit-il.
—Oui, Français, mille carabines! corrobora Jacot Godailleur.
Le Bon-Chien se tourna alors vers le dragon.
—Il porte, dit-il lentement et d'un air dédaigneux,
l'habit des
Anglais.
—Anglais, moi! moi, Jacot Godailleur, un Anglais! Qui est-ce qui vous a dit ça? proféra le dragon d'une voix menaçante.
—Pourquoi ce casque rouge? reprit l'Indien.
—Un casque! il prend mon bonnet de police pour un casque! Mais il est toqué, votre bonhomme, mar'chef! L'ingénieur ne put s'empêcher de sourire. Shungush-Ouseta continuait:
—Pourquoi ce pantalon rouge?
—Parce que c'est l'ordonnance, imbécile répliqua Godailleur d'une air capable.
Adrien crut alors devoir intervenir.
—Parle avec plus de respect à cet homme, Jacot, dit-il: c'est un chef de tribu.
—Chef de quoi?
—De tribu.
—Une tribu! qu'est-ce que c'est que ça?
—Une réunion d'Indiens. Il y a des tribus qui en comptent plusieurs mille.
—Et ce citoyen est un chef?
—Oui.
—Comme qui dirait un coronel?
—Tu as trouvé, Jacot.
—Alors on vous obéira, mar'chef, quoique ça n'empêche, il a une drôle de frimousse pour un coronel, votre…
—Tais-toi! interrompit sévèrement Adrien.
—Suffit, on se tait! répondit le dragon, en reculant de trois pas, et s'arrêtant fixe, comme s'il eût, été dans les rangs à un appel.
—Cet homme est ton esclave? demanda alors l'Indien à son sauveur.
—Non; c'est mon domestique.
—Tu l'aimes?
—Sans doute; nous avons servi ensemble dans l'armée française. Ces questions…
—Eh bien, si tu l'aimes, continua le Bon-Chien, conseille-lui de changer le costume qu'il porte en ce moment; car on voudra le lui voler, et pour le lui voler, on le tuera, s'il est nécessaire.
—Mais qui?
—Probablement des Indiens, et probablement aussi des trappeurs blancs; les derniers aiment tout autant ce qui brille que les premiers. Vois-tu ces squaws, là-bas? Et le doigt du Peau-Rouge indiqua les femmes qui arrêtaient toujours sur le dragon des regards aussi avides que ravis.
—Je les vois parfaitement, dit Adrien.
—Alors sois prévenu que, pour un bouton de l'habit de ton engagé [18], la plupart risqueraient leur vie. Adrien partit d'un éclat de rire.
[Note 18: C'est le terme français usité dans l'Amérique septentrionale pour signifier domestique.]
—C'est impossible! dit-il en haussant les épaules.
—Crois-en la parole de Shungush-Ouseta, qui n'a jamais laissé sortir un mensonge de ses lèvres.
—Mais…
—Tu es donc arrivé depuis peu dans le pays?
—Hier soir seulement. Tu viens chasser sans doute?
—Non, je viens explorer des terrains miniers. Le front du Bon-Chien s'éclaira.
—Enfin! murmura-t-il.
Puis à voix haute:
—Les Français envoient-ils leurs jeunes guerriers pour reprendre le territoire aux Anglais?
—Cela se pourrait bien, dit Adrien, répondant à une secrète espérance de son coeur plutôt qu'à la question de son interlocuteur.
—Mon frère, dit ce dernier d'un ton ému, une affaire m'appelle vers l'Ontario. Je serai de retour dans trois ou quatre lunes. Ma tribu est campée à l'ouest du grand lac. Si, dans tes voyages, tu rencontres un Nadoessis, présente-lui ce totem et le Nadoessis, homme, femme ou enfant, sera heureux de se consacrer aussitôt à ton service.
Avec ces mots, Shungush-Ouseta tira d'un sac de peau de vison pendu sur sa poitrine un petit morceau de bois carré sur lequel était gravé grossièrement un oiseau de proie enlevant un serpent dans ses griffes.
Cette figure est le totem ou écusson des Nadoessis.
Adrien prit l'objet et le mit dans sa poche sans y attacher grande importance, tandis que Shungush-Ouseta descendait, en courant les Rapides, dans la direction du lac Huron.
—J'espère que c'en est là un original sans copie, sans vous manquer de respect, mar'chef, clama alors Godailleur.
—Les Indiens sont assurément fort bizarres, repartit pensivement le jeune homme.
—Ma foi, continua Jacot, si vous n'aviez pas été là, je lui aurais flanqué une giroflée à cinq feuilles, sans vous manquer de respect, mar'chef. Conçois-t-on un gueux pareil? m'appeler Anglais! moi, un ancien cavalier de première classe, au septième régiment de dragons!
—Bon, bon, regagnons notre logis, car je suis, trempé; et je sens qu'il est temps de changer de vêtements.
—Vous vous êtes donc jeté à l'eau pour ce conscrit-là?
—Non, je l'ai simplement aidé à en sortir.
—Ces sauvages, marmotta Godailleur, on nous disait que ça nageait comme des poissons. Ah! voyez-vous, n'y a encore rien de tel que le 7e. Et il se mit à fredonner sur un air inédit:
Mais pour la grâce et bon ton
C'est le dragon Qu'a l'pompon.
Ils revinrent au village, suivis d'une multitude de curieux qui alla grossissant, jusqu'à ce qu'ils eussent pénétré dans la maisonnette où on leur avait donnée l'hospitalité. Car, à cette époque, on ne comptait pas, comme aujourd'hui, au Sault-Sainte-Marie, deux superbes hôtels: l'un sur la rive américaine, le Chippewa Hotel; l'autre sur la rive canadienne, le Pine Hotel. Les voyageurs entraient dans la cabane qui leur convenait, et jamais ni l'abri ni la nourriture ne leur étaient refusés. En partant, il ne fallait point parler de payer, l'hôte se serait fâché. Pourvu que vous soldiez votre écot en nouvelles des pays d'en bas ou d'en haut, il était satisfait. Telle était jadis la pratique chez nos pères les Gaulois. Le voyageur trouvait bon accueil dans la demeure où il lui plaisait de s'arrêter; et cette demeure on l'estimait privilégiée. On l'aimait, on la jalousait.
L'étranger restauré, reposé, chacun faisait cercle autour de lui pour l'entendre raconter ce qu'il avait vu, ce qu'il savait.
Puis, quand il partait, les voeux de la famille qui l'avait gratuitement hébergée l'accompagnaient.
Souvent même on se disputait le plaisir de lui offrir des provisions et de le conduire à plusieurs heures de la localité où il avait fait halte.
Tout cela est bien changé en Europe, tout cela
change rapidement en
Amérique.
Un siècle moins peut-être encore, et le désert, avec ses merveilleux récits de chasse, de pêche, de guerre, ne sera plus qu'un souvenir dont l'idée se heurtera fréquemment à l'incrédulité.
Des bateaux à vapeur, des chemins de fer relient déjà le lac Supérieur au monde policé: on projette un railroad à travers les prairies du nord-ouest et les montagnes Rocheuses, pour marier l'océan Atlantique à l'océan Pacifique.
Sans la guerre qui désole présentement l'Union américaine, cette immense artère serait, certes, en voie d'exécution; ainsi, les vieilles habitudes des chasseurs nord-ouestiers, les antiques exploits de la race rouge n'auront plus bientôt d'autres annales que la légende et la tradition.
Adrien Dubreuil songeait à ces évolutions de la civilisation, tout en remplaçant par un costume sec et chaud son vêtement mouillé, dans la chambrette où on l'avait logé, chez un honnête pêcheur canadien, le père Rondeau.
Non que la maison fût des plus commodes. Elle n'avait que deux pièces: la première à l'entrée, la salle, et celle où se trouvait le jeune homme; mais l'une et l'autre étaient propres à ravir et possédaient plusieurs des ustensiles en usage dans les villes.
Séparés par une mince cloison de sapin, un grand poêle de fonte à deux étages les chauffait toutes deux.
Des bancs-lits, peints en bleu, servaient de couchettes.
Ces bancs-lits, formés par quatre planches réunies en carré long au moyen de charnières, renferment des couvertures, et quelquefois, par excès d'opulence, une maigre paillasse.
Le soir, on les ouvre pour se coucher, et ils remplissent tant bien que mal leurs fonctions de lit; le matin, on les ferme, et ils redeviennent bancs pour la journée.
Au besoin, ils font l'office de malle, voire même de garde-manger.
Si ce meuble n'est ni élégant ni très-confortable, il a au moins l'avantage d'être fort utile et peu coûteux.
Dans la salle, on voyait encore une table longue, des escabeaux, des instruments de pêche, de chasse, une chaudière de fonte et cinq on six plats de terre grise, avec quatre ou cinq assiettes de faïence historiée, ce qui passait alors pour un véritable luxe au Sault-Sainte-Marie.
Au plancher séchaient des chapelets de ce poisson Blanc [19] du lac Supérieur, le plus exquis que je sache, des quartiers de venaison et des bottes d'herbes aromatiques, entre autres des paquets de gin-seng, cette plante qui, pendant le siècle dernier, passait pour une panacée infaillible, et dont la découverte au Canada eut, à cette époque, tant de retentissement en France.
[Note 19: Les Indiens l'appellent addik-kum-maig.]
La chambre d'Adrien était celle où le père Rondeau couchait d'ordinaire mais il s'était fait un point d'honneur de la céder à son hôte, et avait refusé formellement de la reprendre, alors même que celui-ci assurait qu'accoutumé à la vie des camps il dormirait très-bien dans la salle, avec son dragon.
Outre ses deux bancs-lits, cette chambre renfermait une armoire en noyer tendre, différents trophées de chasse, un christ en plâtre et quelques images de saints outrageusement coloriées.
Une demi-douzaine de livres d'oraison, jaunis par le temps, noircis aux tranches par les doigts et rongés par les mites, étaient soigneusement rangés sur un petit rayon, près de l'unique fenêtre, au-dessous d'un bénitier en bois dans lequel baignait une branche de buis.
A cette fenêtre, pas de vitres,—elles étaient presque inconnues au Sault-Sainte-Marie,—mais des carreaux de parchemin qui tamisaient, à l'intérieur de la pièce, un jour terne et jaunâtre. Pour plancher le sol nu, battu comme l'aire d'une grange.
Ce n'était vraiment point là la demeure de l'homme civilisé, mais ce n'était plus celle du sauvage, ou du trappeur nomade; et, entre le wigwam et cette cabane, il y avait bien la distance qu'il y a entre un palais et une chaumière.
Enfin, se dit Adrien Dubreuil, en se chauffant les mains au tuyau du poêle, si je ne suis jamais plus malheureux que ça dans ce qu'ils appellent le désert, je ne serai pas trop à plaindre.
—Ce n'est pas pour dire, sans vous manquer de respect, mar'chef, mais le rata du régiment ne valait pas celui qu'on mange ici, dit Jacot, qui étendait le vêtement que venait de quitter son maître pour le faire sécher.
—Ah! tu flaires la soupe, toi, reprit l'ingénieur en souriant.
CHAPITRE V
LE DÉPART
—Allons, bourgeois, la soupe est dressée! cria-t-on de la salle.
—Nous y sommes, répondit Adrien en ouvrant la porte.
—Bonjour! dit un homme qui achevait de mettre le couvert.
—Bonjour, monsieur Rondeau. Vous vous portez bien?
—Toujours bien, bourgeois; et vous? On m'a dit que vous aviez fait une bonne action, ce matin.
—Oh! il n'en faut pas parler.
—Pas parler! pas parler! Savez-vous que ce n'est pas tout un chacun qui peut arracher un homme au Trou de l'Enfer? N'en pas parler, ma conscience! on en parlera dans cent ans. C'est moi qui vous le dis. Mais il était donc fou, d'aller se jeter dans l'Entonnoir?
—Je n'ai pas compris qu'il voulût descendre la chute avec son canot.
—Sauter les Rapides? On le fait tous les jours.
—Vraiment?
—Etait-ce un Indien?
—Oui; il m'a dit qu'il appartenait à la tribu des Nadoessis.
—Ah! je conçois, dit le père Rondeau. C'est un étranger à la contrée… il ne connaissait pas la passe. Il vous doit un fameux cierge, et il peut se flatter d'être le premier qui en réchappe. Mais je bavasse comme une femme à la rivière… Le déjeuner refroidit… A table.
—Où donc est madame Rondeau? demanda Adrien.
—Elle, elle est allée, avec les enfants, au bois, chercher un caribou que j'ai tué la nuit dernière.
—Comment! exclama notre Français surpris, car le caribou est un animal de la grosseur d'un jeune taureau.
—Ah! fit Rondeau, ça vous étonne. Mais ici nous avons adopté l'usage indien. Rarement nous ramassons le gibier que nous tuons. Ce sont nos femmes qui se chargent de le rapporter à la maison. Asseyez-vous.
On se mit à table.
Une soupe aux pois, un morceau de porc salé, des tranches de poisson fumé, puis grillé à même sur les charbons, faisaient, avec une sorte de galette, lourde comme du plomb, cuite sous la cendre, les frais du repas, qui fut arrosé d'eau claire.
Malgré sa simplicité Adrien le trouva délicieux, et Jacot jura, qu'on me pardonne la locution, «qu'il n'avait jamais fait pareille noce.»
—Si seulement, sans vous manquer de respect, mar'chef, dit-il en avalant sa dernière bouchée, on avait pour deux sous de tord-boyaux…
—Ça compléterait la fête, acheva Adrien en riant.
—Attendez, mon brave, on va vous en servir, et du chenu! fit le père Rondeau, qui se leva, prit dans un coin une cruche de grès au ventre rebondi et l'apporta sur table.
A cette vue, les gros yeux ronds de Godailleur roulèrent voluptueusement dans leurs orbites, et il fit claquer sa langue contre son palais.
—C'est de l'eau-de-vie de riz sauvage! goûtez-moi ça! dit l'amphitryon en remplissant à demi les verres de ses convives, à la grande jubilation de l'ex-cavalier de première classe, et malgré les protestations d'Adrien, effrayé par cette libéralité.
—A votre santé et à celle de la vieille France! dit le Canadien.
—A la vôtre, monsieur! ajouta l'ingénieur.
—Va pour la mienne, reprit le père Rondeau, mais bumper, alors
—Bum… qu'est-ce que c'est que ça? interrogea Jacot, ne sachant s'il devait boire ou laisser son verre, qu'il couvait d'un regard attendri.
—C'est un mot anglais, qui veut dire: vide tout! lui souffla Adrien.
—Quel joli mot! je le retiendrai, sans vous manquer de respect, mar'chef; y en a-t-il beaucoup comme ça dans l'anglais? répliqua Godailleur après avoir avalé, d'un trait, le contenu de son verre.
Puis il continua en aparté:
—Ils ont de bonnes choses, ces Anglais. J'ai eu tort de leur en vouloir tant. Après tout, peut-être bien que ce mot bum… bonne… pompe,—oui c'est ça même—ils nous l'ont aussi volé. Pompe, pardi c'est français; pomper! sans vous commander, ni vous manquer de respect, c'est pomper, le mot, n'est-ce pas, mar'chef? ajouta-t-il à mi-voix, en se penchant vers l'ingénieur.
—Laisse-moi, dit celui-ci, avec un geste de la main, car le père Rondeau, ôtant de dessus sa tête sa tuque de laine bleue, avait pris la parole.
—Je ne suis pas trop curieux, bourgeois; mais pourrait-on savoir ce que vous êtes venu faire par ici?
—Oh! parfaitement. Je vais vous le dire.
—Attendez, j'allume mon calumet.
Ce disant, il tira de sa poche une torquette ou rouleau de tabac, cordé comme un fouet et de la grosseur du pouce, en coupa, par tranches, une petite quantité sur la table, acheva de réduire en pièces les hachures, en les frottant fortement entre les paumes de ses mains, puis bourra un fourneau de pierre, fixé à un roseau, et, avec un champignon sec, en guise d'amadou, mit le feu à son tabac.
—Si vous en désirez? fit-il ensuite.
—Merci, répondit Adrien, j'ai des cigares.
Le Canadien offrit aussi sa pipe au dragon.
—Pouah! j'ai mon brûle-gueule! exclama Jacot.
—Vous disiez donc, questionna de nouveau le père Rondeau, un coude appuyé sur la table, la tête dans la main, les yeux à demi clos, et dans l'attitude d'un homme qui digère délicieusement; vous disiez donc, bourgeois…
—C'est une affaire de mines qui m'a amené en Amérique.
—Ah! j'entends. Quelque compagnie…
—Oui et non. Je dois explorer le terrain, et si les fouilles répondent à mon attente…
—Mais, de quel côté vous dirigez-vous?
—On m'a parlé de la pointe.
—Connu. Il y a déjà des Bostonnais [20] qui y travaillent aux mines. Des pas bonnes gens, bourgeois. Je ne vous engage pas à vous frotter à eux.
[Note 20: Depuis l'insurrection de 1775, les Yankees sont souvent ainsi appelés par les Canadiens, parce que Boston fut un des principaux foyers de cette insurrection.]
—Peuh! siffla Jacot, vos Américains, mais j'en mangerais cent, à chaque repas, pour ma part.
—Bah! fit gaiement Adrien, ce ne sont pas des ogres.
—Savez-vous l'anglais?
—Un peu.
—Tant mieux. Mais comment pensez-vous vous rendre à la Pointe?
—N'y a-t-il pas des canots?
Le Canadien secoua négativement la tête.
—La navigation, dit-il, n'est pas encore ouverte sur les bonds du lac. Ce n'est pas avant quinze jours que la glace sera fondue. Alors, seulement, vous pourrez vous embarquer.
Dubreuil ne s'attendait pas à ce contretemps.
—Quinze jours! répéta-t-il d'un air désappointé.
—Oui, quinze jours au moins.
—Mais que faire, d'ici la?
—Dame, bourgeois, ce que vous voudrez.
—Il me semble, sans vous manquer de respect, mar'chef, insinua Godailleur, que nous ne sommes pas mal ici. Pour peu que je trouve une petite Indienne, ni trop déchirée, ni trop farouche…
Et l'ex-cavalier de première classe tira galamment ses moustaches, en faisant de nouveau claquer sa langue contre son palais.
—Laisse-nous tranquilles avec tes sottes réflexions répliqua impatiemment Dubreuil.
Puis s'adressant au Canadien:
—Mais, par terre, n'y aurait-il pas moyen?…
—Par terre! impossible. On n'y pourrait aller en raquettes. Il n'y a plus assez de neige sur le sol, et vous ne savez probablement pas marcher avec des raquettes.
—Vous avez des traîneaux, je crois?…
—Ah! bien oui, la glace est pourrie… pourrie… qu'on cale [21] à chaque pas.
[Note 21: Terme canadien, il signifie enfoncer.]
—Alors il faudra attendre!
—Comme de raison.
—Nous vous gênerons en restant si longtemps…
—Me gêner! ma conscience!
—Je vous indemniserai!
—Indemniser, bourgeois! dit le père Rondeau en se levant indigné, croyez-vous qu'il n'y ait plus de lard dans notre saloir, plus de poisson dans les Rapides?
—Pardon! fit Dubreuil, s'apercevant qu'il avait blessé le bonhomme; vos coutumes sont si différentes des nôtres que je suis excusable… Vous ne m'en voulez point, n'est-ce pas?
Et il lui tendit la main.
—A preuve que je ne vous en veux pas, c'est que nous allons encore trinquer ensemble, dit Rondeau après lui avoir fait craquer les doigts dans les siens.
—Oui, c'est ça trinquons, sans vous manquer de respect, mar'chef, intervint le dragon.
Cette fois on but à la prospérité de l'hôtesse absente Puis Adrien renoua l'entretien.
—Comme cela, dit-il, vous pensez que, dans une quinzaine, nous pourrons engager un batelier pour nous transporter à Kiouinâ.
—Mieux que ça! mieux que ça!
—En vérité?
—La Mouette, un bâtiment de cinquante tonneaux doit appareiller maintenant pour la Pointe; le capitaine est de mes amis. Il vous arrangera… et pour pas cher… je m'en charge.
—C'est trop de bontés! dit Dubreuil.
—Mais, ajouta le Canadien, vous ferez bien de réfléchir avant de vous embarquer.
—Pourquoi?
—Il y a du danger… beaucoup de danger… je parierais gros que si vous connaissiez le pays comme moi vous n'iriez pas.
—Ne dites pas qu'il y a du danger au mar'chef! c'est une double raison pour l'y pousser, sans lui manquer de respect, s'écria Jacot.
—Quant à vous, mon homme, poursuivit Rondeau, je vous conseille de serrer votre uniforme dans votre valise car si vous le portez longtemps encore, même ici, je ne réponds pas plus de votre peau que de lui.
—Cacher mon uniforme! l'uniforme du 7e dragons! jamais! répondit l'ex-cavalier avec un mouvement d'une grandeur héroï-comique.
—Il le faudra, cependant, et dès aujourd'hui, dit Dubreuil.
Jacot jeta sur l'ingénieur un regard où se peignaient la consternation et la douleur.
—Oui, appuya Adrien, je l'ordonne.
A ce mot, la pipe du dragon lui tomba des dents et se brisa sur le sol.
Deux grosses larmes brillèrent au coin de ses paupières et roulèrent sur ses joues.
—Puisque c'est la consigne on obéira, dit-il d'une voix altérée.
Ce chagrin naïf, mais vrai, mais profond, touchait vivement Dubreuil.
Cependant, il lui importait de ne pas faiblir, car il devinait les ennuis, sinon les périls, auxquels les exposerait l'habit du dragon; il feignit donc de ne point remarquer l'impression que son ordre avait causée au pauvre Jacot.
Ce dernier s'était levé, et lentement, tristement, la mort dans l'âme, il s'avançait vers la porte de la chambre à coucher, pour remplacer sa tenue par un habillement de chasse, mais, après avoir mis la main sur le loquet, il s'arrêta et se tourna d'un air piteux, suppliant, vers son maître.
Ne l'apercevant pas ou voulant ne pas l'apercevoir, Dubreuil continua à de causer avec leur hôte.
Cinq minutes durant Godailleur resta immobile comme une statue.
Puis, fatigué d'attendre, il toussa, toussa encore, et toussa comme s'il eût été subitement pris d'un accès de coqueluche.
Sa toux était si bruyante, elle menaçait de se
prolonger tellement, que
Dubreuil leva enfin la tête vers lui.
Aussitôt la quinte cessa comme par enchantement.
—Que veux-tu encore? demanda l'ingénieur d'un ton sec.
—Sans vous manquer de respect, mar'chef, balbutia Godailleur est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de garder mes bottes éperonnées?
—Si, répliqua Adrien en riant, mais je te prévient que toi-même en seras bien vite fatigué.
—Merci de la complaisance, mar'chef, s'écria le dragon en faisant un salut militaire.
Et il rentra dans l'autre pièce.
—Vous avez là un engagé comme il n'y en a pas
beaucoup, dit le
Canadien.
—C'est un ancien brosseur…
Brosseur! je n'y suis pas.
—En France, dans l'armée, les sous-officiers appellent brosseur l'homme qui panse leur cheval et les sert.
Bien. Mais que veut dire ce mar'chef qu'il met à toutes les sauces?
—Maréchal-des-logis-chef. C'est une abréviation usitée au régiment, dites-moi, y a-t-il loin d'ici Kiouinâ?
—Quand le vent est bon, le bateau met trois à quatre jours, parce qu'on ne marche guère la unit. La côte est trop dangereuse! Vous ferez bien de louer deux ou trois chasseurs si vous ne voulez pas mourir de faim.
J'y avais songé.
—Je vous trouverai ça à raison d'un écu de trois francs par jour, leur passage jusqu'à la Pointe payé par vous, bien entendu. Maintenant, bourgeois, au revoir! je m'en vas à la pêche! Faites ici comme chez vous! Mais, sans être trop curieux, qu'est-ce que c'est que ce palet que vous avez là dans vos mains?
Du doigt le père Rondeau indiquait le totem donné
par Shungush-Ouseta à
Dubreuil, et que celui-ci faisait pirouetter sous ses
doigts.
—Oh! rien, répondit le jeune homme, une amulette indienne. C'est, ajouta-t-il en riant, la récompense du sauvé au sauveur de ce matin.
—Faites voir.
Après avoir considéré l'objet, le Canadien dit à Adrien d'un ton sérieux:
—Gardez précieusement cette médecine, comme nous appelons ces choses-là. Elle vous servira mieux que votre poudre, votre argent, ou votre langue.
Sur ce il sortit.
Seize jours après, Adrien Dubreuil, accompagné de Godailleur en costume de chasseur, plus les bottes éperonnées, faisait ses adieux à la famille Rondeau.
Il voulut offrir un souvenir: mais il ne réussit à faire accepter qu'un paquet de cigares.
Le Canadien conduisit ses hôtes au quai d'embarquement, à quatre milles du village.
La Mouette était un joli navire ponté et gréé en barque, qui semblait avide de prendre sa course sur l'onde.
Comme elle inaugurait la réouverture de la navigation, on l'avait pavoisée de cent flammes et banderoles aux couleurs de l'Union américaine.
Toute la population du Sault-Sainte-Marie s'était assemblée sur le rivage pour assister au départ du bâtiment.
Et ce spectacle était plein d'intérêt pour un étranger, par la diversité des costumes, des physionomies, des idiomes.
Ici c'était un groupe d'Indiens qui dansaient au son du tambourin en poussant des cris assourdissants; là des Yankees faisaient retentir la plage du chant de Hail Columbia; plus loin des Canadiens chantaient Par derrière chez mon père, la Marseillaise, ou Je m'en va-t-à la fontaine [22]; plus loin encore des enfants de la verte Erin entonnaient dévotieusement un hymne religieux.
[Note 22: Quelques lecteurs me sauront gré de leur donner copie de cette charmante chansonnette, que savent par coeur tous les bateliers et trappeurs canadiens:
J'm'en va-t-à la fontaine,
O gai, vive le roi,
J'm'en va-t-à la fontaine
O gai, vive le roi,
Pour remplir mon cruchon
Vive le roi et la reine,
Pour remplir mon cruchon,
Vive le roi, vive le roi!
La fontaine est profonde,
J'me suis coulé au fond.
Que donnerez-vous, la belle,
Qui vous tir'rait du fond?
Tirez, tirez, dit-elle,
Après ça, nous verrons.
Quand la belle fut tirée,
S'en va-t-à la maison,
S'assoit sur la fenêtre,
Compose une chanson.
Ce n'est pas ça, la belle,
Que nous vous demandons;
Vot' petit coeur en gage
Savoir si nous l'aurons.
Mon petit coeur en gage
N'est pas pour un luron.
Ma mère l'a promis
A un joli garçon.]
L'allégresse était partout, dans les coeurs comme sur les visages, car l'hiver avait été dur; on avait cruellement souffert du froid et du manque de provisions au Sault-Sainte-Marie,—plus d'un imprévoyant était mort de faim,—et le départ de la Mouette annonçait le départ des mauvais jours, le retour de l'abondance et de la belle saison.
A midi un coup de canon résonna.
C'était le signal pour lever l'ancre.
—Ma conscience! je suis tout comme un enfant, dit le père Rondeau à Dubreuil; je vous connais à peine et déjà je vous aime autant que si vous étiez mon fils. Laissez-moi vous embrasser; ça me fera du bien.
—Oh! de tout mon coeur, répondit Adrien, en se précipitant dans les bras du bonhomme.
—Et moi soupira la bouche grimaçante de l'ex-cavalier de première classe.
—Toi repartit Rondeau, ça serait déjà fait si je n'avais peur de tes crocs et de ta figure en lame de rasoir. Mais, tiens, ça ira tout de même. Viens ici.
—Sans vous manquer de respect, dit Jacot, en
accolant vigoureusement le
Canadien, qui lui souffla à l'oreille:
—Mon garçon, prends bien soin de ton maître, c'est le meilleur des hommes! tu m'en réponds, entends-tu!
—On vous obéira, sans vous manquer de respect, papa Rondeau.
—Allons, messieurs, on n'attend plus que vous! cria le capitaine du haut du pont.
Le père Rondeau s'approcha encore de Dubreuil.
—Avez-vous la médecine? lui demanda-t-il.
—Soyez tranquille.
—Surtout, ne la perdez pas.
—J'y veillerai.
—On vous appelle, à la revue [23]!
—Au revoir, et merci pour toutes vos bontés!
Les deux hommes échangèrent une poignée de main, et Dubreuil, suivi du dragon, sauta sur le navire.
Aussitôt les amarres furent larguées, et la Mouette, poussée par une bonne brise nord-est, s'éloigna rapidement du rivage aux tumultueuses acclamations des spectateurs.
[Note 23: Locution canadienne; elle signifie au revoir!]
CHAPITRE VI
A BORD DE LA MOUETTE
Avoir de dix-huit à trente ans, une imagination vive, un coeur chaud, aimant, des ressources matérielles pour le présent; être libre, et sillonner à bord d'un bâtiment léger, docile à la brise, ferme à la vague, quelque grand cours d'eau de l'Amérique Septentrionale, en une glorieuse journée de printemps, voilà un de ces plaisirs, je devrais écrire bonheurs, dont on conserve éternellement la mémoire.
L'hiver fut long; il fut rigoureux. Sa durée, cinq, six mois, huit peut-être! Pendant la plus grande partie ce temps, ruisseau, rivière, fleuve, a été couvert d'un monotone et lourd linceul de glace. De verdure plus; la neige partout, au village, à la ville, comme à la campagne, à la forêt. La vie végétale sommeille; la vie animale paraît éteinte ailleurs que chez l'homme et ses animaux domestiques.
On dirait que notre mère nourricière ne respire plus.
Mais vienne le renouveau! Ainsi que la baguette d'un magicien, le premier rayon de soleil chasse la torpeur, ravive le souffle, ranime la nature engourdie.
Entendez! c'est la glace qui craque et se rompt sous l'effort des ondes. Elles bondissent, elles pétillent, elles courent, volent, joyeuses d'échapper à la captivité; pour leur faire fête, une opulente draperie, se plaît déjà à les revêtir. Ce double ruban d'émeraudes, mille fleurs odorantes le diapreront bientôt, demain peut-être.
Haut et loin filent les bandes d'oiseaux aquatiques. De cet arbre, hier ployant sous des concrétions glaciales qui lui donnaient l'air d'une girandole immense, de cet arbre, dont les verts bourgeons fendent, aujourd'hui, leur capsule rougeâtre, s'élève un chant,—chant de reconnaissance sans doute,—c'est celui du rossignol américain.
A sa voix, à son appel, ne tardera pas à répondre le concert des autres virtuoses des bois, auquel se joindra, peu après, la musique des habitants des fleurs et des gazons.
Moins de huit jours suffisent souvent à l'accomplissement de tous ces prodiges annuels.
Ah comme il est délicieux, je le répète, de profiter de la réouverture de la navigation, quand le ciel est pur, le temps pas trop froid, pour faire une excursion fluviatile.
La Mouette remontait gracieusement la Sainte-Marie, chamarrée de glaçons qui brillaient au soleil comme des plaques d'or ou d'argent.
Les bords de la rivière, à demi parés de leur toilette d'été, avaient tout le charme du déshabillé.
Des bouffées d'un air frais et balsamique invitaient la gaieté en aiguisant les sens.
Aussi les passagers du bâtiment se tenaient sur le pont, mêlant leurs chants à ceux des matelots, occupés, soit à arrimer les marchandises dans l'entrepont, soit disposer leur voilure pour entrer dans le lac Supérieur, dont les deux sentinelles, postées à la porte, le Gros cap [24] et le cap Iroquois, se profilaient hardiment à l'horizon.
[Note 24: Les Indiens l'appellent Kitchi-Manitou, ou Divinité Suprême, parce que, de loin, son sommet figure une tête d'homme. «Ce qui fait, dit Charlevoix, que les sauvages l'ont pris pour le Dieu tutélaire de leur pays.» Les Indiens nomment aussi le lac Supérieur Kitchi-Gomi, de kitchi, grand, et gomi, eau.]
Vers deux heures, les caps furent doublés, et Adrien Dubreuil se trouva, pour la première fois, devant cette mer intérieure nommée lac Supérieur.
Aussitôt la Mouette commença à rouler et à donner de la bande, pressée, foulée qu'elle était par une multitude de petites lames, courtes, mais violentes, qui la battaient en tous sens.
Le ballottement du navire rendait incommode le séjour sur le pont. Cependant Dubreuil résolut d'y rester, autant pour jouir du spectacle qu'il avait sous yeux que pour éviter la cabine, où l'on respirait une odeur infecte d'huile de poisson, de goudron et de salaison.
Inutile de dire que Jacot Godailleur demeurait en planton près de lui.
Si grotesque que fût le digne ex-cavalier de première classe dans son uniforme de dragon, il l'était bien autrement dans son costume de trappeur, rehaussé de ses grandes bottes éperonnées!
Il semblait que le tranchant de sa figure se fût effilé et que ses moustaches jaunes eussent allongé.
Constatons, toutefois, pour l'acquit de notre conscience, que le malheureux dragon commençait à sentir les atteintes de cette affection si désagréable, si accablante, qu'on appelle le mal de mer, et auquel bien peu de personnes, même parmi les plus aguerries aux tourmentes de l'océan, y échappent sur les grands lacs de l'Amérique Septentrionale.
Dubreuil, cependant, n'en était point du tout incommodé.
Assis sur une barrique, au pied du mat principal, et tenant à la main son télescope de voyage, il humait avec délices un excellent havane, sans trop s'inquiéter de Godailleur qui geignait près de lui.
—Sauf votre respect, vous êtes bien heureux, vous, mar'chef, de pouvoir fumer comme ça! dit celui-ci entre deux hoquets!
—Veux-tu un cigare?
—Une cigale! mar'chef! vous désirez ma mort, sans vous faire d'offense.
—Tu les aimes pourtant?
—Oui! à terre, on en fume tout de même des cigales, avec les camaraux, quand on est en goguette, mais…
Jacot n'acheva pas sa phrase. Saisi d'un besoin impérieux, il s'était précipité, vers le plat-bord du bâtiment.
Une minute après, il revint fort pâle à sa place, en s'essuyant la moustache avec la manche de son capot.
—Ça vous arrache l'âme, murmura-t-il; ah! si j'avais su!
—Je t'avais prévenu!
—Sans vous manquer de respect, mar'chef, je vous ai suivi et je vous suivrais au bout du monde, même entre les tigres et les lions! mais ça n'empêche que j'aime mieux le plancher des vaches… Voyez-vous, mar'chef, ma tête vire… vire… et ça me gargouille là-dedans.
Il se frappa la poitrine.
—Oui, ça me gargouille… brrrout…
Et Godailleur courut encore s'accouder à la préceinte.
A son retour Dubreuil lui dit:
—Décidément, ça te tient, mon pauvre vieux camarade. Emploie donc le remède que je t'ai indiqué en traversant l'Atlantique.
—Nom d'une carabine! je pensais plus. Ce que c'est pourtant que d'avoir été aux écoles, voyez un peu, mar'chef, sans vous manquer de respect! Vous m'aviez dit?
—Écraser une pomme de reinette dans un petit verre d'eau-de-vie, verser dessus environ une cartouche de poudre à fusil, mélanger le tout et avaler d'un trait!
—Ah! oui, c'est je m'en souviens. Mais si l'on mettait deux petits verres d'eau-de-vie, est-ce que ça ferait le même effet, mar'chef?
—Mets-en trois si tu veux, ivrogne! dit Dubreuil en riant.
—C'est que, voyez-vous, j'ai l'estomac joliment détérioré par ces…
—Tu trouveras tout ce qu'il faut, sur mon cadre, dans mon sac de nuit.
Au bout d'un moment, le dragon remonta de la cabine en éternuant à faire frémir la membrure du navire.
—Ah! c'est raide, raide, comme si on avalait une douzaine de lattes, s'écria-t-il.
—Veux-tu fumer maintenant?
—Tout de même si j'avais mon brûle-gueule culotté, celui qui venait du 7e! mais vous savez bien qu'il a été cassé le jour… Mon uniforme… est-ce que je ne pourrais pas le mettre ici, mon uniforme, hein, mar'chef.
—Non.
—Sans vous manquer de respect, nous ne sommes pourtant plus au Sault-Sainte-Marie. Il n'y a qu'un sauvage sur le vaisseau. S'il disait un mot je…
—Je te défends de rendosser ton uniforme.
—C'est que ça me permettrait de fumer!
—Comment! comment! quelle sottise nouvelle encore.
—Puisque, dit Godailleur d'un ton larmoyant, j'avais cassé ma pipe, une pipe si bonne que vous m'aviez donnée il y a cinq ans, au régiment, puisque je l'avais cassée le jour… le jour… où vous m'avez retiré la permission… de porter… mon uniforme de petite tenue… j'ai… j'ai jure… mar'chef… de ne plus fumer avant de l'avoir sur le dos…
—Oh! le niais! je te donnerai une autre pipe. Jacot hocha mélancoliquement la tête.
—Ça ne sera pas comme l'ancienne… celle-là vous m'en aviez fait cadeau le soir de votre promotion au grade de mar'chef. Ah! je m'en souviens comme d'aujourd'hui! vous sortiez de la cantine… vous aviez arrosé les galons, sans vous manquer de respect, mar'chef… C'était le bon temps… J'espérais que nous y resterions toujours au régiment… Dans deux ans, que je me disais, nous serons sous-lieutenant… on s'en donnera alors du loisir… L'année suivante lieutenant… puis capitaine… chef d'escadron après, avec la croix!… et s'il survient un petit bout de guerre, ah! malheureux! avant dix ans coronel!… coronel dans dix ans! quand j'y pense, mar'chef, quand j'y pense.
Et l'ex-cavalier de première classe, dont la potion qu'il venait de prendre avait singulièrement enflammé le sang, voulant ajouter du poids à son idée, donna un grand coup de poing sur un tonneau près de lui.
Sous la violence du choc, une douve céda, et le bras de Jacot plongea tout entier dans la pièce.
Aux éclats de rire des matelots et de Dubreuil, il l'en retira enduit d'une épaisse couche de mélasse, dont il barbouilla affreusement ses vêtements et son visage en voulant s'en débarrasser.
—Allons, va te changer, lui dit son maître.
—Oui, je vas me changer, et je vous prie de croire, sans vous manquer de respect, mar'chef, que je leur revaudrai à tous ces pékins, pour s'être…
—Bien, bien!
—Vous me le paierez, brigands! criait le dragon en montrant son poing aux gens de l'équipage.
La cloche du bord sonna alors le dîner, et Dubreuil descendit à la cabine, où le capitaine de la Mouette, son pilote et quelques Yankees, actionnaires ou propriétaires d'une partie des mines du lac Supérieur, étaient réunis autour d'une table sans nappe, grossièrement servie.
Un morceau de mess pork, entouré de patates cuites à l'eau, une oie sauvage bouillie, des pickles et du biscuit dur comme du silex, composaient le menu.
De même, que tous les repas américains, celui-ci fut silencieux; silencieux cependant n'est pas le mot propre, car si l'on ne parla pas, le cliquetis des mâchoires et des fourchettes, les craquements secs de biscuit, chaque fois qu'on le rompait, constituèrent une somme, de sons assez respectable.
Le couvert enlevé, les Américains se mirent à boire du whiskey en faisant une partie de bluff avec le capitaine.
Dubreuil remonta sur le pont où il resta jusqu'au thé.
La soirée étant très-fraîche, sa tasse de thé prise avec un cracker et un peu de beurre salé, Adrien se coucha, tandis que les Yankees se remettaient au jeu et au whiskey.
Ils passèrent ainsi la nuit.
Le lendemain l'un d'eux avait perdu cinq cents dollars. Cette perte ne l'empêcha pas de reprendre les cartes aussitôt après le déjeuner.
Il perdit encore ce jour-là, ainsi que le suivant, et ne s'en montra pas plus triste.
La même cabine servait de salle à manger, chambre coucher, tripot.
Durant la troisième nuit, Dubreuil entendit l'infortuné perdant qui disait à ses compagnons de jeu:
Je possédais deux mille dollars, plus deux actions en valant autant; vous m'avez tout gagné, il ne me reste pas un penny; vous voudrez bien m'employer comme ouvrier aux mines.
—Sans doute, John, répondirent-ils, nous ferons cela pour un ami. Vous êtes fort, intelligent, vos services nous seront très-précieux.
Et, sur leur promesse, John alla se toucher avec le calme d'un homme qui a bien rempli sa journée.
Cette insouciance de la fortune, ce stoïcisme dans l'adversité, joints à cette âpreté au lucre, à cette dépense inouïe de forces pour acquérir, par tous les moyens, richesse ou famosité, émerveillaient Dubreuil à mesure qu'il s'initiait davantage aux moeurs de la population yankee.
John couchait dans un cadre au-dessus de l'ingénieur français. Ce dernier ne put s'empêcher de lui dire:
—Je vous admire, monsieur, de passer ainsi, sans sourciller, de l'aisance à la misère.
—Bah! répondit l'Américain avec l'accent nasal particulier à ses compatriotes, cela m'est parfaitement égal. En travaillant quinze jours aux mines j'aurai gagné vingt dollars, plus ma nourriture, j'organiserai une partie de cartes ou une affaire quelconque, et ce serait bien le diable si, dans un mois ou deux, je n'avais pas regagné ce que je viens de perdre. Good night, stranger!
—Bonne nuit, monsieur, repartit Dubreuil, qui ne tarda pas à s'endormir.
Plongé dans un profond sommeil, il rêvait à sa chère France, quand un brusque et épouvantable mouvement de tangage, qui lui fit croire que le navire sombrait, l'éveilla soudain.
—Debout! cria t il en sautant à bas de son cadre.
—Qu'avez-vous, étranger? demanda sans bouger son voisin du lit supérieur.
—Une tempête!
—Ce n'est pas la peine de se lever.
—Mais nous allons faire naufrage dit Adrien, qu'un nouveau coup de tangage avait envoyé rouler à l'autre bout de la cabine.
Il se rapprocha péniblement de son cadre, en s'aidant des mains et des genoux.
—Recouchez-vous, étranger, lui dit John.
—Me recoucher!
—Il n'y a aucun danger. Ce n'est qu'un caprice du lac!
—Singulier caprice, murmura le jeune homme en s'habillant aussi vite qu'il pouvait.
Son pantalon passé, il monta, pieds nus, sur le pont. Une scène extraordinaire, unique, se déroulait.
Le jour paraissait, à ses naissantes clartés, on distinguait, à bâbord et à tribord de la Mouette, la nappe du lac Supérieur unie comme une glace.
Mais en avant, en arrière, elle formait, à perte de vue, un pli formidable, haut de plus de quinze mètres.
Sur ce pli d'eau, au sommet duquel, comme une plume, voltigeait le léger bâtiment, couraient des vagues énormes, qui le prenaient soit en proue, soit en poupe, le portaient tantôt à la crête d'une, montagne, et tantôt le précipitaient dans un abîme.
C'était effrayant! c'était merveilleux!
Avec cela, pas un souffle d'air, pas une ride, pas un froncement à la surface du lac, de chaque côté du bâtiment.
Il semblait que la Mouette flottât dans l'air.
Mais des mugissements terribles, caverneux, comme ceux qui précèdent les éruptions dans les contrées volcaniques, se faisaient entendre; des paquets d'eaux énormes submergeaient, à chaque minute, ou l'avant ou l'arrière du vaisseau.
Il était à craindre qu'il ne s'engloutit.
Adrien Dubreuil se rappelait bien avoir lu la relation des singulières tourmentes auxquelles sont sujets les lacs Supérieur et Huron, mais combien ce qu'il voyait était loin même des récits qu'il avait taxés d'exagération!
Sur la Mouette, on avait serré toutes les voiles, à l'exception de celles de beaupré.
Le pilote, le capitaine et deux robustes matelots
se tenaient à la
Barre.
Leurs efforts réunis tendaient à profiter d'un des plongements du navire entre deux vagues, pour le pousser hors de cette redoutable chaîne de brisants.
Longtemps ils échouèrent, et chaque tentative infructueuse faillit causer la perte de la Mouette, les flots déferlant aussitôt sur le pont et le couvrant en entier.
Chaque fois, Dubreuil prenait un bain des pieds à la tête, et chaque fois il regrettait d'avoir quitté la cabine. Mais il lui fallait maintenant rester en place, cramponné au râtelier du grand mat, car on avait fermé les écoutilles pour empêcher l'eau d'envahir l'intérieur du vaisseau, et n'eussent-elles pas été fermées qu'en lâchant son étreinte il eût couru risque d'être entraîné par la violence des flots.
Enfin, la Mouette, habilement lancée dans une sorte de gorge, entre deux caps liquides, d'une élévation qui dépassait de beaucoup la flèche de ses mats, la Mouette sortit de cet affreux défilé, dont les hauteurs verdâtres se dressèrent à sa droite comme une impénétrable barrière.
—Vous l'avez échappé belle! dit le capitaine au jeune homme. Si pareil accident nous arrive désormais, je ne vous conseille pas de monter sur le pont admirer les beautés de la nature.
—Vraiment, monsieur, je n'ai aucun regret de ce que
j'ai fait, répondit
Adrien. Je n'imaginais pas être un jour témoin d'un
spectacle…
—Ce n'est pas fini interrompit le capitaine, regardez derrière vous.
Dubreuil se retourna et vit, avec un étonnement nouveau, que le renflement des eaux diminuait en longueur, pour se ramasser, se condenser, s'exhausser à son milieu.
Quelques minutes après, il figurait une colonne dont la base pouvait avoir un kilomètre de circonférence et dont le fût, s'amincissant progressivement, se perdait dans les airs.
Des secousses, terribles comme des tremblements de terre, faisaient tour à tour rouler et tanguer la Mouette.
Le lac entier, si tranquille un moment auparavant, s'était agité; il moutonnait, écumait bruyamment aux flancs du navire.
Bientôt, le temps, clair et serein jusque-là, s'assombrit. La colonne disparut dans une bruine grisâtre, à laquelle succéda une pluie torrentielle, qui tomba tout le jour.
Sur le soir, on jeta l'ancre sous le Portage du lac, au pied même de la presqu'île ou pointe Kiouinâ. La Mouette était arrivée à destination.
Elle devait débarquer, le lendemain, ses passagers et son chargement.
Sauf un homme de bossoir laissé en sentinelle, tout la monde se coucha de bonne heure, car si l'équipage était excédé par les travaux de cette dure journée, les passagers étaient fatigués par le ballottement qu'il leur avait fallu endurer pendant plus de huit heures consécutives.
Chacun reposait dans le navire, lorsque du pont partit un cri sinistre, immédiatement suivi d'un coup de feu.
CHAPITRE VII
L'OEUVRE DES APOTRES
Dans la cabine de la Mouette chacun s'éveilla en sursaut.
—Qu'est-ce? qu'y a-t-il? demanda Dubreuil.
—Rien, étranger, peut-être une attaque de quelques rowdies [25], répondit John en étirant paresseusement ses membres.
[Note 25: A ce terme, fort usité chez les Yankees, je ne connais pas d'équivalent en français. Il signifie vaurien, tapageur, bandit, suivant l'acception qu'on lui veut donner.]
—Nous sommes attaqués, messieurs; ça ne peut être que par les Apôtres; préparons-nous à la résistance; car, avec eux, il faut vaincre ou mourir! s'écria le capitaine du navire.
Puis il sauta à bas de son lit, sur lequel il reposait demi-habillé, saisit une paire de revolvers et s'assura qu'ils étaient convenablement chargés.
—Que veut-il dire, avec ses Apôtres? murmurait Adrien en passant à la hâte un vêtement.
—De braves gens, à qui on a fait, je crois, une trop mauvaise réputation, repartit John sans trop se presser pour descendre de son cadre. Ma foi, ajouta-t-il à mi-voix, si ce sont eux, ils viennent à propos, car j'ai envie de m'engager dans leur bande. Ils gagnent des dollars autant qu'ils veulent, et…
Un deuxième coup de feu l'arrêta court dans son monologue.
Le capitaine de la Mouette poussa un gémissement. Ses revolvers lui tombèrent des mains, et il roula mort aux pieds de John, qui dit à voix haute:
—Pas si vite! pas si vite! pas si vite! hé! étrangers; je suis des vôtres, moi. Que diable, faites attention, et ne déchargez pas comme ça vos armes à tort et à travers…
—Qu'on se rende, et à l'instant! ordonna un homme d'une corpulence géante, vêtu de rouge de la tête aux pieds, qui venait d'apparaître au-dessous de l'écoutille.
—Non-seulement je me rends, mais je déclare qu'à partir de ce moment je vous appartiens corps et âme, étranger; je ferai votre treizième apôtre, dit John, s'avançant à la rencontre de l'homme rouge et lui tendant familièrement la main.
Celui-ci répliqua à cet acte d'obséquiosité par une gourmade en plein visage, qui renversa John, tout sanglant, sur le plancher.
—Nom d'une carabine! est-ce que nous nous laisserons assassiner comme ça par ces bandits! hurla Godailleur, en se précipitant sur le meurtrier.
—Qui de vous est Français? questionna Jésus, sans se préoccuper de l'attaque dont il était l'objet.
Ces paroles avaient été prononcées dans notre langue.
—Moi, je suis Français, et je vas te l'apprendre, canaille! riposta l'ex-cavalier de première classe, en cherchant à étreindre le Mangeux-d'Hommes par la taille.
—Est-ce toi qui es ingénieur?
—Ce n'est pas moi, vilain soldat, mais le mar'chef que voici… là, devant nous, et qui va m'aider…
—Faut-il écraser ce ver de terre? dit l'Écorché, qui venait de pénétrer dans la cabine, suivi de la moitié des Apôtres.
—Non; ouvre un panneau.
Judas obéit.
Pendant ce temps, les brigands s'étaient emparés des passagers surpris, terrifiés par la soudaineté de cette agression, et les garrottaient.
Le panneau ouvert, Jésus, dont une des puissantes mains avait suffi à maîtriser le bouillant Godailleur, souleva notre homme jusqu'à la hauteur de sa bouche, le mordit au cou, et le lança comme une balle à travers l'ouverture.
L'on entendit un cri d'effroi, puis le son sourd d'un corps qui tombe à l'eau.
—Qu'il ne soit fait aucun mal au Français! commanda le Mangeux-d'Hommes.
—Que me voulez-vous? lui dit Dubreuil, en se
débattant aux mains de
Pierre et de Jean, qui essayaient de lui lier les bras.
—Tu le sauras bientôt.
—Vous êtes un misérable!
—Possible, répondit flegmatiquement Jésus; mais cesse de résister, si tu n'as pas envie de rejoindre ton compagnon.
—Vous croyez que je me soumettrai lâchement…
—Qu'on le porte sur le pont et qu'on l'attache au
pied du mat! fit le
Mangeux-d'Hommes, dont la voix, de douce qu'elle avait été en
parlant à
Dubreuil, devint, tout à coup, retentissante comme un éclat de
tonnerre.
Cédant au nombre et à la force, Adrien se laissa tranquillement monter sur le pont de la Mouette.
Là, à la lueur d'un falot, il vit un spectacle digne de pitié.
Cinq ou six cadavres gisaient baignés dans une mare de sang; et tous les gens de l'équipage, les mains et les pieds solidement liés, étaient étendus le long du plat-bord.
L'épouvante était peinte dans leurs traits. Quelques-uns priaient; d'autres proféraient des imprécations; le plus grand nombre paraissaient plongés dans une prostration complète.
Auprès d'eux, les Apôtres déposèrent les corps des passagers, plus surpris, mais aussi effrayés que les matelots.
—Ah! je me doutais bien que ça finirait ainsi,
marmottait un de ces
derniers; mais le capitaine est un entêté. Il n'a pas voulu
m'écouter.
J'étais pourtant bien sûr que c'était un des Apôtres que j'avais vu
au
Sault maintenant, nous allons filer notre dernier noeud!
—Est-ce qu'ils nous tueront? s'enquit un passager.
—Vous pouvez y compter, répondit le matelot. Quand est-ce que les Apôtres ont jamais fait grâce à leurs victimes? nous n'en avons pas pour longtemps. Tenez, voilà que ça commence; regardez.
En ce moment, les Douze Apôtres étalent rassemblés sur le pont de la Mouette, dont on avait levé les ancres, déferlé quelques basses voiles, et qui rangeait la côte de la presqu'île Kiouinâ.
En outre des falots trouvés sur le bâtiment, ils avaient allumé plusieurs torches de résine, dont la flamme vacillante zébrait de teintes rouges, et de volutes, de fumée grisâtre le noir de la nuit. Noir opaque comme le métal, profond comme l'immensité, lourd comme l'inconnu.
Pas un rayon de lune, pas un scintillement d'étoile, mais, seulement, autour de la Mouette, un miroitement d'eau lugubre, produit par la clarté des lanternes, des torches, et qui ajoutait encore à l'horreur des ténèbres environnantes.
Quel drame au milieu de la zone lumineuse!
Le Mangeux-d'Hommes, en son sanglant appareil, est le héros principal. Il domine tout de sa taille et de sa beauté satanique. Sur lui aussi tous les yeux sont tournés: ses gens, dignes serviteurs d'un tel maître, attendent des ordres; ses captifs attendent une sentence qui, trop tôt pour eux, hélas! tombera de sa bouche.
Mais il sait être si grand, si majestueux dans son maintien, ce capitaine de brigands, qu'Adrien Dubreuil ne le contemple pas sans une sorte d 'admiration craintive.
Combien d'exécrables criminels à qui il n'a manqué que les circonstances et un théâtre convenable pour être glorifiés par la majorité des hommes!
—Allons, l'Ecorché, à l'oeuvre! clama Jésus de sa voix foudroyante.
—Faut-il commencer par les vivants, ou par les morts? répondit Judas.
—Par les morts, ça préparera les autres. Passe-moi le capitaine.
—Voici reprit l'Écorché en tendant à son chef le cadavre du patron de la Mouette qu'il avait ramassé sur le pont.
—Ou est notre scribe Jean?
—Présent, dit un des Apôtres, dont l'air arrogant se faisait encore remarquer parmi toutes ces figures impudentes.
—As-tu ton registre?
—Oui.
—Nous en sommes?
—Au numéro 75 des Blancs, 246 des Rouges et des Cuivrés, dit Jean, en s'asseyant sur une barrique, au-dessous d'une lanterne, après avoir ouvert un livret de parchemin, tout maculé de taches dégoûtantes.
—Ecris donc, continua Jésus.
—J'y suis, fit Jean.
Et il trempa une plume dans le sang qui coulait sur le pont.
—Numéro 76 des Blancs.
—Ça y est.
—Capitaine de la barque la Mouette.
En prononçant ces paroles, le Mangeux-d'Hommes tira de la gaine pendue à son côté un poignard, le planta dans le coeur du cadavre, qu'il tenait à la main, puis, avec ses dents, il lui fit une profonde morsure au cou et le jeta par-dessus bord.
—Et d'un. Dépêchons! à qui le tour? dit-il ensuite.
—Le pilote, répondit l'Écorché, lui passant un autre corps.
—Numéro 77 des Blancs, dit Jésus.
—Nous y sommes, repartit Jean après avoir inscrit le chiffre.
Le corps du pilote fut traité comme l'avait été celui du patron.
Judas tendit à son chef un nouveau cadavre: c'était celui d'un Indien.
—Numéro 247 des Rouges! cria-t-il à Jean.
Mais, au lieu de lui déchirer le cou de ses dents, il pratiqua à cette place une incision cruciale avec son poignard.
Je laisse à penser de quelle horreur devaient être saisis les captifs témoins de cette scène abominable, que le Mangeux-d'Hommes rendait plus terrible encore par les monstrueuses plaisanteries dont il assaisonnait chaque exécution:
—Vous voyez, mes enfants, que je n'ai pas volé mon nom. C'est ainsi qu'à chacun de vous je laisserai mon cachet. Et, comme vous êtes de la couleur blanche, on vous fera l'honneur d'un coup de dents. Quant à ces chiens de Peaux-Rouges, la marque des Apôtres au couteau suffit, n'est-ce pas? mes bons amis. Il serait honteux d'accorder à des sauvages les honneurs qu'on rend aux civilisés!
La colère, l'indignation suffoquaient Dubreuil et l'empêchaient de protester contre ces cruautés insensées. Mais il n'était pas au bout.
—Le lot des morts est épuisé, dit tout à coup Judas, après quelques actes comme ceux que nous venons de raconter.
—Attaque le lot des vivants.
L'Écorché saisit un des passagers yankees et le
traîna aux pieds de
Jésus.
C'était John, le voisin de lit de Dubreuil.
—Vous ne voulez donc pas de moi pour votre treizième Apôtre! ça m'aurait pourtant bien fait plaisir, et je vous aurais appris de fameux tours! dit-il tranquillement au capitaine.
Mais, sans souffler mot, Jésus empoigna froidement le malheureux par sa ceinture, l'enleva du pont, lui enfonça son poignard dans le coeur, imprima au cou de la victime son horrible scel, et la précipita dans les flots.
Adrien était parvenu au paroxysme de l'exaspération. Il recouvra subitement la parole.
—Misérable! proféra-t-il en brisant ses liens par une tentative désespérée.
Au même instant il se ruait sur le Mangeux-d'Hommes.
—Au suivant! disait celui-ci d'un ton calme.
—Oh! tu ne pousseras pas plus loin la carrière de
tes crimes! cria
Dubreuil, essayant d'arracher à Jésus son couteau.
Mais quelques Apôtres fondirent sur le brave jeune homme, le renversèrent, avant qu'il eût pu accomplir son dessein, et ils allaient l'écharper quand le chef leur dit:
—J'ai ordonné qu'on ne lui fasse aucun mal. Garrottez-le mieux. Celui qui l'avait si faiblement attaché sera, pour punition, privé du tiers de son butin.
Puis il ajouta, en se tournant vers son secrétaire et en assassinant un deuxième passager:
—Numéro 81 des Blancs!
Dubreuil n'en entendit pas davantage. Accablé par les émotions autant que par la lutte, il s'évanouit.
Quand il reprit connaissance, la nuit avait disparu et le soleil était déjà haut à l'horizon.
Adrien se trouvait toujours couché au pied du grand mat de la Mouette, mais sur lui on avait étendu quelques pelleteries pour le garantir de l'humidité de l'atmosphère.
Il avait le corps et l'esprit lourds; la mémoire des événements auxquels il avait assisté lui échappait.
Peu à peu, cependant, il coordonna ses souvenirs et se rappela ce qui s'était passé la veille. Alors, il se mit sur son séant, roula autour de lui des yeux inquiets.
Toute trace du massacre et du désordre de la nuit précédente avait été, effacée, à ce point que Dubreuil aurait pensé qu'il venait de faire un mauvais rêve, si la vue du sanguinaire chef des Apôtres, se promenant sur le pont, n'eût aussitôt confirmé dans son esprit la sinistre réalité.
Il ventait grand frais sud-est, et la Mouette doublait l'île Manitou, à l'extrémité orientale de la presqu'île Kiouinâ, projetée de vingt-cinq lieues environ de la terre fertile dans le lac Supérieur.
Amarrés à l'arrière du vaisseau flottaient deux canots en écorce de bouleau, ceux-là même qui avaient amené les pirates; mais ils étaient vides, car les Apôtres reposaient ou s'occupaient à la manoeuvre de leur prise.
Sombre et désolé surtout par la perte de son vieux compagnon, Dubreuil réfléchissait, non sans amertume, aux périls de sa situation, quand le Mangeux-d'Hommes s'approcha de lui:
—D'où viens-tu? on allais-tu? et comment te nomme-t-on? lui demanda-t-il de son air le plus impératif, en fixant sur le jeune homme un regard scrutateur.
Ces questions furent faites en français, bien qu'avec un accent flamand très-prononcé.
Le sentiment de sa dignité conseillait à Dubreuil de ne pas répondre à cet interrogatoire. Mais il était au pou voir de son ennemi. D'un mot, d'un signe, celui-ci le ferait égorger. Mieux valait se soumettre, ruser. Il résolut donc de se plier aux circonstances.
—On m'appelle Adrien, dit-il, sans ajouter son nom de famille que la pudeur arrêta sur ses lèvres.
—C'est bien. Tu es Français, j'imagine?
—Oui.
—Tu te rendais aux mines?
—Oui.
—Tu les connais, les mines?
—Non.
—Qui donc t'y avait envoyé?
—Une compagnie.
—Américaine?
—Française.
—Française! répéta Jésus sans cacher sa surprise.
—Oui, une compagnie française, dit Dubreuil, examinant attentivement, à son tour, le Mangeux-d'Hommes.
—Depuis quand est-elle formée? reprit ce dernier.
—Depuis six mois.
—A-t-elle obtenu des concessions du gouvernement de Washington?
—Je ne sais.
—Quelle était ta mission en venant ici?
—D'explorer le terrain.
—Tu es ingénieur?
—Je le suis.
—Personne ne t'accompagnait?
A cette demande, qui ne lui rappelait que trop le malheureux sort de Godailleur, Dubreuil éprouva un accès de colère qui l'aurait poussé à une tentative de vengeance s'il n'eût eu les poignets et les chevilles liés par de fortes cordes. Jésus feignit de ne pas remarquer le courroux qui brillait sur son visage.
—Personne ne t'accompagnait? fit-il de nouveau.
—Un seul homme, que vous…
Le chef des Apôtres l'interrompit.
—Oui, je me souviens; tu ne le reverras plus; il faut en prendre ton parti, que veux-tu? Nous avons pour loi de ne faire jamais quartier à personne. Tu es la première exception et encore n'est-il pas bien sûr que je ne te dépêche comme les autres. Cela dépendra absolument de toi.
Ces mots furent chantés de cette voix harmonieuse et souriante qui, n'eût été sa stature, donnait à croire que Jésus était une femme déguisée en homme.
—Tuez-moi donc sur-le-champ! s'écria Dubreuil avec un geste de dégoût.
—Te tuer? Non; causons d'abord.
—Scélérat!
Le Mangeux-d'Hommes haussa les épaules.
—A quoi bon des injures! dit-il. Elles n'amélioreront pas ta position et ne changeront pas mon caractère…
—Je vous méprise…
—Eh! que m'importe ton mépris!
—Vos forfaits seront châtiés.
—Peut-être. Mais, en attendant, sache me servir fidèlement, et je saurai te récompenser.
—Vous servir! moi!
Loin de s'irriter du dédain dont cette exclamation
fut empreinte, le
Mangeux-d'Hommes se prit à rire.
—Oui, me servir, moi, Jésus-Christ, capitaine des Douze Apôtres; n'est-ce pas un beau rôle? dit-il en se rengorgeant avec quelque complaisance.
—Blasphémateur!
—Donc, reprit le Mangeux-d'Hommes, tu entres mon service, non comme simple domestique, j'estime trop tes talents et mérites, mais comme ingénieur.
—Jamais!
—Je te conduis à Kiouinâ, poursuivit froidement Jésus. Là, grâce à mon aide et à celle de mes gens, tu fais tes explorations, sans être inquiété par les Yankees ou les Anglais, qui t'auraient, sois-en convaincu, joué quelque vilain tour de leur façon, car ils n'aiment pas trop que des étrangers; et des Français surtout, viennent leur disputer les mines ou les terrains qu'ils se sont appropriés. Ton exploration finie, tu m'en livres le rapport. Combien te donnait la compagnie de laquelle tu relevais?
—Qu'est-ce que cela vous fait? s'écria Adrien avec emportement.
—Enfin, soit le renseignement ne m'est pas indispensable, continua le chef en allumant un cigare. Je te rémunérerai de façon à ce que tu n'aies pas à te plaindre de ma générosité. J'y mets une seule condition: tu seras sage, c'est-à-dire que, comprenant que tu es en ma puissance, sachant que je me soucie moins de la vie d'un homme que d'un bout de cigare, tu ne chercheras t'échapper, ni à nuire à l'honorable société des Douze Apôtres à laquelle tu es maintenant adjoint. Est-ce convenu?
Dubreuil ne daigna pas lui répondre.
—Ta parole de te conformer à mes avis, et je te fais délier, ajouta négligemment le Mangeux-d'Hommes.
—Plutôt mourir!
—Comme il te plaira. Tu as vingt-quatre heures pour réfléchir. Après quoi, si tu n'es pas plus raisonnable, mon poignard et mes mâchoires feront leur office!
En articulant son ultimatum, il écarta les lèvres et découvrit une double rangée de dents blanches, longues, aiguës comme celles d'une bête féroce.
Vos menaces ne m'effraient pas plus que vos promesses ne m'ont séduit! Si je dois périr, que la volonté de Dieu soit faite! dit Adrien en détournant la tête avec horreur.
Le Mangeux-d'Hommes appela son lieutenant.
—Descends cet imbécile dans l'entrepont, et qu'on veille sur lui.
Tandis que l'Écorché exécutait son ordre, Jésus murmurait en jetant un coup d'oeil sur l'ingénieur français:
—Par le Christ! mon frère aîné, il y a d'étranges ressemblances dans l'humanité! C'est tout à fait son portrait. J'en ai été saisi… Ah! bah! oublions ce passé!
Et néanmoins il s'accouda soucieusement, la tête dans ses mains, sur le plat-bord du vaisseau.
CHAPITRE VIII
LES CAPTIFS
Après avoir de nouveau garrotté Dubreuil, l'Écorché le transporta dans l'entrepont.
—Où voulez-vous que je vous dépose? lui demanda-t-il
—Là répondit l'ingénieur en indiquant son cadre. Judas le jeta sur le cadre avec ces mots:
—Bien, mais tâchez de ne pas bouger avant d'en avoir reçu l'ordre, sans quoi je jure, foi d'Iscariote, que vous irez rejoindre vos compagnons.
Puis il remonta sur le pont, laissant notre jeune homme sous la garde d'un des Apôtres.
Le corps et l'esprit brisés par la violence des impressions qu'il avait revue, Adrien s'abandonnait au sommeil, sans se préoccuper de son gardien qui furetait dans la cabine, avec l'espoir de trouver quelque liqueur, quand il lui sembla entendre gratter sous son maigre matelas.
D'abord il crut se tromper; le bruit continuant, il l'attribua à un rat; mais un son de voix étouffé ne tarda pas à frapper son oreille:
—Mar'chef! mar'chef! disait-on.
—Suis-je le jouet d'une illusion de mes sens? pensa Dubreuil.
Et, cependant, s'étant assuré que la sentinelle ne l'observait pas, il releva furtivement, malgré les liens dont ses poignets étaient entourés, un coin de son matelas, au fond du cadre.
Aussitôt une main longue et décharnée parut entre les planchettes du châlit.
N'eût l'index de cette main été enserré par un large anneau de cuivre rouge autour duquel la peau comprimée faisait bourrelet, qu'à la dimension toute particulière des doigts Adrien en aurait aussitôt reconnu l'heureux propriétaire et maître.
C'est toi, Jacot? dit-il très-bas.
Moi-même, sans vous offenser, mar'chef, fut-il répondu vivement.
—Parle moins haut, reprit l'ingénieur tout ému, et en posant affectueusement ses mains dans celle de l'ex-dragon.
—Qu'est-ce que c'est? s'écria celui-ci au contact de la corde.
—Chut! fit Dubreuil.
—Les gueux vous ont donc attaché? mar'chef.
—Du calme, du calme, mon ami. On me surveille. Mais par quel hasard?…
—Une autre fois, je vous conterai mar'chef. A présent, voulez-vous que je sorte de ce trou où j'étouffe, sans vous offenser? J'ai un couteau dans ma poche, je couperai vos cordes, et à nous deux…
—Non, non. Pas d'imprudence; ce serait courir à notre perte, reste où tu es…
—Cependant…
—Silence! on vient, dit Dubreuil, laissant retomber le matelas et feignant de dormir.
C'était le factionnaire qui se rapprochait.
Il tenait un de ces flacons carrés, en verre foncé, où les Américains ont l'habitude de mettre les alcools.
—Voulez-vous boire une gobe? dit-il en mauvais français à l'ingénieur.
Dubreuil ne répondant point, l'Apôtre le secoua par le bras.
—Ah! çà, bourgeois, continua-t-il, est-ce qu'on dort comme ça les uns sans les autres?
—Que me voulez-vous? fit Adrien paraissant s'éveiller.
—On vous demande si vous avez envie de vous rafraîchir le gosier.
—Merci, je n'ai pas soif.
—A votre santé donc! reprit le gardien en plongeant le goulot du flacon dans sa bouche. Mais, ajouta-t-il après avoir engouffré cinq ou six gorgées sans reprendre haleine, n'en dites rien au capitaine ni aux camarades, ou je vous ferai un mauvais parti.
—Soyez tranquille, je ne vous trahirai pas.
—Fameux rhum! oui, fameux, aussi vrai que je m'appelle Thomas.
A ce moment un gros soupir partit de dessous le lit.
Par bonheur, tout occupé à faire chanter à la sa bouteille un harmonieux glou-glou, l'Apôtre Thomas ne l'entendit pas.
A court de souffle, il suspendit son bachique concert et se mit à chanter, en se dirigeant, non sans trébucher, vers l'extrémité de la cabine:
Nous irons sur l'eau nous y
prom' promener
Nous irons jouer dans l'île, etc.
Dès qu'il fut éloigné, Dubreuil souleva de nouveau son matelas.
—Ah mar'chef, sans vous offenser, moi je n'aurais pas refusé sa goutte, à ce brigand! dit Godailleur avec l'accent du regret le plus sincère.
—Vraiment.
—C'est que j'ai l'estomac aussi vide que celui de la baleine qui avala ce civil de l'Histoire sainte… Comment qu'on l'appelait, sans vous offenser, mar'chef?
—Dis-moi un peu et rapidement qui t'a sauvé.
—Qui? qui, mar'chef? mais Jacot Godailleur, donc. N'est-il pas assez grand pour ça, sans vous offenser?
—Enfin de quelle manière es-tu rentré ici?
—Pas malaisé, mar'chef, pas malaisé. Votre grand scélérat des scélérats de diable rouge m'avait mordu que les larmes m'en vinrent aux yeux et que je pleurai, malheureux! comme jamais. Il me flanque à l'eau, sauf votre respect, mar'chef, je nage comme un poisson, je m'accroche à un des canots que les brigands avaient amarrés derrière notre barque; de là, par un panneau, je me faufile dans la cabine et me fourre sous votre lit, pour réfléchir. Mais je suis trempé, mar'chef, trempé comme une vraie soupe. Avec rien dans le coffre. Ah! si j'avais seulement un petit verre de n'importe quoi.
—Tais-toi; voici du monde fit Dubreuil en se retournant.
Le Mangeux-d'Hommes entrait dans la cabine, suivi de sept ou huit de ses compagnons.
—Thomas, appela-t-il.
—Présent, capitaine, répondit la sentinelle d'une voix pâteuse.
—Où est notre prisonnier?
—Ici, dit Thomas en approchant avec difficulté.
Quoiqu'il fit assez sombre dans l'entrepont, Jésus remarqua tout de suite que son factionnaire avait bu outre mesure.
—Cet homme est ivre, qu'on lui applique vingt-cinq coups de fouet, dit-il.
Thomas voulut protester.
—Un seul mot encore et je te casse la tête, dit l'Écorché, qui marchait derrière Jésus.
—Combien êtes-vous hors de service? ajouta-t-il en s'adressant aux autres Apôtres.
—Six, lui répondit-on.
L'Écorché alors tira de sa poche un carnet, dont il arracha quelques feuilles de papier, en fit six morceaux, sur chacun desquels il traça un numéro, roula les papiers entre ses doigts et les jeta dans son chapeau.
—Le numéro 1 sera, dit-il, chargé d'exécuter la sentence.
Tour à tour les six Apôtres tirèrent au sort.
André ramena le numéro désigné.
—Allons, dit-il à Thomas, ôte ton capot, mon camarade, et place-toi là contre le mât.
Le condamné se soumit sans opposer la moindre résistance. Il était facile de voir que les Apôtres étaient accoutumés à pareilles exécutions, car ils se rangèrent froidement autour de Thomas, qui, le dos nu, s'était arcbouté le front contre le mat de la Mouette, et attendait, avec une surprenante impassibilité, son châtiment.
André, s'étant muni d'une corde à noeuds, l'Écorché lut sur son carnet:
RÈGLEMENT DES APOTRES
§ DISCIPLINE
ART. V.—Sera puni de vingt-cinq coups de fouet ou de corde tout homme qui s'enivrera une première fois, durant le service; de cinquante la deuxième fois, de mort la troisième.
Après ces mots, Judas dit à Thomas:
—Tu déclares que ta punition est juste?
—Oui, répondit le délinquant.
—Va! ordonna le lieutenant, faisant signe à André.
La corde siffla dans l'espace, et vingt-cinq fois de suite tomba lourdement, comme une tige d'acier, sur les épaules et les reins du supplicié, qui ne laissa pas échapper une plainte et, quoiqu'il eût les membres libres, il ne fit pas un geste pour se soustraire à cette cruelle flagellation.
Cependant le sang ruisselait de son dos et la douleur faisait jaillir de ses yeux des larmes brûlantes.
Quand le bourreau eut terminé sa terrible besogne, Thomas se redressa lentement et lui dit:
Merci, mon cousin, tu as le poignet solide. Ça m'a dégrisé. Pose-moi un linge huilé sur les épaules, et demain il n'y paraîtra plus.
Pendant qu'André opérait le pansement, le Mangeux-d'Hommes s'avança vers Dubreuil, aussi indigné de la barbarie de cette scène que surpris de l'indifférence qu'y avaient apportée les spectateurs et jusqu'aux acteurs.
Tu vois, jeune homme, lui dit Jésus, qu'ici la discipline ne plaisante pas. J'ai besoin de tes services, c'est à ce besoin que tu dois la vie. Donne-moi ta parole de ne pas chercher à, t'évader, et je te rends la liberté de tes mouvements. Inutile d'ajouter que si tu enfreignais ton serment, tu signerais ton arrêt de mort.
Bien qu'il lui répugnât de prendre un engagement vis-à-vis du bandit, Adrien jugea prudent d'obéir. Ses liens furent tranchés, et Jésus l'invita à dîner avec sa bande.
L'ingénieur n'avait pas faim. Il eut d'abord
l'intention de refuser.
Une réflexion l'engagea à accepter, et il se mit à table au milieu
des
Apôtres.
Ceux-ci firent un repas copieux, sans pourtant boire autre chose que de l'eau, bien que le navire fût chargé de liqueurs fortes; mais, en expédition, il leur était expressément défendu de goûter aux alcools. Et, malgré sa passion pour les stimulants, le Mangeux-d'Hommes s'astreignait alors à un régime aussi sévère que celui de ses gens.
Si Dubreuil mangea peu, il n'en trouva pas moins le moyen de faire disparaître adroitement une certaine, quantité d'aliments qu'il glissa dans ses poches, les réservant pour Jacot.
Après le dîner, sous prétexte d'arranger sa toilette, il regagna son cadre et passa ces vivres au dragon en lui disant de ne pas bouger de sa cachette.
—Sans vous manquer de respect, mar'chef, dit Godailleur, je suis moulu là-dessous.
Tâche de t'y tenir encore jusqu'à ce soir.
—Hum! c'est une fichue faction que vous m'imposez, mar'chef.
—Que veux-tu que j'y fasse? si on te découvrait…
—Oh! je sais bien, je sais bien, je serais flambé, n'est-ce pas, mar'chef? Oh! les gueusards de gueusards!
—Assez causé! dors jusqu'à mon retour! répondit Dubreuil en se retirant, car il lui avait semblé que l'Écorché l'observait du coin de l'oeil.
Pour écarter les soupçons du lieutenant, si tant il était que ce dernier en eût conçu, Adrien prit un air dégagé, alluma un cigare et monta sur le pont.
On n'y remarquait plus une trace de désordre, et la Mouette, gouvernée comme par des marins de profession, sillait les eaux du lac Supérieur, dont la rive méridionale, fortement échancrée, se profilait à quelques milles à l'horizon.
La vue de la côte ranima l'espérance dans le coeur de Dubreuil, et avec l'espérance le désir de la liberté.
Il jeta les yeux vers la poupe du navire mais les canots qui avaient servi aux Apôtres n'y étaient plus: on les avait hissés aux flancs de la Mouette.
—Non, mon garçon, tu ne te sauveras pas, dit le
Mangeux-d'Hommes à
Dubreuil en lui tapant familièrement sur l'épaule.
Facile d'avoir été si bien deviné par car homme, dont la supériorité le fatiguait, en dépit de l'aversion qu'il éprouvait pour lui, Adrian redescendit, sans répondre, dans la cabine.
La nuit venue, il se coucha, après avoir repoussé, comme inexécutables, les propositions d'évasion que lui faisait Jacot, et exhorta le pauvre dragon à la patience.
A peine eut-il posé sa tête sur le traversin qu'un sommeil de plomb s'empara de ses sens et les domina complètement.
Quand Adrien s'éveilla, après douze heures de cet état voisin de la léthargie, il était jour. Le navire semblait immobile. Mais un grand bruit se faisait sur le pont.
Dubreuil regarda dans la cabine. Il ne voyait personne.
—Jacot dit-il, en écartant son matelas.
Pas de réponse.
Adrien, inquiet, plongea son bras sous le lit. La place était vide.
—Mon Dieu! pensa l'ingénieur, l'infortuné aurait-il été découvert!
S'élançant de son cadre, il s'habilla à la hâte, et voulut monter sur le pont pour essayer de savoir ce qu'était devenu Godailleur. Mais, par mégarde ou à dessein, on avait fermé l'écoutille.
Le coeur débordant de chagrin, Dubreuil se mit à se promener dans la cabine.
Il se livrait aux plus noires réflexions, lorsqu'une voix l'interpella:
—C'est pourtant vous, bourgeois, qui êtes cause de ce qui m'est arrivé!
Adrien se retourna et aperçut Thomas couché sur un grabat au bout de la pièce.
—Je ne vous comprends pas, dit-il.
—C'est pas difficile à comprendre. Si vous aviez accepté la gobe que je vous offrais, il y aurait eu moins à boire dans la négresse[26]; s'il y avait eu moins à boire, j'aurais moins bu; si j'avais moins bu, j'aurais été moins dans le lof; si j'avais été moins dans le lof, notre capitaine ne se serait pas aperçu que j'avais caressé la bouteille; s'il ne s'en était pas aperçu, je n'aurais pas été puni; et si je n'avais pas été puni, je ne serais pas étendu ici comme un marsouin sur une botte de paille; c'est clair ça, comme dit frère Jean, notre secrétaire.
[Note 26: Bouteille.]
—Il est bien dur, votre capitaine! fit Dubreuil, heureux de trouver cet homme et supposant qu'avec quelques flatteries il en obtiendrait des renseignements.
—Dur, le Mangeux-d'Hommes! qui est-ce qui a jamais entendu dire ça? il est plus doux qu'une brebis, repartit Thomas d'un ton convaincu.
—Mais, enfin, le traitement…
—Puisque c'est la règle!
—Quelle règle?
—Eh! la règle des Apôtres!
—Vous formez donc une association?
—Je crois bien, bourgeois; et une association qui n'a pas sa pareille, des Grands-Lacs aux montagnes de Roche, du golfe du Mexique à la baie d'Hudson.
—Association de brigands! ne put s'empêcher de murmurer Dubreuil.
Et, à haute voix
—Vous êtes Français, vous?
—Moi?
—Oui, vous.
—Est-ce que je sais?
—Mais vous parlez le français?
—Comme je parle l'anglais, l'algonquin, le chippiouais, le chinouk et bien d'autres langues, sans compter l'espagnol.
—Où êtes-vous donc né?
—Ah! bourgeois, répondit en riant le bandit, c'est une question que j'ai oublié de faire à ma mère.
—Mais vos parents?
—Mes parents est-ce que j'en ai connu, des parents, moi!
—Pauvre misérable! fit Adrien avec compassion.
—Pauvre, moi! s'écria Thomas, à d'autres, bourgeois! Les Apôtres sont tous riches, plus riches que les facteurs de la compagnie de la baie d'Hudson. Pour ma part, j'ai cinq femmes!
—Cinq femmes!
—Cinq, et aussi bien huppées que celles de qui que ce soit, je m'en flatte. Quand vous les aurez vues, vous m'en direz des nouvelles.
—Où sont-elles donc? demanda Dubreuil, se figurant que Thomas délirait ou voulait se moquer de lui.
—Où elles sont? pas loin d'ici.
—Vous plaisantez.
—Puisque le bateau ne marche plus, c'est que nous
sommes arrivés.
Entendez-vous ce vacarme là-haut? on décharge la cargaison.
Mais arrivés en quel endroit?
—Dans nos îles, les îles des Douze Apôtres, bourgeois, et vous pourrez vous vanter d'être le premier philistin qui y soit entré vivant, depuis que nous les habitons. Faut que vous ayez fièrement donné dans l'oeil au capitaine, mille millions de serpents à sonnettes! pour qu'il ne vous ait pas fait passer le goût de la viande. Mais ça viendra, allez, bourgeois, vous ne perdrez rien pour attendre.
L'Apôtre accompagna cette horrible plaisanterie d'un sourire qui fit frissonner Dubreuil.
Comme il allait poursuivre son interrogatoire, le panneau de l'écoutille fut brusquement soulevé.
—Filez vite, souffla Thomas, car si on me surprenait bavassant avec vous, ma peau courrait risque de passer encore sous la main du tanneur, et c'est un luxe dont il ne faut pas être prodigue.