Brown écrivit beaucoup d’autres lettres encore qui toutes respirent, avec le même calme, la même conviction politique, la même foi religieuse.

Sa mort produisit une sensation immense aux États-Unis. Dans le Nord, ce fut un jour de deuil :

Quelques extraits des journaux de l’époque l’attestent :

 

 

Le Cleveland Leader décrit ainsi le Jour de Deuil :

« Le 2 décembre 1859 s’est ouvert par un temps sombre. Un voile épais cachait l’azur du ciel ; et la neige tombait en menus flocons, qu’un vent vif chassait devant lui. La température tiède qui régnait la veille s’était changée en une température d’hiver.

» Un seul sujet occupait tout le monde : le martyre de John Brown, et le temps sombre qui régnait semblait exprimer la douleur de chacun.

Dans Superior street, Cleveland, flottait une bannière immense, bordée de noir, sur laquelle étaient inscrits ces mots de Brown : « Je ne crois pas pouvoir mieux honorer la cause que j’aime qu’en mourant pour elle. »

» Un grand nombre de magasins sont restés fermés pendant toute la journée.

» La Melodian Hall, où un meeting a eu lieu le soir du 2 décembre, était tendue en noir. L’estrade et la galerie étaient recouvertes d’une draperie en crêpe relevée par des rosettes blanches. Le lustre portait également des insignes de deuil.

» Au-dessus de l’estrade était une belle photographie du héros de Harper’s Ferry, entourée d’une guirlande de fleurs avec cette devise :

 

Amicus humani generis[15]

 

» À la gauche du portrait se trouvaient ces mots : – John Brown, le Héros de 1859. À droite : – La fin couronna l’œuvre. Si j’avais embrassé la cause des grands, des puissants et des riches, personne ne m’eût blâmé », paroles que le martyr a prononcées devant le tribunal de Virginie. Plus loin on voyait encore : – Son noble esprit fait trembler les despotes et triompher la liberté !

» Le soir du meeting, la salle était comble et plus de 1300 personnes se trouvaient présentes.

» M. Toohey a ouvert la séance par ces mots :

» Le sujet qui nous rassemble est solennel et significatif au dernier point. Nous sommes en présence de la mort. La mort est toujours une chose triste, car elle sépare les amis et laisse pendant un temps plus ou moins long un grand vide dans le cercle des familles. Pourtant, quand on vient à réfléchir que ceux qu’on pleure jouissent des félicités d’une autre vie, que Dieu, dans sa sagesse, jugeant qu’une carrière a été assez longue, y a mis un terme naturel, on finit par essuyer ses pleurs. »

» Mais il est aussi des temps où cette conviction n’apporte aucun soulagement, et où l’âme se trouve sous la pression de quelque puissance terrible, dont les ministres s’appellent Violence et Terreur.

» Voilà où nous en sommes ce soir. Nous nous trouvons en présence de la mort, de la terreur et de la violence. La frayeur s’empare de notre esprit et confond notre jugement. Nous vivons dans un état de trouble réel, c’est pourquoi nous sommes réunis à l’effet d’exprimer notre sympathie pour les malheureuses victimes de l’oppression et pour nous entendre sur l’avenir, – car toute oppression systématique, telle que le Sud tient tant à maintenir, telle que la Virginie a autorisée et sanctionnée aujourd’hui, rend toute harmonie politique impossible, et renvoie bien loin ces paroles du Christ : – Paix sur la terre et bon vouloir parmi les hommes. »

Le préambule et les résolutions qui suivent ont ensuite été mis aux voix et adoptés à l’unanimité :

« D’autant que « l’Institution » a manifesté aujourd’hui de la manière la plus déplorable ses funestes effets sur les « endroits de l’homme » infligeant à Charlestown, en Virginie, la peine de mort à John Brown, en violation à la doctrine de fraternité enseignée par Jésus-Christ, nous adoptons les résolutions suivantes :

» Le système de l’esclavage tel qu’il existe dans quelques États de la Confédération américaine, n’est que l’expression du despotisme, qui ne vit que de concessions et devient de plus en plus exigeant, il compose, comme l’a dit John Wesley, « la somme totale de toutes les scélératesses », et on ne pourra y mettre fin que, pour nous servir d’une expression favorite du Sud, « par la guerre au couteau, et le couteau jusqu’au manche. »

» Par suite de ce qui s’est passé à Harper’s Ferry, où un seul homme a tenu tête à mille, et après l’affaire où dix mille ont mis un seul homme à mort, les éperons doivent être arrachés des chevaleresques Virginiens, les armes de l’État doivent être renversées, et, au lieu du despote abattu à terre qu’elles représentent avec la devise « Sic semper tyrannis[16] », leurs armoiries doivent être des chaînes, des menottes et un Fils de la Liberté suspendu à un gibet avec cette divise « Degeneres animos timor arquit.[17] »

« Nous sommes parfaitement d’accord avec ces pères de la république qui, avant l’adoption de la constitution et pendant qu’on la discutait, s’écrièrent patriotiquement : « Quelque désirable que puisse être l’union avec les États du Sud, la conservation de nos libertés est encore plus désirable. » Les circonstances nous ont de plus en plus convaincus qu’un conflit est inévitable, et de deux choses l’une, il faut ou que la liberté ou que l’esclavage disparaisse. Nous donc : Périsse l’Union plutôt que la liberté !

» Nous soutenons que toute secte qui sanctionne ou justifie un gouvernement qui autorise l’esclavage et rend disons le meurtre légal, est barbare, et renferme le complément de toutes les infamies.

» John Brown qui, pendant sa vie, a été une épine dans le côté de l’oppresseur, est devenu pour celui-ci, par sa mort, plus terrible qu’une armée puissante, et son bourreau même (le Gouverneur Wise) a fait son plus bel éloge en disant : « C’est l’homme le plus intègre, le plus véridique, le plus courageux que j’aie jamais rencontré. »

» Quoique nous pleurions le trépas de la victime, nous sommes convaincus que sa mort attirera la confusion sur ses ennemis, et contribuera plus à renverser les barrières de l’esclavage qu’une longue vie consacrée à la philanthropie et une mort paisible au sein de sa famille. Honneur à sa mémoire ! La postérité lui élèvera un monument qui existera aussi longtemps que la Liberté. »

Le juge Spalding a ensuite harangué le meeting. Nous choisissons les passages suivants de son discours :

« John Brown est mort ce matin à onze heures sur un échafaud virginien. Il est mort en héros, – fidèle à sa cause, fidèle à sa conscience, fidèle à Dieu.

» Le pouvoir exécutif de Virginie a-t-il étranglé la Liberté en même temps que sa victime ? (Des cris de : Non ! Non !)

» Non, continue l’orateur ; non la Virginie n’a pas étranglé la Liberté. Elle a fait tout le contraire. Dans leur aveuglement, les hommes du Sud ont poussé en avant le glorieux Char de la Liberté par les mêmes moyens qu’ils avaient employés pour enrayer ses roues.

» Si nous insistons sur l’abolition de l’esclavage, nous ne devons point déplorer sa mort. En donnant sa vie au bourreau, John Brown a fait une œuvre immense, et son martyre sur l’autel de l’esclavage donnera un élan prodigieux à la cause de la Liberté universelle.

» On peut différer d’opinion quant aux moyens employés par John Brown pour faire triompher la cause où il s’est engagé ; mais nous ne devons considérer que les motifs qui l’ont fait agir. Son but, il n’en faisait aucun mystère, était de briser tous les jougs, de secourir tous les opprimés.

» Il a vu que l’esclavage est entièrement une question de force matérielle, et que, sous le point de vue du droit, il est tout aussi naturel que les noirs soient maîtres que serviteurs. Il a vu les plaines du Sud arrosées du sang de ceux qui les cultivent ; il a vu le monument de la Liberté élevé par ses pères sur le point d’être abattu par un millier de misérables tyrans, qui couvent le despotisme dans leurs plantations.

» Et maintenant, citoyens, croyez-vous que cet homme qui écrivait ces mots six jours avant sa mort : « C’est une grande consolation pour moi qu’il me soit permis de mourir pour une cause », dût mourir comme un criminel ? (Non, non, s’écrie l’auditoire en masse.)

» Son nom sera immortel ; mais il est fâcheux de voir à côté du sien celui de Henry-A. Wise. »

Le juge Linden s’est ensuite exprimé ainsi :

« Compatriotes, je laisse aux autres la tâche de vous parler. Je suis trop agité par ce qui est arrivé aujourd’hui pour vous faire un long discours. Je vous dirai pourtant quelques mots.

» J’ai connu John Brown depuis de longues années. Nos relations ont été intimes et confidentielles, et je puis dire que, dans toute ma carrière, je n’ai jamais rencontré un homme plus intègre, plus sincère, plus noble de caractère. J’ai connu bien des hommes vertueux ; je n’en ai jamais rencontré un qui méritât mon respect autant que John Brown. Et c’est de cet homme que la Virginie a fait un brigand ! Mais la postérité ne le jugera pas ainsi. Elle mettra son nom à côté de ceux d’Algernon Sydney, John Hampden, de Russell, d’Emmett, et de cette armée de martyrs qui se sont opposés à la continuation des crimes que leur génération avait légalisés.

» Le moment n’est peut-être pas encore arrivé de bien juger le crime commis par les Virginiens. Parmi ces myriades de martyrs que la hache, le bûcher et le gibet ont précipités dans la tombe, combien en est-il dont les nobles actions ont été comprises et appréciées par ceux-là même qui respiraient le même air, qui se chauffaient en même temps qu’eux aux rayons du même soleil ? C’est la postérité qui juge ces actes.

» Tout en différant d’avec John Brown sur les moyens de tuer l’esclavage, je me fais cette question : Ne suis-je pas peut-être du nombre de cette multitude poltronne qui, dans tous les siècles, a faussement jugé les actes des bienfaiteurs de l’humanité ?

» De la sincérité des motifs de John Brown, personne ne peut douter. C’est le désir ardent de remplir le plus saint des devoirs comme chrétien et comme homme qui l’a conduit au gibet. Il était du petit nombre de ceux de ce pays qui osent voir l’esclavage tel qu’il est. Il n’avait aucun parti à soutenir, à plaire à aucune église qui prêche l’esclavage, à ménager aucun ami commettant cette iniquité nationale, et aucun intérêt personnel ne pouvait lui faire fermer les yeux sur le crime. Il a vu l’esclavage sous un point de vue tel que nous ne l’avons jamais vu, il a vu les horreurs du « système » qu’aucune langue n’a jamais pu décrire complètement. Or, il a senti ces choses comme nous ne les avons jamais senties.

» John Brown, possédant ce sentiment de justice, et allant, en vrai soldat de Christ, tout droit à son but, pouvait-il échapper au gibet virginien ? Il n’avait qu’un moyen à sa disposition, celui d’attaquer de front cette scélératesse gigantesque et de périr. C’est ce qu’il a fait. Nous élevons nos enfants de manière à leur faire subir un jour le sort de John Brown. Si nous agissons autrement, il nous faut renverser notre code moral, oublier tous les dogmes de nos pères sur les Droits de l’homme, changer nos enseignements religieux ; car, il n’y a aucune littérature, aucune philosophie, aucune morale, aucune religion, que cet inexorable despotisme n’ait proscrit de ce pays républicain. Chaque année, le Moloch de l’esclavage demande de nouvelles victimes pour son sanglant autel, et il les choisit parmi les meilleurs, les plus vertueux d’entre tous. Qui a oublié ce noble martyr Torry, qui, poussé par les mêmes motifs qui ont fait agir John Brown et ses nobles fils, fut condamné dans la fleur de son âge à pourrir dans un cachot du Sud ! On n’a pas oublié non plus ce noble marin, le capitaine Walker, qui, pour avoir écouté le récit des misères d’un pauvre esclave et l’avoir protégé, fut marqué d’un fer chaud à la joue.

» Je n’ai pas le temps de vous raconter les infamies et les outrages que des hommes et des femmes du Nord ont soufferts dans les États à esclaves, simplement parce qu’ils aimaient la liberté et haïssaient l’oppression. On les a fouettés, marqués de fers chauds et jetés dans des cachots, et, dans ce moment, des centaines de nos compatriotes, dont le seul crime est d’être nés dans les États du Nord et d’avoir les idées des gens du Nord, sont chassés de leurs demeures dans le Sud, comme indignes de faire partie de la charmante société qu’enfante l’esclavage. À moins que nous n’ayons perdu tout sentiment de honte, cet état de choses ne peut durer.

» Je vous dis, et vous le savez, que dans quinze États de l’Union il existe un despotisme plus terrible qu’en Autriche ou en Russie, et qu’on peut s’exprimer plus librement à Vienne et à Saint-Pétersbourg que dans ces quinze États.

» Avant de finir, je vous raconterai une nouvelle infamie commise par les gens du Sud. Dans une foire de bestiaux, tenue récemment dans la Caroline du Sud, on a offert un prix à celui qui présenterait deux esclaves nouvellement importés d’Afrique. Ces esclaves ont été présentés par un individu, et l’État de la Caroline a donné pour prix à ce pirate un vase en argent. »

Le Rév. W.-H. Brewster s’adresse alors au meeting. Nous extrayons les passages suivants de son discours :

« Il y a des moments où le silence est beaucoup plus éloquent que les discours les plus approfondis, et où les expressions les mieux choisies et les plus fortes n’expriment que faiblement les douleurs de l’âme.

» Pourquoi cette salle tout habillée de deuil ? Pourquoi cette réunion immense ? Aujourd’hui tous les yeux ont été dirigés vers le même point ; deux hommes ont occupé toutes les pensées, – deux hommes bien différents, il est vrai, pour le caractère, pour la position et pour l’Histoire. L’un est gouverneur, l’autre était un captif ; l’un le bourreau, l’autre la victime ! L’un était sur l’échafaud, l’autre dessous, car l’échafaud sur lequel John Brown s’est si héroïquement tenu est infiniment plus élevé que les aspirations d’êtres tels que Wise.

» Je sais qu’il y a dans cette ville des hommes assez vils et assez serviles pour chercher à jeter du ridicule sur cette assemblée. Comment n’en serait-il pas ainsi ! Ne s’en trouva-t-il pas, il y a dix-huit cents ans, qui insultaient Jésus allant au Calvaire, et qui criaient Aha Aha ! en passant au pied de sa croix ? Mais que nous importe ce que font ou ce que disent ces hommes ? John Brown et ses actes sont trop grands, trop élevés pour que leur venin les atteigne. L’homme, cet homme est le héros que nous pleurons aujourd’hui, – qui a dit quatre jours avant sa mort : « Je suis reconnaissant de ce qu’il me soit permis de mourir pour une cause et de ne pas payer purement à la nature ce que tous les hommes lui doivent », – cet homme, dis-je, est immortel.

» Regardez John Brown, lisez ses lettres, lisez son éloge fait par Wise lui-même, et puis rougissez de honte en pensant qu’au milieu du dix-neuvième siècle, l’Amérique dresse un échafaud pour cet homme. Mais la postérité lui élèvera des statues, et le temps viendra que le marbre le plus blanc ne sera pas cru assez pur pour recevoir le nom du vieux héros du Kansas. »

M. C.-H. Langston, homme de couleur, a fait un discours remarquable, dont voici quelques extraits :

« Messieurs et Mesdames, – Je suis fâché de ne pouvoir vous apostropher, comme ceux qui m’ont précédé sur cette estrade, par le nom de Chers compatriotes. Ma condition exceptionnelle dans ce pays de chaînes et de tortures m’empêche de vous donner ce nom si doux.......

» Voyons, pour commencer ce que les hommes les plus éminents de tous les siècles et de tous les pays ont dit de l’esclavage :

» Moïse. – Celui qui dérobera un homme et le vendra sera mis à mort.

» Salomon. – N’envie point l’oppresseur, et ne marche point dans ses sentiers.

» Socrate. – L’esclavage est un outrage à la nature.

» Cicéron. – D’après les lois immuables de la nature, tous les hommes sont nés libres et égaux, et cette loi assujettit tous les hommes.

» Platon. – L’esclavage est la plus complète de toutes les iniquités.

» John Wesley. – L’esclavage est l’ensemble de toutes les scélératesses.

» Patrick Henry. – Donnez-moi la liberté ou la mort.

» Jefferson. – Tous les hommes sont nés égaux et ont reçu du Créateur le droit inaliénable à la vie et à la liberté.

» John Brown, à ses juges. – Je suis ici pour avoir voulu débarrasser les esclaves de leurs fers. S’il me faut donner ma vie pour les exigences de la loi, s’il faut que je mêle davantage mon sang avec le sang de mes fils et celui de millions d’autres dans ce pays d’esclavage, ainsi soit-il.

» Je suis tout étonné de me trouver ici. Je n’aurais jamais cru avoir occasion d’honorer la mémoire d’un blanc américain. Comment pourrais-je pleurer la mort d’aucun homme blanc de ce pays ? Comment pourrais-je oublier les maux que les Américains blancs ont infligés à ceux de ma race ? Nous avons été, moi et les miens, volés, vendus, achetés, torturés, assassinés ; nos mères, nos sœurs, nos femmes ont été insultées, outragées, dégradées, et, il faut bien le dire, presque toute la nation américaine a prêté la main à ces infamies.

» Mais John Brown fait exception. Pour lui, tous les hommes blancs et noirs étaient frères. Je trouve dans le héros de Harper’s Ferry l’ami du genre humain. Il ne connaissait pas, lui, des distinctions de peau, parmi les créatures de Dieu. Il croyait ce que lui disait sa Bible, « que Dieu a mis le même sang dans les veines de tous les peuples de la terre ». Il croyait à l’égalité de tous les hommes, à la fraternité qui doit exister entre eux. Il croyait que tout homme a droit à la liberté, que ce droit est inaliénable, et que nulle loi, nulle constitution, nulle religion ne peut la ravir même au plus humble de tous les hommes. John Brown a passé sa vie à réaliser cette doctrine ; il a sacrifié sa vie pour elle. Voilà pourquoi je me trouve ici. Voilà pourquoi j’honore sa mémoire et pleure sa mort cruelle et prématurée. Je dis donc sans crainte d’être démenti qu’il est le seul citoyen américain qui ait agi strictement selon la Déclaration de l’Indépendance.

» Un écrivain distingué a dit dernièrement : « John Brown croyait en la fraternité humaine et au Dieu des armées. Il admirait Nathaniel Turner et Washington. » Cet écrivain se trompe, John Brown ne pouvait reconnaître, ni ne reconnaissait point ce code singulier au moyen duquel Washington est tellement honoré, même canonisé dans ce pays. John Brown ne pouvait confondre ces deux hommes : Washington n’a combattu qu’en faveur des droits des blancs, pendant que le général Turner est mort ignominieusement crucifié sur un échafaud, puis écartelé pour avoir combattu pour l’affranchissement des noirs. Entre Washington et Turner il n’y a nul point de comparaison. Le héros de Harper’s Ferry connaissait bien ces deux hommes et ne partageait point sur le compte du premier, les idées de la masse de ses compatriotes. Voilà pourquoi j’honore sa mémoire.

» J’honore l’héroïque vieillard, parce qu’il a travaillé, vécu et est mort pour les malheureux, les opprimés, les pauvres. Il a dit aux bourreaux qui le jugeaient :

« La Bible m’enseigne que je dois vivre avec ceux qui sont dans les liens. C’est ce que pendant toute ma vie j’ai essayé de faire. Je crois qu’en faisant ce que j’ai fait, j’ai travaillé dans l’intérêt de l’homme méprisé. Si j’avais combattu en faveur des riches, des puissants ou de ceux qui s’appellent grands ; si j’eusse tenté, en sacrifiant ce que j’ai sacrifié, de sauver leurs pères, leurs mères, leurs frères, leurs sœurs, leurs femmes ou leurs enfants, oh ! alors je serais presque un dieu ; mais parce que j’ai voulu arracher l’opprimé à la tyrannie, je suis un criminel. »

» Ah ! si John Brown eût combattu en pays étranger en cherchant à arracher un Grec à la tyrannie de la Turquie, ou un Hongrois au despotisme de l’Autriche, et fût tombé entre les mains des ennemis de ces peuples, on eût tenu des meetings en sa faveur dans toute l’étendue de notre pays de « chaînes et de menottes ». Les journalistes auraient écrit des choses admirables, que la tribune aurait répétées. Nos églises, abandonnées de Dieu, auraient aussi fait entendre leur voix, et adressé au Ciel de longues, bruyantes et hypocrites prières pour sa conservation, John Brown eût-il été en pays étranger et fait prisonnier, le Congrès s’en serait mêlé. On aurait envoyé quelques vaisseaux de guerre pour protéger sa vie. Mais John Brown ayant combattu pour l’opprimé et l’esclave, tout ce que cette république « chrétienne » a pu lui offrir a été une sanglante capture, un simulacre de jugement, un échafaud !

» J’honore encore John Brown, parce qu’il ne connaissait ni la religion, ni les prêtres, ni le dieu des possesseurs d’esclaves. Lorsqu’un de ces ministres, soutiens de la tyrannie, lui parlait du salut de son âme, Brown lui dit : « Laissez-moi ; nous ne servons pas le même Dieu. » Quand un autre de ces « sépulcres blanchis » chercha à lui prouver que l’esclavage est d’institution divine, Brown lui dit : « Vous ne savez pas l’ABC du christianisme. Allez étudier le code divin. Je vous respecte comme gentleman, mais gentleman païen. »

» J’honore John Brown, parce qu’il repoussait ces hypocrites, ces « sépulcres blanchis », cette « génération de vipères ».

» Mais, hélas ! son noble cœur a cessé de battre. Il est mort, mort assassiné aujourd’hui. Et qui a commis cet affreux meurtre ? Qui sont les coupables ? Quelles sont les mains qui dégouttent de son sang ? Est-ce le gouverneur Wise et la tremblante bande chevaleresque de Virginie qui a capturé et tué John Brown ? Non, c’est notre « glorieuse Union » qui a versé son sang. C’est, pour me servir des paroles de Garrison, le résultat de votre « convention avec la mort », de votre « contrat avec l’enfer ». Votre constitution fédérale s’engage à protéger le Sud contre toute violence intérieure, contre toute insurrection. Donc, si des philanthropes du Nord volent au secours des opprimés du Sud, vous payez des hommes pour les pendre, afin de renforcer et de maintenir votre union avec l’esclavage.

» N’est-ce point avec les baïonnettes et les sabres achetés et payés de votre argent, que l’immortel Brown a été capturé ? Les carabines qui ont logé neuf balles dans le corps de Stevens n’étaient-elles pas placées dans les mains d’hommes auxquels votre gouvernement accorde huit dollars par mois ? L’arsenal n’a-t-il point été pris par les soldats de marine des États-Unis ? Les héros blessés n’ont-ils point été, tout écharpés et ruisselants de sang, traînés en prison par les soldats des États-Unis ? Vous avez tous aidé à commettre le crime. Le sang de Brown et de ses nobles fils soit sur vos têtes !

» Je vous dis, moi, que l’esclavage amènera la perte des États-Unis. S’il ne disparaît pas, vos institutions disparaîtront. Du reste, elles disparaissent, ou sont étouffées de jour en jour. Je vous dis encore que les conséquences de l’esclavage ne s’arrêtent plus à la population noire de ce pays ; la question se rattache même aux blancs, et tout homme qui pense se demande souvent : – Le despotisme n’atteindra-t-il pas bientôt le citoyen comme il a atteint l’esclave ? Les blancs qui se croient si forts tomberont comme les autres ; car ils ne peuvent s’attendre à jouir d’aucune liberté réelle tant que les noirs porteront leurs lourdes chaînes. Il faut que la Liberté rogne d’un bout du pays jusqu’à l’autre, ou bien que tous ses habitants, blancs comme noirs, fléchissent sous le joug de la tyrannie.

» Cet état de choses ne peut durer. Il faut que l’esclavage disparaisse des États-Unis, ou que, comme John Brown, la Liberté meure étranglée. La liberté et l’esclavage ne peuvent vivre ensemble. Ils sont en antagonisme perpétuel, et, de même que certains métaux ne peuvent s’allier, quand vous pourrez mêler le vice avec la vertu, la lumière avec les ténèbres, réunir le ciel et l’enfer, alors vous pourrez combiner les éléments de la liberté et de l’esclavage. »

» Une quête en faveur de la veuve et des enfants du supplicié a été faite à la fin de la séance, et a produit plusieurs centaines de dollars. »

 

 

En Europe, la voix du grand poète à qui nous avons eu l’honneur de dédier ce livre, se fit aussi entendre, et elle jeta au souffle de l’avenir une terrible prédiction malheureusement réalisée aujourd’hui.

Nous ne saurions conclure sans publier cet admirable appel que M. Victor Hugo adressa vainement, hélas ! à la république fédérale.

 

« Quand on pense aux États-Unis d’Amérique, une figure majestueuse se lève dans l’esprit, Washington.

» Or, dans cette patrie de Washington, voici ce qui a lieu en ce moment :

» Il y a des esclaves dans les États du Sud, ce qui indigne, comme le plus monstrueux des contresens, la conscience logique et pure des États du Nord. Ces esclaves, ces nègres, un homme blanc, un homme libre, John Brown a voulu les délivrer. Certes, si l’insurrection est un devoir sacré, c’est contre l’esclavage. John Brown a voulu commencer l’œuvre de salut par la délivrance des esclaves de la Virginie. Puritain, religieux, austère, plein de l’Évangile, Christus nos liberavit, il a jeté à ces hommes, à ces frères, le cri d’affranchissement. Les esclaves, énervés par la servitude, n’ont pas répondu à l’appel. L’esclavage produit la surdité de l’âme. John Brown, abandonné, a combattu ; avec une poignée d’hommes héroïques, il a lutté ; il a été criblé de balles ; ses deux jeunes fils, saints martyrs, sont tombés morts à ses côtés ; il a été pris. C’est ce qu’on nomme l’Affaire de Harper’s Ferry.

» John Brown, pris, vient d’être jugé, avec quatre des siens, Stephens, Coppie, Green et Coppeland.

» Quel a été ce procès ? disons-le en deux mots :

» John Brown, sur un lit de sangle, avec six blessures mal fermées, un coup de feu au bras, un aux reins, deux à la poitrine, deux à la tête, entendant à peine, saignant à travers son matelas, les ombres de ses deux fils morts près de lui ; ses quatre coaccusés, blessés, se traînant à ses côtés, Stephens avec quatre coups de sabre ; la « justice » pressée et passant outre ; un attorney Hunter qui veut aller vite, un juge Parker qui y consent, les débats tronqués, presque tous délais refusés, production de pièces fausses ou mutilées, les témoins à décharge écartés, la défense entravée, deux canons chargés à mitraille dans la cour du tribunal, ordre aux geôliers de fusiller les accusés si l’on tente de les enlever, quarante minutes de délibération, trois[18] condamnations à mort. J’affirme sur l’honneur que cela ne s’est point passé en Turquie, mais en Amérique.

» On ne fait point de ces choses-là impunément en face du monde civilisé. La conscience universelle est un œil ouvert. Que les juges de Charlestown, que Hunter et Parker, que les jurés possesseurs d’esclaves, et toute la population virginienne y songent, on les voit. Il y a quelqu’un.

» Le regard de l’Europe est fixé en ce moment sur l’Amérique.

» John Brown, condamné, devait être pendu le 2 décembre (aujourd’hui même).

» Une nouvelle arrive à l’instant. Un sursis lui est accordé. Il mourra le 16.

» L’intervalle est court. D’ici là, un cri de miséricorde a-t-il le temps de se faire entendre ?

» N’importe ; le devoir est d’élever la voix.

» Un second sursis suivra peut-être le premier. L’Amérique est une noble terre. Le sentiment humain se réveille vite dans un pays libre. Nous espérons que Brown sera sauvé.

» S’il en était autrement, si John Brown mourait le 16 décembre sur l’échafaud, quelle chose terrible !

» Le bourreau de Brown, déclarons-le hautement (car les rois s’en vont et les peuples arrivent, on doit la vérité aux peuples), le bourreau de Brown, ce ne serait ni l’attorney Hunter, ni le juge Parker, ni le gouverneur Wise, ni le petit État de Virginie ; ce serait, on frissonne de le penser et de le dire, la grande République américaine tout entière.

» Devant une telle catastrophe, plus on aime cette république, plus on la vénère, plus on l’admire, plus on se sent le cœur serré. Un seul État ne saurait avoir la faculté de déshonorer tous les autres, et ici l’intervention fédérale est évidemment de droit. Si non, en présence d’un forfait à commettre et qu’on peut empêcher, l’union devient complicité. Quelle que soit l’indignation des généreux États du Nord, les États du Sud les associent à l’opprobre d’un tel meurtre ; nous tous, qui que nous soyons, qui avons pour patrie commune le symbole démocratique, nous nous sentons atteints et en quelque sorte compromis ; si l’échafaud se dressait le 16 décembre, désormais, devant l’histoire incorruptible, l’auguste fédération du Nouveau Monde ajouterait à toutes les solidarités saintes une solidarité sanglante ; et le faisceau radieux de cette république splendide aurait pour lien le nœud coulant du gibet de John Brown.

» Ce lien-là tue.

» Lorsqu’on réfléchit à ce que Brown, ce libérateur, ce combattant du Christ, a tenté, et quand on pense qu’il va mourir, et qu’il va mourir égorgé par la République américaine, l’attentat prend les proportions de la nation qui le commet ; et quand on se dit que cette nation est une gloire du genre humain, que, comme la France, comme l’Angleterre, comme l’Allemagne, elle est un des organes de la civilisation, que souvent même elle dépasse l’Europe dans de certaines audaces sublimes du progrès, qu’elle est le sommet de tout un monde, qu’elle porte sur son front l’immense lumière libre, on affirme que John Brown ne mourra pas, car on recule épouvanté devant l’idée d’un si grand crime commis par un si grand peuple !

» Au point de vue politique, le meurtre de Brown serait une faute irréparable. Il ferait à l’Union une fissure latente qui finirait par la disloquer. Il serait possible que le supplice de Brown consolidât l’esclavage en Virginie, mais il est certain qu’il ébranlerait toute la démocratie américaine. Vous sauvez votre honte, mais vous tuez votre gloire.

» Au point de vue moral, il semble qu’une partie de la lumière humaine s’éclipserait, que la notion même du juste et de l’injuste s’obscurcirait le jour où l’on verrait se consommer l’assassinat de la délivrance par la Liberté.

» Quant à moi, qui ne suis qu’un atome, mais qui, comme tous les hommes, ai en moi toute la conscience humaine, je m’agenouille avec larmes devant le grand drapeau étoilé du Nouveau Monde, et je supplie à mains jointes, avec un respect profond et filial, cette illustre République américaine, sœur de la République française, d’aviser au salut de la loi morale universelle, de sauver John Brown, de jeter bas le menaçant échafaud du 16 décembre et de ne pas permettre que sous ses yeux, et j’ajoute en frémissant, presque par sa faute, le premier fratricide soit dépassé.

» Oui, que l’Amérique le sache et y songe, il y a quelque chose de plus effrayant que Caïn tuant Abel, c’est Washington tuant Spartacus.

» Victor Hugo. »