— Vous avez bien des ennemis, lui dit Clotilde en lui présentant une tasse de thé. On est venu dire à mon père que vous jouissiez de soixante mille francs de dettes, que d’ici à quelque temps vous auriez Sainte-Pélagie pour château de plaisance. Et si vous saviez ce que toutes ces calomnies me valent... Tout cela tombe sur moi. Je ne vous parle pas de ce que je souffre (mon père a des regards qui me crucifient), mais de ce que vous devez souffrir, si cela se trouvait, le moins du monde, vrai...
— Ne vous préoccupez point de ces niaiseries, aimez-moi comme je vous aime, et faites-moi crédit de quelques mois, répondit Lucien en replaçant sa tasse vide sur le plateau d’argent ciselé.
— Ne vous montrez pas à mon père, il vous dirait quelque impertinence ; et comme vous ne la souffririez pas, nous serions perdus... Cette méchante marquise d’Espard lui a dit que votre mère avait gardé les femmes en couche, et que votre sœur était repasseuse...
— Nous avons été dans la plus profonde misère, répondit Lucien à qui des larmes vinrent aux yeux. Ceci n’est pas de la calomnie, mais de la bonne médisance. Aujourd’hui ma sœur est plus que millionnaire, et ma mère est morte depuis deux ans..... On avait réservé ces renseignements pour le moment où je serais sur le point de réussir ici...
— Mais qu’avez-vous fait à madame d’Espard ?
— J’ai eu l’imprudence de raconter plaisamment, chez madame de Sérizy, devant monsieur de Grandville, l’histoire du procès qu’elle faisait à son mari pour en obtenir l’interdiction et qui m’avait été confié par Bianchon. L’opinion de monsieur de Grandville a fait changer celle du Garde-des-sceaux. L’un et l’autre, ils ont reculé devant la Gazette des Tribunaux, devant le scandale, et la marquise a eu sur les doigts dans les motifs du jugement qui a mis fin à cette horrible affaire. Si monsieur de Sérizy a commis une indiscrétion qui m’a fait de la marquise une ennemie mortelle, j’y ai gagné sa protection, celle du Procureur général et du comte Octave de Bauvan à qui madame de Sérizy a dit le péril où ils m’avaient mis en laissant apercevoir la source d’où venaient leurs renseignements. Monsieur le marquis d’Espard a eu la maladresse de me faire une visite en me regardant comme la cause du gain de cet infâme procès.
— Je vais nous délivrer de madame d’Espard, dit Clotilde.
— Eh ! comment ? s’écria Lucien.
— Ma mère invitera les petits d’Espard qui sont charmants et déjà bien grands. Le père et ses deux fils chanteront ici vos louanges, nous sommes bien sûrs de ne jamais voir leur mère...
— Oh ! Clotilde, vous êtes adorable, et si je ne vous aimais pas pour vous-même, je vous aimerais pour votre esprit.
— Ce n’est pas de l’esprit, dit-elle en mettant tout son amour sur ses lèvres. Adieu. Soyez quelques jours sans venir. Quand vous me verrez à Saint-Thomas-d’Aquin avec une écharpe rose, mon père aura changé d’humeur.
Cette jeune personne avait évidemment plus de vingt-sept ans.
Lucien prit un fiacre à la rue de la Planche, le quitta sur les boulevards, en prit un autre à la Madeleine et lui recommanda de demander la porte rue Taitbout. A onze heures, en entrant chez Esther, il la trouva tout en pleurs, mais mise comme elle se mettait pour lui faire fête ! Elle attendait son Lucien couchée sur un divan de satin blanc broché de fleurs jaunes, vêtue d’un délicieux peignoir en mousseline des Indes, à nœuds de rubans couleur cerise, sans corset, les cheveux simplement attachés sur sa tête, les pieds dans de jolies pantoufles de velours doublées de satin cerise, toutes les bougies allumées et le houka prêt ; mais elle n’avait pas fumé le sien, qui restait sans feu devant elle, comme un indice de sa situation. En entendant ouvrir les portes, elle essuya ses larmes, bondit comme une gazelle et enveloppa Lucien de ses bras comme un tissu qui, saisi par le vent, s’entortillerait à un arbre.
— Séparés, dit-elle, est-il vrai ?...
— Bah ! pour quelques jours, répondit Lucien.
Esther lâcha Lucien et retomba sur le divan comme morte. En ces situations, la plupart des femmes babillent comme des perroquets ! Ah ! elles vous aiment !... Après cinq ans, elles sont au lendemain de leur premier jour de bonheur, elles ne peuvent pas vous quitter, elles sont sublimes d’indignation, de désespoir, d’amour, de colère, de regrets, de terreur, de chagrin, de pressentiments ! Enfin, elles sont belles comme une scène de Shakspeare. Mais, sachez-le bien ! ces femmes-là n’aiment pas. Quand elles sont tout ce qu’elles disent être, quand enfin elles aiment véritablement, elles font comme fit Esther, comme font les enfants, comme fait le véritable amour : Esther ne disait pas une parole, elle gisait la face dans les coussins, et pleurait à chaudes larmes. Lucien, lui, s’efforçait de soulever Esther et lui parlait.
— Mais, enfant, nous ne sommes pas séparés... Comment, après bientôt quatre ans de bonheur, voilà ta manière de prendre une absence ? Eh ! qu’ai-je donc fait à toutes ces filles-là ?... se dit-il en se souvenant d’avoir été aimé ainsi par Coralie.
— Ah ! monsieur, vous êtes bien beau, dit Europe.
Les sens ont leur beau idéal. Quand à ce beau si séduisant se joignent la douceur de caractère, la poésie qui distinguaient Lucien, on peut concevoir la folle passion de ces créatures éminemment sensibles aux dons naturels extérieurs, et si naïves dans leur admiration. Esther sanglotait doucement, et restait dans une pose où se trahissait une extrême douleur.
— Mais, petite bête, dit Lucien, ne t’a-t-on pas dit qu’il s’agissait de ma vie !...
A ce mot dit exprès par Lucien, Esther se dressa comme une bête fauve, ses cheveux dénoués entourèrent sa sublime figure comme d’un feuillage. Elle regarda Lucien d’un œil fixe.
— De ta vie !... s’écria-t-elle en levant les bras et les laissant retomber par un geste qui n’appartient qu’aux filles en danger. Mais c’est vrai, le mot de ce sauvage parle de choses graves.
Elle tira de sa ceinture un méchant papier, mais elle vit Europe, et lui dit : — Laisse-nous, ma fille.
Quand Europe eut fermé la porte : — Tiens, voici ce qu’il m’écrit, reprit-elle en tendant à Lucien une lettre que l’abbé venait d’envoyer et que Lucien lut à haute voix.
« Vous partirez demain à cinq heures du matin, on vous conduira chez un Garde au fond de la forêt de Saint-Germain, vous y occuperez une chambre au premier étage. Ne sortez pas de cette chambre jusqu’à ce que je le permette, vous n’y manquerez de rien. Le Garde et sa femme sont sûrs. N’écrivez pas à Lucien. Ne vous mettez pas à la fenêtre pendant le jour ; mais vous pouvez vous promener pendant la nuit sous la conduite du Garde, si vous avez envie de marcher. Tenez les stores baissés pendant la route : il s’agit de la vie de Lucien.
» Lucien viendra ce soir vous dire adieu, brûlez ceci devant lui... »
Lucien brûla sur-le-champ ce billet à la flamme d’une bougie.
— Écoute, mon Lucien, dit Esther après avoir entendu la lecture de ce billet comme un criminel écoute celle de son arrêt de mort, je ne te dirai pas que je t’aime, ce serait une bêtise.... Voici cinq ans bientôt qu’il me semble aussi naturel de t’aimer que de respirer, de vivre.... Le premier jour où mon bonheur a commencé sous la protection de cet être inexplicable, qui m’a mise ici comme on met une petite bête curieuse dans une cage, j’ai su que tu devais te marier. Le mariage est un élément nécessaire de ta destinée, et Dieu me garde d’arrêter les développements de ta fortune. Ce mariage est ma mort. Mais je ne t’ennuierai point ; je ne ferai pas comme les grisettes qui se tuent à l’aide d’un réchaud de charbon, j’en ai eu assez d’une fois ; et, deux fois, ça écœure, comme dit Mariette. Non : je m’en irai bien loin, hors de France. Asie a des secrets de son pays, elle m’a promis de m’apprendre à mourir tranquillement. On se pique, paf ! tout est fini. Je ne demande qu’une seule chose, mon ange adoré, c’est de ne pas être trompée. J’ai mon compte de la vie : j’ai eu, depuis le jour où je t’ai vu, en 1824, jusqu’aujourd’hui, plus de bonheur qu’il n’en tient dans dix existences de femmes heureuses. Ainsi, prends-moi pour ce que je suis : une femme aussi forte que faible. Dis-moi : « Je me marie. » Je ne te demande plus qu’un adieu bien tendre, et tu n’entendras plus jamais parler de moi.
Il y eut un moment de silence après cette déclaration, dont la sincérité ne peut se comparer qu’à la naïveté des gestes et de l’accent.
— S’agit-il de ton mariage ? dit-elle en plongeant un de ses regards fascinateurs et brillants comme la lame d’un poignard dans les yeux bleus de Lucien.
— Voici dix-huit mois que nous travaillons à mon mariage, et il n’est pas encore conclu, répondit Lucien, je ne sais pas quand il pourra se conclure ; mais il ne s’agit pas de cela, ma chère petite... il s’agit de l’abbé, de moi, de toi... nous sommes sérieusement menacés... Nucingen t’a vue...
— Oui, dit-elle, à Vincennes, il m’a donc reconnue ?...
— Non, répondit Lucien, mais il est amoureux de toi à en perdre sa caisse. Après dîner, quand il t’a dépeinte en parlant de votre rencontre, j’ai laissé échapper un sourire involontaire, imprudent, car je suis au milieu du monde comme le sauvage au milieu des piéges d’une tribu ennemie. L’abbé, qui m’évite la peine de penser, trouve cette situation dangereuse, il se charge de rouer Nucingen si Nucingen s’avise de nous espionner, et le baron en est bien capable ; il m’a parlé de l’impuissance de la police. Tu as allumé un incendie dans une vieille cheminée pleine de suie...
— Et que veut faire l’abbé ? dit Esther tout doucement.
— Je n’en sais rien, il m’a dit de dormir sur mes deux oreilles, répondit Lucien sans oser regarder Esther.
— S’il en est ainsi, j’obéis avec cette soumission canine dont je fais profession, dit Esther qui passa son bras à celui de Lucien et l’emmena dans sa chambre en lui disant : — As-tu bien dîné, mon Lulu, chez cet infâme Nucingen ?
— La cuisine d’Asie empêche de trouver un dîner bon, quelque célèbre que soit le chef de la maison où l’on dîne, mais Carême avait fait le dîner comme tous les dimanches.
Lucien comparait involontairement Esther à Clotilde. La maîtresse était si belle, si constamment charmante qu’elle n’avait pas encore laissé approcher le monstre qui dévore les plus robustes amours : la satiété !
— Quel dommage, se dit-il, de trouver sa femme en deux volumes ! d’un côté, la poésie, la volupté, l’amour, le dévouement, la beauté, la gentillesse.....
Esther furetait comme furètent les femmes avant de se coucher, elle allait et revenait, elle papillonnait en chantant. Vous eussiez dit d’un colibri.
—... De l’autre, la noblesse du nom, la race, les honneurs, le rang, la science du monde !... Et aucun moyen de les réunir en une seule personne ! s’écria Lucien.
Le lendemain, à sept heures du matin, en s’éveillant dans cette charmante chambre rose et blanche, le poète se trouva seul. Quand il eut sonné, la fantastique Europe accourut.
— Que veut monsieur ?
— Esther !
— Madame est partie à quatre heures trois quarts. D’après les ordres de monsieur l’abbé, j’ai reçu franc de port un nouveau visage.
— Une femme ?...
— Non, monsieur, une Anglaise... une de ces femmes qui vont en journée la nuit, et nous avons ordre de la traiter comme si c’était madame ; qu’est-ce que monsieur veut en faire ?... Pauvre Madame, elle s’est mise à pleurer quand elle est montée en voiture.. « Enfin, il le faut !... s’est-elle écriée. J’ai quitté ce pauvre chat pendant qu’il dormait, m’a-t-elle dit en essuyant ses larmes ; Europe, s’il m’avait regardée ou s’il avait prononcé mon nom, je serais restée, quitte à mourir avec lui... » Tenez, monsieur, j’aime tant madame, que je ne lui ai pas montré sa remplaçante, il y a bien des femmes de chambre qui lui en auraient donné le crève-cœur.
— L’inconnue est donc là ?...
— Mais, monsieur, elle était dans la voiture qui a emmené madame, et je l’ai cachée dans ma chambre.
— Est-elle bien ?
— Aussi bien que peut l’être une femme d’occasion, fit Europe, mais elle n’aura pas de peine à jouer son rôle, si monsieur y met du sien.
Après ce sarcasme, Europe alla chercher la fausse Esther.
La veille, avant de se coucher, le tout-puissant banquier avait donné ses ordres à son valet de chambre qui, dès sept heures, introduisait le fameux Louchard, le plus habile des Gardes du Commerce dans un petit salon où vint le baron en robe de chambre et en pantoufles...
— Fus fus êdes mogué te moi ! dit-il en réponse aux salutations du Garde.
— Ça ne pouvait pas être autrement, monsieur le baron. Je tiens à ma Charge, et j’ai eu l’honneur de vous dire que je ne pouvais pas me mêler d’une affaire étrangère à mes fonctions. Que vous ai-je promis ? de vous mettre en relation avec celui de nos agents qui m’a paru le plus capable de vous servir. Mais monsieur le baron connaît les démarcations qui existent entre les gens de différents métiers... Quand on bâtit une maison, on ne fait pas faire à un menuisier ce qui regarde le serrurier. Eh ! bien, il y a deux polices : la Police Politique, la Police Judiciaire. Jamais les agents de la Police Judiciaire ne se mêlent de Police Politique, et vice versa. Si vous vous adressiez au chef de la Police Politique, il lui faudrait une autorisation du ministre pour s’occuper de votre affaire, et vous n’oseriez pas l’expliquer au Directeur-général de la police du Royaume. Un agent qui ferait de la police pour son compte perdrait sa place. Or, la Police Judiciaire est tout aussi circonspecte que la Police Politique. Ainsi personne, au Ministère de l’Intérieur ou à la Préfecture, ne marche que dans l’intérêt de l’État ou dans l’intérêt de la Justice. S’agit-il d’un complot ou d’un crime, eh ! mon Dieu, les chefs vont être à vos ordres ; mais comprenez donc, monsieur le baron, qu’ils ont d’autres chats à fouetter que de s’occuper des cinquante mille amourettes de Paris. Quant à nous autres, nous ne devons nous mêler que de l’arrestation des débiteurs ; et, dès qu’il s’agit d’autre chose, nous nous exposons énormément dans le cas où nous troublerions la tranquillité de qui que ce soit. Je vous ai envoyé un de mes gens, mais en vous disant que je n’en répondais pas ; vous lui avez dit de vous trouver une femme dans Paris, Contenson vous a carotté un billet de mille, sans seulement se déranger. Autant valait chercher une aiguille dans la rivière que de chercher dans Paris une femme soupçonnée d’aller au bois de Vincennes, et dont le signalement ressemblait à celui de toutes les jolies femmes de Paris.
— Gondanzon (Contenson), dit le baron, ne bouffait-ile bas me tire la féridé, au lier te me garodder ein pilet te mile vrancs ?
— Écoutez, monsieur le baron, dit Louchard, voulez-vous me donner mille écus, je vais vous donner... vous vendre un conseil.
— Faud-il mile égus le gonzeil ? demanda Nucingen.
— Je ne me laisse pas attraper, monsieur le baron, répondit Louchard. Vous êtes amoureux, vous voulez découvrir l’objet de votre passion, vous en séchez comme une laitue sans eau. Il est venu chez vous hier, m’a dit votre valet de chambre, deux médecins qui vous trouvent en danger ; moi seul puis vous mettre entre les mains d’un homme habile... Eh ! que diable ! si votre vie ne valait pas mille écus...
— Tiddes-moi le nom de cedde ôme hapile, et gondez sir ma chénérosité !
Louchard prit son chapeau, salua, s’en alla.
— Tiaple t’homme ! s’écria Nucingen, fennez ?.. dennez...
— Prenez garde, dit Louchard avant de prendre l’argent, que je vous vends purement et simplement un renseignement. Je vous donnerai le nom, l’adresse du seul homme capable de vous servir, mais c’est un maître...
— Fa de vaire viche ! s’écria Nucingen, il n’y a que le nom te Rotschild qui faille mile égus, ed encore quant ille ette zigné au pas t’ein pilet... — Ch’ovre mile vrancs ?
Louchard, petit finaud qui n’avait pu traiter d’aucune charge d’avoué, de notaire, d’huissier, ni d’agréé, guigna le baron d’une manière significative.
— Pour vous, c’est mille écus ou rien, vous les reprendrez en quelques secondes à la Bourse, lui dit-il.
— Ch’ovre mile vrans. !... répéta le baron.
— Vous marchanderiez une mine d’or ! dit Louchard en saluant et se retirant.
— Ch’aurai l’attresse pir ein pilet te sainte sant vrans, s’écria le baron qui dit à son valet de chambre de lui envoyer son secrétaire.
Turcaret n’existe plus. Aujourd’hui le plus grand comme le plus petit banquier déploie son astuce dans les moindres choses : il marchande les arts, la bienfaisance, l’amour, il marchanderait au pape une absolution. Ainsi, en écoutant parler Louchard, Nucingen avait rapidement pensé que Contenson, étant le bras droit du Garde du Commerce, devait savoir l’adresse de ce Maître en espionnage. Contenson lâcherait pour cinq cents francs ce que Louchard voulait vendre mille écus. Cette rapide combinaison prouve énergiquement que si le cœur de cet homme était envahi par l’amour, la tête restait encore celle d’un Loup-cervier.
— Hâlez, fis même, mennesier, dit le baron à son secrétaire, ghez Gondanzon, l’esbion te Lichard le Carte ti Gommerce, maisse hâlez an gaprioledde, pien fidde, et hamnez-leu eingondinend. Chattends !... Vus basserez bar la borde ti chartin. — Foissi la glef,— gar il edde idile que berzonne ne foye ced homme-là ghez moi. Fous l’indrotuirez tans la bedite paffillon ti chartin. Dâgez te vaire ma gommission, afec indellichance.
On vint parler d’affaires à Nucingen ; mais il attendait Contenson, il rêvait d’Esther, il se disait qu’avant peu de temps il reverrait la femme à laquelle il avait dû des émotions inespérées. Et il renvoya tout le monde avec des paroles vagues, avec des promesses à double sens. Contenson lui paraissait l’être le plus important de Paris, il regardait à tout moment dans son jardin. Enfin, après avoir donné l’ordre de fermer sa porte, il se fit servir son déjeuner dans le pavillon qui se trouvait à l’un des angles de son jardin. Dans les bureaux, la conduite, les hésitations du plus madré, du plus clairvoyant, du plus politique des banquiers de Paris, paraissaient inexplicables.
— Qu’a donc le patron ? disait un Agent-de-change à l’un des premiers commis.
— On ne sait pas, il paraît que sa santé donne des inquiétudes ; hier, madame la baronne a réuni les docteurs Desplein et Bianchon...
Un jour, des étrangers voulurent voir Newton dans un moment où il était occupé à médicamenter un de ses chiens nommé Beauty, qui lui perdit, comme on sait, un immense travail, et à laquelle (Beauty était une chienne) il ne dit pas autre chose que : — Ah ! Beauty, tu ne sais pas ce que tu viens de détruire... Les étrangers s’en allèrent en respectant les travaux du grand homme. Dans toutes les existences grandioses, on trouve une petite chienne Beauty. Quand le maréchal de Richelieu vint saluer Louis XV, après la prise de Mahon, un des plus grands faits d’armes du dix-huitième siècle, le roi lui dit : — « Vous savez la grande nouvelle ?... ce pauvre Lansmatt est mort ! » Lansmatt était un concierge au fait des intrigues du roi. Jamais les banquiers de Paris ne surent les obligations qu’ils avaient à Contenson. Cet espion fut cause que Nucingen laissa conclure une affaire immense où sa part était faite, et qu’il leur abandonna. Tous les jours le Loup-cervier pouvait viser une fortune avec l’artillerie de la Spéculation, tandis que l’Homme était aux ordres du Bonheur !
Le célèbre banquier prenait du thé, grigottait quelques tartines de beurre en homme dont les dents n’étaient plus aiguisées par l’appétit depuis long-temps, quand il entendit une voiture arrêtant à la petite porte de son jardin. Bientôt le secrétaire de Nucingen lui présenta Contenson, qu’il n’avait pu trouver que dans un café près de Sainte-Pélagie, où l’agent déjeunait du pour-boire donné par un débiteur incarcéré avec certains égards qui se paient. Contenson, voyez-vous, était tout un poème, un poème parisien. A son aspect, vous eussiez deviné de prime abord que le Figaro de Beaumarchais, le Mascarille de Molière, les Frontin de Marivaux et les Lafleur de Dancourt, ces grandes expressions de l’audace dans la friponnerie, de la ruse aux abois, du stratagème renaissant de ses ficelles coupées, sont quelque chose de médiocre en comparaison de ce colosse d’esprit et de misère. Quand, à Paris, vous rencontrez un type, ce n’est plus un homme, c’est un spectacle ! ce n’est plus un moment de la vie, mais une existence, plusieurs existences ! Cuisez trois fois dans un four un buste de plâtre, vous obtenez une espèce d’apparence bâtarde de bronze florentin ; eh ! bien, les éclairs de malheurs innombrables, les nécessités de positions terribles avaient bronzé la tête de Contenson comme si la sueur d’un four eût, par trois fois, déteint sur son visage. Les rides très-pressées ne pouvaient plus se déplisser, elles formaient des plis éternels, blancs au fond. Cette figure jaune était tout rides. Le crâne, semblable à celui de Voltaire, avait l’insensibilité d’une tête de mort, et, sans quelques cheveux à l’arrière, on eût douté qu’il fût celui d’un homme vivant. Sous un front immobile, s’agitaient, sans rien exprimer, des yeux de Chinois exposés sous verre à la porte d’un magasin de thé, des yeux factices qui jouent la vie, et dont l’expression ne change jamais. Le nez, camus comme celui de la mort, narguait le Destin, et la bouche, serrée comme celle d’un avare, était toujours ouverte et néanmoins discrète comme le rictus d’une boîte à lettres. Calme comme un sauvage, les mains hâlées, Contenson, petit homme sec et maigre, avait cette attitude diogénique pleine d’insouciance qui ne peut jamais se plier aux formes du respect. Et quels commentaires de sa vie et de ses mœurs n’étaient pas écrits dans son costume, pour ceux qui savent déchiffrer un costume ?... Quel pantalon surtout !... un pantalon de recors, noir et luisant comme l’étoffe dite voile avec laquelle on fait les robes d’avocats !.. un gilet acheté au Temple, mais à châle et brodé !.. un habit d’un noir rouge !.. Et tout cela brossé, quasi propre, orné d’une montre attachée par une chaîne en chrysocale. Contenson laissait voir une chemise de percale jaune, plissée, sur laquelle brillait un faux diamant en épingle ! Le col de velours ressemblait à un carcan, sur lequel débordaient les plis rouges d’une chair de caraïbe. Le chapeau de soie était luisant comme du satin, mais la coiffe eût rendu de quoi faire deux lampions si quelque épicier l’eût acheté pour le faire bouillir. Ce n’est rien que d’énumérer ces accessoires, il faudrait pouvoir peindre l’excessive prétention que Contenson savait leur imprimer. Il y avait je ne sais quoi de coquet dans le col de l’habit, dans le cirage tout frais des bottes à semelles entrebâillées, qu’aucune expression française ne peut rendre. Enfin, pour faire entrevoir ce mélange de tons si divers, un homme d’esprit aurait compris, à l’aspect de Contenson, que, si au lieu d’être mouchard il eût été voleur, toutes ces guenilles, au lieu d’attirer le sourire sur les lèvres, eussent fait frissonner d’horreur. Sur le costume, un observateur se fût dit : — Voilà un homme infâme, il boit, il joue, il a des vices, mais il ne se soûle pas, mais il ne triche pas, ce n’est ni un voleur, ni un assassin. Et Contenson était vraiment indéfinissable jusqu’à ce que le mot espion fût venu dans la pensée. Cet homme avait fait autant de métiers inconnus qu’il y en a de connus. Le fin sourire de ses lèvres pâles, le clignement de ses yeux verdâtres, la petite grimace de son nez camus, disaient qu’il ne manquait pas d’esprit. Il avait un visage de fer-blanc, et l’âme devait être comme le visage. Aussi ses mouvements de physionomie étaient-ils des grimaces arrachées par la politesse, plutôt que l’expression de ses mouvements intérieurs. Il eût effrayé, s’il n’eût pas fait tant rire. Contenson, un des plus curieux produits de l’écume qui surnage aux bouillonnements de la cuve parisienne, où tout est en fermentation, se piquait surtout d’être philosophe. Il disait sans amertume : — J’ai de grands talents, mais on les a pour rien, c’est comme si j’étais un crétin ! Et il se condamnait au lieu d’accuser les hommes. Trouvez beaucoup d’espions qui n’aient pas plus de fiel que n’en avait Contenson ? — Les circonstances sont contre nous, répétait-il à ses chefs, nous pouvions être du cristal, nous restons grains de sable, voilà tout. Son cynisme en fait de costume avait un sens : il tenait aussi peu à son habillement de ville que les acteurs tiennent au leur ; il excellait à se déguiser, à se grimer ; il eût donné des leçons à Frédérick Lemaître, car il pouvait se faire dandy quand il le fallait. Il manifestait une profonde antipathie pour la Police Judiciaire, car il avait appartenu sous l’Empire à la police de Fouché, qu’il regardait comme un grand homme. Depuis la suppression du Ministère de la Police, il avait pris pour pis-aller la partie des arrestations commerciales ; mais ses capacités connues, sa finesse en faisaient un instrument précieux, et les chefs inconnus de la Police Politique avaient maintenu son nom sur leurs listes. Contenson, de même que ses camarades, n’était qu’un des comparses du drame dont les premiers rôles appartenaient à leurs chefs, quand il s’agissait d’un travail politique.
— Hâlés fis-en, dit Nucingen en renvoyant son secrétaire par un geste.
— Pourquoi cet homme est-il dans un hôtel et moi dans un garni.... se disait Contenson. Il a trois fois roué ses créanciers, il a volé, moi je n’ai jamais pris un denier... J’ai plus de talent qu’il n’en a...
— Gondanson, mon bedid, dit le baron, vûs m’affesse garoddé ein pilet te mile vrancs...
— Ma maîtresse devait à Dieu et au diable...
— Ti has eine maîtresse ? s’écria Nucingen en regardant Contenson avec une admiration mêlée d’envie.
— Je n’ai que soixante-six ans, répondit Contenson en homme que le Vice avait maintenu jeune, comme un fatal exemple.
— Et que vaid-elle ?
— Elle m’aide, dit Contenson. Quand on est voleur et qu’on est aimé par une honnête femme, ou elle devient voleuse, ou l’on devient honnête homme. Moi, je suis resté mouchard.
— Ti has pessoin t’archant, tuchurs ! demanda Nucingen.
— Toujours, répondit Contenson en souriant, c’est mon état d’en désirer, comme le vôtre est d’en gagner ; nous pouvons nous entendre : ramassez-m’en, je me charge de le dépenser. Vous serez le puits et moi le seau...
— Feux-du cagner ein pilet te sainte saint vrans ?
— Belle question ! mais suis-je bête ?... vous ne me l’offrez pas pour réparer l’injustice de la fortune à mon égard.
— Di tutte, ché le choins au pilet te mile ké ti m’has ghibbé : ça vait kinse sante vrancs ke che de tonne.
— Bien, vous me donnez les mille francs que j’ai pris, et vous ajoutez cinq cents francs...
— C’esde pien ça, fit Nucingen en hochant la tête.
— Ça ne fait toujours que cinq cents francs, dit imperturbablement Contenson.
— A tonner ?... répondit le baron.
— A prendre. Eh ! bien, contre quelle valeur monsieur le baron échange-t-il cela ?
— On m’a did qu’il y affait à Baris ein ôme gabaple te tégoufrir la phâme que chaime, et queu tu sais son hatresse... Envin ein maîdre en esbionache ?
— C’est vrai...
— Eh ! pien, tonne-moi l’hatresse, et ti hâs les saint sante vrancs.
— Où sont-ils ? répondit vivement Contenson.
— Les foissi, reprit le baron en tirant un billet de sa poche.
— Eh ! bien, donnez, dit Contenson en tendant la main.
— Tonnant, tonnant, hâlons foir l’ôme, et ti has l’archant, gar ti bourrais me fendre peaugoub t’atresses à ce brix-là.
Contenson se mit à rire.
— Au fait, vous avez le droit de penser cela de moi, dit-il en ayant l’air de se gourmander. Plus notre état est canaille, plus il y faut de probité. Mais, voyez-vous, monsieur le baron, mettez six cents francs, et je vous donnerai un bon conseil.
— Tonne, et vie-toi à ma chenerosidé...
— Je me risque, dit Contenson ; mais je joue gros jeu. En police, voyez-vous, il faut aller sous terre. Vous dites : Allons, marchons !... Vous êtes riche, vous croyez que tout cède à l’argent. L’argent est bien quelque chose. Mais, avec de l’argent, selon les deux ou trois hommes forts de notre partie, on n’a que des hommes. Et il existe des choses, auxquelles on ne pense point, qui ne peuvent pas s’acheter !... On ne soudoie pas le hasard. Aussi, en bonne police, ça ne se fait-il pas ainsi. Voulez-vous vous montrer avec moi en voiture ? on sera rencontré. On a le hasard tout aussi bien pour soi que contre soi.
— Frai ? dit le baron.
— Dame ! oui, monsieur. C’est un fer à cheval ramassé dans la rue qui a mené le Préfet de police à la découverte de la machine infernale. Eh ! bien, quand nous irions ce soir, à la nuit, en fiacre chez monsieur de Saint-Germain, il ne se soucierait pas plus de vous voir entrant chez lui que vous d’être vu y allant.
— C’esd chiste, dit le baron.
— Ah ! c’est le fort des forts, le second du fameux Corentin, le bras droit de Fouché, que d’aucuns disent son fils naturel, il l’aurait eu étant prêtre ; mais c’est des bêtises : Fouché savait être prêtre, comme il a su être ministre. Eh ! bien, vous ne ferez pas travailler cet homme-là, voyez-vous, à moins de dix billets de mille francs... pensez y... Mais votre affaire sera faite, et bien faite. Ni vu ni connu, comme on dit. Je devrai prévenir monsieur de Saint-Germain, et il vous assignera quelque rendez-vous dans un endroit où personne ne pourra rien voir ni rien entendre, car il court des dangers à faire de la police pour le compte des particuliers. Mais, que voulez-vous ?... c’est un brave homme, le roi des hommes, et un homme qui a essuyé de grandes persécutions, et pour avoir sauvé la France, encore !...
— Ai pien, di m’egriras l’hire tu Percher, dit le baron en souriant de cette vulgaire plaisanterie.
— Monsieur le baron ne me graisse pas la patte ?... dit Contenson avec un air à la fois humble et menaçant.
— Chant, cria le baron à son jardinier, fa temanter fint vrancs à Cheorche, et abborde-les moi...
— Si monsieur le baron n’a pas d’autres renseignements que ceux qu’il m’a donnés, je doute cependant que le maître puisse lui être utile.
— Chen ai t’audres ! répondit le baron d’un air fin.
— J’ai l’honneur de saluer monsieur le baron, dit Contenson en prenant la pièce de vingt francs, j’aurai l’honneur de venir dire à Georges où monsieur devra se trouver ce soir, car il ne faut jamais rien écrire en bonne police.
— C’edde trolle gomme ces caillarts onte de l’esbrit, se dit le baron, c’edde en bolice, dou gomme tans les avvaires.
En quittant le baron, Contenson alla tranquillement de la rue Saint-Lazare à la rue Saint-Honoré, jusqu’au café David ; il y regarda par les carreaux, et aperçut un vieillard connu là sous le nom du père Canquoëlle.
Le café David, situé rue de la Monnaie au coin de la rue Saint-Honoré, a joui pendant les trente premières années de ce siècle d’une sorte de célébrité, circonscrite d’ailleurs au quartier dit des Bourdonnais. Là se réunissaient les vieux négociants retirés ou les gros commerçants encore en exercice : les Camusot, les Lebas, les Pillerault, les Popinot, quelques propriétaires comme le petit père Molineux. On y voyait de temps en temps le vieux père Guillaume qui y venait de la rue du Colombier. On y parlait politique entre soi, mais prudemment, car l’opinion du café David était le libéralisme. On s’y racontait les cancans du quartier, tant les hommes éprouvent le besoin de se moquer les uns des autres !... Ce café, comme tous les cafés d’ailleurs, avait son personnage original dans ce père Canquoëlle, qui y venait depuis l’année 1811, et qui paraissait être si parfaitement en harmonie avec les gens probes réunis là, que personne ne se gênait pour parler politique en sa présence. Quelquefois ce bonhomme, dont la simplicité fournissait beaucoup de plaisanteries aux habitués, avait disparu pour un ou deux mois ; mais ses absences, toujours attribuées à ses infirmités ou à sa vieillesse, car il parut dès 1811 avoir passé l’âge de soixante ans, n’étonnaient jamais personne.
— Qu’est donc devenu le père Canquoëlle ?... disait-on à la dame du comptoir.
— J’ai dans l’idée, répondait-elle, qu’un beau jour nous apprendrons sa mort par les Petites-Affiches.
Le père Canquoëlle donnait dans sa prononciation un perpétuel certificat de son origine, il disait une estatue, espécialle, le peuble, et ture pour turc. Son nom était celui d’un petit bien appelé Les Canquoëlles, mot qui signifie hanneton dans quelques provinces, et situé dans le département de Vaucluse, d’où il était venu. On avait fini par dire Canquoëlle au lieu de des Canquoëlles, sans que le bonhomme s’en fâchât, la noblesse lui semblait morte en 1793 ; d’ailleurs le fief des Canquoëlles ne lui appartenait pas, il était cadet d’une branche cadette. Aujourd’hui la mise du père Canquoëlle semblerait étrange ; mais, de 1811 à 1820, elle n’étonnait personne. Ce vieillard portait des souliers à boucles en acier à facettes, des bas de soie à raies circulaires alternativement blanches et bleues, une culotte en pou-de-soie à boucles ovales pareilles à celles des souliers, quant à la façon. Un gilet blanc à broderie, un vieil habit de drap verdâtre-marron à boutons de métal et une chemise à jabot plissé dormant complétaient ce costume. A moitié du jabot brillait un médaillon en or où se voyait sous verre un petit temple en cheveux, une de ces adorables petitesses de sentiment qui rassurent les hommes, tout comme un épouvantail effraie les moineaux. La plupart des hommes, comme les animaux, s’effraient et se rassurent avec des riens. La culotte du père Canquoëlle se soutenait par une boucle qui, selon la mode du dernier siècle, la serrait au-dessus de l’abdomen. De la ceinture pendaient parallèlement deux chaînes d’acier composées de plusieurs chaînettes, et terminées par un paquet de breloques. Sa cravate blanche était tenue par derrière au moyen d’une petite boucle en or. Enfin sa tête neigeuse et poudrée se parait encore, en 1816, du tricorne municipal que portait aussi monsieur Try, Président du Tribunal. Ce chapeau, si cher au vieillard, le père Canquoëlle l’avait remplacé depuis peu (le bonhomme crut devoir ce sacrifice à son temps) par cet ignoble chapeau rond contre lequel personne n’ose réagir. Une petite queue, serrée dans un ruban, décrivait dans le dos de l’habit une trace circulaire où la crasse disparaissait sous une fine tombée de poudre. En vous arrêtant au trait distinctif du visage, un nez plein de gibbosités, rouge et digne de figurer dans un plat de truffes, vous eussiez supposé un caractère facile, niais et débonnaire à cet honnête vieillard essentiellement gobe-mouche, et vous en eussiez été la dupe, comme tout le café David, où jamais personne n’avait examiné le front observateur, la bouche sardonique et les yeux froids de ce vieillard dodeliné de vices, calme comme un Vitellius dont le ventre impérial reparaissait, pour ainsi dire, palingénésiquement.
En 1816, un jeune Commis-Voyageur, nommé Gaudissart, habitué du café David, se grisa de onze heures à minuit avec un officier à demi-solde. Il eut l’imprudence de parler d’une conspiration ourdie contre les Bourbons, assez sérieuse et près d’éclater. On ne voyait plus dans le café que le père Canquoëlle qui semblait endormi, deux garçons qui sommeillaient, et la dame du comptoir. Dans les vingt-quatre heures Gaudissart fut arrêté : la conspiration était découverte. Deux hommes périrent sur l’échafaud. Ni Gaudissart, ni personne ne soupçonna jamais le brave père Canquoëlle d’avoir éventé la mèche. On renvoya les garçons, on s’observa pendant un an, et l’on s’effraya de la police, de concert avec le père Canquoëlle qui parlait de déserter le café David, tant il avait horreur de la police.
Contenson entra dans le café, demanda un petit verre d’eau-de-vie, ne regarda pas le père Canquoëlle occupé à lire les journaux ; seulement, quand il eut lampé son verre d’eau-de-vie, il prit la pièce d’or du baron, et appela le garçon en frappant trois coups secs sur la table. La dame du comptoir et le garçon examinèrent la pièce d’or avec un soin très-injurieux pour Contenson ; mais leur défiance était autorisée par l’étonnement que causait à tous les habitués l’aspect de Contenson.
— Cet or est-il le produit d’un vol ou d’un assassinat ?... Telle était la pensée de quelques esprits forts et clairvoyants qui regardaient Contenson par-dessous leurs lunettes tout en ayant l’air de lire leur journal, Contenson, qui voyait tout et ne s’étonnait jamais de rien, s’essuya dédaigneusement les lèvres avec un foulard où il n’y avait que trois reprises, reçut le reste de sa monnaie, empocha tous les gros sous dans son gousset dont la doublure, jadis blanche était aussi noire que le drap du pantalon, et n’en laissa pas un seul au garçon.
— Quel gibier de potence ! dit le père Canquoëlle à monsieur Pillerault son voisin.
— Bah ! répondit à tout le café monsieur Camusot, qui seul n’avait pas montré le moindre étonnement, c’est Contenson, le bras droit de Louchard, notre Garde du Commerce. Ces drôles ont peut-être quelqu’un à pincer dans le quartier...
Un quart d’heure après, le bonhomme Canquoëlle se leva, prit un parapluie, et s’en alla tranquillement. N’est-il pas nécessaire d’expliquer quel homme terrible et profond se cachait sous l’habit du père Canquoëlle, de même que l’abbé Carlos recélait Vautrin ? Ce méridional, né à Canquoëlle, le seul domaine de sa famille, assez honorable d’ailleurs, avait nom Peyrade. Il appartenait en effet à la branche cadette de la maison de La Peyrade, une vieille mais pauvre famille du Comtat, qui possède encore la petite terre de La Peyrade. Il était venu, lui septième enfant, à pied à Paris, avec deux écus de six livres dans sa poche, en 1772, à l’âge de dix-sept ans, poussé par les vices d’un tempérament fougueux, par la brutale envie de parvenir qui attire tant de méridionaux dans la capitale, quand ils ont compris que la maison paternelle ne pourra jamais fournir les rentes de leurs passions. On comprendra toute la jeunesse de Peyrade en disant qu’en 1782 il était le confident, le héros de la lieutenance-générale de police, où il fut très-estimé par messieurs Lenoir et d’Albert, les deux derniers lieutenants-généraux. La Révolution n’eut pas de police, elle n’en avait pas besoin. L’espionnage, alors assez général, s’appela civisme. Le Directoire, gouvernement un peu plus régulier que celui du Comité de Salut public, fut obligé de reconstituer une police, et le Premier Consul en acheva la création par la préfecture de police et par le Ministère de la Police générale. Peyrade, l’homme des traditions, créa le personnel, de concert avec un homme appelé Corentin, beaucoup plus fort que Peyrade d’ailleurs, quoique plus jeune, et qui ne fut un homme de génie que dans les souterrains de la police. En 1808, les immenses services que rendit Peyrade furent récompensés par sa nomination au poste éminent de Commissaire-Général de police à Anvers. Dans la pensée de Napoléon, cette espèce de Préfecture de police équivalait à un ministère de la police chargé de surveiller la Hollande. Au retour de la campagne de 1809, Peyrade fut enlevé d’Anvers par un ordre du cabinet de l’Empereur, amené en poste à Paris entre deux gendarmes, et jeté à la Force. Deux mois après, il sortit de prison, cautionné par son ami Corentin, après avoir toutefois subi, chez le Préfet de police, trois interrogatoires de chacun six heures. Peyrade devait-il sa disgrâce à l’activité miraculeuse avec laquelle il avait secondé Fouché dans la défense des côtes de la France, attaquées par ce qu’on a, dans le temps, nommé l’expédition de Walcheren, et dans laquelle le duc d’Otrante déploya des capacités dont s’effraya l’Empereur ? Ce fut probable dans le temps pour Fouché ; mais aujourd’hui que tout le monde sait ce qui se passa dans ce temps au Conseil des ministres convoqué par Cambacérès, c’est une certitude. Tous foudroyés par la nouvelle de la tentative de l’Angleterre, qui rendait à Napoléon l’expédition de Boulogne, et surpris sans le maître alors retranché dans l’île de Lobau, où l’Europe le croyait perdu, les ministres ne savaient quel parti prendre. L’opinion générale fut d’expédier un courrier à l’Empereur ; mais Fouché seul osa tracer le plan de campagne qu’il mit d’ailleurs à exécution. — Agissez comme vous voudrez, lui dit Cambacérès ; mais moi qui tiens à ma tête, j’expédie un rapport à l’Empereur. On sait quel absurde prétexte prit l’Empereur, à son retour, en plein Conseil d’État, pour disgracier son ministre et le punir d’avoir sauvé la France sans lui. Depuis ce jour, l’Empereur doubla l’inimitié du prince de Talleyrand de celle du duc d’Otrante, les deux seuls grands politiques dus à la Révolution, et qui peut-être eussent sauvé Napoléon en 1813. On prit, pour mettre Peyrade à l’écart, le vulgaire prétexte de concussion : il avait favorisé la contrebande en partageant quelques profits avec le haut commerce. Ce traitement était rude pour un homme qui devait le bâton de maréchal du Commissariat-Général à de grands services rendus. Cet homme, vieilli dans la pratique des affaires, possédait les secrets de tous les gouvernements depuis l’an 1775, époque de son entrée à la Lieutenance-Générale de police. L’Empereur, qui se croyait assez fort pour créer des hommes à son usage, ne tint aucun compte des représentations qui lui furent faites plus tard en faveur d’un homme considéré comme un des plus sûrs, des plus habiles et des plus fins de ces génies inconnus, chargés de veiller à la sûreté des États. Peyrade fut d’autant plus cruellement atteint, que, libertin et gourmand, il se trouvait relativement aux femmes dans la situation d’un pâtissier qui aimerait les friandises. Ses habitudes étaient devenues chez lui la nature même : il ne pouvait plus se passer de bien dîner, de jouer, de mener enfin cette vie de grand seigneur sans faste à laquelle s’adonnent tous les gens de facultés puissantes, et qui se sont fait un besoin de distractions exorbitantes. Puis, il avait jusqu’alors grandement vécu sans jamais être tenu à représentation, mangeant à même, car on ne comptait jamais ni avec lui ni avec Corentin, son ami. Cyniquement spirituel, il aimait d’ailleurs son état, il était philosophe. Enfin, un espion, à quelque étage qu’il soit dans la machine de la police, ne peut pas plus qu’un forçat revenir à une profession dite honnête ou libérale. Une fois marqués, une fois immatriculés, les espions et les condamnés ont pris, comme les diacres, un caractère indélébile. Il est des êtres auxquels l’État Social imprime des destinations fatales. Pour son malheur, Peyrade s’était amouraché d’une jolie petite fille, un enfant qu’il avait la certitude d’avoir eu lui-même d’une actrice célèbre, à laquelle il rendit un service et qui en fut reconnaissante pendant trois mois. Peyrade, qui fit revenir son enfant d’Anvers, se vit donc sans ressources dans Paris, avec un secours annuel de douze cents francs accordé par la Préfecture de police au vieil élève de Lenoir. Il se logea rue des Moineaux, au quatrième, dans un petit appartement de cinq pièces, pour deux cent cinquante francs.
Si jamais homme doit sentir l’utilité, les douceurs de l’amitié, n’est-ce pas le lépreux moral appelé par la foule un espion, par le peuple un mouchard, par l’administration un agent ? Peyrade et Corentin étaient donc amis comme Oreste et Pylade. Peyrade avait formé Corentin, comme Vien forma David : l’élève surpassa promptement le maître. Ils avaient commis ensemble plus d’une expédition (Voir UNE TÉNÉBREUSE AFFAIRE). Peyrade, heureux d’avoir deviné le mérite de Corentin, l’avait lancé dans la carrière en lui préparant un triomphe. Il força son élève à se servir d’une maîtresse qui le dédaignait comme d’un hameçon à prendre un homme (Voir LES CHOUANS). Et Corentin avait à peine alors vingt-cinq ans !... Corentin, resté l’un des généraux dont le Ministre de la police est le Connétable, avait gardé, sous le duc de Rovigo, la place éminente qu’il occupait sous le duc d’Otrante. Or, il en était alors de la Police Générale comme de la Police Judiciaire. A chaque affaire un peu vaste, on passait des forfaits, pour ainsi dire, avec les trois, quatre ou cinq agents capables. Le ministre, instruit de quelque complot, averti de quelque machination, n’importe comment, disait à l’un des colonels de sa police : — Que vous faut-il pour arriver à tel résultat ? Corentin répondait après un mûr examen : — Vingt, trente, quarante mille francs. Puis, une fois l’ordre donné d’aller en avant, tous les moyens et les hommes à employer étaient laissés au choix et au jugement de Corentin ou de l’agent désigné. La Police Judiciaire agissait d’ailleurs ainsi pour la découverte des crimes avec Vidocq.
La Police Politique, de même que la Police Judiciaire, prenait ses hommes principalement parmi les agents connus, immatriculés, habituels, et qui sont comme les soldats de cette force secrète si nécessaire aux gouvernements, malgré les déclamations des philanthropes ou des moralistes à petite morale. Mais l’excessive confiance due aux deux ou trois généraux de la trempe de Peyrade et de Corentin impliquait, chez eux, le droit d’employer des personnes inconnues, toujours néanmoins à charge de rendre compte au ministre dans les cas graves. Or l’expérience, la finesse de Peyrade étaient trop précieuses à Corentin, qui, la bourrasque de 1810 passée, employa son vieil ami, le consulta toujours, et subvint largement à ses besoins. Corentin trouva moyen de donner environ mille francs par mois à Peyrade. De son côté, Peyrade rendit d’immenses services à Corentin. En 1816, Corentin, à propos de la découverte de la conspiration où devait tremper le bonapartiste Gaudissart, essaya de faire réintégrer Peyrade à la Police Générale du Royaume ; mais une influence inconnue écarta Peyrade. Voici pourquoi. Dans leur désir de se rendre nécessaires, Peyrade et Corentin, à l’instigation du duc d’Otrante, avaient organisé, pour le compte de Louis XVIII, une Contre-Police dans laquelle Contenson et quelques autres agents de cette force furent employés. Louis XVIII mourut, instruit de secrets qui resteront des secrets pour les historiens les mieux informés. La lutte de la Police Générale du Royaume et de la Contre-Police du Roi engendra d’horribles affaires dont le secret a été gardé par quelques échafauds. Ce n’est ici ni le lieu ni l’occasion d’entrer dans des détails à ce sujet, car les Scènes de la Vie Parisienne ne sont pas les Scènes de la Vie Politique ; et il suffit de faire apercevoir quels étaient les moyens d’existence de celui qu’on appelait le bonhomme Canquoëlle au café David, par quels fils il se rattachait au pouvoir terrible et mystérieux de la Police. De l817 à 1822, Corentin, Peyrade et leurs agents eurent pour mission d’espionner souvent le ministre lui-même. Ceci peut expliquer pourquoi le Ministère refusa d’employer Peyrade, sur qui Corentin, à l’insu de Peyrade, fit tomber les soupçons des ministres, afin d’utiliser son ami, quand sa réintégration lui parut impossible. Les ministres eurent confiance en Corentin, ils le chargèrent de surveiller Peyrade, ce qui fit sourire Louis XVIII. Corentin et Peyrade restaient alors entièrement les maîtres du terrain. Contenson, pendant long-temps attaché à Peyrade, le servait encore. Il s’était mis au service de Gardes du Commerce par les ordres de Corentin et de Peyrade. En effet, par suite de cette espèce de fureur qu’inspire une profession exercée avec amour, ces deux généraux aimaient à placer leurs plus habiles soldats dans tous les endroits où les renseignements pouvaient abonder. D’ailleurs, les vices de Contenson, ses habitudes dépravées exigeaient tant d’argent, qu’il lui fallait beaucoup de besogne. Contenson, sans commettre aucune indiscrétion, avait dit à Louchard qu’il connaissait le seul homme capable de satisfaire le baron de Nucingen. Peyrade était, en effet, le seul agent qui pouvait faire impunément de la police pour le compte d’un particulier. Louis XVIII mort, Peyrade perdit non-seulement toute son importance, mais encore les bénéfices de sa position d’Espion Ordinaire de Sa Majesté. En se croyant indispensable, il avait continué son train de vie. Les femmes, la bonne chère et le Cercle des Étrangers avaient préservé de toute économie un homme qui jouissait, comme tous les gens taillés pour les vices, d’une constitution de fer. Mais, de 1826 à 1829, près d’atteindre soixante-quatorze ans, il enrayait, selon son expression. D’année en année, Peyrade avait vu son bien-être diminuant. Il assistait aux funérailles de la Police, il voyait avec chagrin le gouvernement de Charles X en abandonnant les bonnes traditions. De session en session, la Chambre rognait les allocations nécessaires à l’existence de la Police, en haine de ce moyen de gouvernement et par parti pris de moraliser cette institution.
— C’est comme si l’on voulait faire la cuisine en gants blancs, disait Peyrade à Corentin.
Corentin et Peyrade apercevaient 1830 dès 1825. Ils connaissaient la haine intime que Louis XVIII portait à son successeur, ce qui explique son laissez-aller avec la branche cadette, et sans laquelle son règne et sa politique seraient une énigme sans mot.
En vieillissant, son amour pour sa fille naturelle avait grandi chez Peyrade. Pour elle, il s’était mis sous sa forme bourgeoise, car il voulait marier sa Lydie à quelque honnête homme. Aussi, depuis trois ans surtout, voulait-il se caser, soit à la Préfecture de Police, soit à la Direction de la Police Générale du Royaume, dans quelque place ostensible, avouable. Il avait fini par inventer une place dont la nécessité se ferait, disait-il à Corentin, sentir tôt ou tard. Il s’agissait de créer à la Préfecture de Police un Bureau dit de renseignements, qui serait un intermédiaire entre la Police de Paris proprement dite, la Police Judiciaire et la Police du Royaume, afin de faire profiter la Direction Générale de toutes ces forces disséminées. Peyrade seul pouvait, à son âge, après cinquante cinq ans de discrétion, être l’anneau qui rattacherait les trois polices, être enfin l’archiviste à qui la Politique et la Justice s’adresseraient pour s’éclairer en certains cas. Peyrade espérait ainsi rencontrer, Corentin aidant, une occasion d’attraper une dot et un mari pour sa petite Lydie. Corentin avait déjà parlé de cette affaire au Directeur-Général de la Police du Royaume, sans parler de Peyrade, et le Directeur-Général, un Méridional, jugeait nécessaire de faire venir la proposition de la Préfecture.
Au moment où Contenson avait frappé trois coups avec sa piècre d’or sur la table du café, signal qui voulait dire : « J’ai à vous parler, » le doyen des hommes de police était à penser à ce problème :
« Par quel personnage, par quel intérêt faire marcher le Préfet de Police actuel ? » Et il avait l’air d’un imbécile étudiant son Courrier français. — Notre pauvre Fouché, se disait-il en cheminant le long de la rue Saint-Honoré, ce grand homme est mort ! nos intermédiaires avec Louis XVIII sont en disgrâce ! D’ailleurs, comme me le disait Corentin hier, on ne croit plus à l’agilité ni à l’intelligence d’un septuagénaire.... Ah ! pourquoi me suis-je habitué à dîner chez Véry, à boire des vins exquis.... à chanter la Mère Godichon... à jouer quand j’ai de l’argent ! Pour s’assurer une position, il ne suffit pas d’avoir de l’esprit, comme dit Corentin, il faut encore de l’esprit de conduite ! Ce cher monsieur Lenoir m’a bien prédit mon sort quand il s’est écrié, à propos de l’affaire du Collier : — Vous ne serez jamais rien ! en apprenant que je n’étais pas resté sous le lit de la fille Oliva.
Si le vénérable père Canquoëlle (on l’appelait le père Canquoëlle dans sa maison) était resté rue des Moineaux, au quatrième étage, croyez qu’il avait trouvé, dans la disposition du local, des bizarreries qui favorisaient l’exercice de ses terribles fonctions. Sise au coin de la rue Saint-Roch, sa maison se trouvait sans voisinage d’un côté. Comme elle était partagée en deux portions, au moyen de l’escalier, il existait, à chaque étage, deux chambres complétement isolées. Ces deux chambres étaient situées du côté de la rue Saint-Roch. Au-dessus du quatrième étage s’étendaient des mansardes dont l’une servait de cuisine, et dont l’autre était l’appartement de l’unique servante du père Canquoëlle, une Flamande nommée Katt, qui avait nourri Lydie. Le père Canquoëlle avait fait sa chambre à coucher de la première des deux pièces séparées, et de la seconde son cabinet. Un gros mur mitoyen isolait ce cabinet par le fond. La croisée, qui voyait sur la rue des Moineaux, faisait face à un mur d’encoignure sans fenêtre. Or, comme toute la largeur de la chambre de Peyrade les séparait de l’escalier, les deux amis ne craignaient aucun regard, aucune oreille, en causant d’affaires dans ce cabinet fait exprès pour leur affreux métier. Par précaution, Peyrade avait mis un lit de paille, une thibaude et un tapis très-épais dans la chambre de la Flamande, sous prétexte de rendre heureuse la nourrice de son enfant. De plus, il avait condamné la cheminée, en se servant d’un poêle dont le tuyau sortait par le mur extérieur sur la rue Saint-Roch. Enfin, il avait étendu sur le carreau plusieurs tapis, afin d’empêcher les locataires de l’étage inférieur de saisir aucun bruit. Expert en moyens d’espionnage, il sondait le mur mitoyen, le plafond et le plancher une fois par semaine, et les visitait comme un homme qui veut tuer des insectes importuns.
La certitude d’être là, sans témoins ni auditeurs, avait fait choisir ce cabinet à Corentin pour salle de délibération quand il ne délibérait pas chez lui. Le logement de Corentin n’était connu que du Directeur-Général de la Police du Royaume et de Peyrade, il y recevait les personnages que le ministère ou le château prenaient pour intermédiaires dans les circonstances graves, mais aucun agent, aucun homme en sous-ordre n’y venait, et il combinait les choses du métier chez Peyrade. Dans cette chambre sans aucune apparence se tramèrent des plans, se prirent des résolutions qui fourniraient d’étranges annales et des drames curieux, si les murs pouvaient parler. Là s’analysèrent, de 1816 à 1826, d’immenses intérêts. Là se découvrirent dans leur germe les événements qui devaient peser sur la France. Là, Peyrade et Corentin, aussi prévoyants, mais plus instruits que Bellart, le Procureur-Général, se disaient dès 1819 : — Si Louis XVIII ne veut pas frapper tel ou tel coup, se défaire de tel prince, il exècre donc son frère ? il veut donc lui léguer une révolution ?
La porte de Peyrade était ornée d’une ardoise sur laquelle il trouvait parfois des marques bizarres, des chiffres écrits à la craie. Cette espèce d’algèbre infernale offrait aux initiés des significations très-claires.
En face de l’appartement si mesquin de Peyrade, celui de Lydie était composé d’une antichambre, d’un petit salon, d’une chambre à coucher et d’un cabinet de toilette... La porte de Lydie, comme celle de la chambre de Peyrade, était composée d’une tôle de quatre lignes d’épaisseur, placée entre deux fortes planches en chêne, armées de serrures et d’un système de gonds qui les rendaient aussi difficiles à forcer que des portes de prison. Aussi, quoique la maison fût une de ces maisons à allée, à boutique et sans portier, Lydie vivait-elle là sans avoir rien à craindre. La salle à manger, le petit salon, la chambre, dont toutes les croisées avaient des jardins aériens, étaient d’une propreté flamande et pleine de luxe.
La nourrice flamande n’avait jamais quitté Lydie, qu’elle appelait sa fille. Toutes deux elles allaient à l’église avec une régularité qui donnait du bonhomme Canquoëlle une excellente opinion à l’épicier royaliste établi dans la maison, au coin de la rue des Moineaux et de la rue Neuve-Saint-Roch, et dont la famille, la cuisine, les garçons occupaient le premier étage et l’entresol. Au second étage vivait le propriétaire, et le troisième était loué, depuis vingt ans, par un lapidaire. Chacun des locataires avait la clef de la porte bâtarde. L’épicière recevait d’autant plus complaisamment les lettres et les paquets adressés à ces trois paisibles ménages, que le magasin d’épiceries était pourvu d’une boite aux lettres. Sans ces détails, les étrangers et ceux à qui Paris est connu n’auraient pu comprendre le mystère et la tranquillité, l’abandon et la sécurité qui faisaient de cette maison une exception parisienne. Dès minuit, le père Canquoëlle pouvait ourdir toutes les trames, recevoir des espions et des ministres, des femmes et des filles, sans que qui que ce soit au monde s’en aperçût.
Peyrade, de qui la Flamande avait dit à la cuisinière de l’épicier : — Il ne ferait pas de mal à une mouche ! passait pour le meilleur des hommes. Il n’épargnait rien pour sa fille. Lydie, qui avait eu Schmuke pour maître de musique, était musicienne à pouvoir composer. Elle savait laver une seppia, peindre à la gouache et à l’aquarelle. Peyrade dînait tous les dimanches avec sa fille. Ce jour-là le bonhomme était exclusivement père. Religieuse sans être dévote, Lydie faisait ses pâques et allait à confesse tous les mois. Néanmoins, elle se permettait de temps en temps la petite partie de spectacle. Elle se promenait aux Tuileries quand il faisait beau. Tels étaient tous ses plaisirs, car elle menait la vie la plus sédentaire. Lydie, qui adorait son père, en ignorait entièrement les sinistres capacités et les occupations ténébreuses. Aucun désir n’avait troublé la vie pure de cette enfant si pure. Svelte, belle comme sa mère, douée d’une voix délicieuse, d’un minois fin, encadré par de beaux cheveux blonds, elle ressemblait à ces anges plus mystiques que réels, posés par quelques peintres primitifs au fond de leurs Saintes-Familles. Le regard de ses yeux bleus semblait verser un rayon du ciel sur celui qu’elle favorisait d’un coup d’œil. Sa mise chaste, sans exagération d’aucune mode, exhalait un charmant parfum de bourgeoisie.
Figurez-vous un vieux Satan, père d’un ange, et se rafraîchissant à ce divin contact, vous aurez une idée de Peyrade et de sa fille. Si quelqu’un eût sali ce diamant, le père aurait inventé, pour l’engloutir, un de ces formidables traquenards où se prirent, sous la restauration, des malheureux qui portèrent leurs têtes sur l’échafaud. Mille écus par an suffisaient à Lydie et à Katt, celle qu’elle appelait sa bonne.
En entrant par le haut de la rue des Moineaux, Peyrade aperçut Contenson ; il le dépassa, monta le premier, entendit les pas de son agent dans l’escalier, et l’introduisit avant que la Flamande n’eût mis le nez à la porte de sa cuisine. Une sonnette que faisait partir une porte à claire-voie, placée au troisième étage où demeurait le lapidaire, avertissait les locataires du troisième et du quatrième quand il montait quelqu’un pour eux. Il est inutile de dire que, dès minuit, Peyrade cotonnait le battant de cette sonnette.
— Qu’y a-t-il donc de si pressé, Philosophe ?
Philosophe était le surnom que Peyrade donnait à Contenson, et que méritait cet Epictète des Mouchards.
— Mais il y a quelque chose, comme dix mille à prendre.
— Qu’est-ce ? politique ?
— Non, une niaiserie ! Le baron de Nucingen, vous savez, ce vieux voleur patenté, hennit après une femme qu’il a vue au bois de Vincennes, et il faut la lui trouver, ou il meurt d’amour... L’on a fait une consultation de médecins hier, à ce que m’a dit son valet de chambre.... Je lui ai déjà soutiré mille francs, sous prétexte de chercher l’infante.
Et Contenson raconta la rencontre de Nucingen et d’Esther, en ajoutant que le baron avait quelques renseignements nouveaux.
— Va, dit Peyrade, nous lui trouverons sa Dulcinée, dis-lui de venir en voiture ce soir aux Champs-Élysées, avenue Gabrielle, au coin de l’allée de Marigny.
Peyrade mit Contenson, à la porte, et frappa chez sa fille comme il fallait frapper pour être admis. Il entra joyeusement, le hasard venait de lui jeter un moyen d’avoir enfin la place qu’il désirait. Il se plongea dans un bon fauteuil à la Voltaire après avoir embrassé Lydie au front, et lui dit : — Joue-moi quelque chose ?....
Lydie lui joua un morceau écrit, pour le piano, par Beethoven.
— C’est bien joué cela, ma petite biche, dit-il en prenant sa fille entre ses genoux, sais-tu que nous avons vingt et un ans ? Il faut se marier, car notre père a plus de soixante-dix ans....
— Je suis heureuse ici, répondit-elle.
— Tu n’aimes que moi, moi si laid, si vieux ? demanda Peyrade.
— Mais qui veux-tu donc que j’aime ?
— Je dîne avec toi, ma petite biche, préviens-en Katt. Je songe à nous établir, à prendre une place et à te chercher un mari digne de toi.... quelque bon jeune homme, plein de talent, de qui tu puisses être fière un jour....
— Je n’en ai vu qu’un encore qui m’ait plu pour mari....
— Tu en as vu un ?....
— Oui, aux Tuileries, reprit Lydie, il passait, il donnait le bras à la comtesse de Sérizy.
— Il se nomme ?....
— Lucien de Rubempré !.... J’étais assise sous un tilleul avec Katt, ne pensant à rien. Il y avait à côté de moi deux dames qui se sont dit : « Voilà madame de Sérizy et le beau Lucien de Rubempré. » Moi, j’ai regardé le couple que ces deux dames regardaient. « Ah ! ma chère, a dit l’autre, il y a des femmes qui sont bien heureuses !.... On lui passe tout, à celle-ci, parce qu’elle est née Ronquerolles, et que son mari a le pouvoir. — Mais, ma chère, a répondu l’autre dame, Lucien lui coûte cher.... » Qu’est-ce que cela veut dire, papa ?
— C’est des bêtises, comme en disent les gens du monde, répondit Peyrade à sa fille d’un air de bonhomie. Peut-être faisaient-elles allusion à des événements politiques.
— Enfin, vous m’avez interrogée, je vous réponds. Si vous voulez me marier, trouvez-moi un mari qui ressemble à ce jeune homme-là....
— Enfant ! répondit le père, la beauté chez les hommes n’est pas toujours le signe de la bonté. Les jeunes gens doués d’un extérieur agréable ne rencontrent aucune difficulté au début de la vie, ils ne déploient alors aucun talent, ils sont corrompus par les avances que leur fait le monde, et il faut leur payer plus tard les intérêts de leurs qualités !... Je voudrais te trouver ce que les bourgeois, les riches et les imbéciles laissent sans secours ni protection....
— Qui, mon père ?
— Un homme de talent inconnu... Mais, va, mon enfant chéri, j’ai les moyens de fouiller tous les greniers de Paris et d’accomplir ton programme en présentant à ton amour un homme aussi beau que le mauvais sujet dont tu me parles, mais plein d’avenir, un de ces hommes signalés à la gloire et à la fortune.... Oh ! je n’y songeais point ! je dois avoir un troupeau de neveux, et dans le nombre il peut s’en trouver un digne de toi !.... Je vais écrire ou faire écrire en Provence !
Chose étrange ! en ce moment un jeune homme, mourant de faim et de fatigue, venu à pied du département de Vaucluse, un neveu du père Canquoëlle, entrait par la Barrière d’Italie, à la recherche de son oncle. Dans les rêves de la famille à qui le destin de cet oncle était inconnu, Peyrade offrait un texte d’espérances : on le croyait revenu des Indes avec des millions ! Stimulé par ces romans du coin du feu, ce petit-neveu, nommé Théodose, avait entrepris un voyage de circumnavigation à la recherche de l’oncle fantastique.
Après avoir savouré le bonheur de sa paternité pendant quelques heures, Peyrade, les cheveux lavés et teints (sa poudre était un déguisement), vêtu d’une bonne grosse redingote de drap bleu boutonnée jusqu’au menton, couvert d’un manteau noir, chaussé de grosses bottes à fortes semelles et muni d’une carte particulière, marchait à pas lents le long de l’avenue Gabrielle, où Contenson, déguisé en vieille marchande des quatre saisons, le rencontra devant les jardins de l’Élysée-Bourbon.
— Monsieur Saint-Germain, lui dit Contenson en donnant à son ancien chef son nom de guerre, vous m’avez fait gagner cinq cents faces (francs) ; mais si je suis venu me poster là, c’est pour vous dire que le damné baron, avant de me les donner, est allé prendre des renseignements à la maison (la préfecture).
— J’aurai besoin de toi, sans doute, répondit Peyrade. Vois nos numéros 7, 10 et 21, nous pourrons employer ces hommes-là sans qu’on s’en aperçoive, ni à la Police, ni à la Préfecture.
Contenson alla se replacer auprès de la voiture où monsieur de Nucingen attendait Peyrade.
— Je suis monsieur de Saint-Germain, dit le méridional au baron, en s’élevant jusqu’à la portière.
— Hé ! pien mondez afec moi, répondit le baron qui donna l’ordre de marcher vers l’arc de Triomphe de l’Étoile.
— Vous êtes allé à la Préfecture, monsieur le baron ? ce n’est pas bien... Peut-on savoir ce que vous avez dit à monsieur le Préfet, et ce qu’il vous a répondu ? demanda Peyrade.
— Affant te tonner sainte cente vrans à ein trôle gomme Godenzon, ch’édais pien aisse te saffoir s’il lès affait cagnés... Chai zimblement tidde au brevet de bolice que che zoubhaiddais ambloyer ein achent ti nom te Beyrate à l’édrancher tans eine mission téligade, et si che bouffais affoir en loui eine gonffiance ilimidée... Le brevet m’a rébonti que visse édiez ein tes plis hapiles ômes et tes plis ônêdes. C’esde tutte l’avvaire.
— Monsieur le baron veut-il me dire de quoi il s’agit, maintenant qu’on lui a révélé mon vrai nom ?...
Quand le baron eut expliqué longuement et verbeusement, dans son affreux patois de juif polonais, et sa rencontre avec Esther, et le cri du chasseur qui se trouvait derrière la voiture, et ses vains efforts, il conclut en racontant ce qui s’était passé la veille chez lui, le sourire échappé à Lucien de Rubempré, la croyance de Bianchon et de quelques dandies, relativement à une accointance entre l’inconnue et ce jeune homme.
— Écoutez, monsieur le baron, vous me remettrez d’abord dix mille francs en à-compte sur les frais, car pour vous, dans cette affaire, il s’agit de vivre ; et, comme votre vie est une manufacture d’affaires, il ne faut rien négliger pour vous trouver cette femme. Ah ! vous êtes pincé !
— Ui, che zuis binzé...
— S’il faut davantage, je vous le dirai, baron ; fiez-vous à moi, reprit Peyrade. Je ne suis pas, comme vous pouvez le croire, un espion... J’étais, en 1807, commissaire-général de police à Anvers, et maintenant que Louis XVIII est mort, je puis vous confier que, pendant sept ans, j’ai dirigé sa contre-police... On ne marchande donc pas avec moi. Vous comprenez bien, monsieur le baron, qu’on ne peut pas faire le devis des consciences à acheter avant d’avoir étudié une affaire. Soyez sans inquiétude, je réussirai. Ne croyez pas que vous me satisferez avec une somme quelconque, je veux autre chose pour récompense...
— Bourfî que ce ne soid bas ein royaume ?... dit le baron.
— C’est moins que rien pour vous.
— Çà me fa !
— Vous connaissez les Keller ?
— Paugoub.
— François Keller est le gendre du comte de Gondreville, et le comte de Gondreville a dîné chez vous hier avec son gendre.
— Ki tiaple beut fus tire... s’écria le baron. — Ce sera Chorche ki pafarte tuchurs, se dit en lui-même monsieur de Nucingen.
Peyrade se mit à rire. Le banquier conçut alors d’étranges soupçons sur son domestique, en remarquant ce sourire.
— Le comte de Gondreville est tout à fait en position de m’obtenir une place que je désire avoir à la Préfecture de police, et sur la création de laquelle le préfet aura, sous quarante-huit heures, un mémoire, dit Peyrade en continuant. Demandez la place pour moi, faites que le comte de Gondreville veuille se mêler de cette affaire, en y mettant de la chaleur, et vous reconnaîtrez ainsi le service que je vais vous rendre. Je ne veux de vous que votre parole, car, si vous y manquiez, vous maudiriez tôt ou tard le jour où vous êtes né... foi de Peyrade...
— Je fus tonne ma barole t’honner te vaire le bossiple...
— Si je ne faisais que le possible pour vous, ce ne serait pas assez.
— Hé ! pien, ch’achirai vrangement.
— Franchement... Voilà tout ce que je veux, dit Peyrade, et la franchise est le seul présent un peu neuf que nous puissions nous faire, l’un et l’autre.
— Vranchement, répéta le baron. U foullez-vûs que che vis remedde ?
— Au bout du pont Louis XVI.
— Au bond te la Jambre, dit le baron à son valet de pied qui vint à la portière.
— Che fais tonc affoir l’eingonnie... se dit le baron en s’en allant.
— Quelle bizarrerie, se disait Peyrade en retournant à pied au Palais-Royal où il se proposait d’essayer de tripler les dix mille francs pour faire une dot à Lydie. Me voilà obligé d’examiner les petites affaires du jeune homme dont un regard a ensorcelé ma fille. C’est sans doute un de ces hommes qui ont l’œil à femmes, se dit-il en employant une des expressions du langage particulier qu’il avait fait à son usage, et dans lesquelles ses observations, celles de Corentin se résumaient par des mots où la langue était souvent violée, mais, par cela même, énergiques et pittoresques.
En rentrant chez lui, le baron de Nucingen ne se ressemblait pas à lui même ; il étonna ses gens et sa femme, il leur montrait une face colorée, animée, il était gai.
— Gare à nos actionnaires ! dit du Tillet à Rastignac.
On prenait en ce moment le thé dans le petit salon de Delphine de Nucingen, au retour de l’Opéra.
— Ui, reprit en souriant le baron qui saisit la plaisanterie de son compère, chébroufe t’enfie de vaire tes avvaires...
— Vous avez donc vu votre inconnue ? demanda madame de Nucingen.
— Non, répondit-il, che n’ai que l’esboir te la droufer.
— Aime-t-on jamais sa femme ainsi ?... s’écria madame de Nucingen en ressentant un peu de jalousie ou feignant d’en avoir.
— Quand vous l’aurez à vous, dit du Tillet au baron, vous nous ferez souper avec elle, car je suis bien curieux d’examiner la créature qui a pu vous rendre aussi jeune que vous l’êtes.
— C’esde eine cheffe d’œivre te la gréation, répondit le vieux banquier.
— Il va se faire attraper comme un mineur, dit Rastignac à l’oreille de Delphine.
— Bah ! il gagne bien assez d’argent pour...
— Pour en rendre un peu, n’est-ce pas ?... dit du Tillet en interrompant la baronne.
Nucingen se promenait dans le salon comme si ses jambes le gênaient.
— Voilà le moment de lui faire payer vos nouvelles dettes, dit Rastignac à l’oreille de la baronne.
En ce moment même, l’abbé venu rue Taitbout pour faire ses dernières recommandations à Europe qui devait jouer le principal rôle dans la comédie inventée pour tromper le baron de Nucingen, s’en allait plein d’espérance. Il fut accompagné jusqu’au boulevard par Lucien, assez inquiet de voir ce demi-démon si parfaitement déguisé, que lui-même ne l’avait reconnu qu’à sa voix.
— Où diable as-tu trouvé une femme plus belle qu’Esther ? demanda-t-il à son corrupteur.
— Mon petit, ça ne se trouve pas à Paris. Ces teints-là ne se fabriquent pas en France.
— C’est-à-dire que tu m’en vois encore étourdi... La Vénus Callipyge n’est pas si bien faite ! On se damnerait pour elle... Mais où l’as-tu prise ?
— C’est la plus belle fille de Londres. Elle a tué son amant dans un accès de jalousie, et ivre aussi de gin. L’amant est un misérable de qui la police de Londres est débarrassée, et l’on a, pour quelque temps envoyé cette créature à Paris, afin de laisser oublier l’affaire... La drôlesse a été très-bien élevée ; c’est la fille d’un ministre, elle parle le français comme si c’était sa langue maternelle. Elle ne sait et ne pourra jamais savoir ce qu’elle fait là. On lui a dit que si elle te plaisait elle pourrait te manger des millions... mais que tu étais jaloux comme un tigre, et on lui a donné le programme de l’existence d’Esther. Elle ne connaît pas ton nom.
— Mais si Nucingen la préférait à Esther...
— Ah ! t’y voilà venu... s’écria l’abbé. Tu as peur aujourd’hui de ne pas voir s’accomplir ce qui t’effrayait tant hier ! Sois tranquille. Cette fille est blonde, blanche, et a les yeux bleus. Elle est le contraire de la belle juive, et il n’y a que les yeux d’Esther qui puissent remuer un homme aussi pourri que Nucingen. Tu ne pouvais pas cacher un laideron, que diable ! Quand cette poupée aura joué son rôle, je l’enverrai, sous la conduite d’une personne sûre, à Rome ou à Madrid, où elle fera des passions.
— Puisque nous ne l’avons que pour peu de temps, dit Lucien, j’y retourne...
— Va, mon fils, amuse-toi... Demain tu auras un jour de plus. Moi j’attends quelqu’un que j’ai chargé de savoir ce qui se passe chez le baron de Nucingen.
— Qui ?
— La maîtresse de son valet de chambre, car enfin faut-il savoir à tout moment ce qui se passe chez l’ennemi.
A minuit, Paccard, le chasseur d’Esther, trouva l’abbé sur le pont des Arts, l’endroit le plus favorable à Paris pour se dire deux mots qui ne doivent pas être entendus. Tout en causant, le chasseur regardait d’un côté pendant que l’abbé regardait de l’autre.
— Le baron est allé ce matin à la Préfecture de police, de quatre heures à cinq heures, dit le chasseur, et il s’est vanté ce soir de trouver la femme qu’il a vue au bois de Vincennes, on la lui a promise...
— Nous serons observés ! dit Jacques Collin, mais par qui ?...
— On s’est déjà servi de Louchard, le Garde du Commerce.
— Ce serait un enfantillage, répondit l’abbé. Nous n’avons que la brigade de sûreté, la police judiciaire à craindre ; et du moment où elle ne marche pas, nous pouvons marcher, nous !...
— Quel est l’ordre ? dit Paccard de l’air respectueux que devait avoir un maréchal en venant prendre le mot d’ordre de Louis XVIII.
— Vous sortirez tous les soirs à dix heures, répondit le faux abbé, vous irez bon train au bois de Vincennes, dans les bois de Meudon et de Ville-d’Avray. Si quelqu’un vous observe ou vous suit, laisse-toi faire, sois liant, causant, corruptible. Tu parleras de la jalousie de Rubempré, qui est fou de madame, et qui, surtout, ne veut pas qu’on sache dans le monde qu’il a une maîtresse de ce genre-là...
— Suffit ! Faut-il s’armer ?...
— Jamais ! dit Jacques vivement. Une arme !... à quoi cela sert-il ? à faire des malheurs. Ne te sers dans aucun cas de ton couteau de chasseur. Quand on peut casser les jambes à l’homme le plus fort par le coup que je t’ai montré !... quand on peut se battre avec trois argousins armés avec la certitude d’en mettre deux à terre avant qu’ils n’aient tiré leurs briquets !... que craint-on ? N’as-tu pas ta canne ?...
— C’est juste ! dit le chasseur.
Paccard, qualifié de Vieille Garde, de Fameux Lapin, de Bon-là, homme à jarret de fer, à bras d’acier, à favoris italiens, à chevelure artiste, à barbe de sapeur, à figure blême et impassible comme celle de Contenson, gardait sa fougue en dedans, et jouissait d’une tournure de tambour-major qui déroutait le soupçon. Un échappé de Poissy, de Melun n’a pas cette fatuité sérieuse et cette croyance en son mérite. Giafar de l’Aaroun al Raschild du Bagne, il lui témoignait l’amicale admiration que Peyrade avait pour Corentin. Ce colosse, excessivement fendu, sans beaucoup de poitrine et sans trop de chair sur les os, allait sur deux longues béquilles d’un pas grave. Jamais la droite ne se mouvait sans que l’œil droit examinât les circonstances extérieures avec cette rapidité placide particulière au voleur et à l’espion. L’œil gauche imitait l’œil droit. Un pas, un coup-d’œil ! Sec, agile, prêt à tout et à toute heure, sans une ennemie intime appelée la liqueur des braves, Paccard eût été complet, disait Jacques, tant il possédait à fond les talents indispensables à l’homme en guerre avec la société ; mais le maître avait réussi à convaincre l’esclave de faire la part au feu en ne buvant que le soir. En rentrant, Paccard absorbait l’or liquide que lui versait à petits coups une fille à grosse panse venue de Dantzick.
— On ouvrira l’œil, dit Paccard en remettant son magnifique chapeau à plumes après avoir salué celui qu’il nommait son confesseur.
Voilà par quels événements deux hommes aussi forts que l’étaient, chacun dans leur sphère, Jacques Collin et Peyrade, arrivèrent à se trouver aux prises sur le même terrain, et à déployer leur génie dans une lutte où chacun combattit pour sa passion ou pour ses intérêts. Ce fut un de ces combats ignorés, mais terribles, où il se dépense en talent, en haine, en irritations, en marches et contremarches, en ruses, autant de puissance qu’il en faut pour établir une fortune. Hommes et moyens, tout fut secret du côté de Peyrade, que son ami Corentin seconda dans cette expédition, une niaiserie pour eux. Ainsi, l’histoire est muette à ce sujet, comme elle est muette sur les véritables causes de bien des révolutions. Mais voici le résultat. Cinq jours après l’entrevue de monsieur de Nucingen avec Peyrade aux Champs-Élysées, un matin, un homme d’une cinquantaine d’années, de cette figure de blanc de céruse que se font les diplomates, habillé de drap bleu, d’une tournure assez élégante, ayant presque l’air d’un ministre d’État, descendit d’un cabriolet splendide en en jetant les guides à son domestique. Il demanda si le baron de Nucingen était visible, au valet qui se tenait sur une banquette du péristyle, et qui lui en ouvrit respectueusement la magnifique porte en glaces.
— Le nom de monsieur ?... dit le domestique.
— Dites à monsieur le baron que je viens de l’Avenue Gabrielle, répondit Corentin. S’il y a du monde, gardez-vous bien de prononcer ce nom-là tout haut, vous vous feriez mettre à la porte.
Une minute après, le valet revint et conduisit Corentin dans le cabinet du baron, par les appartements intérieurs.
Corentin échangea son regard impénétrable contre un regard de même nature avec le banquier, et ils se saluèrent convenablement.
— Monsieur le baron, dit-il, je viens au nom de Peyrade...
— Pien, fit le baron en allant pousser les verrous aux deux portes.
— La maîtresse de monsieur de Rubempré demeure rue Taitbout, dans l’ancien appartement de mademoiselle de Bellefeuille, l’ex-maîtresse de monsieur de Grandville, le Procureur-Général.
— Ah ! si brès te moi, s’écria le baron, gomme c’ed trôle.
— Je n’ai pas de peine à croire que vous soyez fou de cette magnifique personne, elle m’a fait plaisir à voir, répondit Corentin. Lucien est si jaloux de cette fille qu’il lui défend de se montrer ; et il est bien aimé d’elle, car, depuis quatre ans qu’elle a succédé à la Bellefeuille, et dans son mobilier et dans son état, jamais les voisins, ni le portier, ni les locataires de la maison n’ont pu l’apercevoir. L’infante ne se promène que la nuit. Quand elle part, les stores de la voiture sont baissés, et madame est voilée. Lucien n’a pas seulement des raisons de jalousie pour cacher cette femme : il doit se marier à Clotilde de Grandlieu, et il est le favori intime actuel de madame de Sérizy. Naturellement, il tient et à sa maîtresse d’apparat et à sa fiancée. Ainsi, vous êtes maître de la position : Lucien sacrifiera son plaisir à ses intérêts et à sa vanité. Vous êtes riche, il s’agit probablement de votre dernier bonheur, soyez généreux. Vous arriverez à vos fins par la femme de chambre. Donnez une dizaine de mille francs à la soubrette, elle vous cachera dans la chambre à coucher de sa maîtresse ; et, pour vous, ça vaut bien ca !
Aucune figure de rhétorique ne peut peindre le débit saccadé, net, absolu de Corentin ; aussi le baron le remarquait-il en manifestant de l’étonnement, une expression qu’il avait depuis longtemps défendue à son visage impassible.
— Je viens vous demander cinq mille francs pour Peyrade, qui a laissé tomber cinq de vos billets de banque... un petit malheur ! reprit Corentin avec le plus beau ton de commandement. Peyrade connaît trop bien son Paris pour faire des frais d’affiches, et il a compté sur vous. Mais ceci n’est pas le plus important, dit Corentin en se reprenant de manière à ôter à la demande d’argent toute gravité. Si vous ne voulez pas avoir du chagrin dans vos vieux jours, obtenez à Peyrade la place qu’il vous a demandée, et vous pouvez la lui faire obtenir facilement. Le Directeur-Général de la Police du royaume a dû recevoir hier une note à ce sujet. Il ne s’agit que d’en faire parler au Préfet de police par Gondreville. Hé ! bien, dites à Malin comte de Gondreville, qu’il s’agit d’obliger un de ceux qui l’ont su débarrasser de messieurs de Simeuse, et il marchera...
— Voici, monsieur, dit le baron en prenant cinq billets de mille francs et les présentant à Corentin.
— La femme de chambre a pour bon ami un grand chasseur nommé Paccard, qui demeure rue de Provence, chez un carrossier, et qui se loue comme chasseur à ceux qui se donnent des airs de prince. Vous arriverez à la femme de chambre de madame Van-Bogseck par Paccard, un grand drôle de Piémontais qui aime assez le vermout.
Évidemment cette confidence, élégamment jetée en Post-Scriptum, était le prix des cinq mille francs. Le baron cherchait à deviner à quelle race appartenait Corentin, en qui son intelligence lui disait assez qu’il voyait plutôt un directeur d’espionnage qu’un espion ; mais Corentin resta pour lui ce qu’est, pour un archéologue, une inscription à laquelle il manque au moins les trois quarts des lettres.
— Gommend se nomme la phâme te jampre ? demanda-t-il.
— Eugénie, répondit Corentin qui salua le baron et sortit.
Le baron de Nucingen, transporté de joie, abandonna ses affaires, ses bureaux, et remonta chez lui dans l’heureux état où se trouve un jeune homme de vingt ans qui jouit en perspective d’un premier rendez-vous avec une première maîtresse. Le baron prit tous les billets de mille francs de sa caisse particulière, une somme avec laquelle il aurait pu faire le bonheur d’un village, cinquante-cinq mille francs ! et il les mit à même, dans la poche de son habit. Mais la prodigalité des millionnaires ne peut se comparer qu’à leur avidité pour le gain. Dès qu’il s’agit d’un caprice, d’une passion, l’argent n’est plus rien pour les Crésus : il leur est en effet plus difficile d’avoir des caprices que de l’or. Une jouissance est la plus grande rareté de cette vie rassasiée, pleine des émotions que donnent les grands coups de la Spéculation, et sur lesquelles ces cœurs secs se sont blasés. Exemple. Un des plus riches capitalistes de Paris, connu d’ailleurs pour ses bizarreries, rencontre un jour, sur les boulevards, une petite ouvrière excessivement jolie. Accompagnée de sa mère, cette grisette donnait le bras à un jeune homme d’un habillement assez équivoque, et d’un balancement de hanches très-faraud. A la première vue, le millionnaire devient amoureux de cette Parisienne ; il la suit chez elle, il y entre ; il se fait raconter cette vie mélangée de bals chez Mabile, de jours sans pain, de spectacles et de travail ; il s’y intéresse, et laisse cinq billets de mille francs sous une pièce de cent sous : une générosité déshonorée. Le lendemain, un fameux tapissier, Braschon, vient prendre les ordres de la grisette, meuble un appartement qu’elle choisit, y dépense une vingtaine de mille francs. L’ouvrière se livre à des espérances fantastiques : elle habille convenablement sa mère, elle se flatte de pouvoir placer son ex-amoureux dans les bureaux d’une Compagnie d’Assurance. Elle attend... un, deux jours ; puis une... et deux semaines. Elle se croit obligée d’être fidèle, elle s’endette. Le capitaliste, appelé en Hollande, avait oublié l’ouvrière ; il n’alla pas une seule fois dans le Paradis où il l’avait mise, et d’où elle retomba aussi bas qu’on peut tomber à Paris. Nucingen ne jouait pas, Nucingen ne protégeait pas les arts, Nucingen n’avait aucune fantaisie ; il devait donc se jeter dans sa passion pour Esther avec un aveuglement sur lequel comptait l’abbé.
Après son déjeuner, le baron fit venir Georges, son valet de chambre, et lui dit d’aller rue Taitbout, prier mademoiselle Eugénie, la femme de chambre de madame Van-Bogseck, de passer dans ses bureaux pour une affaire importante.
— Du la guedderas, ajouta-t-il, et du la veras monder tans ma jampre, en lui tisand que sa vordine est vaidde.
Georges eut mille peines à décider Europe-Eugénie à venir. Madame, lui dit-elle, ne lui permettait jamais de sortir ; elle pouvait perdre sa place, etc., etc. Aussi Georges fit-il sonner haut ses mérites aux oreilles du baron, qui lui donna dix louis.
— Si madame sort cette nuit sans elle, dit Georges à son maître dont les yeux brillaient comme des escarboucles, elle viendra sur les dix heures.
— Pon ! ti fientras m’habiler à neiffeires... me goîver ; gar che feusse êdre auzi pien que bossiple... Che grois que che gombaraidrai teffant ma maidresse, u l’archante ne seraid bas l’archante...
De midi à une heure, le baron teignit ses cheveux et ses favoris. A neuf heures, le baron, qui prit un bain avant le dîner, fit une toilette de marié, se parfuma, s’adonisa. Madame de Nucingen, avertie de cette métamorphose, se donna le plaisir de voir son mari.
— Mon Dieu ! dit-elle, êtes-vous ridicule !... Mais mettez donc une cravate de satin noir, à la place de cette cravate blanche qui fait paraître vos favoris encore plus durs. Et, d’ailleurs, c’est Empire, c’est vieux bonhomme, et vous vous donnez l’air d’un ancien Conseiller au Parlement. Otez donc vos boutons en diamant, qui valent chacun cent mille francs ; cette singesse vous les demanderait, vous ne pourriez pas les refuser ; et pour les offrir à une fille, autant les mettre à mes oreilles.
Le pauvre financier, frappé de la justesse des remarques de sa femme, lui obéissait en rechignant.
— Ritiquile ! ritiquile !... Che ne fous ai chamais tidde que visse édiez ritiquile quand vis vis meddiez te fodre miex bir fodre bedid mennesier de Rasdignac.
— Je l’espère bien que vous ne m’avez jamais trouvée ridicule. Suis-je femme à faire de pareilles fautes d’orthographe dans une toilette ? Voyons, tournez-vous !... Boutonnez votre habit jusqu’en haut, comme fait le duc de Maufrigneuse en laissant libres les deux dernières boutonnières d’en haut. Enfin, tâchez de vous rendre jeune.
— Monsieur, dit Georges, voici mademoiselle Eugénie.
— Attieu, montame... s’écria le banquier. Il reconduisit sa femme jusqu’au delà des limites de leurs appartements respectifs, pour être certain qu’elle n’écouterait pas la conférence. En revenant, il prit par la main Europe, et l’amena dans sa chambre avec une sorte de respect ironique : — Hé ! pien, ma bedide, fus êdes pien héreize, gar vis êdes au serfice te la blis cholie phâme de l’inifers... Fodre fordine éd vaidde, si vis foulez barler bir moi, êdre tans mes eindereds.
— C’est ce que je ne ferais pas pour dix mille francs, s’écria Europe. Vous comprenez, monsieur le baron, que je suis avant tout une honnête fille....
— Ui. Che gomde pien bayer fodre onêdedé. C’ed ce g’on abbèle, tans le gommerce, la guriosidé.
— Ensuite, ce n’est pas tout, dit Europe. Si monsieur ne plaît pas à madame, et il y a de la chance ! elle se fâche, je suis renvoyée, et ma place me vaut mille francs par an.
— Le gabidal te mile vrancs ed te fint mite vrancs, et si che fus les tonne, fus ne berterez rien.
— Ma foi, si vous le prenez sur ce ton-là, mon gros père, dit Europe, ça change joliment la question. Où sont-ils ?...
— Foissi, répondit le baron en montrant un à un les billets de banque.
Il regarda chaque éclair que chaque billet faisait jaillir des yeux d’Europe, et qui révélait la concupiscence à laquelle il s’attendait.
— Vous payez la place, mais l’honnêteté, la conscience ?... dit Europe en levant sa mine fûtée et lançant au baron un regard seria-buffa.
— La gonzience ne faud bas la blace ; mais, meddons saint mîlle vrancs de blis dit-il en ajoutant cinq billets de mille francs.
— Non, vingt mille francs pour la conscience, et cinq mille pour la place, si je la perds...
— Gomme fus futrez... dit-il en ajoutant les cinq billets. Mais bir les cagner, il vaut me gager tans la jampre te da maidresse bentant la nouid, quand elle sera séle...
— Si vous voulez m’assurer de ne jamais dire qui vous a introduit, j’y consens. Mais je vous préviens d’une chose : madame est forte comme Turc, elle aime monsieur de Rubempré comme une folle, et vous lui remettriez un million en billets de banque, que vous ne lui feriez pas commettre une infidélité... C’est bête, mais elle est ainsi quand elle aime, elle est pire qu’une honnête femme, quoi ? Quand elle va se promener dans les bois avec monsieur, il est rare que monsieur reste à la maison ; elle y est allée ce soir, je puis donc vous cacher dans ma chambre. Si madame revient seule, je vous viendrai chercher ; vous vous tiendrez dans le salon, je ne fermerai pas la porte de la chambre, et le reste... dame ! le reste, ça vous regarde... Préparez-vous !
— Che te tonnerai tes fint-sainte mite vrancs tans te salon... tonnant, tonnant.
— Ah ! dit Europe, vous n’êtes pas plus défiant que ça ?... Excusez du peu...
— Di auras pien tes ogassions te me garodder... Ni verons gonnaissance...
— Eh ! bien, soyez rue Taitbout à minuit ; mais prenez alors trente mille francs sur vous. L’honnêteté d’une femme de chambre se paie, comme les fiacres, beaucoup plus cher, passé minuit.
— Bar britence, che de tonnerai ein pon sur la Panque...
— Non, non, dit Europe, des billets, ou rien ne va...
A une heure du matin, le baron de Nucingen, caché dans la mansarde où couchait Europe, était en proie à toutes les anxiétés d’un homme en bonne fortune. Il vivait, son sang lui semblait bouillant à ses orteils, et sa tête allait éclater comme une machine à vapeur trop chauffée.
— Che chouissais moralement pire blis te sant mile egus ! dit-il à du Tillet en lui racontant cette aventure. Il écouta les moindres bruits de la rue, il entendit, à deux heures du matin, la voiture de sa maîtresse dès le boulevard. Son cœur battit à soulever la soie du gilet, quand la grande porte tourna sur ses gonds : il allait donc revoir la céleste, l’ardente figure d’Esther !... Il reçut dans le cœur le bruit du marchepied et le claquement de la portière. L’attente du moment suprême l’agitait plus que s’il se fût agi de perdre sa fortune.
— Ha ! s’écria-t-il, c’esde fifre ça ! C’esde trob fifre même, che ne serai gabable te rienne te dude !
Un quart d’heure après, Europe monta.
— Madame est seule, descendez... Surtout, ne faites pas de bruit, gros éléphant !
— Cros élevant ! répéta-t-il en riant et marchant comme sur des barres de fer rouge.
Europe allait en avant, un bougeoir à la main.
— Diens, gonde-les, dit le baron en tendant à Europe les billets de banque quand il fut dans le salon.
Europe prit les trente billets d’un air sérieux, et sortit en enfermant le banquier. Nucingen alla droit dans la chambre, où il trouva la belle Anglaise qui lui dit : — Serait-ce toi, Lucien ?...
— Non, pelle envant, s’écria Nucingen qui n’acheva pas.
Il resta stupide en voyant une femme absolument le contraire d’Esther : du blond là où il avait vu du noir, de la faiblesse là où il admirait de la force ! la douce nuit là où scintillait le soleil de l’Arabie.
— Ah çà ! d’où venez-vous ?... qui êtes-vous ? dit l’Anglaise en sonnant sans que les sonnettes fissent aucun bruit.
— Chai godonné les sonneddes, mais n’ayez poind beurre... chez fais m’en aller, dit-il. Foilà drende mile vrancs te cheddés tans l’eau. Fus êdes pien la maîdresse te mennesier Licien te Ripembré ?
— Un peu, mon neveu, dit l’Anglaise qui parlait bien le français. Mais ki ed-dû, doi ? fit-elle en imitant le parler de Nucingen.
— Ein ôme pien addrabé !... répondit-il piteusement.
— Esd-on addrabé bir afoir eine cholie phâme ? demanda-t-elle en plaisantant.
— Bermeddez-moi te fis enfoyer temain eine barure, bir fus rabbeler le paron ti Nichenguenne.
— Gonnais bas !... fit-elle en riant comme une folle ; mais la parure sera bien reçue, mon gros violateur de domicile.
— Fis le gonnaidrez ? Attié, montame. Fis êdes un morzo te roi ; mais je ne soui qu’ein bofre panquier té soizande ans bassés, et fis m’affez vaide combrentre gompien la phâme que ch’aime a te buissance, buisque fodre paudé sirhimaine n’a bas pi me la vaire ûplier...
— Tiens, ce èdre chentile ze que fis me tides lai, répondit l’Anglaise.
— Ze n’esd pas si chentile que zelle qui me l’einsbire...
— Vous parliez de drande mille francs... à qui les avez-vous donnés ?
— A fodre goguine te phâme te jampre...
L’Anglaise sonna, Europe n’était pas loin.
— Oh ! s’écria Europe, un homme dans la chambre de madame, et qui n’est pas monsieur !... Quelle horreur !
— Vous a-t-il donné trente mille francs pour y être introduit ?
— Non, madame ; car, à nous deux, nous ne les valons pas...
Et Europe se mit à crier au voleur d’une si dure façon, que le banquier effrayé gagna la porte, d’où Europe le fit rouler par les escaliers...
— Gros scélérat, lui cria-t-elle, vous me dénoncez à ma maîtresse ! Au voleur !... au voleur !
L’amoureux baron, au désespoir, put regagner sans avanie sa voiture qui stationnait sur le boulevard ; mais il ne savait plus à quel espion se vouer.
— Est-ce que, par hasard, madame voudrait m’ôter mes profits ?... dit Europe en revenant comme une furie vers l’Anglaise.
— Je ne sais pas les usages de France, dit l’Anglaise.
— Mais c’est que je n’ai qu’un mot à dire à monsieur pour faire mettre madame à la porte demain, répondit insolemment Europe.
— Cedde zagrée fâme te jampre, dit le baron à Georges qui demanda naturellement à son maître s’il était content, m’a ghibbé drande mile vrancs..., mais c’esd te ma vôde, ma drès crande vôde !...
— Ainsi la toilette de monsieur ne lui a pas servi. Diable ! je ne conseille pas à monsieur de prendre pour rien ses pastilles...
— Chorche, che meirs te tesesboir... Chai vroit... Chai de la classe au cuer... Plis d’Esder, mon hami.
Georges était toujours l’ami de son maître dans les grandes circonstances.
Deux jours après cette scène, que la jeune Europe venait de dire beaucoup plus plaisamment qu’on ne peut la raconter, car elle y ajouta sa mimique, le faux espagnol déjeunait en tête-à-tête avec Lucien.
— Il ne faut pas, mon petit, que la police ni personne mette le nez dans nos affaires, lui dit-il à voix basse en allumant un cigare à celui de Lucien. C’est malsain. J’ai trouvé un moyen audacieux, mais infaillible, de faire tenir tranquille notre baron et ses agents. Tu vas aller chez madame de Sérizy, tu seras très-gentil pour elle. Tu lui diras, dans la conversation, que, pour être agréable à Rastignac, qui depuis long-temps a trop de madame de Nucingen, tu consens à lui servir de manteau pour cacher une maîtresse. Monsieur de Nucingen, devenu très-amoureux de la femme que cache Rastignac (ceci la fera rire) s’est avisé d’employer la Police pour t’espionner, toi, bien innocent des roueries de ton compatriote, et dont les intérêts chez les Grandlieu pourraient être compromis. Tu prieras la comtesse de te donner l’appui de son mari, qui est Ministre d’État, pour aller à la Préfecture de Police. Une fois là, devant monsieur le Préfet, plains-toi, mais en homme politique et qui va bientôt entrer dans la vaste machine du gouvernement pour en être un des plus importants pistons. Tu comprendras la Police en homme d’État, tu l’admireras, y compris le Préfet. Les plus belles mécaniques font des taches d’huile ou crachent. Ne te fâche que tout juste. Tu n’en veux pas du tout à monsieur le Préfet ; mais engage-le à surveiller son monde, et plains-le d’avoir à gronder ses gens. Plus tu seras doux, gentilhomme, plus le Préfet sera terrible contre ses agents. Nous serons alors tranquilles, et nous pourrons faire revenir Esther, qui doit bramer comme les daims dans sa forêt.
Le Préfet d’alors était un ancien magistrat. Les anciens magistrats font des préfets de police beaucoup trop jeunes. Imbus du Droit, à cheval sur la Légalité, leur main n’est pas leste à l’Arbitraire que nécessite assez souvent une circonstance critique où l’action de la Préfecture doit ressembler à celle d’un pompier chargé d’éteindre un feu. En présence du Vice-Président du Conseil-d’État, le Préfet reconnut à la Police plus d’inconvénients qu’elle n’en a, déplora les abus, et se souvint alors de la visite que le baron de Nucingen lui avait faite et des renseignements qu’il avait demandés sur Peyrade. Le Préfet, tout en promenant de réprimer les excès auxquels se livraient les agents, remercia Lucien de s’être adressé directement à lui, lui promit le secret, et eut l’air de comprendre cette intrigue. De belles phrases sur la Liberté individuelle, sur l’inviolabilité du domicile furent échangées entre le Ministre d’État et le Préfet, à qui monsieur de Sérizy fit observer que si les grands intérêts du royaume exigeaient parfois de secrètes illégalités, le crime commençait à l’application de ces moyens d’État aux intérêts privés.
Un matin, au moment où Peyrade allait à son cher café David où il se régalait de voir des bourgeois comme un artiste s’amuse à voir pousser des fleurs, un gendarme habillé en bourgeois l’accosta dans la rue.
— J’allais chez vous, lui dit-il à l’oreille, j’ai ordre de vous amener à la Préfecture.
Peyrade prit un fiacre et monta, sans faire la moindre observation, en compagnie du gendarme.
Le Préfet de Police traita Peyrade comme s’il eût été le dernier argousin du Bagne, en se promenant dans une allée du petit jardin de la Préfecture de Police qui, dans ce temps, s’étendait le long du quai des Orfèvres.
— Ce n’est pas sans raison, monsieur, que, depuis 1809, vous avez été mis en dehors de l’administration... Ne savez-vous pas à quoi vous nous exposez et vous vous exposez vous-même ?...
La mercuriale fut terminée par un coup de foudre. Le Préfet annonça durement au pauvre Peyrade que non-seulement son secours annuel était supprimé, mais encore qu’il serait, lui, l’objet d’une surveillance spéciale. Le vieillard reçut cette douche de l’air le plus calme du monde. Il n’y a rien d’immobile et d’impassible comme un homme foudroyé. Peyrade avait perdu tout son argent au jeu. Le père de Lydie comptait sur sa place, et il se voyait sans autre ressource que les aumônes de son ami Corentin.
— J’ai été Préfet de Police, je vous donne complétement raison, dit tranquillement le vieillard au fonctionnaire posé dans sa majesté judiciaire et qui fit alors un haut-le-corps assez significatif. Mais permettez-moi, sans vouloir en rien m’excuser, de vous faire observer que vous ne me connaissez point, reprit Peyrade en jetant une fine œillade au Préfet. Vos paroles sont, ou trop dures pour l’ancien Commissaire Général de Police en Hollande, ou pas assez sévères pour un simple mouchard.
Le Préfet gardait le silence.
— Seulement, monsieur le Préfet, souvenez-vous de ce que je vais avoir l’honneur de vous dire. Sans que je me mêle en rien de votre police ni de ma justification, vous aurez l’occasion de voir que, dans cette affaire, il y a quelqu’un qu’on trompe : en ce moment, c’est votre serviteur ; plus tard, vous direz : C’était moi.
Et il salua le Préfet, qui resta pensif pour cacher son étonnement.
Le vieillard revint chez lui, les bras et les jambes cassés, saisi d’une rage froide contre le baron de Nucingen. Cet épais financier pouvait seul avoir trahi un secret concentré dans les têtes de Contenson, de Peyrade et de Corentin. Le vieillard accusa le banquier de vouloir se dispenser du paiement, une fois le but atteint. Une seule entrevue lui avait suffi pour deviner les astuces du plus astucieux des banquiers. — Il liquide avec tout le monde, même avec nous, mais je me vengerai, se disait le bonhomme. Je n’ai jamais rien demandé à Corentin, je lui demanderai de m’aider à me venger de cette stupide caisse. Sacré baron ! tu sauras de quel bois je me chauffe, en trouvant un matin ta fille déshonorée.... Mais aime-t-il sa fille ? Le soir de cette catastrophe qui renversait les espérances de ce vieillard, il avait pris dix ans de plus. En causant avec son ami Corentin, il entremêlait ses doléances de larmes arrachées par la perspective du triste avenir qu’il léguait à sa fille, son idole, sa perle, son offrande à Dieu.
— Nous suivrons cette affaire, lui disait Corentin. Il faut savoir d’abord si le baron est ton délateur. Avons-nous été sages en nous appuyant de Gondreville ?.... Ce vieux Malin nous doit trop pour ne pas essayer de nous engloutir ; aussi fais-je surveiller son gendre Keller, un niais en politique, et très-capable de tremper dans quelque conspiration tendant à renverser la branche aînée au profit de la branche cadette.... Demain, je saurai ce qui se passe chez Nucingen, s’il a vu sa maîtresse, et d’où nous vient ce coup de caveçon... Ne te désole pas. D’abord, le Préfet ne restera pas long-temps en place.... Le temps est gros de révolutions, et les révolutions, c’est notre eau trouble.
Un sifflement particulier retentit dans la rue.
— C’est Contenson, dit Peyrade qui mit une lumière sur la fenêtre, et il y a quelque chose qui m’est personnel.
Un instant après, le fidèle Contenson comparaissait devant les deux gnômes de la Police par lui révérés à l’égal de deux génies.
— Qu’y a-t-il dit Corentin.
— Du nouveau ! Je sortais du 113, où j’ai tout perdu. Que vois-je sous les galeries ?... Georges ! ce garçon est renvoyé par le baron, qui le soupçonne d’être un mouchard.
— Voilà l’effet d’un sourire qui m’est échappé, dit Peyrade.
— Oh ! tout ce que j’ai vu de désastres causés par des sourires !... dit Corentin.
— Sans compter ceux que causent les coups de cravache, dit Peyrade en faisant allusion à l’affaire Simeuse. (Voir UNE TÉNÉBREUSE AFFAIRE.) Mais, voyons, Contenson, qu’arrive-t-il ?
— Voici ce qui arrive, reprit Contenson. J’ai fait jaser Georges en lui faisant payer des petits verres d’une infinité de couleurs, il en est resté gris ; quant à moi, je dois être comme un alambic ! Notre baron est allé rue Taitbout, bourré de pastilles du sérail. Il y a trouvé la belle femme que vous savez. Mais une bonne farce : cette Anglaise n’est pas son ingonnie !.... Et il a dépensé trente mille francs pour séduire la femme de chambre. Une bêtise. Ça se croit grand parce que ça fait de petites choses avec de grands capitaux, retournez la phrase, et vous trouvez le problème que résout l’homme de génie. Le baron est revenu dans un état à faire pitié. Le lendemain Georges, pour faire son bon apôtre, dit à son maître : — Pourquoi monsieur se sert-il de gens de sac et de corde ? Si monsieur voulait s’en rapporter à moi, je lui trouverais son inconnue, car la description que monsieur m’en a faite me suffit, je remuerai tout Paris. — Va, lui dit le baron, je te récompenserai bien ! Georges m’a raconté tout cela, entremêlé des détails les plus saugrenus. Mais... l’on est fait à recevoir la pluie ! Le lendemain, le baron reçut une lettre anonyme où on lui disait quelque chose comme : « Monsieur de Nucingen se meurt d’amour pour une inconnue, il a déjà dépensé ; beaucoup d’argent en pure perte ; s’il veut se trouver ce soir, à minuit, au bout du pont de Neuilly, et monter dans la voiture derrière laquelle sera le chasseur du bois de Vincennes, en se laissant bander les yeux, il verra celle qu’il aime.... Comme sa fortune peut lui donner des craintes sur la pureté des intentions de ceux qui procèdent ainsi, monsieur le baron peut se faire accompagner de son fidèle Georges. Il n’y aura d’ailleurs personne dans la voiture. » Le baron y va, sans rien dire à Georges, avec Georges. Tous deux se laissent bander les yeux et couvrir la tête d’un voile. Le baron reconnaît le chasseur. Deux heures après, la voiture, qui marchait comme une voiture à Louis XVIII (que Dieu ait son âme ! il se connaissait en police, ce roi-là !) arrête au milieu d’un bois. Le baron, à qui l’on ôte son bandeau, voit dans une voiture arrêtée son inconnue, qui..., psit !.... disparaît aussitôt. Et la voiture (même train que Louis XVIII) le ramène au pont de Neuilly, où il retrouve sa voiture. On avait mis dans la main de Georges un petit billet ainsi conçu : « Combien de billets de mille francs monsieur le baron lâche-t-il pour être mis en rapport avec son inconnue ? » Georges donne le petit billet à son maître, et le baron, ne doutant pas que Georges ne s’entende ou avec moi ou avec vous, monsieur Peyrade, pour l’exploiter, a mis Georges à la porte. En v’là un imbécile de banquier ! il ne fallait renvoyer Georges qu’après avoir gougé affec l’eingonnîe.
— Georges a vu la femme ?... dit Corentin.
— Oui, dit Contenson.
— Eh ! bien, s’écria Peyrade, comment est-elle ?
— Oh ! répondit Contenson, il ne m’en a dit qu’un mot : un vrai soleil de beauté !...
— Nous sommes joués par des drôles plus forts que nous, s’écria Peyrade. Ces chiens-là vont vendre leur femme bien cher au baron.
— Ya, mein Herr ! répondit Contenson. Aussi, en apprenant que vous aviez reçu des giroflées à la Préfecture, ai-je fait jaser Georges.
— Je voudrais bien savoir qui m’a roulé, dit Peyrade, nous mesurerions nos ergots !
— Faut faire les cloportes, dit Contenson.
— Il a raison, dit Peyrade, glissons-nous dans les fentes pour écouter, attendre...
— Nous allons étudier cette version-là, s’écria Corentin, pour le moment, je n’ai rien à faire. Tiens-toi sage, toi, Peyrade ! Obéissons toujours à monsieur le Préfet...
— Monsieur de Nucingen est bon à saigner, fit observer Contenson, il a trop de billets de mille francs dans les veines...
— La dot de Lydie était pourtant là ! dit Peyrade à l’oreille de Corentin.
— Contenson, viens nous-en, laissons dormir notre père...ade !... A de... main.
— Monsieur, dit Contenson à Corentin sur le pas de la porte, quelle drôle d’opération de change aurait faite le bonhomme !... Hein ! marier sa fille avec le prix de !... Ah ! ah ! l’on ferait de ce sujet une jolie pièce, et morale, intitulée : La Dot d’une jeune fille.
— Ah ! comme vous êtes organisés, vous autres ! quelles oreilles tu as !... dit Corentin à Contenson. Décidément la Nature Sociale arme toutes ses Espèces des qualités nécessaires aux services qu’elle en attend ! La société c’est une autre Nature !
— C’est très-philosophique ce que, vous dites là, s’écria Contenson, un professeur en ferait un système !
— Sois au fait, reprit Corentin en souriant et s’en allant avec l’espion par les rues, de tout ce qui se passera chez monsieur de Nucingen, à propos de l’inconnue... en gros... ne finasse pas...
— On regarde si les cheminées fument ! dit Contenson.
— Un homme comme le baron de Nucingen ne peut pas être heureux incognito, reprit Corentin. D’ailleurs nous, pour qui les hommes sont des cartes, nous ne devons jamais être joués par eux !
— Parbleu ! ce serait le condamné qui s’amuserait à couper le cou au bourreau, s’écria Contenson.
— Tu as toujours le petit mot pour rire, répondit Corentin en laissant échapper un sourire qui dessina de faibles plis dans son masque de plâtre.
Cette affaire était excessivement importante en elle-même, et à part ses résultats. Si le baron n’avait pas trahi Peyrade, qui donc avait eu intérêt à voir le Préfet de Police ? Il s’agissait pour Corentin de savoir s’il n’existait pas de faux frères parmi ses hommes. Il se disait en se couchant ce que ruminait aussi Peyrade : — Qui donc est allé se plaindre au Préfet ? A qui cette femme appartient-elle ? Ainsi, tout en s’ignorant les uns les autres, Jacques Collin, Peyrade et Corentin se rapprochaient sans le savoir ; et la pauvre Esther, Nucingen, Lucien allaient nécessairement être enveloppés dans la lutte déjà commencée, et que l’amour-propre particulier aux gens de police devait rendre terrible. Grâce à l’adresse d’Europe, la partie la plus menaçante des soixante mille francs de dettes qui pesaient sur Esther et sur Lucien fut acquittée. La confiance des créanciers ne fut pas même ébranlée. Lucien et l’abbé purent respirer pendant un moment. Comme deux bêtes fauves poursuivies qui lappent un peu d’eau au bord de quelque marais, ils purent continuer à côtoyer les précipices, le long desquels l’homme fort conduisait l’homme faible ou au gibet ou à la fortune.
— Aujourd’hui, dit le faux prêtre à sa créature, nous jouons le tout pour le tout ; mais heureusement les cartes sont biseautées.
Pendant quelque temps Lucien fut assidu, par ordre de son terrible Mentor, auprès de madame de Sérizy. En effet, Lucien ne devait pas être soupçonné d’avoir une fille entretenue pour maîtresse. Il trouva d’ailleurs dans le plaisir d’être aimé, dans l’entraînement d’une vie mondaine, une force d’emprunt pour s’étourdir. Il obéissait à mademoiselle Clotilde de Grandlieu en ne la voyant plus qu’au Bois ou aux Champs-Élysées.
Le lendemain du jour où Esther fut enfermée dans la maison du Garde, l’être, pour elle problématique et terrible qui lui pesait sur le cœur, vint lui proposer de signer en blanc trois papiers timbrés, aggravés de ces mots tortionnaires : Accepté pour soixante mille francs, sur le premier ; — Accepté pour cent vingt mille francs, sur le second ; — Accepté pour cent vingt mille francs, sur le troisième. En tout trois cent mille francs d’acceptations. En mettant bon pour, vous faites un simple billet. Le mot accepté constitue la lettre de change et vous soumet à la contrainte par corps. Ce mot fait encourir à celui qui le signe imprudemment cinq ans de prison, une peine que le tribunal de police correctionnelle n’inflige presque jamais, et que la cour d’assises applique à des scélérats. La loi sur la contrainte par corps est un reste des temps de barbarie qui joint à sa stupidité le rare mérite d’être inutile, en ce qu’elle n’atteint jamais les fripons (Voir ILLUSIONS PERDUES).
— Il s’agit, dit l’Espagnol à Esther, de tirer Lucien d’embarras : nous avons soixante mille francs de dettes, et avec ces trois cent mille francs nous nous en tirerons peut-être.
Après avoir antidaté de six mois les lettres de change, l’abbé les fit tirer sur Esther par un homme incompris de la police correctionnelle, et dont les aventures, malgré le bruit qu’elles ont fait, furent bientôt oubliées, perdues, couvertes par le tapage de la grande symphonie de juillet 1830.
Ce jeune homme, un des plus audacieux chevaliers d’industrie, fils d’un huissier de Boulogne près Paris, se nomme Georges-Marie Destourny. Le père, obligé de vendre sa charge en des circonstances peu prospères, laissa, vers 1824, son fils sans aucune ressource après lui avoir donné cette brillante éducation, la folie des petits bourgeois pour leurs enfants. A vingt-trois ans, le jeune et brillant élève en droit avait déjà renié son père en écrivant ainsi son nom sur ses cartes :
GEORGES D’ESTOURNY.
Cette carte donnait à son personnage un parfum d’aristocratie. Ce fashionable eut l’audace de prendre tilbury, groom, et de hanter les clubs. Un mot expliquera tout : il faisait des affaires à la Bourse avec l’argent des femmes entretenues dont il était le confident. Enfin il succomba devant la Police correctionnelle, où il comparut accusé de se servir de cartes trop heureuses : il avait des complices, des jeunes gens corrompus par lui, ses séides obligés, les compères de son élégance et de son crédit. Obligé de fuir, il négligea de payer ses différences à la Bourse. Tout Paris, le Paris des loups-cerviers et des clubs, des boulevards et des industriels, tremblait encore de cette double affaire. Au temps de sa splendeur, Georges d’Estourny, joli garçon, bon enfant surtout, généreux comme un chef de voleurs, avait protégé la Torpille pendant quelques mois. Le faux Espagnol basa sa spéculation sur l’accointance d’Esther avec ce célèbre escroc, accident particulier aux femmes de cette classe. Georges d’Estourny, dont l’ambition s’était enhardie avec le succès, avait pris sous sa protection un homme venu du fond d’un département pour faire des affaires à Paris, et que le parti libéral voulait indemniser de condamnations encourues avec courage dans la lutte de la Presse contre le Gouvernement de Charles X, dont la persécution s’était ralentie pendant le ministère Martignac. On avait alors gracié le sieur Cérizet, ce gérant responsable, surnommé le Courageux-Cériset. Or, Cérizet, patronné pour la forme par les sommités de la Gauche, fonda une maison qui tenait à la fois à l’agence d’affaires, à la Banque et à la maison de commission. Ce fut une de ces positions qui ressemblent, dans le commerce, à ces domestiques annoncés dans les Petites-Affiches, comme pouvant et sachant tout faire. Cérizet fut très-heureux de se lier avec Georges d’Estourny, qui le forma. Esther, en vertu de l’anecdote sur Ninon, pouvait passer pour être la fidèle dépositaire d’une portion de la fortune de Georges d’Estourny. Un endos en blanc signé Georges d’Estourny rendit Carlos Herrera maître des valeurs qu’il avait créées. Ce faux n’avait aucun danger du moment où, soit mademoiselle Esther, soit quelqu’un pour elle, pouvait ou devait payer. Après avoir pris des renseignements sur la maison Cérizet, Jacques Collin y reconnut l’un de ces personnages obscurs décidés à faire fortune, mais.... légalement. Cérizet, le vrai dépositaire de d’Estourny, restait nanti de sommes importantes alors engagées dans la Hausse, à la Bourse, et qui permettaient à Cérizet de se dire banquier. Tout cela se fait à Paris : on méprise un homme, on n’en méprise pas l’argent. L’abbé se rendit chez Cérizet dans l’intention de le travailler à sa manière, car il se trouvait par hasard maître de tous les secrets de ce digne associé de d’Estourny. Le Courageux-Cérizet demeurait dans un entresol, rue du Gros-Chenet, et l’abbé, qui se fit mystérieusement annoncer comme venant de la part de Georges d’Estourny, surprit le soi-disant banquier pâle de cette annonce. L’abbé vit, dans un modeste cabinet, un petit homme à cheveux rares et blonds, et reconnut en lui, d’après la description que lui en avait faite Lucien, le judas de David Séchard.
— Pouvons-nous parler ici sans crainte d’être entendus ? dit l’Espagnol métamorphosé subitement en Anglais à cheveux rouges, à lunettes bleues, aussi propre, aussi net qu’un puritain allant au Prêche.
— Et pourquoi, monsieur ? dit Cérizet. Qui êtes-vous ?
— Monsieur William Barker, créancier de monsieur d’Estourny ; mais je vais démontrer la nécessité de fermer vos portes, puisque vous le désirez. Nous savons, monsieur, quelles ont été vos relations avec les Petit-Claud, les Cointet et les Séchard d’Angoulême...
A ces mots, Cérizet s’élança vers la porte et la ferma, revint à une autre porte qui donnait dans une chambre à coucher, la verrouilla ; puis il dit à l’inconnu : — Plus bas, monsieur ! Et il examina le faux Anglais en lui disant : — Que voulez-vous de moi ?...
— Mon Dieu ! reprit William Barker, chacun pour soi, dans ce monde. Vous avez les fonds de ce drôle de d’Estourny... Rassurez-vous, je ne viens pas vous les demander ; mais, pressé par moi, ce fripon qui mérite la corde, entre nous, m’a donné ces valeurs en me disant qu’il pouvait y avoir quelque chance de les réaliser ; et comme je ne veux pas poursuivre en mon nom, il m’a dit que vous ne me refuseriez pas le vôtre.
Cérizet regarda la lettre de change, et dit : — Mais il n’est plus à Francfort...
— Je le sais, répondit le faux Barker, mais il pouvait encore y être à la date de ces traites...
— Mais je ne veux pas être responsable, dit Cérizet...
— Je ne vous demande pas ce sacrifice, reprit le faux Anglais ; vous pouvez être chargé de les recevoir. Acquittez-les, et je me charge d’opérer le recouvrement.
— Je suis étonné de voir à d’Estourny autant de défiance de moi, reprit Cérizet.
— Il sait bien des choses, répondit l’Espagnol ; mais ne le blâmez pas d’avoir mis ses œufs dans plusieurs paniers.
— Est-ce que vous croiriez ?... demanda le petit faiseur d’affaires en rendant au faux Anglais les lettres de change acquittées et en règle.
—... Je crois que vous garderez bien ses fonds ? dit le faux Anglais, j’en suis sûr ! ils sont déjà jetés sur le tapis vert de la Bourse.
— Ma fortune est intéressée à...
— A les perdre ostensiblement, dit William Barker.
— Monsieur !... s’écria Cérizet.
— Tenez, mon cher monsieur Cérizet, dit froidement Barker en interrompant Cérizet, vous me rendriez un service en me facilitant cette rentrée. Ayez la complaisance de m’écrire une lettre où vous disiez que vous me remettez ces valeurs acquittées pour le compte de d’Estourny, et que l’huissier poursuivant devra considérer le porteur de la lettre comme le possesseur de ces trois traites.
— Voulez-vous me dire vos noms ?
— Pas de nom ! répondit le faux Anglais. Mettez : Le porteur de cette lettre et des valeurs... Vous allez être bien payé de cette complaisance...
— Et comment ?... dit Cérizet.
— Par un seul mot. Vous resterez en France, n’est-ce pas ?...
— Oui, monsieur.
— Eh ! bien, jamais Georges d’Estourny n’y rentrera.
— Et pourquoi ?
— Il y a plus de cinq personnes qui, à ma connaissance, l’assassineraient, et il le sait.
— Je ne m’étonne plus qu’il me demande de quoi faire une pacotille pour les Indes ! s’écria Cérizet. Et il m’a malheureusement obligé d’engager tout dans les fonds. Nous sommes déjà débiteurs de différences. Je vis au jour le jour.
— Tirez votre épingle du jeu !
— Ah ! si j’avais su cela plus tôt ! s’écria Cérizet. J’ai manqué ma fortune...
— Un dernier mot ?... dit Barker. Discrétion !... vous en êtes capable ; mais, ce qui peut-être est moins sûr, fidélité. Nous nous reverrons, et je vous ferai faire fortune.
Après avoir jeté dans cette âme de boue un espoir qui devait en assurer la discrétion pendant long-temps, Barker se rendit chez un huissier sur lequel il pouvait compter, et le chargea d’obtenir des jugements définitifs contre Esther. — On payera, dit-il à l’huissier, c’est une affaire d’honneur, nous voulons seulement être en règle. Il fit représenter mademoiselle Esther au Tribunal de Commerce pour que les jugements fussent contradictoires. L’huissier, prié d’agir poliment, mit sous enveloppe tous les actes de procédure, vint saisir lui-même le mobilier, rue Taitbout, où il fut reçu par Europe. La contrainte par corps une fois dénoncée, Esther fut ostensiblement sous le coup de trois cents et quelques mille francs de dettes indiscutables. Jacques Collin ne fit pas en ceci de grands frais d’invention. Ce vaudeville des fausses dettes se joue à Paris très-souvent. Il y existe des sous-Gobseck, des sous-Gigonnet qui, moyennant une prime, se prêtent à ce calembour, car ils plaisantent de ce tour. Tout, en France, se fait en riant. On rançonne ainsi, soit des parents récalcitrants, soit des passions qui lésineraient, mais qui tous, devant une nécessité flagrante ou quelque prétendu déshonneur, s’exécutent. Maxime de Trailles avait usé très-souvent de ce moyen, renouvelé des comédies du vieux répertoire. Seulement Carlos Herrera qui voulait sauver et l’honneur de sa robe et celui de Lucien, avait eu recours à un faux sans aucun danger, mais assez souvent pratiqué pour qu’en ce moment la Justice s’en émeuve. Il se tient, dit-on, une Bourse des effets faux aux environs du Palais-Royal, où, pour trois francs, on vous donne une signature.
Avant d’entamer la question de ces cent mille écus destinés à faire sentinelle à la porte de la chambre à coucher, Carlos se promit de faire payer, au préalable, cent mille autres francs à monsieur de Nucingen. Voici comment. Par ses ordres, Asie se posa, vis-à-vis de l’amoureux baron, en vieille femme au courant des affaires de la belle inconnue. Jusqu’à présent, les peintres de mœurs ont mis en scène beaucoup d’usuriers ; mais on a oublié l’usurière, la madame La Ressource d’aujourd’hui, personnage excessivement curieux, appelée décemment marchande à la toilette, et qu’allait jouer la féroce Asie, à qui Carlos trouva le physique de l’emploi — Tu t’appelleras madame de Saint-Estève, lui dit-il. L’abbé voulut voir Asie habillée. La fausse entremetteuse vint en robe de damas à fleurs, provenant de rideaux décrochés à quelque boudoir saisi, ayant un de ces châles de cachemire passés, usés, invendables, qui finissent leur vie au dos de ces femmes. Elle portait une collerette en dentelles magnifiques, mais éraillées, et un affreux chapeau ; mais elle était chaussée en souliers de peau d’Irlande, sur le bord desquels sa chair faisait l’effet d’un bourrelet de soie noire à jour.
— Et la boucle de ma ceinture ! dit-elle en montrant une orfévrerie suspecte que repoussait son ventre de cuisinière. Hein ! quel genre ! Et mon tour... comme il m’enlaidit gentiment !
— Sois mielleuse d’abord, lui dit Carlos, sois craintive presque défiante comme une chatte ; et fais surtout rougir le baron d’avoir employé la Police sans que tu paraisses avoir à trembler devant les agents. Enfin donne à entendre à la pratique, en termes plus ou moins clairs, que tu défies toutes les polices du monde de savoir où se trouve la belle. Cache bien tes traces... Quand le baron t’aura donné le droit de lui frapper sur le ventre en l’appelant : — Gros corrompu ! deviens insolente et fais-le aller comme un laquais.
Menacé de ne plus revoir l’entremetteuse s’il se livrait au moindre espionnage, Nucingen voyait Asie en allant à la Bourse, à pied, mystérieusement, dans un misérable entresol de la rue Neuve-Saint-Marc, un appartement prêté, par qui ? le baron ne put jamais obtenir la moindre lumière à ce sujet... Ces boueux sentiers, combien de fois les millionnaires amoureux les ont-ils côtoyés et avec quelles délices ! les pavés de Paris le savent. Madame de Saint-Estève fit arriver, d’espérance en désespoir, en relayant l’un par l’autre, le baron à vouloir être mis au courant de tout ce qui concernait l’inconnue, à tout prix !...
Pendant ce temps, l’huissier marchait, et marchait d’autant mieux que, ne trouvant aucune résistance chez Esther, il agissait dans les délais légaux, sans perdre vingt-quatre heures.
Lucien, conduit par l’abbé, visita cinq ou six fois la récluse à Saint-Germain. Le féroce conducteur de ces machinations avait jugé ces entrevues nécessaires pour empêcher Esther de dépérir, car sa beauté passait à l’état de capital. Au moment de quitter la maison du Garde, il amena Lucien et la pauvre courtisane au bord d’un chemin désert, à un endroit d’où l’on voyait Paris, et où personne ne pouvait les entendre. Tous trois ils s’assirent au soleil levant, sous un tronçon de peuplier abattu devant ce paysage, un des plus magnifiques du monde, et qui embrasse le cours de la Seine, Montmartre, Paris, Saint-Denis.
— Mes enfants, dit Carlos, votre rêve est fini. Toi, ma petite, tu ne reverras plus Lucien ; ou, si tu le vois, tu dois l’avoir connu, il y a cinq ans, pendant quelques jours seulement.
— Voilà donc ma mort arrivée ! dit-elle sans verser une larme.
— Eh ! voilà cinq ans que tu es malade, reprit l’abbé. Suppose-toi poitrinaire, et meurs sans nous ennuyer de tes élégies. Mais tu vas voir que tu peux encore vivre, et très-bien !.. Laisse-nous, Lucien, va cueillir des sonnets, dit-il en lui montrant un champ à quelques pas d’eux.
Lucien jeta sur Esther un regard mendiant, un de ces regards propres à ces hommes faibles et avides, pleins de tendresse dans le cœur et de lâcheté dans le caractère. Esther lui répondit par un signe de tête qui voulait dire : — Je vais écouter le bourreau pour savoir comment je dois poser ma tête sous la hache, et j’aurai le courage de bien mourir. Ce fut si gracieux et, en même temps, si plein d’horreur, que le poète pleura ; Esther courut à lui, le serra dans ses bras, but cette larme et lui dit : — Sois tranquille ! un de ces mots qui se disent avec les gestes et les yeux, avec la voix du délire.
Carlos se mit à expliquer nettement, sans ambiguïté, souvent avec d’horribles mots propres, la situation critique de Lucien, sa position à l’hôtel de Grandlieu, sa belle vie s’il triomphait, et enfin la nécessité pour Esther de se sacrifier à ce magnifique avenir.
— Que faut-il faire ? s’écria-t-elle fanatisée.
— M’obéir aveuglément, dit Carlos. Et de quoi pourriez-vous vous plaindre ? Il ne tiendra qu’à vous de vous faire un beau sort. Vous allez devenir ce que sont Tullia, Florine, Mariette et la Val-Noble, vos anciennes amies, la maîtresse d’un homme riche que vous n’aimerez pas. Une fois nos affaires faites, notre amoureux est assez riche pour vous rendre heureuse...
— Heureuse !... dit-elle en levant les yeux au ciel.
— Vous avez eu cinq ans de paradis, reprit-il. Ne peut-on vivre avec de pareils souvenirs ?...
— Je vous obéirai, répondit-elle en essuyant une larme dans le coin de ses yeux. Ne vous inquiétez pas du reste ! Vous l’avez dit, mon amour est une maladie mortelle.
— Ce n’est pas tout, reprit Carlos, il faut rester belle. A vingt-deux ans et demi, vous êtes à votre plus haut point de beauté, grâce à votre bonheur. Enfin, redevenez surtout la Torpille. Soyez espiègle, dépensière, rusée, sans pitié pour le millionnaire que je vous livre. Écoutez !... cet homme a été sans pitié pour bien du monde, il s’est engraissé des fortunes de la veuve et de l’orphelin, vous serez leur Vengeance !... Asie viendra vous prendre en fiacre, et vous serez à Paris ce soir. Si vous laissiez soupçonner vos liaisons depuis six ans avec Lucien, autant vaudrait lui tirer un coup de pistolet dans la tête. On vous demandera ce que vous êtes devenue : vous répondrez que vous avez été emmenée en voyage par un Anglais excessivement jaloux. Vous avez eu jadis assez d’esprit pour bien blaguer, retrouvez tout cet esprit-là...
Avez-vous jamais vu un radieux cerf-volant, ce géant des papillons de l’enfance, tout chamarré d’or, planant dans les cieux ?... Les enfants oublient un moment la corde, un passant la coupe : le météore donne, en langage de collége, une tête, et il tombe avec une effrayante rapidité. Telle Esther en entendant Carlos.