CHAPITRE IX

LA CAVERNE DE LA ROCHE-ROUGE

Voici ce qui s'était passé.

Dans l'après-midi du jour précédent, quand on frappa rudement à la porte de sa cabane, Poignet-d'Acier saisit sa carabine et demanda:

—Qui est là?

—C'est moi, Jacques, votre serviteur, répliqua-t-on du dehors.

—Ah! c'est toi. Eh! que diable y a-t-il pour que tu heurtes si fort? repartit Villefranche, contrarié d'avoir été dérangé au moment même où Ouaskèma allait peut-être lui faire connaître l'emplacement de cette mine d'or dont il avait déjà entendu parler, et qu'il convoitait de toutes les ardeurs de sa nature passionnée.

—Les Chinooks! répondit Jacques d'une voix essoufflée.

—Les Chinouks! fit le capitaine en refermant la porte qu'il venait d'ouvrir à son domestique.

—Oui, monsieur! les Chinouks! ils arrivent sur une vingtaine de grands canots au moins, pour nous attaquer, j'en suis sûr.

—Le grand chef blanc n'aurait pas dû secourir le Dompteur-de-Buffles; les demi-sangs rendent le mal pour le bien, dit la jeune Indienne d'un ton sentencieux.

—Mais où et comment as-tu appris cela, Jacques? s'enquit
Poignet-d'Acier en inspectant ses armes.

—Monsieur m'avait ordonné d'aller à la batture Lewis, afin de chasser le cygne et de rapporter des racines de guimauve pour la squaw malade, et monsieur m'avait commandé d'être de retour de bonne heure…

—Oui, abrège! s'écria Villefranche avec impatience.

—J'ai donc pris un cheval à l'étable, continua Jacques, et j'ai couru exécuter les ordres de monsieur. Mais, en longeant la pointe de la baie d'Young, j'ai aperçu les embarcations des Peaux-Rouges.

—Et tu es revenu à toute bride?

—Oh! que non pas, monsieur Ville…

—Jacques! proféra Poignet-d'Acier en accompagnant ce nom d'un coup d'oeil sévère.

—Oui, monsieur, dit humblement le vieillard. Pour finir mon histoire, en voyant les canots des Chinouks, j'ai voulu savoir ou ils se dirigeraient, et je suis descendu de mon cheval, que j'ai caché dans les broussailles.

—Une imprudence à ton âge!

—Non, monsieur, c'était sage, car j'avais distingué sur la rive deux de ces brigands qui faisaient cuire un poisson, et, comme je connais assez de leur barbare idiome pour le comprendre, je me suis dit que si je parvenais à m'approcher des deux sauvages, ils me révéleraient probablement et sans s'en douter le but de leur expédition.

—C'était justement pensé, mon brave Jacques.

—Ils étaient, par bonheur, en bas d'une falaise peu élevée et dont le sommet était garni de buissons. Je me faufilai entre les épines, et arrivai à portée de leurs voix. J'appris qu'ils avaient déterré la hache de guerre pour venger la mort de leur devin Chinamus et de leur sagamo Oli-Tahara.

—C'est le nom indien du Dompteur-de-Buffles, dit Poignet-d'Acier au domestique qui s'était arrêté comme pour l'interroger.

—Je ne savais pas, et je vous remercie, monsieur, fit ce dernier en se découvrant respectueusement.

—Poursuis, Jacques, poursuis. Je suis content que ces misérables croyaient encore à la mort du métis. Cela prouve qu'il est étranger à leurs dispositions hostiles. Et rien ne m'est plus odieux que l'ingratitude, la chose du monde pourtant la plus commune parmi les hommes, ajouta-t-il en manière de réflexion.

—J'ai terminé, monsieur, car n'ayant plus rien à apprendre, je suis remonté à cheval.

—A combien de milles d'ici pouvaient être les Chinouks?

—Cinq ou six milles au plus.

—Et ils louvoyaient de notre côté?

—Oui, monsieur.

—Diable! nous n'avons pas de temps à perdre. Il faut choisir un parti.

—Que mon frère blanc prenne la fuite et qu'il laisse ici Ouaskèma, dit l'Indienne. Mon frère ira trouver les Clallomes, mes frères rouges, il leur dira ce qu'il a fait pour une fille noble de leur tribu, et ils se joindront à lui pour chasser les lâches Chinouks.

Le plan souriait médiocrement à Poignet-d'Acier, qui avait toujours répugné à immiscer les sauvages dans ses intérêts.

Il secoua la tête et dit à Jacques:

—Voyons, as-tu un moyen à me proposer?

—Celui de cette squaw me paraît, monsieur…

—Impraticable, répliqua sèchement Villefranche. Et il souffla, d'un ton imperceptible pour l'Indienne, quelques mots à l'oreille de son domestique.

—Je crois, dit celui-ci, que j'ai trouvé un expédient. La nuit est proche. Dans une heure, il ne fera plus jour. Les Chinouks ne peuvent doubler la pointe Adams avant ce temps. Profitons de l'heure qui nous reste pour embarquer dans le grand canot nos effets les plus précieux, et puis nous sellerons nos deux chevaux qui sont à l'étable; nous fixerons sur leur dos les bonshommes de paille que j'avais faits, l'année dernière, pour épouvanter les oiseaux qui s'abattaient sur notre champ de maïs…

—Et après?

—Après, monsieur; vous savez qu'entre la côte et la plaine, au bout de la pointe Adams, il y a un sentier creux: eh bien! je conduirai les chevaux dans ce sentier, puis, sous la queue de chacun d'eux, j'attacherai, quelques branches de houx. Gravissant alors la falaise, je déchargerai mes armes sur les Indiens qui rangent la rive sud du fleuve; je redescendrai ensuite et frapperai les chevaux. Ils partiront au galop en montant vers la plaine…

—Bien, bien, Jacques, et les Chinouks prendront pour nous les bonshommes de paille. Ton idée est excellente. Mais nos gens de la fumerie?

—J'y ai songé, monsieur. La cabane ici ne vaut pas grand'chose. Nous y mettrons le feu. Ce signal leur en dira assez.

—Mon bon Jacques, tu as plus d'esprit dans ta vieille cervelle que dix chefs facteurs de la Compagnie de la baie d'Hudson! s'écria Poignet-d'Acier en lui serrant affectueusement la main. En avant donc, et tâche que les scélérats ne te découvrent pas!

—N'en ayez souci, monsieur; Jacques est plus fin qu'eux. Ce serait, ma foi, bien la peine d'être né blanc si on ne pouvait faire la nique à des Peaux-Rouges.

Et le vieillard sortit en riant de sa plaisanterie Dès qu'il fut parti,
Ouaskèma dit à Poignet-d'Acier:

—Mon frère ne veut pas aller chez les Clallomes?

—C'est impossible.

—Alors que mon frère agisse à sa volonté, reprit-elle d'un ton triste mais résigné. Villefranche, qui faisait rapidement quelques paquets, lui dit:

—Je ne puis te laisser ici; cependant tu n'es pas en état de retourner à ta tribu. As-tu un projet?

—Que mon frère abandonne Ouaskèma s'il ne peut l'emmener!

—T'emmener avec moi! dit le chasseur en réfléchissant. Et si je le fais, me conduiras-tu à l'endroit où sont les cailloux qui brillent au soleil?

—Ouaskèma est l'esclave du chef blanc. Elle fera ce qu'il voudra.

—Promets-moi de ne jamais faire connaître à d'autres ce que tu vas voir ici, et le lieu où je te cacherai.

—Ouaskèma ne trahira jamais le secret de celui qu'elle aime. Que mon frère ait confiance en elle. Ouaskèma l'aime. Elle lui sera fidèle.

Pendant qu'elle parlait, Poignet-d'Acier, qui s'était armé d'une pioche fouillait activement le sol de la cabane. Il eut bien vite découvert une grosse dalle dans laquelle était pris un anneau de fer. De sa puissante main, il souleva cette dalle dont le poids eût défié trois hommes de force ordinaire. Un large caveau s'offrait au-dessous. Il était rempli de fourrures, d'armes, de selles, brides, instruments de tout genre et de provisions.

Le capitaine lança dans le souterrain les paquets qu'il avait faits, puis il s'y glissa lui-même avec sa pioche, creusa l'argile qui en formait le fond, mit à jour une cassette de fer qu'il ouvrit à moitié pour y introduire, un portefeuille et quelques petits sacs de cuir gonflés qui rendirent, en tombant à l'intérieur, un son métallique.

Cela fait, Poignet-d'Acier referma la caisse, la recouvrit d'une couche de glaise qui la dissimulait entièrement, remonta dans la cabane, scella de nouveau la dalle et entassa de la terre au-dessus, jusqu'à ce que le sol eût repris l'apparence quil avait avant l'opération.

Ouaskèma s'était levée, le bras dans une écharpe de cuir de daim.

Elle était prête à partir.

Poignet-d'Acier saisit ses armes, un taureau [16] de pemmican et quelques tranches de saumon fumé, et porta le tout dans un bateau amarré au pied du cap.

[Note 16: Voir la Huronne.]

Jacques arrivait à ce moment.

—C'est fait, monsieur! s'écria-t-il, et le stratagème a merveilleusement réussi. Quand j'ai eu tiré mes trois coups de feu et dépêché au diable deux ou trois des leurs, les Peaux-Rouges ont débarqué en masse sur la grève et se sont mis à courir comme des démons après nos pauvres chevaux qui, aiguillonnés par les épines, filaient, ma foi, avec leurs bonshommes, aussi vite que des antilopes effarouchées.

—Bon, Jacques, bon. A présent le feu à l'établissement.

Ouaskèma marcha au bateau, appuyée au bras de Villefranche, pendant que le domestique incendiait la butte qui, durant bien des années déjà, leur avait servi de résidence principale.

En accomplissant cet acte nécessaire, Jacques avait le coeur gros, car non-seulement il nous en coûte toujours de détruire l'oeuvre de nos mains ou de notre intelligence, mais nous nous sentons péniblement affectés quand il faut quitter à tout jamais le toit qui nous a abrités même pendant les années difficiles. L'homme, et surtout l'homme âgé, s'attache souvent plus aux choses qu'aux êtres. Il semble qu'elles fassent partie de lui-même, et peut-être sont-elles en effet indispensables à sa santé, à sa vie.

Quoi qu'il en soit, le sacrifice fut consommé, car bientôt la conflagration teignit en rouge les eaux du rio Columbia, et ce fut à ses lueurs éclatantes que les trois fugitifs quittèrent ces rivages que l'un d'eux ne devait plus revoir.

Il était nuit; de grands nuages, noirs comme l'encre à leur centre, cuivrés à leurs franges, roulaient péniblement d'orient en occident.

—Il y aura de la tempête ce soir, monsieur, dit Jacques, empoignant un aviron.

—Je le crains, murmura Villefranche en étudiant le ciel.

—Si mon frère le permet, Ouaskèma se mettra au gouvernail, insinua l'Indienne.

—Ta blessure t'empêcherait de manoeuvrer, ma soeur, lui répliqua le capitaine qui sentait néanmoins que le concours de deux hommes robustes serait à peine suffisant pour traverser le fleuve, dont les flots glapissaient déjà tumultueusement sur les battures.

—Non, mon frère, ma blessure ne m'empêchera pas de manoeuvrer, repartit la pauvre fille en s'asseyant à la Barre.

—Le cap sur la Roche-Rouge, dit alors Poignet-d'Acier. Il saisit une paire de rames et, se plaçant sur un banc derrière Jacques, il se mit à nager vigoureusement.

Les clartés de l'incendie se rétrécirent peu à peu dans l'obscurité, à mesure que le bateau gagnait le large. Elles n'apparurent bientôt plus que comme, le cercle lumineux projeté par la lentille d'un phare, mais assez sensible pour aider les bateliers à se guider travers les îlots et les môles de sable qui encombrent la Colombie.

La Roche-Rouge se trouve presque en ligne directe avec l'ancien fort Astoria. Malgré l'épaisseur des ténèbres et la violence des eaux, on espérait gagner sans accident l'autre rive. Jacques et son maître n'avaient pas encore échangé une parole, quand le premier dit tout à coup:

—Il me semble, monsieur, que j'entends derrière nous le bruit d'une embarcation.

—Non, répond il Villefranche, c'est le mugissement des lames contre un récif.

Je crois même, insista Jacques, avoir entrevu un canot à la cime d'une vague.

Est-ce que, par hasard, la peur te troublerait l'esprit, mon vieux camarade? répliqua le capitaine en souriant.

Et, s'adressant à l'Indienne, il ajouta:

—La barre à droite, ma soeur; la barre à droite, nous touchons au port.

L'esquif ne tarda pas à grincer sur le sable.

On était arrivé à la Roche-Rouge, masse de porphyre considérable, à quinze ou vingt milles de l'embouchure de la Colombie, sur la rive septentrionale.

—Jacques, dit Villefranche, descends le premier avec Ouaskèma; tu la conduiras à la caverne, où je vous rejoindrai dès que j'aurai amarré le bateau.

Le domestique obéit, et, soutenant l'Indienne par le bras droit, il commença à monter avec elle la falaise qui est escarpée et d'une ascension difficultueuse, surtout dans l'obscurité.

Il faisait froid et le vent soufflait âprement.

Poignet-d'Acier, qui avait sauté sur la berge, tirait à lui le canot, par une corde de ouatap, pour l'attacher à une saillie du roc, dans une petite anse où il serait à l'abri de la tempête. Mais tout d'un coup le cordage cassa et le canot, entraîné par un paquet d'eau que poussait une rafale, disparut au milieu des ombres.

L'aventurier lâcha une exclamation de désappointement.

Il était, toutefois, trop rompu aux vicissitudes du genre d'existence qu'il avait adopté pour se laisser décourager par une semblable perte.

—Avec un tronc d'arbre nous en referons un autre, pensa-t-il.

Et, à son tour, il gravit la Roche-Rouge.

A mi-hauteur, derrière un massif d'arbousiers et de plantes saxifrages, la nature a pratiqué une étroite ouverture par laquelle on pénètre dans une enfilade de galeries souterraines aussi curieuses par leur étendue que par la variété des formes qu'elles affectent.

Ces cryptes, inconnues à cette époque des habitants du rio Columbia, avaient été découvertes par Poignet-d'Acier, qui les avait explorées en partie, y emmagasinait des lots de pelleterie et s'y réfugiait aux heures de péril. Il les eût vraisemblablement toujours habitées sans leur insalubrité.

En atteignant l'orifice, le capitaine trouva Jacques qui l'attendait presque cérémonieusement, une torche à la main.

Ils traversèrent un couloir resserré et entrèrent dans une salle carrée, où les rayons de la torche firent flamboyer de mille reflets les murailles chargées de concrétions cristallines et la voûte, d'où pendaient, titanesques girandoles, des stalactites façonnées en figures étonnantes par leur dessin et leurs nuances, qu'on dit échappées d'un monstrueux écrin de pierreries.

C'était plus resplendissant qu'une illumination à giorno, merveilleux comme une féerie des Mille et une Nuits.

Une table et des bancs recouverts de peau d'élan, au milieu un lit garni d'une robe d'ours, en un coin des armes, des instruments de chasse et de pêche disposés çà et là constituaient l'ameublement.

—Ou as-tu placé l'Indienne? demanda Villefranche, pendant que Jacques, après avoir allumé une lampe de fer battu, préparait du feu dans une petite cheminée qui occupait un des angles de la chambre.

—Dans le compartiment aux Coquilles.

—Bon; et tu ne lui as pas montré cette salle, car j'avais oublié de te dire que je ne voulais pas qu'elle la connût.

—Monsieur sait bien que je devine ses intentions, répondit Jacques avec un air de respectueux reproche.

—Mais elle doit avoir faim. Tu lui feras du bouillon de pemmican.

—Elle m'a dit qu'elle désirerait parler à monsieur avant de se coucher.

—Je vais y aller; éclaire-moi. Tu nous laisseras seuls et tu apporteras le souper.

—Si monsieur voulait, dit le vieux domestique avec timidité, je lui arrangerais une de ces soupes aux huîtres qu'il aime tant?

—Ce serait avec plaisir, mon bon Jacques, répliqua Villefranche en souriant; mais pour faire une soupe aux huîtres, il faut au moins des huîtres, et nous n'en avons pas ici, que je sache?

—Il y en a en quantité au bas de la Roche-Rouge; en voici deux que j'ai ramassées en chemin.

—Excellent serviteur! il pense toujours à moi! Cependant je ne profiterai pas de ton obligeance, car il est tard et la nuit est trop noire pour que tu sortes à présent.

—Ce serait moi que monsieur obligerait en me permettant d'en aller chercher, car je ne les déteste pas non plus.

—Tu as réponse à tout. Fais donc comme tu voudras, dit Villefranche en lui frappant amicalement sur l'épaule.

Après l'avoir éclairé dans le compartiment aux Coquilles, ainsi désigné à cause des innombrables petits testacés qui tapissaient ses parois, Jacques se retira.

Ouaskèma était assise sur un lit de pelleteries. Elle se leva, prit la main de Poignet-d'Acier, l'appuya contre son coeur et dit:

—O mon frère! le plus vaillant, le plus noble des chefs blancs, comment la vierge clallome pourra-t-elle jamais te rendre tout ce que tu as fait pour elle? Tu m'aimes donc? parle!

—En me menant au lieu où sont les cailloux jaunes qui scintillent au soleil, tu feras plus pour moi que je n'ai fait pour toi, repartit Villefranche.

Ces paroles sèches, jetées comme une onde glaciale sur les bouillonnements de son amour, firent frissonner l'Indienne. Elle pâlit, chancela, et serait tombée, à terre si le capitaine ne l'eût retenue dans ses bras.

A ce moment, Jacques rentra en criant:

—Monsieur, monsieur, je viens de voir une lumière au pied de la
Roche-Rouge!

CHAPITRE X

COMBAT

Une lumière, Jacques! Eh! que diable veux-tu qu'une lumière fasse sur la grève à pareille heure?

—Je l'ai vue, monsieur, comme je vous vois. Elle montait de ce côté.

—Tu auras vu une mouche-à-feu, mon camarade.

—Une mouche-à-feu!… Pensez-vous, monsieur, que je ne sache pas reconnaître une torche d'une mouche-à-feu?

—Mais il fait un vent à ne pas tenir debout; comment veux-tu qu'une torche reste allumée à l'air?

L'observation parut décontenancer le vieux domestique.

—Monsieur peut bien avoir raison, dit-il d'un ton soumis. Cependant, à moins que mes yeux ne faiblissent, il m'a semblé aussi apercevoir un homme qui portait la torche.

—Comme il t'avait aussi semblé apercevoir un canot marchant derrière nous!

—Pourtant, objecta encore Jacques, mais avec déférence, si je ne m'étais pas trompé et si c'étaient les gens de ce canot qui sont descendus à terre… Monsieur permet-il que j'aille m'en assurer?

Cette réflexion ébranla l'incrédulité de Poignet-d'Acier.

—Que tes oreilles, mon frère, lui dit Ouaskèma, soient ouvertes au discours de ton esclave. Les Chinouks rodent dans ces parages. Il y a même des visages pâles, tes ennemis. Défie-toi d'eux!

—Oui, tu as raison, ma soeur, répliqua le capitaine. Je vais aller reconnaître le terrain. Ne bouge pas d'ici pendant que je serai absent.

—Ouaskèma attendra le grand chef Mane, répondit l'Indienne.

—Change l'amorce de tes armes, Jacques, dit Villefranche à son serviteur, tout en procédant lui-même à cette opération.

Ils sortirent avec précaution de la caverne. Poignet-d'Acier s'avança sur une saillie masquée par des arbustes et plongea ses regards au pied de la Roche-Rouge.

Le bruit impétueux des flots qui déferlaient sur la plage était parfaitement distinct. Il se mêlait aux sifflements stridents de la bise, rabrouait les vagues du fleuve et tordait les pins au sommet de la côte. Mais la nuit était noire, d'un noir presque impénétrable. Seulement, à quelques rares déchirures des nuages amoncelés à la voûte céleste, se montrait çà et là une éclaircie bleuâtre que réfléchissaient les eaux de la Colombie et qui trouait les ténèbres par des lueurs miroitantes, indécises.

—Ta lumière, mon pauvre Jacques, est comme ton canot; elle relève de l'empire des illusions, dit Villefranche en riant après avoir promené autour de lui un regard perçant.

—Je suis pourtant bien convaincu de ce que j'ai déclaré. Elle était là, monsieur, à gauche, derrière une pointe que la noirceur vous dérobe à présent.

—Soit! admit Villefranche pour ne pas blesser la susceptibilité du vieillard. Mais elle n'y est plus. Nous sommes en sûreté dans la grotte. J'ai faim et froid, rentrons.

—Ah! la voyez-vous maintenant, monsieur? s'écria Jacques, arrêtant son maître par le bras.

—Où ça?

—Là, sur votre droite. Elle a changé de direction?

—En effet, dit Poignet-d'Acier surpris. En effet je distingue une lumière qu'on dirait venir d'une lanterne. Elle est à un quart de mille d'ici au plus. Il faut savoir ce que c'est. Tu resteras à cette place et j'irai à la découverte.

—Oh! monsieur, je vous accompagnerai, dit Jacques d'un ton suppliant.

—Mais qui gardera la caverne?

—Nous en boucherons l'ouverture.

—C'est juste; car Ouaskèma n'a pas intérêt à nous quitter, et puis deux vaudront mieux qu'un dans la recherche qu'il est urgent de faire.

Après avoir murmuré ces mots, Poignet-d'Acier s'arcbouta contre un bloc de granit posé près de l'orifice du souterrain, et, aidé de Jacques, le roula contre l'issue, de façon à la fermer complètement.

Ce n'est pas cinq hommes qui parviendraient remuer cette masse, dit le domestique avec un sentiment d'orgueil.

—En marche! en marche! et fais attention aux cailloux qui jonchent le sentier!

—Oh! j'ai le pied solide, monsieur.

La pente était raboteuse, semée, comme l'avait dit Villefranche, de gravois et de pierrailles qui se détachaient sous le pas et le rendaient pénible, incertain. Mais peu à peu les trappeurs s'habituèrent à l'obscurité. Ils franchirent assez aisément les passages dangereux et atteignirent la base de la Roche-Rouge.

La lumière était devenue invisible.

—Voilà qui frise le mystère, dit Villefranche en faisant une halte sur la grève. Cette clarté était celle d'une lanterne, évidemment, car elle ne vacillait pas comme celle d'une torche, et, d'ailleurs, quelle torche aurait résisté à ce vent furieux! Donc, ce ne sont pas des sauvages qui l'avaient aux mains. Il n'y a que des blancs… Les gens de la Compagnie de la baie d'Hudson! ajouta-t-il avec mépris. Ils veulent ma vie, ceux-là et ils n'osent la prendre… Nos prétendus trésors aussi leur font envie! Que résoudre? J'ai peut-être des ennemis cachés dans ces rochers, et qui n'attendent qu'un moment favorable pour m'assassiner…

—Monsieur, fit Jacques qui furetait sur la grève une corne à poudre!

—Une corne à poudre! Ou l'as-tu trouvée?

—Ici, dans le sable. Elle n'y est pas depuis bien longtemps, car le dessus est encore sec, la marée ne l'a pas couverte.

—Donne.

Le domestique passa la corne à son maître, qui, ne pouvant l'examiner, la palpa entre ses doigts.

—Oh! dit Jacques, elle appartient à un homme de la Compagnie de la baie d'Hudson. J'ai senti les petits clous de cuivre qui composent sa marque.

—Je m'en doutais! les misérables!… proféra Poignet-d'Acier avec colère. Allume ta lanterne, Jacques; puisque nous avons affaire à ces coquins, la ruse est inutile. Mais malheur à celui que je trouverai au bout de ma carabine!

Le vieillard s'était muni d'une lanterne avant de partir pour faire sa provision d'huîtres.

Il s'empressa d'obéir à l'injonction de Villefranche.

—Il doit y avoir des empreintes à l'endroit où était la corne à poudre; essaye de les suivre, tandis que je veillerai sur nous deux, dit ce dernier.

—Oui, voici des traces de mocassins.

—Par conséquent, elles appartiennent à des blancs, ainsi que cette corne à poudre. Combien y en a-t-il?

—Quatre, monsieur, quatre!

Jacques allait, le corps courbé, sa lanterne rasant le sable, qu'elle couronnait de nimbes d'or fuyants, et Poignet-d'Acier, la taille droite, l'oeil et l'oreille au guet, le doigt sur la détente de sa carabine, fouillait les ombres épaissies, à quelques pieds autour d'eux.

—Il est étrange qu'on ne voie pas de canot, dit-il.

—C'est qu'ils ont piétiné sur la battue avant qu'elle ne fût recouverte par les eaux. Je gagerais que leur canot est amarré à quelque rocher près de la rive.

—Cela est bien possible. Mais es-tu toujours sur la piste?

—Oui, monsieur, les impressions sont profondes.

Les deux hommes devaient être pesamment chargés. Voici qu'elles tournent. Ah! je ne les vois plus.

—Parbleu! nous sommes sur la roche, dit Villefranche avec humour.

Ils continuèrent leur exploration pendant plus d'une heure, mais inutilement.

Les empreintes de mocassins se présentaient dans les parties humides; elles disparaissaient dans les parties sèches. Parfois cites se divisaient pour se rejoindre un peu plus loin, se diviser de nouveau et se rejoindre encore. Et toujours elles montaient vers la grotte. Il était clair que la perquisition l'avait pour but, quels qu'en fussent, au reste, les auteurs. A une projection de rocher, les traces cessèrent tout à fait.

—J'ai entendu un son de voix, dit Jacques en collant son oreille contre le roc.

Une minute après il se releva et dit:

—C'est une erreur, je crois.

—Oui, rentrons, dit Villefranche d'un ton brusque. Demain matin, nous aurons le mot de cette énigme.

Quoiqu'ils fussent assez près de la caverne, en passant par dessus le rocher qui barrait le chemin, paraissait si peu probable qu'un être humain pût l'escalader, que Poignet-d'Acier ne songea même pas à en faire l'essai. Il reprit, pensif et soucieux, la piste qu'il venait de parcourir.

On peut juger de sa stupéfaction quand, en arrivant l'entrée de la galerie souterraine, il vit que la pierre dont il l'avait close était dérangée.

Jacques était consterné.

Poignet-d'Acier se précipita à la chambre où il avait laissé Ouaskèma. L'Indienne n'y était plus; un grand désordre régnait dans cette pièce; le lit était défait, la table renversée, des lambeaux de vêtements épars. Quelques gouttes de sang maculaient même la roche.

Le chasseur courut à sa chambre particulière, fermée au moyen d'un secret que lui seul connaissait. Personne n'y avait mis le pied depuis son départ.

—Jacques, dit-il d'une voix sourde, il faudra faire sentinelle cette nuit; tu m'entends.

—Monsieur sera obéi, répondit le vieillard en saluant profondément son maître.

Sans dire un seul mot de plus, de crainte d'exciter les terribles passions qui fermentaient à ce moment dans le coeur de Villefranche, il se retira discrètement sur la pointe du pied et alla se poster à l'ouverture de la caverne.

Il mangea une tranche de pemmican, but une gorgée de rhum, s'enveloppa dans une peau de buffle et s'abandonna à cette somnolence-veille (si je puis m'exprimer ainsi) qui est particulière aux trappeurs, et qui, tout en reposant leurs membres et leur esprit, laisse deux de leurs sens au moins—l'ouïe et la vue—toute leur acuité.

Poignet-d'Acier passa le reste de la nuit à transporter, de la salle que nous avons décrite, divers objets dans une autre chambre souterraine, à plus d'un mille de la première.

Une demi-heure avant l'aurore, il se rendit près de Jacques.

—Rien de nouveau? lui demanda-t-il.

—Rien, monsieur.

—Déjeunons vite et nous monterons sur le plateau.

Le repas se fit en silence et ils quittèrent la caverne.

Une fois au sommet de la Roche-Rouge, Villefranche nettoya les verres d'un petit télescope qu'il avait dans son étui de fer blanc et se mit à regarder du côté du fort Astoria.

Le jour n'était point encore venu, mais déjà une bande blanchâtre qui se dégradait insensiblement dans le bleu du ciel maintenant libre de nuages, s'étendait vers les montagnes Rocheuses. L'air était vif; il ventait violemment de l'est. Tourmentées par les souffles de l'atmosphère et refoulées par le flux de la mer, les eaux de la Colombie, bouillonnant, écumant, se heurtaient, s'écrasaient avec des hurlements indescriptibles.

—Un mauvais temps, monsieur, hasarda Jacques.

Poignet-d'Acier ne répondit pas.

Il cherchait à percer la brume follette qui voltigeait au-dessus du fleuve et à travers laquelle il entrevoyait, dans le lointain, des formes tangibles qui se mouvaient dans tous les sens.

La zone blanche à l'horizon augmenta en largeur, en transparence; elle envahit l'éther. Une teinte rose la nuança bientôt aux limites de l'horizon; cette teinte se fonça, se rougit, un cercle plus vif parut au milieu, il grandit, s'accentua davantage, s'empourpra, et puis ses bords s'irisèrent, s'allumèrent d'une flamme éblouissante; le cercle entier s'embrasa comme une fournaise et se fondit en lumineux rayons qui ruisselèrent obliquement sur le Nouveau Monde.

Le soleil était levé, dispersant devant lui les grises vapeurs dont le rio Columbia était vêtu comme d'un léger peignoir du matin.

Alors, Villefranche fit un mouvement de surprise, en essuyant encore le verre de sa lunette, de l'air d'un homme qui n'est pas certain de la réalité de ce qu'il a aperçu.

—Que diable cela veut-il dire? murmura-t-il entre ses dents après avoir de nouveau braqué le télescope sur le fort Astoria.

Jacques brûlait de l'interroger, mais il n'osait.

—Mes gens avec les Peaux-Rouges! cela me dépasse! Regarde toi-même,
Jacques.

Il lui tendit son instrument.

Le vieux serviteur y appliqua son oeil et découvrit, sur la rive méridionale, une escadrille de quinze à vingt canots, remplis de Clallomes, parmi lesquels, leur costume, il n'était pas difficile de reconnaître cinq trappeurs.

—Je crois bien que c'est Baptiste, Jean et les autres, dit-il en se tournant vers son maître.

—Eh! sans doute ce sont eux. Mais que peuvent-ils faire avec les
Chinouks, nos ennemis jurés? Je n'en reviens pas.

—Oh! ce ne sont pas des Chinouks, monsieur, dit Jacques. Les Chinouks ont leur bouclier rond et ceux-ci l'ont ovale. Les premiers ont généralement aussi le nez percé et traversé par des morceaux de nyaquau, vous savez?

—Je n'avais pas fait cette remarque. Laisse-moi voir!

Reprenant la lunette, Villefranche recommença son examen.

—C'est vrai, dit-il au bout d'un instant. C'est un parti de Clallomes qui se dispose à marcher au combat. Mais ou vont-ils, et comment se fait-il que nos Canadiens les accompagnent?

—Si monsieur m'y autorisait…

—Parle, Jacques, et pas de ces vaines et ridicule formules entre nous.
Que diable! nous sommes deux camarades, pas plus l'un que l'autre.

Le vieillard allait protester contre cette maxime égalitaire,
Poignet-d'Acier l'en empêcha brusquement par cette question:

—Que supposes-tu que fassent nos gens avec ces vermines?

—M'est avis, monsieur, qu'ayant appris d'une manière ou d'une autre l'attaque dont nous menaçaient les Chinouks, ils seront allés chercher du secours chez les Clallomes, au nom de la squaw que vous avez arrachée aux griffes des premiers.

—Tu as pardieu raison! et je, suis bien simple de n'avoir pas deviné cela tout de suite. Voici effectivement une flotte de bateaux Chinouks qui débouche des îles voisines. Ils vont à la rencontre des Clallomes. Ce sera une rude bataille.

—Nous irons aussi, monsieur?

—Par malheur, non, Jacques. A moins que tu ne puisses nous trouver un canot, car le courant à entraîné le nôtre hier soir.

—Notre canot est perdu!

—Oui.

—Mais j'en construirai un avec des joncs, comme l'autre jour. Ce sera l'affaire d'une heure.

—Impossible; aujourd'hui le fleuve est trop gros. Nous sommes forcés de rester spectateurs de cette lutte. A présent, on peut presque voir à l'oeil nu. Monte sur cette éminence, tu seras aux premières places.

Les deux troupes hostiles s'avançaient rapidement l'une contre l'autre, malgré la tourmente. Dirigés avec cette habileté extraordinaire qui caractérise les sauvages du littoral du Pacifique, les canots rasaient la cime des vagues avec une célérité inouïe. Tantôt, ils apparaissaient à la crête d'une montagne d'eau, tantôt au fond d'une gorge étroite que surplombaient, en grondant, des lames hautes de vingt à trente pieds.

Chaque embarcation était généralement montée par douze hommes; quatre la manoeuvraient; le reste, armé d'arcs, de flèches et d'épieux, de haches et de tomahawks, se tenait prêt au combat. De part et d'autre, dans un canot orné de peintures singulières, portant, celui des Chinouks une tête de loup à sa proue, celui des Clallomes une tête d'épervier, était dressé une perche avec le totem ou blason de la tribu. L'élite des guerriers entourait les emblèmes sacrés.

Une grêle de flèches et de traits couvrit bientôt le fleuve. Les deux escadres se rapprochèrent bord à bord, se mêlèrent. Les esquifs furent choqués les uns contre les autres, pendant que les hommes se frappaient à coup de massue, se saisissaient à bras le corps, de bateau à bateau, se lacéraient avec les ongles, avec les dents, et périssaient souvent, vainqueurs et vaincus, au milieu des eaux ou ils étaient tombés. La scène était horriblement lugubre. Des cadavres, des débris de canots, d'armes, flottaient pêle-mêle sur le rio Columbia, que circonvenaient déjà, dans leurs spirales concentriques, les vautours, les aigles à tête chauve et toute la bande ailée des hérauts des grandes tueries.

Longtemps le sort de la journée demeura en suspens.

De fréquentes détonations d'armes à feu annonçaient au commencement que les cinq trappeurs faisaient bravement leur devoir. Mais, au bout d'une heure, les détonations devinrent plus rares, et Villefranche dit tristement à Jacques:

—Je crains que nos pauvres amis ne succombent dans ce conflit, car les
Chinouks sont bien plus nombreux que les Clallomes.

—Est-ce que vous ne voyez plus Baptiste et les autres, monsieur?

—Plus depuis quelques minutes, ils ont été poussés par la marée sur une île là-bas. Le feuillage me les cache; mais on ne les entend plus tirer. C'est mauvais signe.

—Peut-être leur provision de poudre est-elle épuisée ou mouillée, monsieur.

—Dieu le veuille, Jacques! car se sont de braves trappeurs. Il n'en existe pas dix comme eux dans tout le Nord-Ouest. Mais qu'y a-t-il? Les Chinouks se sont emparés du totem des Clallomes. C'en est fait de ceux-ci. Leurs ennemis les poursuivent. Ils viennent de ce côté. Ah si nous étions seulement tous les sept, je ne lâcherais pas pied ainsi. Il faut partir Jacques, et changer de campement.

—Où allons-nous, monsieur?

—A notre établissement de la roche du Pilier que nous brûlerons comme celle du fort Astoria, et après…

Il se frappa le front sans achever d'énoncer sa pensée.

Mais d'abord, reprit-il d'un ton bref, tu détruiras l'entrée de la caverne, et, en passant, tu mettras le feu à la mine.

Jacques répondit par un mouvement de tête affirmatif.

Il redescendit au souterrain, en sortit presque aussitôt, et
Poignet-d'Acier et lui s'éloignèrent à grands pas en remontant la
Colombie.

Un quart d'heure ne s'était pas écoulé que la terre tremblait ébranlée par une explosion formidable avec grand fracas de rochers s'écroulant les uns sur autres.

CHAPITRE XI

LE FORT

Chère Petite-Hirondelle, Ouaskèma est bien heureuse de te revoir! Assieds-toi, sur ses genoux, qu'elle t'embrasse! Il y a si longtemps qu'elle ne t'a embrassée!

—Oh! tante, Merellum t'aime aussi! répliqua l'enfant en se pendant au cou de l'Indienne qu'elle couvrit de caresses. Mais ces méchants qui ont lié tes mains! Je vais les défaire, tes liens!

—Tu n'y parviendrais pas, Merellum. Et puis cela serait inutile; nous sommes enfermées, gardées. Dis plutôt à Ouaskèma comment tu as été amenée ici.

—Moi, je les déferai, je les casserai, ces vilaines cordes! s'écria
Merellum d'un ton chagrin et colère.

Ses faibles doigts essayèrent de dénouer le nerf de buffle avec lequel on avait garrotté les poignets de Ouaskèma. Vains efforts! Elle se prit à pleurer en frappant du pied avec impatience.

—Non, ma Petite-Hirondelle, tu ne réussirais pas, dit la Tête-Plate souriant tristement. Laisse, et raconte-moi ce qui s'est passé depuis notre séparation.

—Les visages-pâles sont des cruels; Merellum aime mieux les visages-rouges! répétait l'enfant tout en larmes.

—Pas tous, Merellum; le grand chef blanc est bon, dit doucement la
Clallome.

—Mais pourquoi fait-on du mal à tante? repartit la petite trépignant et cachant sa tête dans le sein de l'Indienne.

—Le grand chef blanc n'a pas fait de mal à Ouaskèma ni à Merellum.

—Oh! non, il est gentil, lui, pour Merellum et pour tante.

—N'est-ce pas? fit la tête-plate d'un ton enivré.

L'enfant répondit en la baisant avec effusion.

—Tu ne me dis toujours pas qui t'a conduite ici? reprit la première après un moment de silence.

—Un grand trappeur bien laid, bien laid, tante, répliqua vivement Merellum en jetant de côté et d'autre des regards effarés, comme si elle eût craint d'être entendue. Il me battait, tante… Ce n'est pas comme oncle blanc.

—Mais où ce trappeur a-t-il pris ma Petite-Hirondelle?

L'enfant alors, d'une voix entrecoupée, rapporta l'histoire de sa fuite, à partir du moment où les Chinouks avaient surpris Ouaskèma, jusqu'à l'heure où elle était arrivée, avec les trappeurs et les Clallomes, devant les ruines fumantes de l'établissement de Poignet-d'Acier.

—Alors, dit-elle, tes frères, tante, furent irrités. Ils dirent que les trappeurs les avaient trompés, qu'ils avaient la langue croche. Ils voulaient les scalper, parce qu'ils ne te trouvaient pas. Mais un autre parti de Clallomes nous rejoignit en bateau. Ils avaient vu des Chinouks dans les îles voisines, et ils croyaient qu'ils t'avaient tuée avec oncle. Tes guerriers dirent qu'ils les poursuivraient. Ils montèrent dans les canots amenés par les autres, eux et les trappeurs, et on me laissa près du fort Astoria avec un chef qui était malade. Le chef me dit d'aller lui chercher des coquilles pour manger. Pendant que j'en ramassais, un grand visage-pâle vint près de moi. Je voulus me sauver, car il n'était pas beau comme oncle; il me faisait peur! Mais il me prit dans ses bras, me porta dans un canot et me mena ici. Je suis bien contente de t'avoir retrouvée, tante! Laisse-moi t'embrasser… encore… encore!

—Mais le chef blanc qu'est-il devenu? demanda l'Indienne rendant avec usure à l'enfant ses marques de tendresse.

—Oncle Poignet-d'Acier?… je ne sais pas, répondit Merellum, ouvrant de toute leur largeur ses yeux bruns et regardant Ouaskèma d'un air surpris.

—On ne l'a donc pas vu?

Merellum secoua la tête en signe de négation.

—Tu n'en as pas entendu parler?

—Non… si… Attends, tante, que je me rappelle. Le visage-pâle qui m'a traînée ici disait quelquefois que Poignet-d'Acier était mort.

—Mort! exclama l'Indienne avec angoisses.

Un instant après, elle reprit d'un accent plus calme.

—Non, Merellum, non, le chef blanc n'est pas mort. Le Grand Esprit ne l'aurait pas voulu.

—Il disait encore, continua l'enfant, que si Poignet-d'Acier n'était pas mort, il n'échapperait pas!

—Lui, il est plus fort qu'eux tous! murmura Ouaskèma.

—Mais, s'écria soudain la Petite-Hirondelle, changeant d'idée avec cette légèreté qui est le propre du jeune âge, mais dis donc, tante, pourquoi es-tu ici, avec tes pieds et tes mains entravés?

—Les blancs ne sont pas tous bons, vois-tu! et, pourtant, je voudrais être blanche, blanche comme toi, avoir le front rond et droit comme le tien! Il m'aimerait alors, lui!

Ouaskèma prononça ces mots avec une chaleur et un geste passionné qui effrayèrent Merellum.

Elle se glissa aux genoux de l'Indienne, et, ses petites mains ramenées sur sa poitrine, la contempla avec stupeur.

—Oh! être blanche! être blanche! Pourquoi Hias-soch-a-la-ti-yah ne m'a-t-il pas faite blanche! poursuivait la Tête-Plate de plus en plus exaltée; il ne me repousserait pas alors, lui! Il répondrait à ma voix, il sourirait à ma vue! il aurait des soupirs et des baisers pour la vierge clallome!

—Tante, dit l'enfant, mais oncle t'aime bien. Il l'a dit à Merellum!

—Il t'a dit qu'il m'aimait! Il te l'a dit! Oh! viens, viens ici, que je t'embrasse!

—Tu ne me feras pas mal! objecta la petite à demi terrifiée par les explosions de cette crise nerveuse.

—Non, chérie, dit Ouaskèma en appuyant mollement sa tête sur l'épaule de Merellum, qui, remontée sur ses genoux jouait avec la magnifique chevelure de l'Indienne, masquant et montrant tour à tour son visage espiègle entre deux touffes épaisses qu'elle avait peine à tenir à pleines mains.

Tout à coup elle sauta à terre, en criant: «Ah! ah!» et avant que la Tête-Plate lui eût demandé le motif de cette joyeuse exclamation, elle avait tiré un petit couteau de sa poche et tranché les liens de sa mère adoptive.

Cette scène avait lieu dans une chambre du fort Caoulis, à l'embouchure de la rivière du même nom avec le rio Columbia, et à une vingtaine de lieues en amont de ce dernier.

Le fort Caoulis appartenait à la Compagnie de la baie d'Hudson. C'était un de ses meilleurs comptoirs dans le Nord-Ouest, antérieurement à la construction du fort Columbia, fondé quelques années plus tard, en 1824, par le docteur Mac Loughlin, à dix lieues au sur la rive opposée, et qui est devenu l'entrepôt général de la traite des pelleteries pour tout le district de la Colombie.

Le fort Caoulis comprenait une enceinte palissadée avec d'épaisses planches de cèdre, hautes de vingt pieds, dans l'intérieur de laquelle s'élevaient deux ou trois bâtiments affectés aux logements des commis, des trappeurs de passage, aux magasins de provisions et de pelleteries.

Une cinquantaine d'hommes s'y trouvaient ordinairement réunis.

Ouaskèma et Merellum avaient été enfermées dans une pièce basse, à côté de la grande salle où on s'assemblait après le repas du soir, pour boire du tafia et fumer, à défaut de tabac, des feuilles de sac-à-commis.

La première de ces chambres, qui n'avait qu'une fenêtre solidement grillée servait de prison.

Le chef facteur, ou commandant du comptoir, avait la clef de la porte et ne la livrait que rarement à un de ses subordonnés quand elle contenait des détenus.

Le soir du jour où Ouaskèma eut avec Merellum la conversation que nous venons d'écouter, une foule de trappeurs, d'Indiens et de Bois-Brûlés se pressait dans la grande salle du fort Caoulis. Quoique le printemps fût déjà avancé, il faisait froid et on avait allumé du feu dans la vaste cheminée qui occupait tout un côté de l'appartement.

Deux pins énormes flambaient en craquant bruyamment dans l'âtre, et, malgré les nuages de fumée qui s'élevaient des pipes, les lueurs éclatantes de la flamme donnaient au tableau une physionomie fort accentuée. Ces sauvages aux visages peinturés, omnicolores, aux corps ou tout nus ou enveloppés dans des peaux de bêtes fauves; ces blancs couverts d'accoutrements étranges, dont les couleurs les plus audacieuses hurlaient de se rencontrer; et ces femmes, les unes rouges, les autres jaunes, celles-ci jeunes, celles-là vieilles, les narines, les lèvres et les oreilles chargées d'ornements en os, nyaquau, ou en coquilles, aïqua, la plupart dans la simple toilette de notre mère Ève avant sa faute, le petit nombre en jupon d'écorce de six pouces de long, toutes se disputant le prix de la hideur; une douzaine de marmots, sortes de momies assujetties sur le dos de leurs mères à la planchette qui constitue leur berceau et, on peut le dire, leur demeure fixe du jour de leur naissance jusqu'à l'âge de deux ou trois ans; des chiens, décharnés comme des loups, plantés sur leur train de derrière et se chauffant gravement, ou étendus, la tête dans leurs pattes de devant, ou grondant, aboyant entre les jambes des assistants; tout cela, laid au physique, pas très-beau au moral, debout, assis, accroupi, armé de tous les instruments de mort imaginables, pérorant, criant, gesticulant, formait une de ces peintures originales et caractéristiques qu'on ne trouve que dans le désert américain et que la plume est malheureusement impuissante à reproduire.

Le whiskey, le tafia, l'eau-de-feu en un mot, circulait libéralement dans des outres de peaux de loups marins, en l'honneur de la fête du sous-chef facteur. Je vous laisse h penser si la société (pardonnez-moi le barbarisme, mon Dieu!) était joyeuse et exprimait hautement, éloquemment sa gaîté.

Les toasts se succédaient sans interruption, et les speechs, il fallait les entendre! les comprendre était, il est vrai, autre affaire. Je doute fort que les orateurs eux-mêmes se comprissent; mais que leur importait, pourvu qu'ils parlassent!

—A ta santé, Nick Whiffles [17], dit un trappeur tout bariolé de plumes et de rubans.

[Note 17: Voir les Pieds-Noirs et la Huronne.]

—A la tienne, Louis-le-Bon, et à celle de tes femmes, oui Bien, je le jure, votre serviteur!—Merci, ami Nick!

—A propos, comment vont-elles, tes femmes? Tu en traînes toujours une douzaine à tes trousses, toi, Louis-le-Bon. C'est comme mon oncle, le grand voyageur qui a parcouru l'Afrique centrale, tu sais. Figure-toi qu'il avait comme ça cinq ou six mille femmes qui l'accompagnaient partout dans ses excursions. Ça lui coûtait cher, ses huit ou dix mille fortunes.

—Cinq mille, ami Nick, tu as dit cinq mille.

—Cinq mille, six mille, vingt mille, qu'est-ce que ça fait? Il en avait peut-être bien trente mille des femmes, mon grand-père, ô Dieu, oui!

Et Nick souffla voluptueusement une bouffée de tabac vers le plafond de la salle.

—Mais, dit Louis-le-Bon en riant, il s'agissait de ton oncle et pas de ton grand-père.

—Possible! fit le trappeur avec une flegme philosophique, possible!
Buvons un coup!

—Mais dis-moi donc, reprit son interlocuteur, on dit que M. Mac-Kay est revenu?

—M. Mac-Kay, l'armateur du Tonquin!

—Lui-même.

—Peuh! fit Nick en retroussant sa longue moustache rousse, il est enterré dans le ventre des requins, oui bien, je le jure, votre serviteur!…

—Ma foi, on assurait que Poignet-d'Acier…

—C'était M. Mac-Kay. Pas plus lui que toi et moi, Louis-le-Bon. Poignet-d'Acier est lui, comprends-tu? Quant à M. Mac-Kay, voilà son histoire, comme je m'appelle Nick Whiffles.

Malgré les bourdes dont il assaisonnait ses récits quand il s'agissait de sa personne, le trappeur était un conteur assez véridique lorsqu'il était question de son prochain, ainsi qu'il disait.

Les blancs firent cercle autour de lui, et, à une intimation de
Louis-le-Bon, suspendirent leur tapageuse cacophonie.

—Vous vous souvenez, dit Nick en renouvelant sa chique, que M. Astor, de New-York, avait établi un fort près de la mer. On le nomma Astoria. Or, le Tonquin devait ravitailler le fort. Il partait chaque année de New-York avec des provisions qu'il changeait contre des pelleteries. C'était un beau temps, ô Dieu, oui. La martre, le castor, la loutre et l'hermine abondaient comme des brins d'herbe. C'était en 1809; mais voilà que, trois ans après, en 1811, le 5 juillet, par un soleil superbe, s'il vous plaît, le Tonquin nous quitte pour s'en alter vendre des lots de fourrure en Chine, oui bien, je le jure, votre serviteur! On se donne une poignée de main, les camarades qui restaient au fort et ceux qui partaient, puis largue l'amarre! le navire déploie ses voiles. M. Mac-Kay, un brave homme, était comme qui dirait le bourgeois à bord. Il avait pris pour interprète un Peau-Rouge, né au port de Gray, pas loin d'ici. En passant devant l'île de Noutkalà, en haut sur la côte de l'Océan, l'interprète conseilla à M. Mac-Kay de faire des échanges avec des démons d'Indiens qui sont noirs comme le charbon et plus dégoûtants que cette bande de maudits qui m'écoutent sans savoir ce que je dis, ô' Dieu, oui Pour lors, pendant deux jours, le commerce avec les vermines à l'air de marcher. M. Mac-Kay est content; ses hommes ne disaient pas non, car il y avait des venimeuses de sauvagesses qui les entortillaient, en veux-tu, en voilà! C'était des mamours par-ci, des mamours par-là. Ça allait très-bien, oui bien, je le jure, votre serviteur!

—Sont-elles accortes, les squaws de ce pays-la? demanda un des auditeurs.

—Jolies comme toi, Nez-Coupé! répliqua Nick en éjectant du jus de tabac.

La répartie souleva un accès

Ensuite le trappeur continua:

—Qu'on ne m'interrompe plus, ou motus, silence, je me tais.

—Poursuivez, Nick! poursuivez! nous serons muets comme des esturgeons.

—Ça roulait donc comme sur des roulettes, quand une de ces vermines, un chef, ils n'en font pas d'autres, s'avise de voler un fusil sur le navire. Le capitaine l'apprend, fait venir le voleur et lui allonge un coup de garcette que l'autre en vit trente-six chandelles, Dieu, oui! Ce n'était pas le compte du Peau-Rouge. Il rassemble sa troupe de brigands et décide d'attaquer le Tonquin. Le lendemain ils couvrent le pont du vaisseau comme des fourmis. Le capitaine Thorn leur ordonna de se retirer. Va-t'en voir s'ils viennent! Les Indiens étaient armés, l'un d'eux se précipita sur M. Mac-Kay et lui perça le coeur d'une flèche, après ça, je vous demande un peu si on se battit. Ah ça été une chaude affaire, ours et buffles! J'aurais voulu y être. Les coups pleuvaient drus comme grêle. Le pauvre capitaine Thorn eût le crâne fracassé par une massue. Le sang coulait gros comme la Colombie, quoi.

Des cris d'horreur éclatèrent dans l'assemblée.

—Oui, appuya Nick, enchanté de l'effet qu'il produisait, gros comme la Colombie, quand elle est bien en fureur encore. Mais attendez, mes cousins, de bons trappeurs ne se laissent pas lâchement assassiner par des crapauds de sauvages sans se venger!

—Ah! ah! fit-on en se serrant autour du conteur.

—Faut vous dire qu'il y avait sur le bâtiment trois gaillards qui n'avaient pas froid aux yeux. Je les ai connus, moi qui vous parle. C'était John Anderson, John et Stephen Wickes. Mes lurons, voyant leurs gens assommés, s'enferment dans une cabine, et font signe aux Peaux-Rouges qu'ils vont se rendre. Les autres, bêtes comme, des brutes qu'ils sont, accourent pour se disputer le magot, ô Dieu, oui! Quand le vaisseau en est chargé au point qu'il enfonçait, mon John Anderson allume une mèche qui communiquait à la soute aux poudres, puis il descend avec les deux autres dans un canot, par une écoutille, et vogue la galère! Dix minutes après, cinq ou six cents sauvages exécutaient leur dernière cabriole en l'air. Ça devait être beau; j'aurais voulu voir ça! oui, bien, je le jure, votre serviteur!

—Et les matelots? dit une voix.

—Pas de chance, les pauvres diables! repartit Nick en hochant tristement la tête. Ils méritaient mieux que ca.

—Que leur est-il arrivé?

—Ce qui vous arrivera peut-être demain, si ce n'est peut-être ce soir, à vous ou à moi, car dans cette damnée contrée on n'est jamais sûr de la minute qui vient.

—La fin de l'histoire! crièrent plusieurs curieux. Qu'on me passe la gourde d'abord, dit Nick; j'ai le coeur tendre quand j'y pense.

Il but une copieuse gorgée, et ajouta:

—Figurez-vous, mes cousins, que les Indiens crurent d'abord que ce qui leur advenait était une punition du Maître de vie; mais après ils donnèrent la chasse à Anderson et à ses deux compagnons. Ceux-ci s'étaient réfugiés dans une caverne. Ils y furent surpris par leurs ennemis qui les égorgèrent; et ainsi périt le Tonquin, son équipage et la société établie par M. Astor pour la traite des fourrures dans la Colombie, oui bien, je le jure, votre serviteur [18].

[Note 18: Historique.]

Comme Nick achevait, deux hommes entrèrent dans la salle. L'un avait l'apparence d'un Indien chinouk, et l'autre d'un trappeur. On se rangea avec une sorte de déférence sur leur passage, pour les laisser approcher du feu.

—Cette vermine de Langue-de-Vipère avec ce gueux de Joe, dit Nick assez haut pour qu'ils l'entendissent.

—Tu es trop heureux qu'on te donne l'hospitalité! répliqua aigrement
Pad.

—Je voudrais voir qu'on me la refuse, riposta Whiffles d'un ton narquois.

—La Compagnie est bien bonne d'abriter des fainéants de trappeurs libres comme vous, intervint Joe.

—Des fainéants qui t'en revendraient, mauvais Anglais!

—En tous cas, nous avons débarrassé la prairie de son plus dangereux carcajou.

—De qui veux-tu parler?

—De Poignet-d'Acier, by the Holy Virgin! s'écria Langue-de-Vipère, les yeux étincelants d'or.

—Toi, tu as tué Poignet-d'Acier! fit Nick avec un sourire ironique.

—Je te dis qu'il est mort et enterré, sous cent pieds de roche encore, le gibier de potence.

Nick Whiffles, tout en haussant les épaules, allait répondre, quand la porte s'ouvrit. Un nom résonna dans la salle:

—Poignet-d'Acier!

Et le capitaine, suivi de son fidèle Jacques, s'avança vers la cheminée.

A sa vue, Langue-de-Vipère et Joe échangèrent un regard de stupéfaction, et lui, en apercevant le premier, parut à la fois surpris et satisfait.

CHAPITRE XII

TRAPPEURS LIBRES ET EMPLOYÉS DE LA COMPAGNIE DE LA BAIE D'HUDSON

L'hospitalité entière, sans restriction, est pratiquée dans le désert américain. Du moment où vous êtes sous le wigwam de l'Indien, il oublie qu'il a été votre ennemi mortel, ne pense pas qu'il pourra l'être aussitôt que vous l'aurez quitté, mais il met tout ce qu'il possède, souvent même ses femmes ou ses filles, à votre disposition; il vous défendra contre vos agresseurs, si vous en avez, et se passera de manger, s'il n'a des provisions que pour vous seul. Enfin, traite son hôte comme les patriarches israélites traitaient les leurs, et ici, on me permettra d'ajouter qu'il existe entre les moeurs des Peaux-Rouges du Nouveau-Monde et celles des anciens Hébreux des analogies frappantes. Leurs traditions religieuses elles-mêmes ont vraiment de la ressemblance. Plusieurs fois, dans le tours de mes voyages et de mes études en Amérique, j'ai retrouvé, au sein des tribus sauvages, l'idée confuse d'une défense faite par le Grand Esprit aux premières créatures humaines et enfreinte par elles, l'infraction étant immédiatement suivie d'un châtiment. Il se peut que ces notions, mieux définies chez les Indiens cantonnés autour des grands lacs du Canada, que plus avant dans l'intérieur, soient des souvenirs vagues et altérés des instructions que quelques un de leurs aïeux ont reçues des missionnaires qui parcoururent ces contrées au XVIIe siècle; mais il se peut aussi qu'elles soient particulières aux aborigènes et remontent une date perdue dans la nuit des temps. Quant à leurs coutumes, elles se rapprochent de celles des Juifs, surtout en ce qui concerne les rapports de l'homme avec la femme. Celle-ci est généralement serve, considérée comme bête de somme, estimée si elle met au monde des mâles, méprisée si elle n'engendre que des filles. Durant ses ordinaires, elle passe pour impure chez toutes les tribus sans exception, et, chez plusieurs, il lui est interdit de s'occuper à la préparation des aliments ou à quoi: que ce soit. Il est même quelques peuplades qui lui ordonnent de se cacher pendant cette période.

Les ablutions fréquentes, les jeûnes, la divination, la croyance aux songes et plusieurs rites et usages en honneur chez les sectateurs de Moïse fleurissent encore actuellement parmi les races incivilisées qui vivent sur le territoire de la baie d'Hudson.

Pour en revenir à l'hospitalité, les blancs épars sur cette vaste étendue de terrain l'exercent naturellement comme les Peaux-Rouges. Je doute, toutefois, qu'ils en remplissent aussi fidèlement les devoirs que ces derniers, et que l'hôte soit toujours en sûreté dans la cabane de son adversaire.

Quoi qu'il en soit, grâce à cette habitude, les trappeurs libres peuvent aller frapper à la porte des forts de la Compagnie de la baie d'Hudson, quand le besoin les presse. On ne les aime pas, on les déteste, on les voudrait voir pendus, mais on les accueille; on leur donne le gîte, la nourriture, des vivres, quand ils partent, mais ni armes, ni poudre, ni plomb.

Il n'est donc pas étonnant de rencontrer, à la factorerie Caoulis, Nick Whiffles, Louis-le-Bon et d'autres trappeurs libres, francs trappeurs, comme ils s'intitulent fièrement. Néanmoins, la venue de Poignet-d'Acier pouvait y causer quelque surprise, car Poignet-d'Acier était à la tête d'une bande d'hommes déterminés, qu'on disait considérable. Ils avaient eu maints conflits sanglants avec les gens de la Compagnie de la baie d'Hudson, et la tête du fameux capitaine était mise à prix.

Déclaré «pillard, meurtrier, traître et félon, suivant les termes de la proclamation qui le condamnait, son audace pouvait lui coûter cher.

Pourtant, seul avec son domestique au milieu de ses ennemis, il était calme, superbe.

Les commis et les engagés du fort le regardaient avec une terreur pleine d'animosité, les Indiens avec une admiration naïve; la plupart des francs trappeurs ne savaient trop quelle réception lui faire.

Nick Whiffles alla bravement à lui, ôta respectueusement son vieux casque de loup marin, témoignage de déférence dont il n'était guère prodigue, et lui adressant la parole:

—Bonsoir, capitaine, je suis bien aise de vous voir, et si vous avez besoin d'un bon coup de main, comptez sur Nick Whiffles, il est là pour vous le donner, oui bien, je le jure, votre serviteur!

C'était une sorte de provocation jetée aux employés de la Compagnie, qui se mirent à causer bas.

Profitant du trouble occasionné par l'arrivée du chasseur, Pad et Joe s'étaient esquivés.

—Bonsoir, ami Nick, et merci cordialement de votre offre, répliqua Poignet-d'Acier en tendant au vieux trappeur une main que celui-ci serra avec force.

—On parlait justement de vous, comme vous êtes entré, capitaine.

—Ah!

—O Dieu, oui; n'est-ce pas, Louis-le-Bon? L'interpellé baissa la tête en signe d'assentiment.

—Et que disait-on de moi, mon brave Nick?

—Oh! des choses fabuleuses! Deux vermines, Langue-de-Vipère et Joe, assuraient que vous étiez mort. Mais où sont-ils donc?

—Mort! répéta Villefranche en souriant.

—Ma foi, ils le disaient, oui je le jure, votre serviteur Ils prétendaient même qu'ils n'étaient pas étrangers…

—A mon décès?

—Oui, capitaine, des bêtises, quoi! Voulez-vous prendre, une gobe?

—Merci, Nick, je n'ai pas soif.

—Bah! un petit coup, ça ne fait jamais de mal. Mon oncle, le grand voyageur dans l'Afrique centrale…

—Savez-vous, interrompit Poignet-d'Acier, qui connaissait les manies du trappeur et ses ébouriffantes histoires, savez-vous si le chef facteur est ici?

—Il est parti ce matin pour l'île Kallamet et ne rentrera que demain matin, répliqua un des commis.

Cette réponse parut contrarier Villefranche. Il adressa un coup d'oeil à
Jacques et promena ensuite des regards inquisiteurs sur la réunion.

Les hommes avaient repris leurs entretiens; mais il était facile de remarquer, à leur attitude, que la conversation roulait sur le nouveau venu. Les femmes le guignaient en silence, d'un air curieux et craintif. C'est que Poignet-d'Acier s'était acquis une réputation rare dans la Columbia depuis quelques années qu'il l'habitait. On racontait de lui des prouesses inouïes, des traits de hardiesse qui laissaient loin derrière eux les actes des plus vaillants sagamos. Son courage, son habileté, sa pénétration étaient proverbiales. Mais ce qui l'avait surtout mis en renom, c'était la sûreté de son tir et sa force incomparable. Nick Whiffles l'estimait comme son supérieur, et cependant Nick Whiffles, à cent mètres de distance, chassait, avec sa carabine, un clou planté dans une planche de sapin; le docteur Mac-Loughlin, le fameux agent de la Compagnie de la baie d'Hudson, soulevait, à la force du poignet, un poids de deux cents livres, et cependant il se reconnaissait inférieur à l'aventurier, qui tordait sur son genou un canon de fusil double et brisait entre ses doigts une corne de buffle. On l'avait vu traverser à la nage la Colombie, à son embouchure, trois lieues de large, par une mer grosse à ne pas s'y exposer sur un canot, puis monter à cheval et fournir une traite de soixante milles sans s'arrêter pour souffler. Que ne rapportait-on pas de lui encore! et chaque fait embelli, exagéré par cet amour du merveilleux qui embrase l'esprit humain plus encore dans les régions incultes que dans les pays policés! car là rien ne semble improbable, impossible, parce que rien n'est arrêté par les conventions des hommes, parce que l'Être Suprême, le Tout-Puissant, le dispensateur absolu, a seul le contrôle de toutes choses.

—Nous passerons la nuit Jacques, dit. Villefranche à son domestique, quand il eut terminé son examen.

—Voulez-vous partager mon souper, capitaine? demanda Nick.

—Ce n'est pas de refus, mon brave, car nous sommes un peu à court en ce moment.

—Eh bien, si c'était un effet de votre bonté, vous viendriez m'aider à dépecer une bête que j'ai abattue ce matin, continua le trappeur d'un ton négligent, mais avec un clignement d'yeux expressif.

Poignet-d'Acier comprit ce mouvement.

—Volontiers, Nick, où est votre gibier?

—A deux pas d'ici. Je l'ai laissé en dehors des piquets.—Louis-le-Bon, prépare de la braise.

—Et toi, Jacques, achète-nous une bouteille de bon rhum. Tu diras au sous-chef facteur que c'est pour moi Poignet-d'Acier; j'espère bien qu'il ne te la refusera pas. Tu ajouteras que je demande l'hospitalité pour la nuit; n'est-ce pas, mon vieux camarade?

Après ces mots, il sortit avec Nick.

Dès que la porte se fut refermée sur eux, les langues longtemps contenues par la présence de l'étranger se hâtèrent de rattraper les minutes perdues.

—Il a tout de même de l'audace s'écria un commis. Venir nous narguer jusqu'ici!

—Quelle impudence!

—Chut! l'oiseau s'est fourré dans la cage, bien malin s'il s'échappe!

—Ça n'empêche que c'est un terrible homme!

—Psit! on l'a fait plus grand qu'il n'est réellement

—Le docteur Mac-Loughlin lui rendrait des points.

—Nous allons assister à un drôle de spectacle, car enfin on ne le laissera pas partir comme ça; c'est impossible.

—Voulez-vous bien fermer vos becs, tas de commichons! vous n'êtes bons qu'à jaser par derrière, s'écria tout à coup Louis-le-Bon en se retournant, rouge de colère, vers le groupe d'employés qui discutait ainsi de Villefranche.

—Mais où diable me conduisez-vous donc? disait, pendant ce temps, Poignet-d'Acier à Nick, en descendant sur le rivage de la Colombia après avoir quitté le fort.

—N'ayez pas peur, capitaine, je vous conduis en bon chemin, oui, bien, je le jure, votre serviteur!

—On n'y voit goutte, ma parole! savez-vous que votre gibier est passablement exposé?

—Comprends pas, dit Nick.

—J'entends que des voleurs, et il n'en manque pas à la factorerie…

—Des voleurs! pouh! ils n'auraient garde de s'y frotter; là Infortune et Calamité,—mes chiens, capitaine, sauf votre respect,—qui ne laisseraient pas approcher le bon Dieu en personne s'il s'avisait de vouloir me prendre, mon butin, à plus forte raison le diable, ô Dieu, non! Tenez, les entendez-vous? Ah! nous avons eu bien des maudites petites difficultés ensemble! A bas, Calamité! la paix, Infortune! Dans l'ombre gambadaient, en grondant, deux grands quadrupèdes velus comme des ours, efflanqués comme des coyotes. Plus loin se tenaient paisiblement deux autres animaux de haute taille, qui hennirent l'arrivée des chasseurs.

—C'est mon cheval Trompe-le-Vent, et celui de Louis-le-Bon, je ne sais pas son nom, mais deux fins coureurs; ils font quinze milles l'heure, je vous le garantis, capitaine.

—Nous sommes seuls ici, n'est-ce pas? dit Poignet-d'Acier.

—Seuls, je crois bien. Calamité et Infortune font sentinelle, il n'y a pas de danger que…

—Vous aviez à me parler… en particulier, ami Nick?

—C'est-à-dire, attendez, oui et non. Il m'a semblé, j'ai présumé… C'est difficile à trouver. D'abord, dans notre famille, chez les Whiffles, capitaine, on n'a jamais eu la bosse de l'éloquence, si ce n'est, pourtant, le petit cousin de la marraine de la soeur de mon oncle, le grand voyageur qui…

—Soit! mais revenons à nos affaires, dit vivement Villefranche. Qu'est-ce que cet Indien qui s'est sauvé avec un Anglais quand j'ai mis le pied dans la Salle?

—Lui, un Indien, comme vous et moi, capitaine. C'est un Irlandais qui se peint le visage, voilà tout. Les Chinouks l'ont élevé après la mort de son père et de sa mère; c'est pourquoi il a la boule aplatie comme une poire tapée.

—En êtes-vous sûr, Nick?

—Tout autant que de mon existence, et c'est justement de lui que je voulais causer avec vous, ô Dieu oui! Il a été aposté par la Compagnie pour vous épier et faire pis peut-être. Ce matin, il est revenu en amenant une Indienne, votre maîtresse, excusez capitaine, à ce qu'il prétend. Il vous l'aurait volée avec un coquin de sa trempe, dans une caverne d'en-bas de la Colombie, et le chef facteur veut s'en servir comme d'un otage pour obliger les Clallomes à vous expulser du territoire; j'ai entendu tout ça de mes propres oreilles, oui bien, je le jure, votre serviteur!

—Ouaskèma serait ici! s'écria Villefranche.

—Ouaskèma! connais pas, dit tranquillement Nick.

—Mais cette Indienne, l'avez-vous vue?

—Comme je vous vois, capitaine. Elle est fichûment appétissante quoiqu'elle souffre de l'épaule. Il y a aussi une petite fille blanche qu'ils ont logée, avec elle, dans la prison. Celle-là c'est une prise de Joe, le bras droit de Pad.

—Merellum! murmura Poignet-d'Acier.

—Tout juste, capitaine; on l'appelle comme ça.

—Que diable en veulent-ils faire?

—Je vous l'ai dit, des otages. On les aurait peut-être relâchées parce qu'on vous croyait mort, mais maintenant que vous êtes en vie! C'est comme mon grand-père, quand…

—Il faut les tirer de là, Nick, dit brusquement Poignet-d'Acier.

—Avec plaisir, capitaine, mais ça n'est pas facile.

—Je sommerai le chef facteur de les remettre en liberté.

—Mauvais moyen, mauvais moyen! On vous coffrera avec elles. D'ailleurs, le chef facteur est absent.

—J'attendrai.

—Dieu bénisse votre simplicité! Ce serait votre ruine, capitaine.
Suivez plutôt mon conseil.

—Voyons?

—Vous connaissez Pad?

—Pad! qu'est-ce que c'est que ca?

—Eh! mais le Chinouk en question.

—Oui, je le connais. Il m'a vendu une pépite d'or, en me disant qu'il avait découvert une mine, qu'il m'y conduirait… Depuis je ne l'ai pas revu.

—C'est un piège, pas autre chose. En fait de mines d'or, Pad n'a découvert que la caisse de la Compagnie.

—Vous parliez d'un plan, Nick?

—Oui, capitaine. Le voici. Rentrez à la factorerie. Vous irez trouver Pad, et, faisant semblant de ne rien savoir, vous lui offrirez une grosse somme pour vous mener à la mine d'or. Il acceptera, pour le certain. Ajoutez que vous désireriez vous mettre en route le plus tôt possible, cette nuit même, et être escorté d'un bon voyageur qu'il choisirait. Il vous demandera si vous avez des chevaux…

—Mais je n'en ai pas?

—C'est précisément le point capital. Comme vous n'avez pas de chevaux, vous le prierez d'en acheter quatre au sous-chef.

—Cela coûtera cher…

—Laissez, capitaine; il n'exigera pas d'argent comptant, espérant que votre assassinat lui sera payé en belles et bonnes livres par la Compagnie. Il n'y a pas de chevaux disponibles au fort. Il sera nécessaire qu'il en aille chercher à la fumerie du Samson, de l'autre côté de la rivière Caoulis et à dix milles d'ici. Joe le suivra probablement pour l'aider à ramener les chevaux, et pendant ce temps…

—Pendant ce temps, Nick?

—Je cherche capitaine, je cherche, répondit le trappeur du ton traînard et impatienté d'un homme qui court après le fil de ses idées. Ah! c'est ça, je reprends la piste, ô Dieu oui! D'abord, je ferai griller une tranche de venaison. Vous inviterez Pad à en manger un morceau.

—Cet homme… commença Poignet-d'Acier avec dégoût.

—Il refusera, capitaine, il refusera. Il n'aime pas assez Nick Whiffles pour oser dévorer à la barbe de Nick Whiffles le gibier de Nick Whiffles. Le voilà parti avec Joe. On mange, on boit, on conte des histoires; vous dites bonsoir à la société, comme si vous étiez fatigué, et vous vous coulez derrière la grande salle. La, vous remarquez une petite fenêtre avec une grille de fer. La grille est solide, mais vous avez un poignet, un poignet capitaine…

—Si j'arrache la grille, on m'entendra, Nick.

—Non, car nous ferons un bruit d'enfer dans la salle. Je tâcherai même de soulever une querelle. Infortune et Calamite vont rentrer dans la cour avec nous. Je leur dirai un mot. Ils aboieront comme des tonnerres, mais ne vous mordront pas, tout en empêchant celui-ci ou celui-là de vous déranger dans votre petite besogne. Après avoir, durant le vacarme, enlevé un barreau ou deux, vous lèverez le pied avec votre engagé. Je me charge du reste.

—On nous poursuivra.

—Sans doute. Aussi prendrez-vous mon cheval et celui de Louis-le-Bon.

—Et vous, Nick?

—Ne vous occupez pas de nous. Nous irons avec ces deux filles visiter les Clallomes; du reste, pour tout dire, la grande m'accommoderait assez; c'est une fantaisie que j'ai depuis bien des années, oui bien, je le jure, votre serviteur.

Poignet-d'Acier prit une bourse et la tendit au trappeur.

—Ah! capitaine, s'écria celui-ci d'un ton facile, est-ce que vous voulez que nous nous brouillions?

—N'en parlons plus, et à charge de revanche, ami Nick.

—Trop heureux de vous être agréable une fois dans ma vie, capitaine.

—Mais, objecta Villefranche, la porte du fort sera fermée.

—Vous direz au trappeur de garde que vous voulez aller au-devant des chevaux. Une gorgée de rhum, et vous ouvrira.

—Et vous?

—Soyez donc sans inquiétude, puisque je prends tout sur moi. Qui est-ce qui a jamais vu Nick Whiffles rester dans une maudite petite difficulté? Au surplus, nous sommes ici une douzaine de francs trappeurs, et si vous y consentiez, capitaine…

—Non, non, pas de violence, Nick.

—Tenez, prenez ce cuissot de daim, moi je prends l'autre, et rentrons.

Les choses marchèrent au gré de leurs désirs. Pad et Joe tombèrent dans le piège. Ils partirent pour la fumerie. Une bruyante dispute survint entre deux trappeurs. Elle détermina une rixe générale; et, tandis qu'on se battait dans la salle, et que les chiens de Nick hurlaient dans la cour, Poignet-d'Acier descellait, en un tour de sa puissante main, la grille de la croisée de la pièce où étaient recluses Ouaskèma et Merellum.

Ensuite il se glissa près du trappeur qui gardait l'entrée du fort. Celui-ci, faisant des difficultés pour livrer le passage, Villefranche lui offrit une goutte de spiritueux. La sentinelle refusa. Le capitaine, qui s'était préparé à une résistance, lui appliqua lestement un bâillon sur la bouche, ouvrit la porte sans quitter le malheureux factionnaire, l'entraîna au dehors, l'attacha à un arbre à quelques centaines de pas de la factorerie, et, sautant sur le cheval de Nick, pendant que Jacques enfourchait celui de Louis-le-Bon, remonta, bride abattue, le cours de la rivière Caoulis.

CHAPITRE XIII

LA FUITE

Après deux heures d'une course effrénée, ils ralentirent l'allure de leurs chevaux, pour les laisser souffler.

La nuit était froide, mais sereine, resplendissante de clarté. Au firmament, des milliers de mondes étoilés scintillaient, fixes à leur poste, ou glissaient dans l'espace, en marquant l'azur céleste d'un sillon lacté, aussitôt évanoui que tracé. L'air avait une sonorité qui redisait tous les sons à plusieurs milles à la ronde. C'était la trompette du ouaouaron, la grosse grenouille américaine; le frétillement des ondes de la Caoulis sur ses larges battures; plus loin, le bramement des daims conviant leurs femelles à d'amoureux ébats; et, de temps en temps, le meuglement d'un taureau sauvage, ou le bêlement d'un grosses-cornes apportaient des notes, ou puissantes ou plaintives, au nocturne concert auquel se mêlaient encore le gloussement de la poule des prairies, le glougloutement de la dinde, et, parfois, sinistre déchirement, effroyable cacophonie, le cri de fausset aigu, strident du carcajou, le tigre du désert américain.

La plaine, à perte de vue, semblait poudrée de poussière de diamant, tant sa flottante mantille était constellée de lucioles. Venues sur les ailes de la brise septentrionale, des senteurs pénétrantes de foin en fleur et de résine saisissaient l'odorat.

Il y avait dans ces solitudes, dans ces bruits, dans ces parfums, une forte poésie qui captivait le coeur, le remuait profondément et lui rappelait, avec un empire irrésistible, qu'il est un Dieu père et souverain maître de la création entière.

—Ce que j'éprouve est singulier, murmura Villefranche, s'accoudant sur le pommeau de sa selle, tandis que sa monture, le cou allongé vers le gazon, allait d'un pas nonchalant et reniflait les fraîches exhalaisons du sol ou émondait, çà et là, quelque jeune pousse d'arbousier.

Jacques chevauchait derrière, d'un air attristé aussi.

—Il me semble, continua le premier, que ma vie n'a pas été tout à fait ce qu'elle aurait dû être. Cette femme, après tout, avait été plus malheureuse que coupable. Qui n'a pas des faiblesses, des égarements, ici-bas? N'en ai-je pas eu, moi? Quel droit avais-je donc de la faire mourir, froidement, lentement, à petit feu, en humant les acres odeurs de ma vengeance! Et ma fille, pauvre enfant innocente, ma victime, encore! Et mes petits-enfants…

—Ah! si monsieur voulait? hasarda Jacques qui avait entendu ce monologue et doucement poussé son cheval côté à côte avec celui de Poignet-d'Acier.

—Eh Bien! quoi? plutôt pour chercher une diversion à ses poignantes réflexions que pour entendre un avis.

—Je voulais dire à monsieur que nous retournerions au Canada, dit
Jacques intimidé par la sécheresse de la réponse.

—Au Canada! Oui, nous y retournerons, Jacques, mais quand j'aurai de l'or! quand j'aurai les moyens de l'arracher aux Anglais, ces misérables qui nous ont tout volé, notre sol, nos richesses, nos emplois, tout, jusqu'à notre honneur!

Il prononça ces paroles avec un accent de haine et d'amertume indicibles.

—Alors, jamais Jacques ne reverra sa patrie! dit le vieux serviteur en hochant mélancoliquement la tête.

—Et pourquoi pas?

—Non, monsieur, non. Il y a quelque chose en moi qui me dit que ma dernière heure ne tardera pas à sonner.

—Bah! des fantômes; tu es encore vert et vigoureux comme à vingt-cinq ans!

—Ça ne fait rien, monsieur, je sens ça là! dit Jacques en frappant sur son coeur. Et puis j'ai en un rêve, la nuit dernière; j'ai vu…

—Chimère! chimère Tu serais destiné à vivre comme Mathusalem que tu ne te porterais pas mieux. Allons, buvons un coup de tafia, ça chassera ces diables bleus de ton cerveau, mon camarade. Moi aussi, j'ai besoin de réchauffant, car je me sens tout sens dessus dessous ce soir.

Et, après avoir avalé quelques gouttes de rhum, il reprit:

—Ah! ça, dis-moi, comment trouves-tu le tour que j'ai joué aux commichons de la Compagnie de la baie d'Hudson? Leur ai-je un peu bien rendu ce qu'ils m'avaient prêté? Les vaniteux! s'imaginer qu'ils en peuvent remontrer à Poignet-d'Acier!

—Vous avez eu, monsieur, en entrant au fort, une hardiesse…

—La hardiesse, Jacques, sois-en persuadé, allât-elle jusqu'à l'imprudence, est, au milieu des civilisés tout aussi bien que des sauvages, cent fois préférable à la timidité. Un homme hardi, même quand on le taxe d'effronterie, finit toujours par arriver à son but; un poltron, un homme scrupuleux, ne réussit jamais.

—Mais, monsieur, je ne vois pas quel besoin vous aviez d'entrer à la factorerie Caoulis.

—Au contraire, Jacques; nos intérêts me commandaient de m'y arrêter. Ne te souviens-tu pas que les empreintes laissées au bas de notre caverne étaient celles de deux blancs, qui nous enlevèrent Ouaskèma pendant que nous cherchions à découvrir ou ils étaient?

—Sûrement, monsieur, sûrement, je m'en souviens.

—Alors qui pouvaient être ces gens, sinon des employés de la Compagnie?

—Tout juste, monsieur.

—Quand je me suis aperçu que, non contents de nous ravir l'Indienne, ils nous avaient volé nos chevaux, j'ai résolu d'aller droit chez eux pour avoir raison de leur insolence. Oh! je me doutais bien que le coup partait du fort Caoulis.

—Vous avez donc retrouvé…

—Ouaskèma et Merellum, que les coquins avaient prises pour en faire des otages. Ils les avaient, ma foi, mises en prison! Mais j'espère qu'à l'heure qu'il est toutes deux ont pris la clef des champs, car j'ai brisé la grille de leur cachot; Nick Whiffles s'est chargé de les reconduire chez les Clallomes, et Nick Whiffles n'est pas homme à manquer à sa parole.

—Pour cela, non, monsieur. Mais…

—Oh! elles sont en sûreté! dit Villefranche en rassemblant les rênes de son poney.

—Oserais-je, monsieur…, commença Jacques.—Ose, parbleu!

—Vous demander où nous dirigeons nos pas à présent?

—C'est plus que je ne pourrais te dire. Mais nous abandonnons, pour quelque temps au moins, la Colombie. J'ai serré partie dans la cache de notre cabane incendiée, partie dans les profondeurs de la caverne et près d'une issue secrète qui débouche à un mille du fleuve, les valeurs que j'ai gagnées depuis six ans que nous faisons la traite des pelleteries, ainsi que certains objets et papiers précieux; maintenant nous monterons vers le détroit de Juan-de-Fuca, entre la terre-ferme et l'île Vancouver. De ce côté, m'ont dit des sauvages et des voyageurs, surtout le long de la rivière Frazer, au 490 de latitude environ, on a trouvé de l'or. Et avec de l'or, vois-tu, Jacques, on fait des hommes ce qu'on veut, des rois ou des esclaves, on renouvelle la face, la forme des nations; on change le vice en vertu et réciproquement; nous délivrerons le Canada du joug anglais, et si nous ne créons pas une république, nous replanterons chez nous le glorieux drapeau de la France!

—Ah! monsieur, ce serait bien beau! Je voudrais bien vivre assez d'années pour voir ça dit le vieillard avec, enthousiasme. Pas de république, mais le gouvernement de la France, notre mère-patrie, que nous chérissons toujours, et tous les enfants du Canada vous béniront, monsieur!

—Tu n'es pas fatigué? dit brusquement Villefranche, qui peut-être se reprochait déjà ce moment d'expansion.

—Non, monsieur.

—Bon, nous ferons encore une couple de lieues et mettrons pied à terre pour passer la unit, car il ne faut pas éreinter nos chevaux, qui auront probablement une rude traite à fournir demain. On nous donnera la chasse.

Ils piquèrent leurs montures, et, après une heure de marche rapide, firent halte, dans un vallon ombragé par de grands chênes et arrosé par un ruisseau. Ils dessellèrent et débridèrent les ponies, et les ayant entravés, de pour qu'ils ne s'égarassent, ils se couchèrent, après avoir soupé avec des shanatanques, sorte de chardon dont la racine, très-farineuse, a le goût du sucre.

Jacques aurait désiré allumer du feu, autant pour cuire les shanatanques que pour tenir à distance les loups et les animaux dangereux; mais Poignet-d'Acier s'y opposa en objectant que la flamme ou même la fumée pourrait révéler leur présence à l'ennemi, si, comme c'était présumable, les gens de la Compagnie de la baie d'Hudson étaient déjà à leur poursuite.

Villefranche avait résolu de faire sentinelle, mais la lassitude l'emporta sur sa résolution et il s'endormit d'un sommeil lourd et agité. Des hennissements de terreur et des jappements redoublés, suivis d'un coup de feu, l'éveillèrent. Il se leva en sursaut. La lune argentait le vallon. Jacques était debout; il rechargeait sa carabine.

—Malheureux! qu'as-tu fait? s'écria l'aventurier.

—Monsieur, ce sont les coyotes!

—Et quand ce seraient les coyotes?

—Ne les voyez-vous donc pas qui dévorent nos pauvres chevaux?

—Jacques, tu as commis une grande imprudence, dit Villefranche avec plus de calme; si les commis de la Compagnie rôdent, par hasard, dans les environs, nous sommes perdus. Ton coup de fusil les attirera sur nous.

—Mais nos chevaux, monsieur! nos chevaux!

—Il n'y faut plus penser; cette bande de loups affamés qui s'est jetée sur eux ne leur fera pas de quartier et ce serait folie de songer à les secourir. Les coyotes sont trop nombreux. D'ailleurs, ils ont déjà presque achevé nos bêtes.

En effet, les ponies, attaqués par une légion de loups blancs, n'avaient pu fuir à cause de leurs entraves, et, après une courte résistance, ils tombaient sous les dents des terribles carnassiers, dont les aboiements précipités couvraient leur râle d'agonie.

—Qu'allons-nous faire, monsieur? demanda Jacques.

—Serrer les selles dans quelque trou de rocher sur le lord de la rivière, prendre les brides avec nous, elles peuvent nous servir, et décamper au plus vite.

—Si j' écorchais le coyote que j'ai tué; en mettant les brides dans sa peau, que je porterais comme une besace derrière mon dos, ça nous embarrasserait moins.

L'animal dépouillé et sa robe arrangée en sac, où Jacques plaça les brides, les fugitifs logèrent les deux selles dans une grotte, autour de laquelle ils cassèrent quelques épines pour la reconnaître, et continuèrent leur route vers le nord-est.

L'aurore commençait à poindre. Le repos qu'avaient pris Villefranche et Jacques, joint à cette vigueur nouvelle que donne au corps les arômes du matin, achevèrent de les réconforter. Les douces heures du matin! il n'y a rien de comparable, comme l'a dit un poète anglais. C'est la jeunesse du jour et l'enfance de toutes les choses qui sont belles. La fraîcheur, la fraîcheur immaculée du premier âge colore la nature au moment où l'aube paraît; l'air semble souffler l'innocence et la vérité; la lumière elle-même parle d'espérance, de bonheur pur. Où est-il celui qui, amant de la beauté, de l'éclat, ne jouit pas des premières heures du matin?

Poignet-d'Acier était presque gai et Jacques moins sombre que la veille. Ils marchaient l'un et l'autre d'un pas relevé en foulant aux pieds les opulents gazons qui ourlent les bords de la Caoulis.

Le temps ne laissait rien à désirer, le gibier de plume et de poil ne manquait pas. La journée se passa joyeusement.

Le lendemain, ils arrivèrent à un embranchement de la rivière qui descendait du mont Sainte-Hélène, dont le pic altier, éternellement couronné de neige, se dressait superbement à quelques lieues sur leur gauche.

Depuis plusieurs années Poignet-d'Acier se proposait d'explorer les cours d'eau qui serpentent à sa base. Il pensait avec raison que le terrain renfermait des strates ou des gangues aurifères. Mais le désir de bien assurer auparavant sa position dans la Colombia lui avait fait ajourner jusque-là la réalisation de ce projet. Car ce n'était pas tout que de découvrir une mine d'or; sur le territoire de la Compagnie de la baie d'Hudson, et au milieu de bataillons des trappeurs libres qui sillonnaient incessamment ces contrées, fallait, pour exploiter la découverte, un nombre d'hommes considérable, dévoués jusqu'à la mort et prêts à résister à toute espèce d'agression. Poignet-d'Acier, alors seulement, possédait une bande assez forte, répandue, par petits postes de quatre ou cinq sur le littoral du Rio Columbia, pour tenter, avec quelque chance de succès, une pareille entreprise. Canadiens la plupart, ces gens, sans être initiés à ses secrets, savaient qu'il travaillait à chasser du pays leurs ennemis jurés, les Anglais, et il n'est pas un d'eux qui ne se fût laissé torturer plutôt que de le trahir.

Au point de jonction des deux cours d'eau, la Caoulis a environ un mille de large. Elle est extrêmement rapide, peu profonde en certaines places, creusée en gouffres insondables dans d'autres, caillouteuse le plus souvent et jalonnée de roches aiguës sur toute sa largeur.

A son aspect, on conçoit qu'elle est le produit d'une révolution souterraine, et qu'on entre dans une région volcanique dont le mont Sainte-Hélène est l'Etna.

—Nous allons traverser ici, dit Villefranche en indiquant du doigt la bifurcation.

—Traverser ici, monsieur! répondit Jacques en regardant son maître avec un étonnement inexprimable.

—Est-ce que tu aurais peur?

—Mais… Oh! non, monsieur; mais ça ne me parait guère possible.

—Il n'y a rien d'impossible à un trappeur Jacques.

—Je sais bien que monsieur peut tout ce qu'il veut.

—D'abord, écoute-moi; il n'est pas malaisé d'aborder à cet îlot que tu vois au milieu de la rivière. On distingue le fond, il y a de l'eau jusqu'aux aisselles au plus, et, quoique le courant soit impétueux, en nous soutenant l'un l'autre, nous y arriverons sans encombre.

—Mais au delà, monsieur, ça ne parait plus guéable?

—Tu as raison, Jacques. Nous nous mettrons à la nage.

—A la nage, monsieur! les flots nous entraîneront sur cette chute que nous avons côtoyée il y a cinq minutes?

—Sois sans crainte, j'ai un moyen. As-tu les brides?

—Oui, monsieur, dans le sac.

—Bon; place ta carabine sur ton épaule gauche pour qu'elle ne se mouille pas, et, avec ton bras droit, appuie-toi fermement à mon bras gauche. Tu y es? Bien; comme cela, avançons d'un même pas; nos deux corps en ligne offriront une double résistance à la vague. Gare à ta corne à poudre, qu'elle ne trempe pas!

—Ça va tout seul, murmurait Jacques en marchant dans le lit du fleuve, serré contre Villefranche, qui, assurant chacun de ses pas, étançonnait, si je puis m'exprimer ainsi, son compagnon et le remettait en équilibre toutes les fois que le courant le faisait chanceler ou que son pied posait à faux sur un caillou glissant.

L'îlot atteint, ils se trouvèrent devant un de ces trous, véritables abîmes dont j'ai parlé tout à l'heure. Les eaux s'y engouffraient en tourbillonnant avec un bruit infernal.

—Qu'est-ce que je vous disais, monsieur? Nous ne pourrons pas franchir cet entonnoir-la? fit Jacques d'un air désolé.

Villefranche sourit.

—Tu vas voir que si, répliqua-t-il. Donne-moi ton sac.

De l'autre côté de la fosse, à vingt pieds de distance, s'élevait un rocher effilé, avec des dents aiguës comme des crochets.

Le capitaine prit les deux brides dans le sac, les attacha solidement ensemble, fit un noeud coulant à l'une des extrémités, roula l'autre autour de son poignet gauche, plia le tout en bandes de deux à trois pieds de long, et, saisissant légèrement le noeud coulant entre le ponce et l'index de la main droite, lança ce lasso improvisé dans l'espace. Le noeud coulant vola par-dessus le gouffre, tomba sur le rocher et s'accrocha à l'une des arêtes.

—Maintenant, dit Villefranche à son domestique, jette-toi à la nage; en t'aidant de cette longe, dont je tiens un bout, tu n'auras pas de peine à gagner le chicot, où tu m'attendras.

—Mais vous, monsieur?

—Sois donc tranquille; je t'aurai rejoint avant cinq minutes.

Moitié en nageant, moitié en se cramponnant à la corde, Jacques parvint, quoique avec de grandes difficultés, à franchir la fosse. Poignet-d'Acier alors assujettit la lanière à une racine de pin, puis il traversa par le même moyen et avec autant de bonheur que son domestique.

—Mais à présent comment allons-nous faire, car voici au delà de ce bas-fond un autre entonnoir non moins dangereux que le premier? dit Jacques.

—Attends, dit Villefranche.

Il arma sa carabine, ajusta le bout du lasso fixe à la racine du sapin, le coup partit et la corde, coupée, flotta au cours de l'eau.

Il avait accompli cet acte en quelques secondes.

—Maintenant, dit-il, retire la bride. S'il nous reste des endroits périlleux tu sauras en faire usage.

Une heure après, ils étaient sur la rive méridionale de la branche sud de la Caoulis.

Cette rive, formée de roches noirâtres de schiste bitumineux, n'avait ni le gazon vert, serré, plantureux, ni les bouquets d'arbres feuillus qui émaillaient et panachaient la contrée qu'ils venaient de parcourir. Quelques pins rabougris, jaunis par le soleil, étalaient çà et là leurs rameaux squelettiques sur de grandes touffes d'herbes desséchées ou des rizières sauvages, déjà brûlées jusqu'à leurs racines. Des collines abruptes, dominées par le mont Sainte-Hélène et entrecoupées par des plaines de sable, que marquetaient de larges stratifications de hornblende et d'ardoises talqueuses, fermaient l'horizon. Un ciel, d'un rouge pâle, terne et inflexible comme le métal, complétait la désolation de cette scène dont le tableau serrait le coeur.

—Fais du feu, Jacques, dit Villefranche en abordant. Pendant ce temps, j'abattrai quelques pièces de gibier.

Il descendit la rivière et revint bientôt.

—Qu'y a-t-il, monsieur? s'enquit le domestique.

—J'ai aperçu deux bisons dans une coulée; donne-moi la peau du coyote.

L'ayant reçue, il s'en revêtit et reprit le chemin qu'il avait précédemment suivi.

A cinq ou six cents mètres du lieu où ils étaient campés se déroulait une gorge étroite, humide, tapissée de plantes fourragères. Là, paissaient indolemment deux buffles, mâle et femelle. Villefranche, déguisé dans sa peau, se traîna doucement sur les pieds et sur les mains vers les ruminants, que la vue d'un loup isolé ne pouvait effaroucher. Ils se contentèrent de le regarder avec leur grand oeil placide et se remirent à tondre l'herbe.

Poignet-d'Acier attendit un moment favorable et fit coup double. Les animaux, atteints au coeur, tombèrent presque en même temps.

Le chasseur courut aussitôt à eux pour les saigner; mais, en marchant dans la coulée, il remarqua avec autant de surprise que de chagrin des empreintes récentes de sabots de chevaux, mêlées à celles des bisons.

—Les employés de la Compagnie ont passé ici aujourd'hui, murmura-t-il.

Néanmoins, il résolut de garder cette observation pour lui seul et d'établir son camp sur un rocher fort élevé d'où l'on commandait une vaste étendue de pays.

Les buffles furent dépouillés, les meilleurs morceaux de leur chair coupés en tranches minces, qu'on enterra dans le sable afin de les conserver fraîches jusqu'au lendemain, où on espérait les fumer et les enfouir dans une cache pour les besoins à venir, et les deux trappeurs, après un bon régal de bosse et de fatigue, gravirent le rocher afin d'y passer la nuit.

C'était une sorte de promontoire, taillé à pic du côté de la rivière, couvert d'herbes et de broussailles du côté de la terre.

Avec sa lunette, Poignet-d'Acier examina le paysage, mais il ne découvrit rien qui put l'inquiéter.

Assis avec Jacques à la pointe du rocher, ils regardaient soucieusement couler l'eau à leurs pieds, quand un pétillement sec et continu les fit retourner tout à coup.

—La prairie en feu! s'écria le domestique terrifié en contemplant un immense incendie qui s'était soudainement, comme par magie, déployé derrière eux et volait sur le promontoire avec la rapidité de la foudre.

D'un coup d'oeil Villefranche embrassa l'imminence du péril.

A traverser les flammes il ne fallait pas songer; sauter dans la rivière, pas plus; allumer un contre-incendie, comme cela se pratique souvent, encore moins.

Le vent soufflait violemment droit à leur face.

—Jacques, s'écria le capitaine, accroche ta carabine et ta poudrière à cette saillie, au-dessous de nous; puis, prends une de ces peaux; place-toi aussi au Nord de la roche que tu le pourras, là où elle est presque nue, et couvre-toi de la peau, le poil en dedans.

C'est notre chance unique de salut.

La conflagration les enveloppait déjà.

CHAPITRE XIV

NICK WHIFFLES ET LE DOMPTEUR-DE-BUFFLES

Merellum était remontée sur les genoux de Ouaskèma et s'y était endormie.

Longtemps l'Indienne contempla l'enfant qui, le bras droit arrondi autour de son cou, la main gauche encore engagée dans son épaisse chevelure, avait été surprise par le sommeil, au milieu de ses ébats.

Et, en voyant ce visage frais, blanc et rose, ce visage qui lui plaisait à la passion, qu'elle mangeait de baisers, Ouaskèma, la vierge clallome, sentait d'étranges émotions soulever son sein. Elle adorait Merellum. Oh! c'était bien sûr; elle l'avait reçue de sa mère mourante, une pauvre Canadienne, veuve d'un trappeur; elle l'avait adoptée, elle la faisait respecter des siens comme elle-même. Pourquoi donc Ouaskèma éprouvait-elle alors ces impressions qui agitaient fiévreusement ses serfs, allumait, par moments, la colère dans ses yeux, lui crispait les doigts si fort, que les ongles s'enfonçaient dans la chair de sa main, et lui faisait lever parfois son poing fermé sur la Petite-Hirondelle?

C'est que la jalousie était entrée dans le coeur de Ouaskèma, la vierge clallome, et qu'elle la brûlait comme un fer rouge. Oui, Ouaskèma était jalouse d'une enfant, de sa fille, de ce qu'elle aimait le mieux au monde, après lui cependant!

Elle en était jalouse! Jalousie sombre, désespérante, implacable. Implacable, d'autant plus qu'elle avait pour aliment un don physique, un hasard de la nature. Et pourtant, je répète, Ouaskèma chérissait Merellum avec une tendresse maternelle. Mais n'avez-vous jamais rencontré des mères jalouses de filles qu'elles idolâtraient? Merellum était blanche comme le lait, Ouaskèma était rouge comme l'acajou. Merellum avait le front bombé, en ligne droite avec la face, Ouaskèma l'avait renversé en arrière, à angle obtus avec le visage, et voilà le secret de cette jalousie qui la poignait en regardant dormir la petite fille.

Si j'étais comme elle, il m'aimerait!

Que de réflexions voluptueuses ou déchirantes; que d'angoisses et de félicités; que de cris étouffés derrière ce conditionnel!

La nuit vint. Nuit froide et sombre, comme je l'ai dit précédemment.

L'Indienne, chassant les mauvaises idées qui l'oppressaient ainsi qu'un cauchemar, déposa doucement la Petite-Hirondelle sur un lit de sapinage, recouvert d'une peau de buffle, et se coucha près d'elle, après l'avoir baisée au front.

Ouaskèma souffrait beaucoup moins de sa blessure. Elle ne tarda pas à s'endormir aussi à côté de Merellum.

Un violent tumulte dans la pièce voisine l'éveilla. Ouaskèma se mit sur son séant, prêta l'oreille. On se disputait, on se battait.

C'était chose trop ordinaire dans un fort de la Compagnie de la baie d'Hudson, pour que l'Indienne y attachât grande importance. Elle allait laisser retomber sa tête sur le lit, quand un bruit d'une autre espèce réexcita son attention.

La fenêtre de sa prison, dont les carreaux étaient en cuir d'elk séchés au soleil et aminci à la pierre-ponce, fut enfoncée et deux barreaux de fer qui composaient la grille, furent arrachés presque au même instant.

Ouaskèma sauta à bas de sa couche. Elle était surprise, mais non effrayée.

Quel était ce mystère? qu'allait-il en surgir?

Le fracas redoublait dans la grande salle. Au dehors, comme au dedans, des chiens aboyaient avec fureur.

L'Indienne s'approcha de Merellum, et la secoua par l'épaule.

—Debout, petite, lui dit-elle, et silence!

—Mais, tante, on ne voit pas encore clair, balbutia l'enfant en se frottant les yeux.

Ouaskèma l'enleva sur son bras droit et se plaça avec elle en face de la fenêtre, par laquelle on découvrait un pan du ciel bleu qui commençait à s'étoiler.

—Tante, tante, où allons-nous? demandait Merellum, baillant et étirant ses membres engourdis.

—Tais-toi! tais-toi!

Une tête humaine s'encadra dans la baie de la fenêtre et une voix dit en indien:

—Ohé! ma soeur!

—Que veut le visage-pâle? répliqua Ouaskèma d'un ton ferme.

—Eh! te sauver!

Pourquoi le visage-pâle veut-il me sauver?

—Parce que Poignet-d'Acier, qui a brisé cette grille, le lui a commandé, oui bien, je le…

Nick Whiffles s'arrêta court au beau milieu de sa locution favorite.

—Allons! ma soeur, reprit-il d'un ton bas et rapide, dépêchons-nous. Tu as une enfant avec toi. Donne-la-moi d'abord, que je la passe à mon cousin Louis-le-Bon, qui attend de l'autre bord. Ensuite je t'aiderai à sortir.

Ouaskèma, ne sachant trop si c'était un piège que lui tendaient ses ennemis, demeurait indécise. Le nom de Poignet-d'Acier ne suffisait pas même à la convaincre que c'était un ami qui lui parlait.

Merellum mit fin à son irrésolution.

—Nick Whiffles! Je le reconnais; n'aie pas peur, tante, s'écria-t-elle en battant des mains.

—Nick Whiffles, oui bien, je le jure, votre serviteur! fit alors, de sa bonne grosse voix, le trappeur tout joyeux de s'entendre nommer.

Cette imprudence faillit tout perdre.

Un commis, qui furetait dans la tour, saisit l'exclamation au vol. Il courut vers l'endroit d'où elle partait. Heureusement, Calamité, et Infortune faisaient une garde vigilante. Ils se jetèrent, en hurlant, sur l'employé, qui tourna lestement les talons et appela du secours.

Mais la rixe était trop chaude, trop enivrante dans la grande salle pour qu'on l'écoutât. Le sous-chef facteur, descendu de sa chambre afin de rétablir l'ordre, voyait son autorité méconnue; ses prières et ses menaces restaient sans effet; lui-même pressé, foulé, entre les turbulents, songeait plutôt à se tirer sain et sauf de la mêlée qu'à défendre les intérêts de la Compagnie, lorsqu'un des trappeurs libres s'avisa d'entonner la Marseillaise.

Quel avait été le motif et le début de la querelle?

Nul sans doute, sauf Nick, qui ne s'en souciait guère en cet instant, n'eût pu le dire. Mais, dès que ce cri:

Allons, enfants de la patrie…

eut été lancé, deux camps se formèrent comme par enchantement: les Canadiens d'un côté avec la plupart des Indiens, de l'autre, les Anglais, recrutés de quelques sauvages.

C'est que notre hymne national est encore le chant patriotique de tout ce qui parle français dans l'Amérique septentrionale entière, qu'on s'éveille, qu'on s'anime, qu'on s'enflamme à ses brûlants appels et que le jour où le Canada secouera le joug de la Grande-Bretagne, cc sera en faisant retentir les échos du Saint-Laurent des notes vibrantes de la Marseillaise.

La porte de la grande salle fut aussitôt défoncée avec une partie de la cloison. Les femmes se ruèrent effarées dans la cour du fort. Les chiens, foulés aux pieds, hurlaient, mordaient à belles dents Anglais, Peaux-Rouges et Canadiens. Les hommes vociféraient et apprêtaient leurs armes.

Pendant ce temps, Nick saisissait Merellum dans ses bras; puis, grimpant sur la ridelle d'un fourgon, adossé à la palissade, il la tendait à Louis-le-Bon, assis à califourchon entre deux piquets.

Détale vite avec elle; il y a des bateaux sur la grève. Nous nous rejoindrons à l'île Walker, lui dit Whiffles.

Louis-le-Bon attacha une lanière de cuir sous les aisselles de l'enfant et la descendit à terre. Ensuite sauta hors de l'enceinte, prit Merellum par la main, l'entraîna au bord du rio Columbia, monta avec elle dans un canot et s'éloigna à force de rames.

En une minute il avait eu fini.

—Encore une maudite petite difficulté de moins sur les épaules! marmottait Nick Whiffles, retournant à la fenêtre.

Ouaskèma l'avait franchie. Elle se tenait tapie dans l'ombre d'une encoignure. Infortune et Calamité rivalisaient d'aboiements devant elle. La cour de la factorerie était pleine de cris et de confusion.

Un coup de feu retentit.

—Castors et loutres! ça va chauffer plus dur que je ne le supposais, ajouta Nick entre ses dents. Sus aux Anglais, mes chiens! sus!

S'adressant à Ouaskèma.

—A nous deux maintenant, la belle! C'est un fameux service que Nick Whiffles va te rendre là; j'espère bien que tu l'en récompenseras, ô Dieu oui! Mais, j'y pense, impossible que tu puisses escalader ces pieux, avec ton bras blessé. Diable! c'est un inconvénient. Ah! la porte du fort est ouverte. Suis-moi de près. Les chiens nous défendront par derrière. Il faut faire une trouée au milieu de ces tapageurs. Par bonheur, on n'y voit goutte. Tu ne sera pas reconnue. Ici, Calamité! Ici, Infortune! et, si on nous touche, jouez des mâchoires, mes gaillards! Allons! vermines, rangez-vous, ou je vous assomme, c'est Nick Whiffles qui vous parle, oui bien, je le jure, votre serviteur!

Tout en monologuant à son habitude, le brave trappeur écartait avec la crosse de sa carabine les gens, hommes et femmes, Visages-Pâles ou Peaux-Rouges, Canadiens ou Anglais, qui obstruaient la cour.

Il n'était plus qu'à dix pas de l'entrée. Encore quelques efforts, et le succès couronnait son entreprise.

Mais là un obstacle imprévu l'attendait.

Un meuglement prolongé se fit subitement entendre.

—Oli-Tahara! le Dompteur-de-Buffles! les Chinouks! les Chinouks! clamèrent plusieurs voix dans la foule.

—Barricadez la porte, cria le sous-chef facteur.

Aussitôt toute dissension cessa. Chacun redoutait les Chinouks. C'était l'ennemi commun. Il fallait se réunir pour lui faire face. On obéit à l'ordre du sous-chef et la porte fut fermée.

—Tonnerre! maugréa Nick, me voilà pris entre deux feux. Mais il ne sera pas dit que je moisirai dans cette double maudite petite difficulté!

Refendant alors la foule accompagné de Ouaskèma et de ses chiens, il se faufila dans une partie de la cour où il n'y avait personne et commença un examen attentif de la palissade.

Il espérait découvrir une échelle, quelque chose qui permit à l'indienne d'atteindre le faîte. Ses perquisitions n'aboutirent à rien. Il se grattait le front, ce qui était chez lui d'une profonde contrariété, quand les deux mâtins se précipitèrent, museau bas, au pied d'un piquet et se mirent à gratter le sol.

Une faible lueur filtrait sous ce piquet et s'étalait, en forme d'éventail, sur le gazon de la cour.

Un conduit! s'écria Nick avec joie; ah! je savais bien que nous finirions par sortir de cette double maudite petite difficulté!

Effectivement, c'était un ancien conduit pour les eaux d'un évier abandonné. L'herbe avait poussé dans le ruisseau. Elle masquait à demi l'ouverture qui débouchait hors du fort.

Du courage, Calamité de l'action, Infortune! Fouillez, fouillez, mes bons toutous disait le trappeur stimulant les chiens du geste et de la voix. Lui-même s'agenouilla près d'eux, tira son couteau, et en quelques instants il eut pratiqué sous les piquets une ouverture d'un pied et demi de profondeur sur deux de large environ.

—Passe, ma soeur, dit-il à Ouaskèma en lui montrant l'orifice, tu fileras vers la berge et là tu m'attendras. Le trou n'est pas encore assez grand pour moi. Une seconde seulement et je te rattraperai.

L'Indienne ne se le fit pas répéter.

Les chiens hurlaient avec rage et voulaient s'élancer derrière elle.
Nick Whiffles les retint.

—Les chères bêtes! marmottait-il en continuant sa besogne; on dirait qu'elles flairent quelque chose.

Un second mugissement s'éleva, comme par exprès, pour lui répondre.

—Le buffle au Bois-Brûlé! dit le trappeur. Pourvu qu'il n'ait pas aperçu la squaw! Je l'aurais délivrée de la corde pour la jeter au bûcher, sans compter les maux que je me suis donné pour elle! Ça ne ferait pas du tout mon compte, ô Dieu non!

Un cri déchirant, auquel succéda un hourvari assourdissant, lui fit suspendre son travail.

Les employés de la Compagnie de la baie d'Hudson, munis de torches, s'élançaient en masse hors de la factorerie.

Mais le premier cri avait été poussé par une femme. Nick Whiffles l'avait parfaitement reconnue: c'était Ouaskèma. En sortant du conduit, elle avait été saisie par deux mains vigoureuses. On l'avait brutalement assise sur le dos d'un taureau, que son ravisseur avait aussitôt enfourché en poussant l'animal vers le fleuve.

Sans hésiter, le taureau se jeta à l'eau et se mit nager.

Nulle parole n'avait été échangée entre les deux acteurs de cette scène.

Vingt éclairs, vingt coups de feu, accompagnèrent leur fuite.

—Que ma soeur n'ait aucune crainte, je ne lui veux pas de mal, dit l'homme à l'Indienne.

Elle ne répliqua point.

—Oli-Tahara, avait appris qu'elle était captive chez les Visages-Pâles. Il était venu pour la sauver. Il remercie le Grand Esprit de l'avoir assisté dans l'accomplissement de son projet.

Même silence.

Talonnant son buffle, qui ne cessait de couper l'eau en ligne directe et avec rapidité, comme s'il n'eût pas senti le fardeau qu'il portait, le métis reprit:

—Je conduirai ma soeur où elle voudra.

—Ouaskèma, répliqua froidement l'Indienne, peut elle se fier à la parole d'un demi-sang?

—Que ma soeur ordonne, elle verra si Oli-Tahara la langue croche.

—Que mon frère, alors, conduise Ouaskèma au village des Clallomes.

—Oli-Tahara obéira, répondit le Dompteur-de-Buffles d'un ton soumis.

Le silence recommença. Ils entendaient les balles siffler et ricocher dans l'eau, mais ils étaient hors de leur atteinte.

Devant le fort Caoulis, la Colombie n'a guère qu'un mille de largeur. La traversée fut courte. En abordant l'autre rive, le Bois-Brûlé arrêta son taureau et dit l'Indienne:

—Ma soeur consent-elle à ce que Oli-Tahara lui ouvre son coeur?

—Ouaskèma consent.

—J'aime ma soeur.

—Ouaskèma le sait, dit simplement la Clallome en sautant à bas du buffle.

—Ma soeur le sait et elle ne m'aime pas? Ouaskèma ne t'aime pas.

Le métis réprima un mouvement d'irritation.

—Elle en aime un autre! dit-il avec amertume. Oui, elle en aime un autre.

—Et qui ne l'aime pas! repartit-il d'un ton ironique.

—S'il ne l'aime pas, il l'aimera; Hias-soch-a-la-ti-yah l'a révélé à la vierge.

—Mais, s'écria le Bois-Brûlé mettant aussi pied à terre, si moi j'aimais ma soeur comme elle veut être aimée; si je lui donnais tous les présents qu'elle désire. Si je lui assurais l'alliance des vaillants Chinouks; si je promettais de n'avoir jamais d'autre femme qu'elle; si je lui offrais ce bison blanc, la terreur et la convoitise de tous ceux qui—Visages-Pâles et. Peaux-Rouges—habitent les bords de la Grande-Rivière?

—Ouaskèma ne t'aimerait pas, dit paisiblement la jeune file.

Et d'un ton prophétique:

—Elle en aime un autre! Elle doit être à lui s'il vit. Le Grand Esprit le lui a prédit. Elle ne fermera pas son oreille au discours du Grand Esprit.

Le Dompteur-de-Buffles était superstitieux comme tous les Bois-Brûlés.
Sa fureur tomba devant le maintien calme et imposant de la jeesukaine.

—Mais s'il mourait? hasarda-t-il.

—S'il mourait de main humaine, Ouaskèma le vengerait Hias-soch-a-la-ti-yah le lui a annoncé! repartit l'Indienne sans abandonner sa pose et son accentuation solennelle.

Le métis refoula encore son ressentiment, et dit:

—Ma soeur gardera-t-elle la mémoire de ce je lui ai fait?

—Ouaskèma oublie toujours le mal pour se rappeler le bien.

—Mais si, par accident, Poignet-d'Acier venait perdre la vie?

Elle secoua la tête.

—Que ferait ma soeur? insista le demi-sang, ne remarquant pas ce geste.

—Elle attendrait les ordres du Grand Esprit.

—Et elle ne se donnerait pas à un autre avant d'avoir revu son frère

Pas avant que le Grand Esprit lui eût parlé. Mais si mon frère veut être agréable à Ouaskèma, qu'il reprenne la direction du soleil levant et qu'il porte au chasseur blanc cette médecine que Ouaskèma à préparée pour lui.

Il hésitait.

—Mon frère refuse! s'écria l'Indienne avec mépris; mon frère est un coeur mou; il n'aime pas la vierge clallome.

—Je l'aime, et je le prouverai à Ouaskèma! répondit vivement le Dompteur-de-Buffles, saisissant un petit sac de peau qu'elle tenait à la main et le serrant dans sa poche. Avant trois nuits; Poignet-d'Acier aura la médecine.

—L'Esprit Suprême te protégera! répliqua la Clallome en disparaissant dans les profondeurs de la nuit.

Le Bois-Brûlé remonta d'un bond sur son buffle, qui exhala un long mugissement et se plongea dans le fleuve.

CHAPITRE XV

PAUVRE JACQUES

Cependant Nick Whiffles était sorti du fort par l'ouverture qu'il avait pratiquée sous la palissade. A travers l'obscurité, il aperçut le buffle blanc du métis qui s'éloignait rapidement du rivage. L'animal était encore à la portée de la carabine du trappeur. Un instant, ce dernier le coucha en joue; il allait tirer, quand une réflexion l'arrêta. Malgré toute son adresse, il pouvait manquer la bête et atteindre Ouaskèma. Si courte qu'eût été cette réflexion, elle suffit pour faire disparaître dans les ténèbres le ravisseur et sa proie.

Les gens de la factorerie avaient rouvert la porte d'entrée et se répandaient aux alentours du poste. Nick eut une idée. Il déchargea son arme en l'air en criant:

—Hola! Hé! arrivez donc, fainéants! On enlève vos prisonnières. Cette vermine de Bois-Brûlé qui commande les Chinouks! Tenez, le voyez-vous, qui se sauve avec son maudit buffle d'enfer; ô Dieu, oui! Feu dessus! Allons donc! Dépêchez!

C'est alors que retentirent les coups de fusil dont nous avons précédemment parlé.

Quand l'émoi des employés de la Compagnie se fut un peu calmé, le sous-chef facteur ordonna à quelques-uns de ses hommes de monter dans les canots et de poursuivre les fugitifs; puis s'adressant à Nick:

—Mais êtes-vous bien sûr que ce soit nos prisonnières?

—Si j'en suis sûr! comme je vous vois, bourgeois, répondit le malin trappeur, riant sous cape.

Le sous-chef hocha la tête d'un air à demi incrédule, en murmurant:

—Comment cela se pourrait-il?

—Je vais vous le dire, répliqua Nick. Calamité, Infortune et moi…

—Qu'est-ce que cela, Calamité… Infortune?…

—Mes chiens, deux bonnes bêtes, pas à votre service, bourgeois, riposta
Nick d'un ton sec.

—Alors, vos chiens et vous?

—Nous avions été éveillés par le bruit et nous étions descendus dans la cour, quand… Mais venez.

—Où?

—A deux pas, bourgeois, à deux pas.

Nick le conduisit près du trou qu'il avait creusé sous la clôture.

—Regardez-moi ça, dit-il en indiquant le passage.

—Qui a fait cette, effraction I s'écria le sous-chef, après avoir examine l'excavation à l'aide d'une torche.

—Qui a fait ça? pas Nick Whiffles, assurément, repartit le trappeur avec un accent de bonhomie qui détruisait jusqu'à l'ombre du soupçon.

—Mais enfin! commença le sous-chef en frappant impatiemment du pied.

—Vous ne me laissez pas parler, aussi, reprit l'autre.

—Alors, soyez bref.

—Je vous disais, reprit Nick que mes chiens se sont mis à flairer quelque chose dans la cour, et alors je me suis dit: Ils flairent drôlement ce soir, mes chiens. Qu'est-ce ça peut être? Un Indien, pour le certain, et un Indien qui fait un mauvais coup, encore, je les suivis, et tout à coup ils se mirent à courir et à donner de la voix comme des possédés. Donc ils avaient senti un Peau-Rouge. J'armai ma carabine, trop tard, hélas! ô Dieu, oui! car j'aperçus une squaw qui glissait comme une vipère par ce trou. Je passai aussi après elle. Et qu'est-ce que j'aperçus encore? Oli-Tahara qui emportait Ouaskèma, avec une petite fille, sur sa peste de buffle, oui bien, je le jure, votre serviteur!

—Mais comment les avez-vous reconnus au milieu de la noirceur? demanda le sous-chef, que cette version satisfaisait pas complètement.

—Reconnus! reconnus! Comment je les ai reconnus? répliqua le trappeur avec un aplomb imperturbable, est-ce que vous ne savez pas, bourgeois, que Nick Whiffles voit aussi clair la nuit que le jour?

—Alors vous les avez maladroitement manqués, car ils n'étaient qu'à quelques verges de votre carabine, dit le sous-chef, qui n'était pas fâché d'humilier devant les employés de la Compagnie un franc trappeur, réputé un des premiers tireurs du territoire de la baie d'Hudson.

—Manqués! fit Nick avec indignation et sans perdre son sang-froid, manqués! allons donc! Quand j'ai miré un objet, est-ce que je le manque jamais? Regardez-moi un peu ces marques, et dites-moi si c'est du sang d'homme ou de bête.

Du bout du pied, il indiquait quelques larges taches de sang provenant du daim qu'il avait écorché deux ou trois heures auparavant avec Poignet-d'Acier.

Cette dernière explication parut d'autant plus plausible au sous-chef facteur, que les assistants se rangeaient du côté de Nick Whiffles, les uns par affection pour lui, les autres par la malveillance ordinaire des subordonnés envers leurs supérieurs. On allait rentrer au fort, car un commis, dépêché exprès, venait de rapporter l'évasion des deux captives, quand des employés amenèrent la sentinelle que Villefranche avait, on s'en souvient, bâillonnée et attachée à un arbre, hors de l'enceinte.

—Comment! ce flibustier s'est aussi échappé? s'écria le sous-chef avec colère.

—C'est tel que je vous le dis, bourgeois, répondit la sentinelle effrayée.

—Eh bien, tu paieras pour tous! reprit le premier tout courroucé. Tu seras pendu, et pas plus tard que demain.

Les employés se regardèrent pleins de terreur.

—Excusez, bourgeois, dit Nick Whiffles, que les airs hautains n'intimidaient pas plus que, les menaces; excusez, mais si vous aviez été à la place de ce pauvre diable, je voudrais bien savoir ce que vous auriez fait contre Poignet-d'Acier, ô Dieu, oui.

—C'est vrai, ça. Il a raison, dirent quelques-uns des auditeurs.

—Taisez-vous et remontez à la factorerie! tonna le sous-chef.

—Taisez-vous! taisez-vous! on dit ça à des esclaves, mais pas à des francs trappeurs, répliqua hardiment Nick.

—Vous, si vous dites encore un mot…

—Voyons, bourgeois, ne vous faites pas plus méchant que vous n'êtes; on vous connaît, nous autres, interrompit Whiffles en lui tapant familièrement sur l'épaule. Bonsoir, les camarades; je m'en vas retourner vers les montagnes Rocheuses, oui bien, je le jure, votre serviteur!

Il siffla ses chiens et s'éloigna du côté de la Caoulis, sans que le sous-chef cherchât s'opposer à son départ.

Ce dernier revint au fort avec sa bande. Il était dévoré d'inquiétude, car à son retour de l'île Kallamet, le facteur en chef ne manquerait pas, le lendemain, de lui demander compte des prisonniers et de punir sévèrement sa négligence.

Pad et Joe arrivèrent à une heure du matin, ils amenaient quatre chevaux. On peut juger de leur déception en apprenant la fuite de Poignet-d'Acier et de Ouaskèma. Pad, dans sa fureur, accusa le sous-chef de complicité avec les fugitifs et jura de dénoncer sa conduite aux directeurs de la Compagnie. Joe, moins irritable et par conséquent meilleur conseiller, proposa de donner aussitôt la chasse à Poignet-d'Acier. Quelques renseignements fournis par la sentinelle les engagèrent à suivre le bord de la Caoulis. Ils se mirent en route, accompagnés d'une douzaine d'Indiens que leur prêta volontiers le sous-chef, pour témoigner de sa bonne volonté à les aider dans leurs recherches.

Supposant assez naturellement que le capitaine avait traversé la Caoulis en quittant le fort, Pad, qui commandait l'expédition, franchit la rivière avec sa troupe et longea la rive méridionale. Il était à cheval avec Joe et deux chefs peaux-rouges; le reste allait à pied. Leurs premières explorations furent vaines, puisque Villefranche et Jacques avaient d'abord suivi le bord septentrional du cours d'eau.

Au bout de quelques jours, les poursuivants commençaient à se dépiter et à perde patience, quand une après-midi, comme ils étaient campés dans un bouquet de mesquites, deux coups de feu successifs attirèrent l'attention de Pad.

—Sommes-nous tous ici? demanda-t-il en jetant un coup d'oeil autour de lui.

—Tous, répondit Joe.

—By the Holy Virgin, reprit l'Irlandais avec une joie sauvage; c'est alors Poignet-d'Acier qui vient de tirer. Ne bougez pas et laissez-moi faire.

Il se faufila hors des arbustes, fit un quart de mille environ en rampant sur les pieds et les mains et découvrit Villefranche en train de dépouiller les deux buffles qu'il avait abattus. Le capitaine était trop loin pour que Pad put songer à lui envoyer une balle, et le vallon était trop uni, à partir de l'endroit ou il se tenait tapi, pour qu'il put s'approcher davantage sans être remarqué. L'Irlandais ne comptait pas d'ailleurs la bravoure au nombre de ses très-rares qualités, et, savait bien que s'il manquait son ennemi, celui-ci ne le manquerait pas. Attendre et le surprendre à l'improviste lui sembla le meilleur plan. Il resta donc en observation jusqu'au moment où il vit Villefranche et Jacques monter sur le promontoire et prendre leurs dispositions pour y passer la nuit. Alors Pad retourna vers sa troupe et on tint conseil. L'effroi qu'inspirait Poignet-d'Acier était tel, que ces quatorze hommes hésitaient, sans se l'avouer, à l'attaquer de front. Les Indiens, au surplus, l'admiraient franchement et se sentaient peut-être intérieurement pour lui plus de sympathie que pour ceux qui les conduisaient, car l'intrépidité et l'audace les attirent toujours. D'un autre côté si Pad briguait l'honneur de débarrasser lui-même la Compagnie du terrible aventurier, Joe ambitionnait secrètement cet honneur. Aussi discutèrent-ils longuement et sans arriver à aucun résultat. On parla de s'emparer de lui pendant son sommeil; mais ce n'était pas facile. Poignet-d'Acier ne dormait jamais que d'un oeil. Il fut question de l'assaillir en masse; mais le capitaine avait un fusil double qui jamais ne perdait son coup de poudre, et Jacques lui-même possédait une carabine fameuse dans le Nord-Ouest. En outre, du haut de leur rocher, ils pouvaient, en s'abritant derrière quelques cailloux, tenir tête à une quinzaine d'individus, la plupart mal armés.

Enfin, Pad, qui se tourmentait le cerveau, s'écria soudainement:

—J'ai notre affaire.

—Comment cela? fit Joe.

—Oui, by Jesus-Christ, nous brûlerons vif le brigand et son engagé [19].

[Note 19: J'ai déjà dit que sur le territoire de la baie d'Hudson, comme au Canada, tous les domestiques sont désignés sous le nom d'engagés.]

—Les brûler!

—Oui, by the Holy Virgin, nous mettrons le feu à la prairie. Le rocher sur lequel ils se trouvent est inaccessible, sauf du côté de la terre; le vent souffle devant eux; ils n'échapperont pas, à moins de faire un plongeon dans la rivière, ajouta-t-il en ricanant.

—Mais qui allumera l'incendie? s'enquit encore Joe.

—Moi! Vous, vous les regarderez rôtir, ce sera drôle!

—Et s'ils sautent dans la Caoulis

—Imbécile! il n'en sera ni plus ni moins. Nous les repêcherons, voilà tout.

Ce dialogue, qui avait eu lieu en brogue (patois) irlandais, ne fut pas compris des Indiens qui pétunaient gravement, accroupis en cercle autour des deux interlocuteurs.

—Dès que tu verras les flammes environner ces deux bandits, tu viendras avec les Peaux-Rouges me rejoindre, continua Pad en se coulant comme un serpent à travers les hautes touffes d'herbes qui les séparaient du promontoire, au sommet duquel on distinguait parfaitement Villefranche et Jacques assis, le visage tourné vers la rivière.

Un quart d'heure ne s'était pas écoulé, lorsque des lueurs sinistres envahirent la prairie.

C'est alors que Poignet-d'Acier, brusquement arraché à sa méditation, et se voyant entouré par un de ces incendies qui enveloppent parfois les Plaines du Nord-Ouest avec la célérité de l'éclair, ordonna à Jacques de pendre sa poudrière et sa carabine à une saillie inférieure de la roche que le feu ne pourrait atteindre et de se coucher à terre, en se couvrant avec une peau des buffles qu'il avait tués quelques heures auparavant. C'était leur seule chance de salut, car la conflagration qui ratissait et nivelait impitoyablement le sol, ne pouvait mordre le cuir encore saignant des animaux. Villefranche lui-même l'utilisa. Etendus, l'un et l'autre au bord de l'abîme, là où la roche était presque nue, la face projetée sur le vide, afin de pouvoir respirer, ils attendirent dans un silence lugubre, troublé par le crépitement des flammes et les hurlements des sauvages, que le fléau eût passé sur leurs corps.

Au contact de cet embrasement aussi ardent que rapide, les peaux grésillèrent comme l'huile dans une poêle à frire, et se recroquevillèrent. Mais sauf une chaleur épouvantable, qui leur causa des éblouissements aux yeux, des bourdonnements dans les oreilles, et sauf quelques légères brûlures aux doigts, les deux hommes se levèrent, au bout d'une minute à peine, sans aucun mal sérieux.

Une épaisse fumée planait sur le cap. Elle était produite par les herbes vertes et les racines qui achevaient de se consumer sur la roche noircie. Au delà de ce rideau opaque, qui montait lentement vers le ciel déjà voilà par les demi-teintes du crépuscule, les Indiens poussaient des vociférations stridentes.

—Vite à nos armes! cria Villefranche en décrochant son fusil. Nous tombons d'un péril dans un autre. Allons, Jacques, du courage et de la promptitude, il faut profiter de cette fumée pour passer au milieu de nos ennemis!

—Un moment, un moment, Poignet-d'Acier, dit subitement une voix bien connue; je suis arrivé à temps, oui bien, je le jure, votre serviteur!

Et Nick Whiffles apparut au milieu des vapeurs qui tourbillonnaient sur le rocher.

—Quoi! c'est vous! répliqua Villefranche déjà sur ses gardes et prêt à faire feu.

—O Dieu oui, en chair et en os, et surtout en os, capitaine! Mais ce n'est pas l'heure de jaser comme des pies amoureuses; suivez-moi, je connais un sentier… A gauche, par ici, capitaine, par ici. Ah! c'était une maudite petite difficulté que la vôtre. Attention à cette pierre, elle n'est pas solide. Soutenez-vous à ces seines. La descente n'est pas tout à fait commode, n'est-ce pas? mais nous y arriverons Mon oncle, le grand voyageur dans l'Afrique centrale, en a vu bien d'autres. Un jour… Diable, j'ai failli faire la culbute. Je vous disais donc, capitaine… Eh! veillez sûr votre engagé. Il n'a pas le pied sûr, votre engagé! C'est qu'aussi le chemin n'est pas celui du paradis. Ah! les vermines seront fièrement attrapées quand elles s'apercevront que les oiseaux ont déniché. Tenez capitaine il y a un mauvais pas. Encore un petit brin de patience et nous y serons.

Tout en causant à son habitude, le brave trappeur conduisait Villefranche et Jacques le long d'une piste étroite qui serpentait abruptement le long du pic et aboutissait au bord de la Caoulis. Cette piste sillait une pente tellement roide, qu'elle ne devait ordinairement être pratiquée que par les chèvres des montagnes et les grosses-cornes. Mais si difficultueux que fût le passage, il n'était pas impraticable pour des gens aussi brisés aux exercices du corps que l'étaient nos aventuriers.

Quand ils atteignirent le pied du cap, la nuit était venue.

Au-dessus de leurs têtes, ils entendaient les clameurs des Peaux-Rouges et la voix de Pad, qui exprimait en termes plus qu'énergiques le désappointement qu'il éprouvait de la disparition de ses victimes.

—Maintenant, capitaine, où voulez-vous aller? demanda Nick en mettant le pied dans un canot amarré à la base du rocher.

Et comme ses chiens couchés au fond de l'embarcation, grondaient sourdement:

—Silence, Calamité! silence, Infortune! ajouta-t-il d'un ton bas.

—Mon intention, répondit Poignet-d'Acier, serait de remonter la rivière mais je ne la connais guère et les ténèbres sont bien profondes. Demain, sinon ce soir, nous serons poursuivis. Il vaudrait peut-être mieux passer à l'autre rive.

—Non, dit Nick. Ils croiront que vous vous êtes jetés à!'eau. Mon opinion est qu'il faut refouler le courant sans bruit et gagner une île, où j'ai déjà campé plus d'une fois, à huit ou dix mille d'ici. Demain nous aviserons. Cela vous va-t-il, capitaine?

—Je me confie à vous, mon brave trappeur. Mais par quel hasard…

—Plus tard, capitaine, plus tard, je vous conterai ça. Embarquez.

Jacques et Villefranche s'assirent dans le canot, lequel, habilement manoeuvré par les trois chasseurs, fut bientôt hors de la portée de Pad et de sa bande.

—Et maintenant, dit alors Poignet-d'Acier, je vous écoute Nick
Whiffles. Mais, avant, laissez-moi vous remercier du service…

—Service, capitaine! Voilà un mot qui sonne toujours mal à mes oreilles. Si vous voulez que nous restions amis, ne parlez jamais de service à Nick Whiffles, oui bien, je le jure, votre serviteur! Vous savez qui vous a joué le tour de ce soir? C'est ce chien de Pad avec cette vermine de Joe et une douzaine de Peaux-Rouges. Après votre départ, ils se sont lancés sur votre piste. Je m'en doutais, j'ai surveillé leurs mouvements. J'ignorais où vous étiez et je me tenais caché derrière le gros cap, quand la clarté de l'incendie m'a mis sur votre voie. C'est simple comme vous voyez, capitaine.

—Merci, néanmoins, ami Nick, merci de tout mon coeur. Mais l'Indienne
Ouaskèma, qu'est-elle devenue?

—Oh! elle, c'est une autre histoire, répondit le trappeur d'un ton contrarié.. Je n'ai pu tout à fait la tirer de la maudite petite difficulté où vous l'aviez laissée. C'est ma faute, je suis une mule, ô Dieu, oui!

Il rapporta, non sans s'adresser force reproches, l'enlèvement de
Ouaskèma par le Dompteur-de-Buffles.

Nul obstacle nouveau ne gêna leur marche jusqu'à l'île où ils devaient passer la nuit.

Le lendemain matin, après un substantiel déjeuner dont un cygne-trompette fit les frais, ils allèrent attérir sur la rive septentrionale de la Caoulis.

Villefranche, à qui le caractère de Nick Whiffles plaisait proposa de l'associer à ses projets. Mais le trappeur était trop indépendant, trop amoureux de son libre arbitre pour se lier à une entreprise dont le résultat ne lui paraissait pas valoir les peines que coûterait l'exécution. Poignet-d'Acier fit miroiter sous ses yeux; l'or, les richesses, les plaisirs de la vie civilisée, entretenue par une grande fortune. A toutes ses tentatives pour le séduire, Nick répliqua par son son sourire moitié narquois, moitié sérieux et en disant:

—Non, non, capitaine, je ne suis pas fait pour ces sortes de jouissances. Je m'ennuierais dans les établissements comme une carpe sur le sable, ô Dieu, oui! Fournissez-moi du gibier abondant, des pêches copieuses; quelques vermines d'indiens ou d'Indiennes, de temps en temps, pour me distraire; le gazon pour matelas, le ciel pur pour édredon, et je suis l'homme le plus heureux du monde. Mais vos villes, vos règlements, vos conventions, toute la kyrielle de vos préjugés, je n'en veux pas plus que d'une carcasse de bison. Nick Whiffles a été créé pour le désert, il y demeurera jusqu'à ce que le Grand Esprit daigne l'appeler sur ses territoires de chasse, oui bien, je le jure, votre serviteur!

—Votre philosophie est peut-être la plus saine, dit Villefranche d'un ton soucieux.

—Bah! à chacun sa piste ici-bas, capitaine reprit gaîment le trappeur.
Donnez-moi la main; je vais aller voir ce que font nos Peaux-Rouges.

Ils échangèrent une poignée de main.

—Et toi, mon camarade? continua Nick en s'adressant à Jacques.

—Avec plaisir, mon cousin, répondit le vieux serviteur en serrant cordialement les doigts du trappeur dons les siens.

—Si vous aviez besoin du canot? s'enquit encore ce dernier.

—Non, mon ami, non. Il vous sera plus utile qu'à nous, répondit
Villefranche.

—Ça m'afflige pourtant, capitaine, de vous quitter comme ça, dit Nick avec un accent ému. Je vous connaissais plutôt par entendre dire que par moi-même, et, sur ma parole, j'aimerais à voyager un peu avec vous.

—Vous êtes un honnête homme, Nick, répliqua gravement Poignet-d'Acier. Moi aussi je serais content de vous compter parmi les miens. Mais, je vous l'ai dit, je ne m'appartiens pas; j'appartiens à l'idée dont je poursuis la réalisation, l'affranchissement de mon pays, et tous ceux qui m'entourent sont tenus de m'obéir aveuglement. Ils l'ont juré sur les Saints Évangiles!

—Et voilà justement où est la petite difficulté, s'écria Nick. Si ce n'était pas cela, j'irais avec vous tant que ça vous conviendrait; puis, une fois que vous me trouveriez nécessaire, comme une cinquième roue à une charrette, je vous ôterais mon casque en vous disant: «Bonsoir, capitaine!» O Dieu, oui! Mais un serment, non, ça ne me va pas, ça ne peut pas m'aller. Bah! nous nous reverrons, n'est-ce pas, capitaine? En tout cas, si vous étiez dans une diablesse de difficulté, n'oubliez pas que Nick Whiffles…

La détonation d'une arme à feu lui coupa la parole.

—Malédiction! Jacques est blessé! s'écria Villefranche en se précipitant vers son domestique qui pâlissait et portait convulsivement la main à sa cuisse.

CHAPITRE XVI

PAUVRE JACQUES (Suite)

Trois autres coups de fusil suivirent presque simultanément la première détonation. Une balle vint s'enfoncer dans la crosse de la carabine de Nick Whiffles; une autre érafla la poignée du couteau de chasse de Villefranche; la troisième lui coupa une mèche de cheveux au-dessus de l'oreille.

Infortune et Calamité bondirent hors du canot, le poil hérissé, les yeux flamboyants, en poussant des hurlements de fureur.

—En bas de la côte, jetez-vous en bas de la côte, capitaine! cria Nick, ramassant à la hâte, la carabine que la violence du choc avait fait tomber de ses mains, et se retranchant derrière une grosse roche erratique apportée par les eaux sur le rivage.

Il était environ cinq heures du matin.

Les trois aventuriers se trouvaient sur la rive septentrionale de la branche méridionale de la Caoulis vers un de ces endroits appelés cañons ou barranca, par les Espagnols et coulées par les Canadiens-Français. Ils semblait que le lit primitif de la rivière eût été desséché après une révolution terrestre et transporté par cette même révolution à quelques cents mètres au delà. Maintenant, le premier lit formait une vallée étroite dont le fond était tapissé par un riche gazon tout émaillé de petits oeillets roses, d'helianthèmes et de lupin bleu, mais dont la crête, vers le nouveau cours d'eau, était aride, caillouteuse, hérissée de ronces et d'épines.

L'autre bord, au contraire, celui qui regardait la plaine, ondulait doucement en verte prairie, parquetée de fleurs aussi embaumées que brillantes et fuyait, par molles boursouflures, plantées de tulipiers, de tamaracks ou de magnolias, jusqu'aux bornes de l'horizon.

—Ici, mes chiens! allez-vous pas vous faire assassiner comme des brutes par ces carcajoux? Nick, tandis que Villefranche aidait Jacques à s'asseoir à quelques pas du trappeur sur la déclivité de la coulée.

—Ce n'est rien, monsieur, une égratignure disait le vieux domestique.

—Voyons ça, voyons ça, dit Poignet-d'Acier.

—Ça n'en vaut pas la peine, monsieur. La balle n'a fait qu'effleurer la cuisse.

—N'importe. Je veux panser ta blessure.

Et Villefranche, déchira le pantalon de Jacques.

Le plomb, en effet, n'avait pas pénétré à l'intérieur du membre. Il avait labouré horizontalement les chairs, et, quoique le sang coulât assez abondamment, il ne paraissait pas qu'il eût lésé un organe important.

Heureusement nous en serons quittes pour la peur, mon pauvre camarade! dit Poignet-d'Acier après un examen attentif de la plaie.

—Attrape, vermine! s'écria à cet instant Nick du haut de son poste..

En même temps l'on entendit le retentissement de sa longue carabine.

—Les apercevez-vous? demanda Poignet-d'Acier qui avait pris dans son étui et appliquait sur la cuisse de Jacques un bandage enduit d'un baume particulier, pour arrêter l'effusion du sang et cicatriser la blessure.

—Si je les aperçois, capitaine!… C'est-à-dire non, je ne les aperçois plus. Le seul que j'aie aperçu débrouille maintenant ses comptes chef mon parrain[20], oui bien, je le jure, votre serviteur! répliqua Nick Whiffles de son ton goguenard.

[Note 20: On sait que les Anglais appellent souvent le diable old Nick.]

—Ce sont des Peaux-Rouges, n'est-ce pas? continua Villefranche.

—Celui que je viens de dépêcher au diable est un Peau-Rouge. Quant à ses compagnons… Ah! je distingue un blanc. C'est ce scélérat de Joe… Je m'en doutais… Ne bougez pas, capitaine, répliqua Nick faisant, avec, la paume de sa main gauche, signe Poignet-d'Acier de ne pas approcher.

Celui-ci, qui avait achevé son pansement, se préparait à rejoindre le trappeur.

—Où sont-ils donc? interrogea-t-il en s'allongeant sur la pente du canon, son fusil en avant.

—Dans un îlot, à cent verges d'ici. Je ne vois plus Joe à présent; il s'est caché dans une touffe d'oseraie, avec Pad, sans doute. Qu'il montre un peu sa tignasse et Nick Whiffles lui plombera les dents, ô Dieu! oui.

—Comment tu trouves-tu? dit Villefranche à Jacques.

—Assez bien pour vous donner un coup de main, monsieur, répliqua-t-il en se tournant sur le ventre et rampant jusqu'à la hauteur de son maître.

—Penses-tu que tu pourras marcher?

—Que oui, monsieur, que oui; car, à l'exception d'un fourmillement le long de la cuisse, je me sens aussi ingambe qu'avant l'accident.

—Tenez-vous tranquilles! dit Nick qui, après avoir rechargé sa carabine, étendu sur le dos, pour ne pas se découvrir aux ennemis, s'était remis en position et fouillait du regard un massif d'osiers et de saules, bordant une petite île distante d'environ cent pas de la rive.

Pendant cinq minutes il y eut un silence profond, troublé seulement par le frémissement de la brise matinale dans le feuillage et le clapotis des eaux sur la grève.

Tout à coup le cri aigu d'une orfraie déchira l'espace. Il était assez éloigné et semblait partir de l'autre côté de la rivière.

Deux autres cris, semblables au premier, mais plus rapprochés, lui répondirent.

—Les bandits qui s'appellent! exclama Nick. Je ne me suis pas trompé.
C'est Pad et Joe qui sont dans l'île.

Leur bande est encore sur l'autre bord. Nous avons de la chance. Si l'un de ces deux coquins tendait donc le bec! Ça commence à me tarabuster de rester ainsi immobile comme un colimaçon dans sa coquille.

—Combien m'avez-vous dit qu'ils étaient en tout? s'enquit Villefranche.

—Une quinzaine au plus, capitaine.

—Alors nous ne saurions résister. Il vaut mieux, à mon avis, nous glisser tous les trois dans la coulée et filer au plus vite, car les deux bandes vont se rejoindre et elles nous écraseront par le nombre.

—Fuir devant ces reptiles quand nous avons de la poudre et des balles! Je ne vous reconnais plus, capitaine, ô Dieu, non! répliqua Nick surpris. Est-ce que vous ne pourriez pas creuser, avec votre couteau, un trou dans lequel vous et votre engagé vous vous mettriez en embuscade comme moi? A nous trois, nous viendrions facilement à bout de cette clique?

—Et s'ils étaient renforcés par un autre parti de la Compagnie? objecta
Villefranche.

—Je n'y songeais pas, capitaine, et vous pourriez bien avoir raison, répondit le trappeur en hochant la tête.

—Voici mon plan, reprit Villefranche. Tenez-vous toujours au guet. Je descendrai dans le cañon ou je couperai trois branches d'arbres. Nous les planterons derrière votre roche en les surmontant de nos chapeaux. Puis nous détalerons.

—Compris, capitaine, compris; oui bien, je le jure, votre serviteur! Les vermines ont assez peur de nous deux pour tirer pendant une heure sur nos casques avant d'oser aborder.

De nouveau, la plainte lugubre dune orfraie s'éleva par delà l'îlot, et de nouveau il fut répliqué, en écho, du sein des oseraies.

Mais, à ce moment, Nick Whiffles affermit sa carabine contre son épaule, mira une second, pressa la détente et le coup partit.

Un corps humain sauta en l'air et retomba dans la Caoulis.

Deux petits jets de fumée, deux éclairs, une double détonation jaillirent aussitôt et une arête de la roche qui abritait Nick, frappée de deux balles, fut brisée en fragments qui s'éparpillèrent sur sa chemise de chasse.

—Ne dirait-on pas que, pour me punir de leur maladresse, ces chats sauvages ont envie de m'aveugler? s'écria-t-il plaisamment. Il parait, cependant, que Pad et Joe ne sont pas seuls dans l'île, car voici encore un nigaud d'Indien débarrassé des maudites petites difficultés de ce monde.

—Vous n'êtes pas blessé, au moins? lui dit Villefranche.

—Blessé, moi! Qui est-ce qui a jamais blessé, Nick Whiffles?

—Bon, je cours chercher les branchages.

—Allons, dit le trappeur à ses chiens, en leur Indiquant le fond de la coulée, en avant, vous autres!

Infortune et Calamité s'élancèrent à la suite de Villefranche, en se tenant, avec un instinct merveilleux, dans la ligne que couvrait la roche. Poignet-d'Acier revint bientôt avec trois rameaux. Il les tendit à Nick, qui les ficha en terre, derrière son rempart improvisé, et les coiffa de son casque de loutre et des chapeaux de Villefranche et de Jacques, de façon qu'au loin on pouvait s'imaginer que les trois aventuriers étaient couchés derrière la pierre. Ensuite, il gagna le versant de la côte à reculons, et, cinq minutes après, il arpentait à grands pas, la coulée avec, ses deux compagnons.

Plusieurs coups de fusil, tirés successivement au-dessus du cañon, leur apprirent que le stratagème avait réussi.

Quoiqu'il souffrit vivement de sa blessure, Jacques marchait sans se plaindre.

Vers midi, on s'arrêta pour se restaurer. Les débris du cygne que Nick avait emportés dans sa carnassière et quelques gorgées d'eau coupée de tafia composèrent le repas, puis les trois chasseurs se remirent en route.

Poignet-d'Acier remarquait avec satisfaction que la coulée s'enfonçait dans les terres; et, quoique ses bords devinssent de plus en plus escarpés, et fussent formés, le plus souvent, par des rochers à pic infranchissables, il se flattait de trouver, vers la tombée de la nuit, un passage qui le conduirait aisément au sommet, soit à gauche, soit à droite.

Son but était de camper sur une hauteur, derrière des broussailles, afin de pouvoir surveiller les mouvements de leurs ennemis, si, comme il était probable, ils les avaient poursuivis dans le cañon.

Mais la nuit arriva sans qu'il découvrit le passage. La gorge se creusait davantage; ses murailles s'enhaussaient de chaque côté; elles avaient plusieurs centaines de pieds d'élévation. On eût dit tantôt que l'énorme fissure, qui les séparait, avait été tranchée, d'un seul coup, dans le roc vif, et tantôt qu'elle avait été lacérée par la main de quelque sombre génie, dans un moment de fureur. Parfois aussi un torrent fougueux rayait de vif-argent ces falaises noirâtres et tombait dans la barranca avec des rugissements formidables. Le vacarme était tel que les voyageurs n'entendaient plus le son de leurs voix. Parfois encore le précipice se fermait presque par en haut; l'on n'apercevait plus qu'un étroit ruban de ciel bleu, large de quelques pieds à peine, et il fallait avancer dans l'obscurité sous des masses de granit surplombant et dont des quartiers énormes, détachés de la voûte, obstruaient çà et là la voie, comme pour prévenir nos aventuriers que la mort les menaçait à chaque pas.

Ils ne causaient qu'à de rares intervalles. Villefranche était soucieux; il songeait au but de son expédition Jacques était tourmenté par la fièvre. Nick Whiffles lui-même semblait avoir perdu la meilleure partie de sa jovialité habituelle. Il se contentait de siffloter l'air national des Américains: Yankee Doodle sur un ton impossible, et d'interpeller de temps en temps ses chiens.

Vers neuf heures, Poignet-d'Acier renonça à l'espoir de rencontrer l'issue qu'il désirait tant.

Ils étaient parvenus à l'extrémité d'un des souterrains dont je viens de parler, et les ténèbres avaient déjà une intensité qui ne permettait plus de cheminer sans péril, car la route était interceptée, en plusieurs points, par des fondrières d'une profondeur incalculable.

—Nous allons camper ici, dit le capitaine, en désignant une sorte de niche formée par le retrait de la roche. Avec quelques pierres entassées les unes sur les autres, devant nous, les Indiens ne nous découvriront pas, s'ils ont continué leur poursuite jusqu'à cette heure.

—Ma foi, ça m'arrange, capitaine, dit Nick, car mon estomac est ouvert à deux battants, et j'ai là, dans notre sac, ce porc-épic que les chiens ont pris tantôt, qui doit s'ennuyer de n'avoir pas senti encore en air de feu.

—Du feu! y pensez-vous? Un vieux trappeur comme vous ignore-t-il que la moindre clarté…?

—C'est vrai, capitaine. Ours et buffles! je l'avais oublié. C'est bien le cas de dire que la faim, est mauvaise conseillère; ô Dieu, oui! Il faut avouer pourtant que je mangerais volontiers on morceau de cette bête.

—Ce sera pour notre déjeuner, ami Nick. Demain nous trouverons probablement le loisir et le lieu pour la faire cuire. D'ailleurs, dans le jour, un petit feu nous trahira moins que la nuit. Ce soir, nous souperons avec ces cônes d'arbre à pain que j'ai ramassés dans la coulée. Mais toi, mon pauvre Jacques, commet Vas-tu? ajouta-t-il en se tournant vers son domestique.

Le vieillard, surmontant les douleurs qu'il endurait, répondit d'une voix presque assurée:

—Oh! beaucoup mieux; merci, monsieur, vous êtes bien bon de vous occuper de moi.

—Et de qui donc m'occuperais-je, sinon de toi? répondit Villefranche avec un accent de doux reproche.

—Le fait est, capitaine, que vous avez là un digne engagé, et, malgré son âge, plus courageux que ces blancs-becs qui font les fanfarons dans les forts de la Compagnie, observa Nick en tirant de son carnier un porc-épic éventra et dont il distribua les entrailles à ses chiens.

Après ce, le brave trappeur s'assit, déboucha sa gourde, avala philosophiquement une raisonnable quantité de whiskey et tendit le flacon à Jacques.

—Bois une gobe, mon cousin, ça te rafraîchira le sang, lui dit-il.

Mais le domestique refusa.

—Ah! je comprends ce que c'est reprit Nick. Nous avons un peu de fièvre. Une tasse d'eau de source nous irait mieux qu'un coup d'eau de feu. Eh bien! attends un petit brin, mon cousin, je m'en vas t'en alter chercher.

—Non, non, dit Jacques, tu es trop fatigué, mon frère.

—Fatigué! Ah! la bonne histoire! Nick Whiffles fatigué; je défie qui que ce soit de dire qu'il a jamais vu Nick Whiffles fatigué, oui bien, je le jure, votre serviteur! Debout Calamité! nez au vent, Infortune! et déterrez-moi une belle eau fraîche.

Là-dessus, il partit aussi hardiment que si le soleil l'eût éclairé de ses rayons, aussi gaiement que s'il eût fait un bon souper arrosé de liqueurs généreuses.

Jacques suça quelques baies sauvages et s'étendit sur le sol, où il ne tarda pas à s'assoupir. Villefranche, assis contre un quartier de roche, son fusil entre les jambes, monta la garde.

Au bout d'une heure, Nick Whiffles reparut. Malgré son amour pour le whiskey, il avait vidé sa gourde, afin de la remplir d'eau qu'il destinait à Jacques. L'honnête chasseur avait eu mille peines à se procurer cette eau. Mais enfin il s'était, comme il disait, tiré d'un tas de maudites difficultés et avait réussi dans son entreprise. Le vieux serviteur, agité par un violent accès de fièvre, s'éveilla au moment où Nick arrivait. Il but avec avidité et se rendormit. Poignet-d'Acier et Whiffles, après avoir causé un instant, s'étendirent côte de lui, et se livrèrent paisiblement au sommeil, assurés que la vigilance des deux chiens les mettait l'abri de toute surprise.

La nuit se passa sans alerte.

Le lendemain, aux premières lueurs de l'aurore, Poignet-d'Acier leva l'appareil qu'il avait mis sur la blessure de Jacques. En l'étudiant, il remarqua avec inquiétude que les lèvres se gonflaient et prenaient une teinte séreuse, verdâtre. Néanmoins, il dissimula son anxiété; il lava la plaie avec soin et posa un nouveau bandage. Du reste, Jacques se prétendait beaucoup mieux que la veille. On alluma du feu pour cuire le porc-épic, et, le déjeuner terminé, les fugitifs firent disparaître les traces du foyer et reprirent leur marche.

Elle dura jusque dans l'après-midi.

Le cañon offrait les mêmes accidents de terrain que le jour précédent.
Seulement, au lieu de se diriger toujours vers le Nord, il décrivait une
courbe et replongeait vers le Sud, c'est-à-dire du côte de la rivière
Caoulis. D'ailleurs, nulle part, un point où l'escalade fût possible.
Pour sortir de cette affreuse passe, il eût fallu des ailes.

La chaleur, dans le gouffre, était accablante; Jacques, épuisé de souffrances et de fatigues. Plusieurs fois, Villefranche avait voulu faire halte pour qu'il se reposât; mais toujours l'intrépide vieillard s'y était refusé.

Cependant, comme le soleil se penchait à l'horizon, ses forces l'abandonnèrent et il tomba sur le sol.

—Tu ne m'aimes pas, Jacques, lui dit Poignet-d'Acier; sans cela tu m'aurais écouté et nous nous serions arrêtés plus tôt.

—Mais, monsieur, je ne suis pas malade, balbutia le serviteur d'une voix affaiblie; c'est cette vilaine jambe qui boude le service.

—Bois quelques gouttes de ce cordial, reprit Villefranche en lui mettant dans la main une petite fiole qu'il avait extraite de son étui de fer-blanc.

Ensuite il dit à Nick:

—Si les Indiens ne sont pas à nos trousses, nous coucherons ici. Mais il faut en avoir la certitude. Aussi, mon camarade, vous rebrousserez chemin avec vos chiens jusqu'à deux ou trois milles, et moi j'irai en avant, car je présume que le débouché de la coulée n'est pas bien loin d'ici. Jacques sommeillera pendant ce temps-là.

C'était une mesure de prudence trop sage pour que le trappeur s'y opposât. Ils partirent donc, chacun dans un sens différent. Avant la chute du crépuscule, ils étaient de retour; et tous deux rapportaient de mauvaises nouvelles. Nick Whiffles avait aperçu dans le cañon une fumée, indice manifeste de la présence de leurs ennemis, et Poignet-d'Acier n'avait pas été médiocrement contrarié en découvrant, après une demi-heure de marche, que la coulée aboutissait brusquement à la Caoulis, devant un îlet où il avait aussi distingué la fumée de plusieurs feux.

—Quelle est la forme de cet îlet? demanda Nick en recevant la communication.

—Il m'a paru avoir la figure d'un triangle.

—Est-ce que, de chaque côté du cañon, il n'y a pas de grands cèdres rouges?

—Oui, et la roche est bleuâtre.

—C'est cela, c'est cela, pardieu! j'aurais dû m'en douter, s'écria le trappeur en se frappant le front.

—Vous connaissez donc…

—Si je le connais! Y a-t-il dans tout le Nord-Ouest une motte de terre que Nick Whiffles ne connaisse pas? Savez-vous ce que nous avons fait, capitaine? Eh bien! nous avons usé les cailloux pendant deux jours, pour faire dix milles, car nous sommes dix milles à peine de la place on nous étions hier matin. Le maudit cañon m'a blousé par ses diables de tours et détours, ô Dieu, oui!

—En tous cas, nous voici pris entre deux partis de sauvages. La bande s'est divisée pour mieux nous arrêter.

—De vrai, nous sommes dans une damnée petite difficulté, répliqua Nick en mâchonnant laborieusement sa chique, ce qui chez lui dénotait une vive préoccupation. Si nous n'étions que nous deux, et même si notre camarade n'était pas dans ce triste état, ça ne serait pas la mer à boire que de sortir de ce guêpier, marmotta-t-il, avec un regard compatissant à Jacques qui se désespérait du retard que sa blessure apportait leur fuite.

—Sauvez-vous, monsieur, et laissez-moi. Aussi bien, je n'en reviendrai pas! cria-t-il à Villefranche.

—Le plus souvent, qu'on t'abandonnera à ces reptiles venimeux, mon
cousin, intervint brusquement Nick. Mais je suis bête comme un opossum.
Capitaine, est-ce que vous n'avez pas une scie dans votre étui à malice?
Poignet-d'Acier ayant répondu affirmativement.

—Eh bien! reprit Nick, nous allons rire. Vous m'avez dit que l'île était ovale…

—Triangulaire.

—Triangulaire, capitaine; ovale, triangulaire, ne fait rien, au reste. Elle me connaît, cette île. C'est moi qui l'ai descendue, il y a huit jours, avec Jean-le-Bon. Nous revenions de trapper au mont Sainte-Hélène. Nos canots s'étaient perdus. Nous avons remonté l'île qui se promenait sur la rivière, et, ma foi, nous nous en sommes servis comme d'un bateau, jusqu'à la gueule de la coulée. Arrivés là, un peuplier s'est cassé, est tombé à l'eau et a arrêté notre embarcation. Comme la prairie avait l'air d'être giboyeuse, nous avons aussi stopé pour chasser…

—Mais, interrompit. Villefranche, elle doit être à cette heure occupée par des Peaux-Rouges.

—C'est bien ainsi que je l'entends, ô Dieu, oui! Dès qu'il fera noir, je prendrai votre scie, me glisserai dans l'eau et, demain matin, les vermines s'éveilleront à douze ou quinze milles d'ici. Passage gratis, capitaine; j'espère que j'aurai droit à leur reconnaissance, oui bien, je le jure, votre serviteur!

L'explication du trappeur, tout étrange qu'elle puisse paraître, ne surprit pas Villefranche, car il savait que les fleuves de l'Amérique charrient souvent des îles considérables, que le courant pousse ça et là, jusqu'à ce qu'un barrage ou un bas-fond s'oppose à sa marche. Les îles sont formées, tantôt par des arbres que le vent a renversés dans l'eau et qui se sont accumulés les uns contre les autres, puis, en se pourrissant, ont donné naissance à la végétation, et tantôt par des lambeaux de terrains que des inondations ou la violence des torrents ont insensiblement détachés de la terre ferme et finalement emportés aux caprices des flots.

On les nomme, pour cette raison, des flottantes. Il en est qui embrassent un mille et même plus de superficie.

—Est-ce décidé? demanda Nick en voyant que Poignet-d'Acier réfléchissait.

—Oui, et je vous accompagnerai, répondit-il.

—Oh! pour cela, non, non, non! j'ai dit non, capitaine. Il faut que quelqu'un veille ici; ce quelqu'un ce sera vous.

Villefranche essaya de nouvelles objections. Nick Whiffles fit la sourde oreille.

Avec deux pins rabougris, qui avaient crû dans les fissures de la roche, ils dressèrent, à la hâte, une civière, y établirent Jacques et le transportèrent à une lieue environ au delà.

Les ombres de la nuit s'épandaient alors sur le district de la Colombie.

On entendait gronder les eaux de la Caoulis à une faible distance.

Les deux chasseurs déposèrent leur fardeau sur gazon et s'avancèrent en silence vers la rivière. A droite et à gauche, les crêtes du cañon étaient toujours perpendiculaires. Pour sortir du précipice, surtout la nuit, il fallait nécessairement traverser le murs d'eau. Mais une île dont la masse, d'un noir impénétrable, estompait plus vigoureusement les ténèbres, à deux ou trois cents mètres du rivage, barrait le passage.

—Votre scie, capitaine! dit Nick à voix basse, en plaçant sa carabine et ses pistolets sur la berge.

—Soyez prudent, recommanda Poignet-d'Acier, lui remettant une petite scie d'un pied de long qu'il avait dans son étui.

Sans se déshabiller et sans faire le plus léger bruit, le trappeur avait déjà plongé sous l'eau.

Une demi-heure s'écoula, une demi-heure de pénible attente pour Villefranche, qui, accoudé à la roche songeait aux terribles vicissitudes de son existence.

Des bouffées d'air plus vif, en lui cinglant tout à coup le visage, lui firent lever les yeux.

La masse opaque semblait s'être fondue dans la pénombre générale, et le rayon visuel n'était plus borné, en avant, que par le firmament et l'onde.

—Ouf! encore une maudite petite difficulté de moins pour votre serviteur! s'écria allègrement Nick Whiffles en émergeant de la rivière. Ça n'a pas été facile de s'en tirer, ô Dieu non! A bas, Calamité Chut, Infortune! fit-il à ses chiens qui gambadaient et grondaient de plaisir autour de lui. Je vous disais donc, capitaine, que je ne pouvais retrouver mon peuplier. Ils étaient bien une dizaine de Peaux-Rouges dans l'île, couchés comme des veaux sur la litière, ronflant comme des grenouilles dans un marais. Mais votre scie est fameuse, capitaine! En deux tours de mains l'arbre était en deux, et l'île s'en allait bellement à vau l'eau. Vont-ils faire une drôle de mine en s'éveillant demain, les coquins! Je voudrais, ma foi, bien assister à leur petit lever, oui bien, je le jure, votre serviteur!

—Ah! vous êtes un rude compagnon, aussi intelligent que résolu, dit
Villefranche.

Et il lui serra chaleureusement la main.

—Merci du compliment, Poignet-d'Acier, répondit Nick lui rendant son étreinte; d'un homme comme vous il m'honore. Mais nous n'avons pas fini. Avez-vous, une corde?

—J'ai les brides de nos chevaux.

—Bon, alors, très-bon, car je craignais…

—Qu'en voulez-vous faire?

—Vous allez voir, capitaine. La rivière a un demi-mille de large. Il faut, à toute force, la traverser maintenant; et votre domestique…

—Oh! je le porterai sur mon dos, dit Villefranche d'un ton dégagé.

—Vous en seriez capable. Mais j'ai un meilleur moyen. Nous attacherons une bride au corps de Calamité et d'Infortune, en laissant entre eux un intervalle de trois à quatre pieds. Notre blessé se placera milieu en se soutenant au cuir de la bride, et, comme cela, il passera aussi commodément que dans un canot.

—L'idée est ingénieuse; mais vos chiens…

—Mes chiens, capitaine, ils nous charrieraient tous les trois. Une fois, mon oncle, le grand voyageur dans l'Afrique centrale…

—Allons, ami Nick, à l'oeuvre! s'écria Poignet-d'Acier, qui prévoyait une histoire interminable.

La bride fut ajustée comme il avait été dit, sous le poitrail des deux mâtins, puis on les poussa à l'eau. Jacques se suspendit à la courroie entre Infortune et Calamité. Nick et Villefranche se mirent à nager derrière le singulier équipage.

La traversée était hasardeuse, car il faisait une nuit fort obscure et la rivière roulait de grosses vagues; mais, grâce à l'énergie des passagers et à la sagacité des chiens, elle s'effectua heureusement. A l'inverse de la rive septentrionale, la rive sud de la Caoulis est presque plate.

Après avoir abordé, les fugitifs prirent le blessé sur leurs épaules et allèrent camper à un mille à l'intérieur.

Le jour suivant, ils résolurent de remonter la Caoulis jusqu'à un gué, connu de Nick Whiffles, et de la retraverser pour chercher un refuge dans l'une des cavernes qui trouvent, à chaque place, la base du mont Sainte-Hélène, géant isolé derrière deux pitons de moindre hauteur et dont la tête altière étalait superbement, à une courte distance, son panache de neiges éternelles.

Jacques était abattu, dévoré par la fièvre.

En procédant au pansement, Villefranche s'aperçut que la plaie devenait gangréneuse. L'inflammation gagnait déjà l'aine. A cette vue, Nick secoua la tête en marmottant:

—Le compte du pauvre diable est réglé!

Cependant, Poignet-d'Acier conservait encore quelque espoir de le sauver. Qu'il pût arriver à un lieu sûr, avant que le délire ne s'emparât du malade, et peut-être, avec des soins et du repos, parviendrait-on à le guérir. Mais le salut de tous trois exigeait impérieusement qu'ils se remissent en route. On fabriqua un brancard, et Jacques fut porté par ses dévoués compagnons jusqu'à midi. Ils étaient, revenus sur le bord septentrional de la rivière, qu'ils avaient franchie presque à pied sec, et commençaient à gravir les premières rampes de la montagne. Le soleil dardait à plomb ses flèches sur cette contrée basaltique, aride, grisâtre et convulsionnée comme sont les abords d'un cratère.

La petite caravane suivait une ravine profondément encaissée, où se tordait tristement un mince filet d'eau, alimenté par la fonte des neiges supérieures.

Tout à coup Nick s'arrêta.

—Capitaine, dit-il, voyez-vous ces empreintes fraîches, sur la boue près du ruisseau? Les Indiens étaient ici ce matin, et voici deux pieds tournés en dehors. Ce sont ceux d'un blanc… de Joe. Je ne me trompe pas. Déposons notre homme ici, sous une roche. Il faut que je sache ce que cela signifie, car dans cette fondrière, on pourrait nous assommer comme des lapins au gîte.

—Vous avez, raison, répliqua Poignet-d'Acier.

Ils placèrent le blessé dans une sorte de grotte, ombragée par un acacia, tout près du ruisseau; Villefranche s'assit à son côté, et Nick, sa carabine à la main, grimpa lestement le talus du précipice et disparut au sommet.

—Jacques, appela Villefranche en prenant la main de son vieux serviteur.

Mais celui-ci ne l'entendait plus. Une congestion cérébrale s'était emparée de lui. Il parlait de femme séduite et tuée, de petits-enfants de son maître, d'Alfred et de Mariette, d'un scapulaire qu'il leur avait attaché au cou pour qu'un jour ils pussent être reconnus.

—Car, s'écriait-il, il est bon, M. Villefranche,… vous le savez bien, vous… Il retournera vers ces chers enfants de sa fille, et il les aimera comme Jacques les aime. Je vous le garantis… Il veut bien donner une pension à Alfred, pourquoi n'en donnerait-il pas une à Mariette?… Pourquoi? parce qu'elle est fille et qu'il n'aime pas les femmes, depuis la triste affaire de madame et de mademoiselle Adèle… Elle était bien belle, mademoiselle Adèle… Est-ce que vous l'avez vue? C'est comme madame… une brave dame… J'entends sonner des glas… On va l'enterrer… Monsieur l'a tuée. Je vous dis qu'il l'a tuée! Et il a bien fait… n'est-ce pas?… Cet Hermisson avait trompé mademoiselle Adèle…

    A la claire fontaine,
    M'en allant promener,
    Je trouvai l'eau si belle,
    Que…

—Ohé! qui est-ce qui vient ici?… Bonjour, petite Merellum…—Veux-tu un gâteau de maïs, mon enfant?… Les Indiens, monsieur, ils ont décampé… Les voyez-vous?… Je ne suis pas blessé. Non, monsieur… non…

Il continua de divaguer ainsi jusqu'à cinq heures du soir. Puis le râle commença; à six heures, le brave serviteur rendit son âme à Dieu.

Villefranche, qui avait suivi cette agonie avec des angoisses poignantes, quoique son visage demeurât impassible, Villefranche sentit alors une larme sous sa paupière.

—Je n'avais qu'une faiblesse, mon affection pour ce pauvre vieillard; la voilà morte avec lui, murmura-t-il; mais il me reste une grande passion, ma haine pour l'Angleterre; à nous deux maintenant!

Un moment après, il ajouta:

—Je ne veux pourtant pas abandonner son cadavre aux Indiens ou aux bêtes fauves. Je vais l'enterrer.

Il chercha un endroit où le sol fût assez mou pour y creuser une fosse, et, croyant l'avoir trouvé, il se mit à fouiller la terre avec son couteau. Mais, soudain, la lame s'émoussa contre un corps dur. Poignet-d'Acier enfonça sa main dans le trou pour en extraire l'objet qui avait arrêté son instrument. C'était un caillou ovoide, rugueux, tout constellé de paillettes jaunes, qui étincelaient aux rayons du soleil, malgré la fange dont il était souillé. La main frissonnante, le coeur palpitant, le front baigné de sueur, Poignet d'Acier l'approcha de ses yeux grands ouverts.

—De l'or! une mine d'or! Je suis sur une mine d'or! s'écria-t-il avec un accent impossible à traduire, en tressaillant de tous ses membres.