VII

 

La séparation

 

Le chasseur noir dormait profondément sans connaître la sortie de Jack et de Nick. Cependant, son sommeil était agité.

La scène émouvante à laquelle il avait pris part colorait ses songes. Bill Brace, Ben Joice et Zene Beck flottaient devant sa vue.

À la fin, ce vilain rêve changea. Les lèvres du chasseur s’ouvrirent pour donner passage à quelques douces paroles. Sa physionomie prit une expression plus gracieuse.

Il lui semblait qu’une blanche main caressait son front ; qu’un aimable visage lui souriait ; que des yeux brillants l’inondaient de leurs feux.

– Chère ange ! s’écria-t-il en étendant les bras avec transport.

Ce mouvement réveilla notre jeune homme.

Après un moment d’indécision pour se reconnaître, il jeta les yeux sur l’adolescent qui reposait tranquillement dans sa couverte écarlate.

– Fumées du cerveau que tout cela ! murmura Pathaway, en se frottant les yeux. Le temps aurait dû m’enseigner la résignation. Je suis plus faible qu’un enfant.

Il s’accroupit sur sa couche, plaça sa tête dans ses mains et s’abîma dans un océan de réflexions, jalonnées çà et là de brillants souvenirs et marquées sans doute aussi par les cicatrices de blessures terribles.

Pendant qu’il méditait, Sébastien ouvrit les yeux et coula vers lui un regard timide.

Il avait froid, le pauvre enfant, car ses dents claquaient ; un tressaillement nerveux agitait ses membres.

Les pommettes de ses joues étaient d’un rouge brûlant et ses yeux étincelaient d’un éclat inusité. Il ne les ferma plus et continua d’observer le chasseur noir. Peut-être avait-il peur ? Mais les chiens couchés à ses pieds n’étaient pas de faibles moyens de protection !

Quand le soleil se leva et vint rougir le sol de la cabane, Sébastien répara rapidement le désordre de sa toilette et passa devant le chasseur noir pour sortir.

Celui-ci l’apostropha :

– Tu as bien dormi, mon garçon ; tes nerfs ne sont pas robustes.

– Je n’ai pas rêvé ; le sommeil sans rêves est le moins fatigant, répliqua négligemment Sébastien.

– Les rêves ! répéta Pathaway en rougissant.

Puis il sourit et dit :

– Tu as raison, mon garçon. Le sommeil sans rêves est le meilleur. Les songes sont des hôtes importuns qui lassent toujours.

Sébastien se tenait près de la porte de la cabane : le soleil l’enveloppait de ses rayons d’or.

– Il a l’air d’un Adonis, murmura Pathaway.

Et élevant la voix :

– Quel est ton nom ?

– Sébastien Delaunay.

– Ta mère était bien belle, n’est-ce pas ?

Sébastien sourit ; ses joues brunes se teignirent d’un vif incarnat.

– Ma mère avait la peau plus brune que la mienne, les cheveux plus longs et plus foncés, les yeux plus grands. Pour moi, chasseur, elle était bien belle, ma mère, quoiqu’elle vécût dans les wigwams.

– Mais ton père...

– Mon père avait la peau comme la vôtre, interrompit Sébastien, tournant complètement le dos à son interlocuteur, comme s’il était fatigué de la conversation.

– Tu as la voix de ta mère, mon garçon ?

Sébastien ne répliqua pas.

– Tu appelles « père », le brave trappeur, si je me souviens bien, ajouta encore le chasseur.

– Oui, je l’appelle « père », répliqua laconiquement Sébastien, sortant de la hutte.

Il demeura dehors pendant une demi-heure environ et en revenant il trouva Pathaway debout contre la porte.

– Où donc est Nick ? je l’ai vainement cherché, demanda ce dernier.

– Il est, je pense, parti cette nuit pour suivre Wiley, répliqua Sébastien.

– Comment cela ?

– Ce Wiley n’avait pas bonne mine. Il a décampé, et...

L’adolescent s’arrêta et poussa une exclamation de terreur.

Pathaway, surpris, leva les yeux. Alors il aperçut Nick qui arrivait accompagné d’un ours gris marchant paisiblement à côté de lui.

– Ô père Nicolas, n’approchez pas avec cette horrible bête ! s’écria Sébastien terrifié.

– N’aie pas peur, petit ; j’ai magnétisé l’animal et je le tiens en mon pouvoir. N’est-ce pas curieux, hein ! que cette puissance de la volonté ? Il faut le voir pour le croire, quoi donc ! Il n’était pourtant pas apprivoisé, quand je l’ai pris, ô Dieu, non ! C’est-à-dire que je ne l’ai pas pris, mais bien acheté d’un Indien, s’il vous plaît. Et il en connaît de jolis tours ! Je sais le faire tenir sur ses jambes de derrière tout comme un homme ; avec ses pattes de devant il donne une poignée de main ; par le soleil, il connaît l’heure, et il trotte, court, galope, se couche et se lève comme un vrai chien.

– Tenez-le à une distance convenable, dit Pathaway ; je n’ai pas grande amitié pour cette espèce d’animaux.

Sébastien, qui avait couru chercher son arc dans la cabane, revint en ajustant une flèche.

– Debout, vilain bruin[19], debout sur tes jambes de derrière, dit Nick en allongeant un coup de pied à l’ours, qui grogna sourdement.

Le jeune garçon tressaillit, l’arc lui tomba des mains.

– Debout, et danse-nous ta danse de guerre, répétait Nick à l’ours, en commençant à chanter, sur un ton lugubre, un refrain sauvage.

Le quadrupède se leva sur ses pattes de derrière et dansa avec une gravité burlesque au son de la musique discordante dont Nick régalait ses auditeurs.

– Merveilleuse bête ! dit Pathaway, surpris de cette arrivée.

– C’est vrai, monsieur, bien merveilleuse, n’est-ce pas ? Mais, moi, voyez-vous, je n’ai jamais eu d’affaires communes dans ma ligne d’entreprise, ô Dieu, non ! Une belle bête, hein ! Peut-être n’avez-vous pas grande confiance en elle ; mais je vous garantis qu’elle est bonne et fidèle autant qu’un chien, sans même excepter Maraudeur et Infortune, qui sont les spécimens les plus entendus de leur race, oui, bien, je le jure, votre serviteur !

Sébastien secoua la tête d’un air peu rassuré.

– J’aime mieux les chiens, Nicolas, dit-il ensuite.

L’ours gronda, de façon à démentir les louanges que lui avait données Nick.

– Allons, assez comme ça, fit ce dernier en le poussant rudement avec son mocassin. À bas et tenez-vous tranquille... – ou sinon ! – Infortune, la paix ! Maraudeur, à l’ordre ! soyez polis envers les étrangers ! Vous n’avez pas tous les jours l’honneur d’une compagnie aussi distinguée.

– Donnez-lui quelque chose à manger, dit Pathaway toujours souriant.

– Oh ! ce n’est pas la peine... au moins je le pense... Il a dévoré la moitié d’un bison, il n’y a pas dix minutes. Quand vous lui offririez le plus friand morceau, c’est tout au plus s’il daignerait le flairer. Voyons, mes chiens, ne l’incommodez pas. Il pourrait bien se fâcher, et, ma foi, vous n’en seriez pas quittes à bon marché... ô Dieu non !

Puis à Pathaway :

– Pardon, étranger ; je vous dois des excuses. Mais nous allons réparer ça.

Aidé de Sébastien, Nick s’occupa aussitôt du déjeuner.

De même que la veille, le chasseur noir mangea peu, malgré les instances de son hôte et les histoires dont il assaisonnait sa venaison.

Après la repas, Whiffles et Pathaway se promenèrent, en causant, sur le plateau.

L’ours avait disparu.

– Il faut que je vous quitte, dit le chasseur ; cependant, si malheur ne m’arrive pas, nous nous rencontrerons encore.

– On connaît mieux ses affaires que celles des autres, répliqua flegmatiquement le trappeur ; mais je suis fâché que vous deviez partir aujourd’hui. Ne m’en voulez pas si je vous engage à être prudent. Ce gredin de Bill Brace n’oubliera pas aisément la roulée que vous lui avez administrée. Il se montrera rétif comme un poulain indompté. Puis ce n’est pas tout, ajouta-t-il en baissant la voix. Il y a quelque chose à craindre dans ces montagnes. Parfois le trappeur solitaire manque tout à coup et on ne sait ce qu’il est devenu. Les caches[20] sont souvent ouvertes et pillées. Ce n’est pas un canton sûr pour les jeunes gens inexpérimentés, oui bien, je le jure !

– Merci de votre bon conseil, montagnard ; soyez assuré que je sais l’apprécier, quoique je ne connaisse pas plus les lieux à éviter que ceux à rechercher. Ma vie n’est point dépourvue de but. Je ne suis pas une épave abandonnée à la merci des vents. Je sais que faire. Ma force est grande, car elle repose dans la confiance que j’ai en moi. Je sais aussi ce que mon esprit peut concevoir et mon corps exécuter.

– Votre corps n’est pas gros, mais il n’est pas du tout mal fait, répliqua Nick en toisant le chasseur noir.

– Ce n’est pas le corps qui a le pouvoir, mais c’est l’esprit qui y est renfermé. Oui, c’est l’esprit qui donne impulsion et force aux actes physiques. Quand un homme combat pour une bonne cause, l’âme elle-même prend part à la lutte. Elle passe dans les poings et les bras, change les muscles en fer et rend l’homme invincible.

– Tout juste, tout juste, vous l’avez dit ! s’écria Nick avec enthousiasme. J’ai fréquemment eu cette idée-là ; mais je n’aurais pu l’exprimer le quart aussi bien que vous, quoique le docteur Whiffles, – un homme remarquable, ah ! oui ! – pouvait vous faire avaler son sujet comme une pilule. C’était mon frère, que le docteur Whiffles. Ça sert à quelque chose que la science, ô Dieu, oui ! Mais du diable si j’ai eu de la patience pour apprendre, moi ! surtout quand je songe à ces maudits journaux ! – c’est comme ça que vous appelez ça ? – qui se mêlent des affaires privées ; traînent devant le public les histoires des autres, avec leur façon de faire et de parler. Seigneur oui, c’est comme je vous le dis ! On m’a diablement injurié... trop, oui ! par Dieu !

Il hocha la tête d’un air sérieux et presque chagrin.

– Si jamais il y a encore un Nick Whiffles, il sera fameux, reprit Pathaway, en tournant les yeux à l’horizon. Adieu, montagnard, adieu ! Nous nous reverrons quelque jour.

Les deux aventuriers échangèrent une poignée de main, et le chasseur noir s’éloigna, suivi longuement par les regards de Nick Whiffles, qui semblait plongé en des réflexions profondes.

Pathaway s’enfonça dans le bois sur le versant oriental de la montagne, et, après une heure de marche, il atteignit une petite prairie qui se déroulait au pied. L’ayant traversée, il arriva au bord d’un lac d’eau stagnante, qu’il longea toujours à l’est jusqu’au moment où le soleil passa au méridien.

Alors le chasseur noir découvrit un cañon[21] qui courait au nord-ouest.

Jadis cette tranchée avait sans doute été un conduit pour l’eau ; mais alors il était rempli par une végétation luxuriante.

– Que c’est pittoresque ! que c’est beau ! que c’est rafraîchissant !... s’écria Pathaway, transporté à la vue du délicieux paysage qui se déployait devant lui.

Il soupira et s’arrêta pour contempler cette magnifique perspective.

En ce moment, vers l’extrémité occidentale du cañon, s’avançait un trappeur.

Il pliait sous une charge de pelleteries.

Cependant, si lourd que fût son fardeau, il paraissait gai et marchait d’un pas ferme et léger.

Parvenu à un endroit où une roche, ombragée par les arbres, se projetait hardiment sur le gazon, le trappeur s’arrêta, déposa son faix et se mit à préparer un modeste déjeuner, en fredonnant le refrain d’une chanson de batelier canadien.

 

Et moi qui aime à boir’ de tout,

Arrosons nous la dall’ du cou ;

Arrosons-nous la dalle !

 

– Pauvre homme, comme il est gai, murmura Pathaway. Dieu sait, cependant, ce que lui a coûté de peines ce lot de pelleteries ! que de dangers il a dû braver, que de privations il a dû supporter ! Chante, honnête trappeur. Ah ! tu en as bien le droit. Les gens de ta classe sont braves et rudes au labeur. Il ne leur manque qu’une vertu, c’est celle de la frugalité. Te voilà comparativement riche ; mais dans un mois ou deux, à peine auras-tu un vêtement pour te couvrir. La dissipation et la prodigalité t’auront, hélas ! ravi les fruits de bien des jours de travail et de misères.

La détonation d’une carabine interrompit les réflexions de Pathaway. Une traînée de fumée blanchâtre s’étendit entre les rochers dans la direction du trappeur qui tomba la face contre terre en poussant un cri.

Aussitôt, Pathaway changea sa position et se coucha sur le sol. Deux hommes sortirent des broussailles et se précipitèrent sur le paquet de pelleteries.

Le trappeur gisait inanimé, sanglant, sur le sol.

– Il est mort, fit l’un des meurtriers. Ma foi c’est là une bonne prise, et, comme j’ai fait le coup, à moi la plus grosse part.

– Un moment, s’écria l’autre, mettant le pied sur le paquet, et jetant un coup d’œil de défi à son complice.

– Allons, tu badines, Ben, n’est-ce pas avec ma poudre, mon plomb et ma carabine ?

– Ça n’y fait rien, Zene Beck ; l’on fera le partage en francs montagnards que nous sommes. Nous avons nos lois, tu sais, et le capitaine se chargera de les faire observer. Quant à l’avoir tué, est-ce que je n’aurais pu en faire autant ? Pas de plaisanteries, donc !

– Quoi ! c’est ainsi que tu le prends. Assez causé. Ce paquet-là m’appartient et je l’aurai ; entends-tu ? Comme ton ami, je consens à ceci : – Un tiers pour toi, deux tiers pour moi, ou le couteau pour tous deux ; ça va-t-il ?

Ce disant, Zene avait tiré son énorme bowie et Joice se préparait à l’attaque.

Les armes se croisèrent et cliquetèrent avec un grincement qui témoignait de l’ardeur sauvage des deux assassins.

Déjà le fer avait plus d’une fois mordu leur chair, et ils poursuivaient vivement ce féroce combat, quand un nouveau personnage parut à la pointe des rochers. Il portait un sombrero mexicain et une ceinture rouge ceignait sa taille.

– À bas les armes, brigands ! cria-t-il.

Ben et Zene s’arrêtèrent par un mouvement simultané.

À ce moment, une douzaine d’hommes envahirent le cañon.

Ils apparurent si subitement qu’on eût dit que la terre les avait vomis.