Mais la délivrance

Un jour li viendra,

Li fera bombance

Et li chantera :

 

Bon noir vaut bien blanc,

Et li ben content,

Li dit à son femme :

Eh ! bonjour, madame,

Libre comme blanc.

 

– Oui, libres comme blancs ! répéta John Coppeland, ainsi se nommait le petit-fils du vieillard ; – il serait bien à souhaiter ! – Mais que loin encore est ce temps !

– Ah ! mon frère, il nous faut espérer en la Providence, dit la jeune fille.

John haussa les épaules avec impatience.

– La Providence ! la Providence ! un mot creux ! murmura-t-il entre ses dents.

– Ne blasphème pas ! s’écria-t-elle, en lui posant sa main sur la bouche.

– Je dis la vérité, Bess, répondit John.

– Il dit la vérité, appuya son père. Ma fille, verse-moi un verre de tafia.

– Vous buvez trop et cela vous fait mal, dit Elisabeth[7]. Vous savez que la liqueur vous trouble la tête.

– Qu’importe ! dit le nègre d’un ton sourd, quand on est malheureux, il faut oublier ses maux, et la boisson noie le chagrin.

En ce moment, comme pour approuver les paroles de son fils, le vieux Coppeland disait de sa voix chevrotante :

 

Pour chasser tristesse,

Li pauvre paria,

Li chercher ivresse

Dans bon tafia.

 

– Ils ont raison, s’écria John, pendant que sa sœur servait leur père, ils ont raison. Moi aussi je veux ne plus me rappeler... je veux boire...

– Oh ! non, non, mon bon frère ; tu ne feras pas cela, dit Elisabeth en lui prenant tendrement les mains.

– Pourquoi ! Notre vie n’est-elle pas intolérable ?

– Dieu nous arrachera encore aux fers de l’ennemi.

– Dieu ne s’occupe pas des noirs ! proféra le jeune homme avec une amertume indicible.

– Une fois pourtant il nous avait tirés de la servitude.

– Oui, pour nous y faire retomber plus cruellement.

– Sans notre pauvre mère... commença Bess.

– Ah ! notre mère, interrompit John, c’est elle qui nous a tous perdus !

– Tous ! répéta son père, en frappant du poing sur la table.

John continua avec vivacité :

– Quelle folie de l’avoir écoutée ! d’avoir repassé du Canada aux États-Unis, de Chatam à Détroit, pour assister à cette fête du 4 juillet.

– Fête de l’Indépendance ! bredouilla le vieillard.

– L’Indépendance des blancs et l’esclavage des noirs, repartit John avec colère. Nous étions sauvés, libres, et nous nous sommes fait reprendre, ce jour-là, par nos bourreaux. Ah ! elle nous coûte cher la fantaisie de ma mère !

– Ne parle pas mal de celle qui nous a donné la vie, prononça Elisabeth avec un accent de doux reproche.

– Mieux eût valu, cent fois, que nous fussions à jamais restés dans le néant ! s’exclama John d’un air farouche.

– À boire ! Bess, à boire ! je veux boire ! balbutia le père en tendant son verre à demi plein.

Le septuagénaire avait repris son couplet.

 

Pour chasser tristesse,

Li pauvre paria,

Li chercher...

 

En ce moment, la porte de la case s’ouvrit brusquement et un homme entra.

– Bess, dit-il en s’adressant à la jeune fille, le maître te demande.

Elle rougit et pâlit tour à tour.

– Que veut-il encore aujourd’hui ? marmotta John.

– Sans doute un bouquet de fleurs pour mademoiselle, répondit Bess en essayant de vaincre l’émotion dont elle avait été saisie.

Puis, se tournant vers le nouveau venu :

– Je viens tout de suite, monsieur Pierre, dit-elle.