3

Dehors, dans le jardin, c’était la récréation. Nus sous la douce chaleur du soleil de juin, six ou sept cents petits garçons et petites filles couraient sur les gazons en poussant des cris aigus, ou jouaient à des jeux de balle, ou étaient accroupis en silence par groupes de deux ou trois parmi les buissons en fleur. Les roses étaient épanouies, deux rossignols faisaient leur soliloque dans les bosquets, un coucou émettait justement ses cris dissonants parmi les tilleuls. L’air était somnolent du murmure des abeilles et des hélicoptères.

Le Directeur et ses étudiants s’arrêtèrent quelque temps à observer une partie de Ballatelle Centrifuge. Vingt enfants étaient groupés en cercle autour d’une tour en acier chromé. Une balle lancée en l’air de façon à retomber sur la plate-forme au sommet de la tour dégringolait à l’intérieur, tombait sur un disque en rotation rapide, était projetée à travers l’une ou l’autre des nombreuses ouvertures percées dans l’enveloppe cylindrique, et devait être rattrapée.

— Bizarre, musa le Directeur, tandis qu’ils s’en éloignaient, bizarre de songer que, même au temps de Notre Ford, la plupart des jeux se jouaient sans plus d’accessoires qu’une ou deux balles, avec quelques bâtons et peut-être un bout de filet. Rendez-vous compte de la sottise qu’il y a à permettre aux gens de jouer à des jeux compliqués qui ne font absolument rien pour accroître la consommation. C’est de la folie. De nos jours, les Administrateurs ne donnent leur approbation à aucun jeu nouveau à moins qu’il ne puisse être démontré qu’il exige au moins autant d’accessoires que le plus compliqué des jeux existants. – Il s’interrompit. – Voilà un petit groupe charmant, dit-il, tendant le doigt.

Dans un creux herbeux entre deux hautes masses de bruyères méditerranéennes, deux enfants, un petit garçon d’environ sept ans et une petite fille qui pouvait avoir un an de plus, s’amusaient, fort gravement et avec toute l’attention concentrée de savants plongés dans un travail de découverte, à un jeu sexuel rudimentaire.

— Charmant, charmant ! répéta sentimentalement le D.I.C.

— Charmant, dirent poliment les jeunes gens pour marquer leur accord.

Mais leur sourire était un peu protecteur. Il y avait trop peu de temps qu’ils avaient mis au rancart les amusements enfantins de ce genre, pour qu’ils pussent les contempler maintenant sans une pointe de mépris. « Charmant ? » Mais ce n’était qu’un couple de mioches prenant leurs ébats ; rien de plus. Des mioches, tout bonnement.

— J’ai toujours l’impression…, continuait le Directeur, du même ton un peu sentimental, lorsqu’il fut interrompu par des hou-hou-hou vigoureux.

D’un buisson voisin sortit une infirmière, tenant par la main un petit garçon qui hurlait tout en marchant. Une petite fille lui trottait sur les talons avec un air inquiet.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda le Directeur.

L’infirmière haussa les épaules.

— Pas grand-chose, répondit-elle. C’est tout simplement ce petit garçon qui ne semble guère disposé à prendre part aux jeux érotiques ordinaires. Je l’avais déjà remarqué précédemment une fois ou deux. Et voilà qu’il recommence aujourd’hui. Il vient de se mettre à hurler…

— Je vous assure, interrompit la petite fille à l’air inquiet, que je n’avais pas l’intention de lui faire mal, en aucune manière. Je vous assure…

— Cela va de soi, ma mignonne, dit l’infirmière d’un ton rassurant. – De sorte que, reprit-elle, s’adressant de nouveau au Directeur, je l’emmène chez le Surveillant Adjoint de Psychologie. Simplement pour voir s’il n’y a pas quelque chose d’anormal.

— C’est très bien, dit le Directeur. Menez-le chez le Surveillant. – Toi, tu vas rester ici, petite, ajouta-t-il, comme l’infirmière s’éloignait avec le sujet, toujours hurlant, confié à ses soins. Comment t’appelles-tu ?

— Polly Trotsky.

— C’est un nom excellent, ma foi, dit le Directeur. Sauve-toi maintenant, et va voir si tu peux trouver un autre petit garçon pour jouer avec toi.

L’enfant s’enfuit en bondissant parmi les buissons, et fut bientôt hors de vue.

— Quelle petite créature exquise ! dit le Directeur, la suivant des yeux. Puis, se tournant vers ses étudiants : Ce que je vais vous exposer à présent, dit-il, pourra vous sembler incroyable. Mais aussi, quand on n’a pas l’habitude de l’histoire, la plupart des faits relatifs au passé semblent effectivement incroyables.

Il révéla l’ahurissante vérité. Pendant une très longue période avant l’époque de Notre Ford, et même au cours de quelques générations postérieures, les jeux érotiques entre enfants avaient été considérés comme anormaux (il y eut un éclat de rire) ; et non pas seulement comme anormaux, mais comme positivement immoraux (non !) ; et ils avaient, en conséquence, été rigoureusement réprimés.

Le visage de ses auditeurs prit un air d’incrédulité étonnée. Quoi, les pauvres petits gosses n’avaient pas le droit de s’amuser ? Ils ne parvenaient pas à le croire.

— Les adolescents mêmes, disait le D.I.C., les adolescents comme vous.

— Ce n’est pas possible !

— À part un peu d’auto-érotisme et d’homosexualité, pratiqués en cachette – absolument rien.

— Rien ?

— Dans la plupart des cas, jusqu’à ce qu’ils eussent plus de vingt ans.

— Vingt ans ? firent les étudiants en écho, en un chœur bruyant de scepticisme.

— Vingt ans, répéta le Directeur. Je vous ai dit que vous trouveriez cela incroyable.

— Mais qu’arrivait-il ? demandèrent-ils. Quels étaient les résultats ?

— Les résultats étaient terribles.

Une voix profonde et sonore s’interposa dans le dialogue et les fit sursauter.

Ils se retournèrent. Sur le bord du petit groupe se tenait un étranger – un homme de taille moyenne, aux cheveux noirs, au nez crochu, aux lèvres rouges et charnues, aux yeux très sombres et perçants.

— Terribles, répéta-t-il.

Le D.I.C. s’était à ce moment assis sur l’un des bancs d’acier caoutchouté qui étaient commodément disséminés parmi les jardins ; mais, à la vue de l’étranger, il se remit debout d’un bond, et se précipita en avant, les mains tendues, souriant avec effusion de toutes ses dents.

— Monsieur l’Administrateur ! Quel plaisir inattendu ! Mes amis, à quoi pensez-vous donc ? Voici l’Administrateur, voici sa Forderie Mustapha Menier.

 

Dans les quatre mille pièces du Centre, les quatre mille pendules électriques sonnèrent simultanément quatre heures. Des voix désincarnées retentirent, sortant des pavillons des haut-parleurs.

« Repos pour l’équipe principale de jour ! Pour la deuxième équipe le jour, au travail ! Repos pour l’équipe principale de…»

Dans l’ascenseur, montant aux vestiaires, Henry Foster et le Directeur Adjoint de la Prédestination tournèrent le dos avec assez d’intention à Bernard Marx, du Bureau de Psychologie : ils se détournèrent de cette réputation désagréable.

Le ronflement et le fracas léger des machines agitait toujours l’air cramoisi du Dépôt des Embryons. Les équipes avaient beau aller et venir, un visage couleur de lupus faisait place à un autre ; majestueusement, à jamais, les transporteurs continuaient leur marche lente avec leur chargement d’hommes et de femmes à venir.

Lenina Crowne se dirigea d’un bon pas vers la porte.

 

Sa Forderie Mustapha Menier ! Les yeux des étudiants qui le saluèrent saillirent presque hors de leur tête. Mustapha Menier ! L’Administrateur Résident de l’Europe Occidentale ! L’un des Dix Administrateurs. Mondiaux ! L’un des Dix… et il s’asseyait sur le banc avec le D.I.C., il fallait rester là, oui, rester et leur parler effectivement… Le savoir allait leur venir droit de la source. Droit de la bouche même de Ford !

Deux enfants à la peau brune comme des crevettes sortirent d’une touffe voisine de buissons, les contemplèrent un instant de leurs yeux écarquillés d’étonnement, puis retournèrent à leurs amusements parmi le feuillage.

— Vous vous souvenez tous, dit l’Administrateur, de sa voix forte et profonde, vous vous souvenez tous, je le suppose, de cette belle parole inspirée de Notre Ford : « L’Histoire, c’est de la blague. ». L’histoire, répéta-t-il lentement, c’est de la blague.

Il brandit la main ; et l’on eût dit que, d’un coup d’un invisible plumeau, il avait chassé un peu de poussière, et la poussière, c’était Harappa, c’était Ur en Chaldée ; quelques toiles d’araignée, qui étaient Thèbes et Babylone, Cnossos et Mycènes. Un coup de plumeau, un autre – et où donc était Ulysse, où était Job, où étaient Jupiter et Gotama, et Jésus ? Un coup de plumeau – et ces taches de boue antique qu’on appelait Athènes et Rome, Jérusalem et l’Empire du Milieu, toutes avaient disparu. Un coup de plumeau, – l’endroit où avait été l’Italie était vide. Un coup de plumeau, – enfuies, les cathédrales ; un coup de plumeau, un autre, – anéantis, le Roi Lear et les Pensées de Pascal. Un coup de plumeau, – disparue la Passion ; un coup de plumeau, – mort le Requiem ; un coup de plumeau, – finie la Symphonie ; un coup de plumeau…

 

— Vous allez au Cinéma Sentant ce soir, Henry ? s’informa le Prédestinateur Adjoint. – J’ai entendu dire que le nouveau film de l’Alhambra est de premier ordre. Il y a une scène d’amour sur un tapis en peau d’ours ; on dit que c’est merveilleux. Chacun des poils de l’ours est reproduit. Les effets tactiles les plus étonnants…

 

— Voilà pourquoi l’on ne vous enseigne pas d’histoire, disait l’Administrateur. Mais, à présent, le moment est venu…

Le D.I.C. le regarda avec nervosité. Il courait des rumeurs étranges au sujet de vieux livres interdits, cachés dans un coffre-fort du bureau de l’Administrateur. Des Bibles, de la poésie – Ford seul savait quoi.

Mustapha Menier intercepta son regard inquiet, et les commissures de ses lèvres rouges eurent une contraction ironique.

— Ça va bien, mon cher Directeur, dit-il d’un ton de raillerie légère, je ne les corromprai pas.

Le D.I.C. fut éperdu de confusion.

 

Ceux qui se sentent méprisés font bien de prendre un air méprisant. Le sourire qui monta au visage de Bernard Marx était plein de mépris. « Chacun des poils de l’ours, en vérité ! »

— Certes, j’aurai soin d’y aller, dit Henry Foster.

 

Mustapha Menier se pencha en avant, brandit devant eux son doigt tendu :

— Essayez de vous rendre compte, dit-il, et sa voix leur causa un frémissement étrange dans la région du diaphragme. – Essayez de vous rendre compte de ce que c’était que d’avoir une mère vivipare.

De nouveau, ce mot ordurier. Mais aucun d’eux ne songea, cette fois, à sourire.

— Essayez de vous imaginer ce que signifiait : « Vivre dans sa famille. »

Ils essayèrent ; mais manifestement sans le moindre succès.

— Et savez-vous ce qu’était un « foyer ? »

Ils secouèrent la tête.

 

Quittant la pénombre rouge de son sous-sol, Lenina Crowne fit brusquement l’ascension de dix-sept étages, tourna à droite en sortant de l’ascenseur, enfila un long couloir, et, ouvrant une porte marquée Vestiaires des Dames, plongea dans un chaos assourdissant de bras, de poitrines, et de dessous. Des torrents d’eau chaude remplissaient en les éclaboussant cent baignoires, ou s’en écoulaient avec un bruit de glouglous. Ronflant et aspirant, quatre-vingts appareils de vibromassage par le vide étaient simultanément en train de pétrir et de sucer la chair ferme et hâlée de quatre-vingts exemplaires superbes d’humanité féminine. Chacune d’elles parlait à pleine voix. Une Machine à Musique synthétique roucoulait un solo de super-cornet à pistons.

— Tiens, Fanny ! dit Lenina à la jeune femme qui avait les patères et le casier contigus aux siens.

Fanny travaillait dans la Salle de Mise en Flacons, et son nom de famille était également Crowne. Mais comme les deux mille millions d’habitants de la planète n’avaient pour eux tous que deux mille noms, la coïncidence n’avait rien de particulièrement sur prenant.

Lenina tira sur les fermetures éclair – vers le bas, sur la tunique, vers le bas, d’un geste des deux mains, sur les deux qui maintenaient le pantalon, vers le bas, encore une fois, pour dégager son vêtement de dessous. Gardant toujours ses souliers et ses bas, elle se dirigea vers les salles de bains.

 

— Le foyer, la maison, quelques pièces exiguës, dans lesquelles habitaient, tassés à s’y étouffer, un homme, une femme périodiquement grosse, une marmaille, garçons et filles, de tous âges. Pas d’air, pas d’espace ; une prison insuffisamment stérilisée ; l’obscurité, la maladie et les odeurs.

(L’évocation présentée par l’Administrateur était si vivante que l’un des jeunes gens, plus sensible que les autres, fut pris de pâleur, rien qu’à la description, et fut sur le point d’avoir la nausée.)

 

Lenina sortit du bain, s’essuya avec la serviette, saisit un long tube flexible raccordé à un ajutage ménagé dans le mur, s’en présenta l’embouchure devant la poitrine, comme si elle voulait se suicider, appuya sur la gâchette. Une bouffée d’air tiédi la saupoudra de talc le plus fin. Il y avait une distribution de huit parfums différents et d’eau de Cologne au moyen de petits robinets, au-dessus de la cuvette du lavabo. Elle ouvrit le troisième à partir de la gauche, s’imprégna de chypre, et, portant à la main ses bas et ses souliers, sortit pour voir si l’un des appareils de vibromassage par le vide était libre.

 

— Et le foyer était aussi malpropre psychiquement que physiquement. Psychiquement, c’était un terrier à lapins, une fosse à purin, échauffé par les frottements de la vie qui s’y entassait, et tout fumant des émotions qui s’y exhalaient. Quelles intimités suffocantes, quelles relations dangereuses, insensées, obscènes, entre les membres du groupe familial ! Pareille à une folle furieuse, la mère couvait ses enfants (ses enfants)… elle les couvait comme une chatte, ses petits… mais comme une chatte qui parle, une chatte qui sait dire et redire mainte et mainte fois : « Mon bébé, mon bébé !… Mon bébé », et puis : « Oh ! oh ! sur mon sein, les petites mains – cette faim, et ce plaisir indiciblement douloureux. Jusqu’à ce qu’enfin mon bébé s’endorme, que mon bébé s’endorme, une bulle de lait blanc au coin de sa bouche ! Mon petit bébé dort…»

— Oui, dit Mustapha Menier, hochant la tête, c’est à juste titre que vous pouvez frémir.

 

— Avec qui sortez-vous ce soir ? demanda Lenina, revenant de son vibromassage comme une perle illuminée de l’intérieur, rose et luisante.

— Avec personne.

Lenina arqua les sourcils d’étonnement.

— Voilà quelque temps que je ne me sens pas très bien, expliqua Fanny. Le Docteur Wells m’a conseillé de prendre un Succédané de Grossesse.

— Mais ; ma petite, vous n’avez que dix-neuf ans Le premier Succédané de Grossesse n’est obligatoire qu’à vingt et un ans.

— Je le sais, ma petite. Mais il y a des gens qui se portent mieux en commençant plus tôt. Le Docteur Wells m’a dit que les brunes au pelvis large, comme moi, devraient prendre leur premier Succédané de Grossesse à dix-sept ans. De sorte qu’en réalité je suis en retard, et non pas en avance, de deux ans.

Elle ouvrit la porte de son casier, et montra du doigt la rangée de boîtes et de fioles étiquetées qui s’alignaient sur le rayon supérieur.

— SIROP DE CORPUS LUTEUM – Lenina lut les noms à haute voix : OVARINE GARANTIE FRAÎCHE NE DOIT PAS ÊTRE UTILISÉE PLUS TARD QUE LE Ier AOÛT DE L’ANNÉE DE N.F. 632. – EXTRAIT DE GLANDE MAMMAIRE : À PRENDRE TROIS FOIS PAR JOUR, AVANT LES REPAS, AVEC UN PEU D’EAU – PLACENTINE POUR INJECTIONS INTRAVEINEUSES À DOSE DE 5 CC TOUS LES TROIS JOURS. Pouah ! fit Lenina avec un frisson, comme je déteste ça, les intraveineuses ! Et vous ?

— Moi aussi. Mais quand elles vous font du bien…

Fanny était une jeune fille particulièrement raisonnable.

 

Notre Ford – ou notre Freud, comme, pour quelque raison impénétrable, il lui plaisait de s’appeler chaque fois qu’il parlait de questions psychologiques – Notre Freud avait été le premier à révéler les dangers épouvantables de la vie de famille. Le monde était plein de pères, et était par conséquent plein de misère ; plein de mères, et par conséquent de toute espèce de perversions, depuis le sadisme jusqu’à la chasteté ; pleins de frères, de sœurs, d’oncles, de tantes – plein de folie et de suicide.

— Et pourtant, chez les sauvages de Samoa, dans certaines îles de la côte de la Nouvelle-Guinée…

Le soleil tropical enveloppait comme de miel tiède les corps nus d’enfants s’ébattant en commun parmi les fleurs d’hibiscus. Le foyer, c’était n’importe laquelle des vingt maisons au toit de palmes. Dans les Iles Trobriand, la conception était l’œuvre des esprits ancestraux ; personne n’avait jamais entendu parler d’un père.

— Les extrêmes, dit l’Administrateur, se touchent, pour l’excellente raison qu’on les a amenés à se toucher.

 

— Le Docteur Wells prétend que trois mois de traitement de Succédané de Grossesse subis maintenant, cela fera une différence énorme à ma santé, pour les trois ou quatre années à venir.

— Eh bien, j’espère qu’il a raison, dit Lenina. Mais, Fanny, entendez-vous réellement dire que, pendant les trois mois à venir, vous êtes censée ne pas… ?

— Oh ! non, ma petite. Rien qu’une semaine ou deux, pas davantage. Je passerai la soirée au Club, à jouer au Bridge Musical. Vous sortez, vous, je suppose ?

Lenina fit oui d’un signe de tête.

— Avec qui ?

— Henry Foster.

— Encore ? – Le visage de Fanny, plutôt rond et plein de bonté, prit une expression incongrue d’étonnement peiné et désapprobateur. – Vous voulez vraiment me dire que vous sortez encore toujours avec Henry Foster ?

 

Des mères et des pères, des frères et des sœurs. Mais il y avait aussi des maris, des épouses, des amants. Il y avait aussi la monogamie et les sentiments romanesques.

— Bien que, probablement, vous ne sachiez pas ce que c’est que tout cela, dit Mustapha Menier.

Ils hochèrent la tête en dénégation.

La famille, la monogamie, le romanesque. Partout le sentiment de l’exclusif, partout la concentration de l’intérêt sur un seul sujet, une étroite canalisation des impulsions et de l’énergie.

— Mais chacun appartient à tous les autres, dit-il en conclusion, citant le proverbe hypnopédique.

Les étudiants acquiescèrent d’un signe de tête, marquant vigoureusement leur accord sur une affirmation que plus de soixante-deux mille répétitions leur avaient fait accepter, non pas simplement comme vraie, mais comme axiomatique, évidente en soi, totalement indiscutable.

 

— Mais après tout, protestait Lenina, il n’y a guère qu’environ quatre mois que j’ai Henry.

— Que quatre mois ! Ça me plaît ! Et, de plus, continua Fanny, pointant vers elle un doigt accusateur, il n’y a eu personne, en dehors de Henry, pendant tout ce temps. N’est-ce pas ?

Lenina devint rouge écarlate ; mais ses yeux, le ton de sa voix, demeurèrent pleins de défi.

— Non, il n’y a eu personne d’autre, répondit-elle presque avec colère. Et je ne vois vraiment pas pourquoi il aurait dû y en avoir.

— Ah ! elle ne voit vraiment pas pourquoi il aurait dû y en avoir, répéta Fanny, comme si elle s’adressait à un auditeur invisible derrière l’épaule gauche de Lenina. Puis, changeant soudain de ton : – Mais sérieusement, dit-elle, je trouve véritablement que vous devriez faire attention. C’est si affreusement mal porté de se conduire comme ça avec un seul homme. À quarante ans, ou trente-cinq, ce ne serait pas si mal. Mais à votre âge, Lenina ! Non, vraiment, ça ne se fait pas. Et vous savez combien le D.I.C. est opposé à tout ce qui est intense ou qui traîne en longueur. Quatre mois avec Henry Foster, sans avoir un autre homme, mais il serait furieux s’il le savait…

 

— Représentez-vous de l’eau sous pression dans un tuyau. – Ils se la représentèrent. – Je le perce une fois, dit l’Administrateur. Quel jet !

Il le perça vingt fois. Il y eut vingt petits jets d’eau mesquins.

« — Mon bébé ! Mon bébé ! »

« — Maman ! » La folie est contagieuse.

« — Mon amour, mon petit, mon seul petit, mon trésor, mon trésor…»

Mère, monogamie, romanesque. La fontaine gicle bien haut ; le jet est impétueux et blanc d’écume L’ardeur n’a qu’une seule issue. Mon amour, mon bébé. Rien d’étonnant à ce que ces pauvres pré modernes fussent fous, méchants et misérables. Leur monde ne leur permettait pas de prendre les choses légèrement, ne leur permettrait pas d’être sains d’esprit, vertueux, heureux. Avec leurs mères et leurs amants, avec leurs prohibitions pour le respect desquelles ils n’étaient pas conditionnés, avec leurs tentations et leurs remords solitaires, avec toutes leurs maladies et leur douleur qui les isolait sans fin, avec leurs incertitudes et leur pauvreté, ils étaient contraints de ressentir fortement les choses. Et, les ressentant fortement (et fortement, qui plus est, en solitude, dans l’isolement désespérément individuel), comment pouvaient-ils être stables ?

 

— Bien entendu, il n’est pas nécessaire de le lâcher. Prenez-en un autre de temps en temps, voilà tout. Il a d’autres femmes, lui, n’est-ce pas ? Lenina en convint.

— Cela va de soi. Vous pouvez compter sur Henry Foster pour agir toujours en parfait galant homme, pour être toujours correct. Et puis, il faut songer au Directeur. Vous savez comme il attache de l’importance…

Faisant un signe de tête affirmatif :

— Il m’a donné une tape sur le derrière cet après-midi, dit Lenina.

— Là, vous voyez bien ! – Fanny avait pris un ton de triomphe. – Cela vous montre bien quelles sont ses idées : le respect le plus strict des conventions.

 

— La stabilité, dit l’Administrateur, la stabilité. Pas de civilisation sans stabilité sociale. Pas de stabilité sociale sans stabilité individuelle.

Sa voix était une trompette. L’écoutant, ils se sentaient plus grands, plus réchauffés.

La machine tourne, tourne, et doit continuer à tourner, à jamais. C’est la mort si elle s’arrête. Ils étaient mille millions à gratter la croûte de la terre. Les rouages commencèrent à tourner. Au bout de cent cinquante ans ils étaient deux mille millions. Arrêt de tous les rouages. Au bout de cent cinquante semaines, ils ne sont plus, de nouveau, que mille millions ; mille milliers de milliers d’hommes et de femmes sont morts de faim.

Il faut que les rouages tournent régulièrement, mais ils ne peuvent tourner sans qu’on en ait soin. Il faut qu’il y ait des hommes pour les soigner, aussi constants que les rouages sur leurs axes, des hommes sains d’esprit, stables dans leur satisfaction.

Criant : « Mon bébé, – ma mère, – mon seul, mon unique amour » ; gémissant : « Mon péché, mon Dieu terrible » ; hurlant de douleur, marmot tant de fièvre, geignant sur la vieillesse et la pauvreté, comment peuvent-ils soigner les rouages ? Et s’ils ne peuvent pas soigner les rouages… Il serait difficile d’enterrer ou de brûler les cadavres de mille milliers de milliers d’hommes et de femmes.

 

— Et après tout, le ton de voix de Fanny s’était fait câlin, ce n’est pas comme s’il y avait quelque chose de douloureux ou de désagréable dans le fait d’avoir un ou deux hommes en dehors de Henry. Et, dans ces conditions, vous devriez vraiment être un peu plus accessible à tous…

 

— La stabilité, insista l’Administrateur, la stabilité. Le besoin fondamental et ultime. La stabilité. D’où : tout ceci…

D’un geste de la main il indiqua les jardins, l’énorme bâtiment du Centre de Conditionnement, les enfants nus cachés dans les buissons ou courant sur les gazons.

 

Lenina hocha la tête :

— Je ne sais pas comment cela se fait, dit-elle, musant, mais voilà quelque temps que je ne me sens pas beaucoup de goût pour être… accessible à tous. Il y a des moments où l’on ne s’en sent pas… N’avez-vous pas éprouvé cela, vous aussi, Fanny ?

Fanny exprima d’un signe de tête sa sympathie et sa compréhension.

— Mais il faut faire l’effort nécessaire, dit-elle d’un ton sentencieux, il faut se conduire proprement. Après tout, chacun appartient à tous les autres.

— Oui, chacun appartient à tous les autres…

Lenina répéta lentement la formule, et, soupirant, se tut un instant ; puis, prenant la main de Fanny, elle la pressa doucement :

— Vous avez tout à fait raison, Fanny. Comme d’habitude. Je ferai l’effort qu’il faut.

 

Réprimée, l’impulsion déborde, et le flot répandu, c’est le sentiment ; le flot répandu, c’est la passion ; le flot répandu, c’est la folie même : cela dépend de la force du courant, de la hauteur et de la résistance du barrage. Le ruisseau sans obstacle coule tout uniment le long des canaux qui lui ont été destinés, vers une calme euphorie. (L’embryon a faim ; d’un bout du jour à l’autre, la pompe à pseudo-sang fait sans arrêt ses huit cents tours à la minute. Le bébé décanté hurle ; immédiatement, une infirmière paraît avec un biberon de sécrétion externe. Le sentiment est aux aguets pendant cet intervalle de temps qui sépare le désir de sa satisfaction. Réduisez cet intervalle, abattez tous ces vieux barrages inutiles.)

— Heureux jeunes gens ! dit l’Administrateur. Nulle peine n’a été épargnée pour rendre votre vie émotivement facile, pour vous préserver, pour autant que la chose soit possible, de ressentir même des émotions.

« Ford est dans son tacot, murmura le D.I.C., tout va bien par le monde[4]. »

 

— Lenina Crowne ? dit Henry Foster, répétant en écho la question posée par le Prédestinateur Adjoint pendant qu’il rattachait la fermeture éclair de son pantalon. Oh ! c’est une fille magnifique. Merveilleusement pneumatique. Je m’étonne que vous ne l’ayez pas eue.

— Je ne sais pas comment cela se fait, dit le Prédestinateur Adjoint. Je l’aurai certainement… À la première occasion.

De sa place, de l’autre côté de la même travée du vestiaire, Bernard Marx surprit ce qu’ils disaient, et pâlit.

 

— Puis, à vrai dire, fit Lenina, je commence à ressentir une pointe d’ennui, à n’avoir personne que Henry tous les jours. – Elle enfila son bas gauche. – Connaissez-vous Bernard Marx ? demanda-t-elle d’un ton dont le détachement excessif était évidemment forcé.

Fanny parut avoir un sursaut de surprise :

— Vous ne prétendez pas ?…

— Pourquoi pas ? Bernard est un Alpha-Plus. D’ailleurs, il m’a invitée à aller avec lui dans l’une des Réserves à Sauvages. J’ai toujours désiré voir une Réserve à Sauvages.

— Mais sa réputation ?

— Que m’importe sa réputation ?

— On dit qu’il n’aime pas le Golf-Obstacles.

— On dit, on dit…, railla Lenina.

— Et puis, il passe la plus grande partie de son temps tout seul… seul… – Il y avait de l’horreur dans la voix de Fanny.

— Eh bien, il ne sera pas seul quand il sera avec moi. Et, au surplus, pourquoi les gens sont-ils si désagréables à son égard ? Moi, je le trouve plutôt gentil. – Elle se sourit à elle-même ; comme il avait été ridiculement timide ! Quasiment effarouché, comme si elle était un Administrateur Mondial, et, lui, un surveillant de machines Gamma-Moins.

 

— Considérez votre propre existence, dit Mustapha Menier. Quelqu’un d’entre vous a-t-il jamais rencontré un obstacle insurmontable ?

La question reçut, en réponse, un silence négatif.

— Quelqu’un d’entre vous a-t-il été forcé de subir un long intervalle de temps, entre la conscience d’un désir et sa satisfaction ?

— Eh bien,… commença l’un des jeunes gens, puis il hésita.

— Parlez, dit le D.I.C. Ne faites pas attendre Sa Forderie.

— Une fois, il m’a fallu attendre près de quatre semaines qu’une jeune fille que je désirais me permît de la prendre.

— Et vous avez ressenti, en conséquence, une forte émotion ?

— C’était horrible !

— Horrible… précisément, dit l’Administrateur. Nos ancêtres étaient si bêtes et avaient la vue si courte que, lorsque les premiers réformateurs vinrent leur offrir de les délivrer de ces émotions horribles, ils refusèrent d’avoir aucun rapport avec eux.

 

« Ils parlent d’elle comme si elle était un morceau de viande. » Bernard grinça des dents ; « Je l’ai eue par-ci, je l’aie eue par-là ! Comme du mouton ! Ils la dégradent au rang d’une quantité équivalente de mouton ! Elle m’a dit qu’elle y réfléchirait, elle a dit qu’elle me rendrait réponse cette semaine. Oh, Ford, Ford, Ford ! » – Il aurait eu plaisir à marcher sur eux et à leur taper sur la figure, à taper dur, à coups redoublés.

— Oui, je vous conseille vraiment de l’essayer, disait Henry Foster.

 

— Prenez le cas de l’Ectogenèse. Pfitzner et Kawaguchi en avaient élaboré la théorie complète.

Mais les Gouvernements daignèrent-ils y jeter un regard ? Non. Il y avait quelque chose qui s’appelait le Christianisme. Il fallut que les femmes continuassent à être vivipares.

 

— Il est si laid ! dit Fanny.

— Mais il a un air qui me plaît plutôt.

— Et puis, si petit ! Fanny fit la grimace ; la petitesse était une chose si horriblement, si typiquement propre aux castes inférieures.

— Moi, je le trouve plutôt gentil, dit Lenina. On éprouve l’envie de le câliner. Vous savez bien. Comme un chat.

Fanny fut scandalisée.

— On dit que quelqu’un s’est trompé quand il était encore en flacon, qu’on a cru qu’il était un Gamma, et qu’on a mis de l’alcool dans son pseudo sang. Voilà pourquoi il est si rabougri.

— Quelle bêtise ! Lenina fut indignée.

 

— L’enseignement par le sommeil fut effectivement interdit en Angleterre. Il y avait quelque chose qui s’appelait le libéralisme. Le Parlement, si vous savez ce qu’on entendait par là, vota une loi l’interdisant. On a conservé les dossiers de l’affaire. Des discours sur la liberté du sujet. La liberté de n’être bon à rien et d’être misérable. La liberté d’être une cheville ronde dans un trou carré.

 

— Mais, mon vieux, c’est de bon cœur, je vous assure. C’est de bon cœur… Henry Foster donna une tape sur l’épaule du Prédestinateur Adjoint. Chacun appartient à tous les autres, après tout.

« Cent répétitions, trois nuits par semaine, pendant quatre ans », songea Bernard Marx, qui était spécialiste en hypnopédie. « Soixante-deux mille quatre cents répétitions font une vérité. Quels idiots ! »

 

— Ou bien le système des Castes. Constamment proposé, constamment rejeté. Il y avait quelque chose qui s’appelait la démocratie. Comme si les hommes étaient égaux autrement que physico-chimiquement !…

 

— Eh bien, tout ce que je peux dire, c’est que je vais accepter son invitation.

Bernard les détestait, les détestait. Mais ils étaient deux, ils étaient grands, ils étaient forts.

 

— La Guerre de Neuf Ans commença en l’an 141 de N.F.

 

— Pas même si c’était vrai, cette histoire d’alcool dans son pseudo-sang…

 

— Le phosgène, la chloropicrine, l’iodo-acétate d’éthyle, la diphénylcyanarsine, le chloroformiate de trichlorméthyle, le sulfure de dichloréthyle. Sans parler de l’acide cyanhydrique.

 

— Chose que je me refuse tout bonnement à croire, dit Lenina pour conclure.

 

— Le bruit de quatorze mille avions s’avançant en ordre de bataille. Mais dans le Kurfurstendamm et dans le Huitième Arrondissement, l’explosion des bombes à anthrax est à peine plus bruyante que l’éclatement d’un sac en papier.

 

— Parce que j’ai vraiment envie de voir une Réserve à Sauvages.

 

CH3C6H2(NO2)3 + Hg (CNO)3= Quoi, en somme ? Un énorme trou dans le sol, un amas de maçonnerie, quelques fragments de chair et de mucus, un pied encore chargé de sa chaussure, volant en l’air et retombant – flac – au milieu des géraniums, des géraniums écarlates ; quel spectacle splendide, cet été-là !

 

— Vous êtes incorrigible, Lenina, je renonce à m’occuper de vous.

 

— La technique russe, pour contaminer les approvisionnements, était particulièrement ingénieuse.

 

Se tournant le dos, Fanny et Lenina continuèrent en silence à changer de vêtements.

 

— La guerre de Neuf ans, le Grand Effondrement Économique. Il y avait le choix entre l’Administration Mondiale et la destruction. Entre la stabilité et…

 

— Fanny Crowne aussi est une jeune fille gentille, dit le Prédestinateur Adjoint.

 

Dans les pouponnières, la leçon Élémentaire de Sentiment des Classes Sociales était terminée ; les voix adaptaient la demande future à la future offre industrielle : « Comme j’aime à voler en avion, murmuraient-elles, comme j’aime à voler en avion, comme j’aime à avoir des vêtements neufs, comme j’aime à…»

 

— Le libéralisme, bien entendu, avait péri sous l’anthrax, mais malgré tout, on ne pouvait pas accomplir les choses par la violence.

 

— Elle est loin d’être aussi pneumatique que Lenina. Oh ! très loin !

 

« Mais les vieux habits sont affreux, continuait l’infatigable murmure. Nous jetons toujours les vieux habits. Mieux vaut finir qu’entretenir, mieux vaut finir…»

 

— Pour gouverner, il s’agit de siéger, et non pas d’assiéger. On gouverne avec le cerveau et avec les fesses, jamais avec les poings. Par exemple, il y eut le régime de la consolation obligatoire…

 

— Voilà, je suis prête, dit Lenina ; mais Fanny continuait à demeurer muette et à lui tourner le dos. – Faisons la paix, ma petite Fanny.

 

— Chaque homme, chaque femme et chaque enfant avait l’obligation de consommer tant par an Dans l’intérêt de l’industrie. Le résultat…

 

« Mieux vaut finir qu’entretenir. Plus on reprise, moins on se grise ; plus on reprise…»

 

— Un de ces jours, dit Fanny, en appuyant tristement, il vous arrivera une sale histoire.

 

— L’objection de conscience sur une échelle énorme. N’importe quoi – pour ne pas consommer. Le retour à la nature…

 

« Comme j’aime à voler en avion, comme j’aime à voler en avion. »

 

— Le retour à la culture. Oui, vraiment, à la culture. On ne peut pas consommer grand-chose si l’on reste tranquillement assis à lire des livres.

 

— Est-ce que je suis bien, comme ça ? demanda Lenina. – Sa tunique était de drap vert bouteille à l’acétate, avec de la fourrure verte à la viscose aux manchettes et au col.

 

— Huit cents pratiquants de la Vie Simple furent fauchés par des mitrailleuses à Polders Green.

 

« Mieux vaut finir qu’entretenir, mieux vaut finir qu’entretenir. »

 

Une culotte courte en velours vert à côtes, et des bas blancs de laine à la viscose rabattus sous le genou.

 

— Puis il y eut le célèbre Massacre du British Museum. Deux mille fanatiques de culture gazés avec du sulfure de dichloréthyle.

 

Une casquette de jockey verte et blanche protégeait les yeux de Lenina ; ses souliers étaient vert vif et vigoureusement brillants.

 

— En fin de compte, dit Mustapha Menier, les Administrateurs se rendirent compte de l’inefficacité de la violence. Les méthodes plus lentes, mais infiniment plus sûres, de l’ectogenèse, de conditionnement néo-Pavlovien, et de l’hypnopédie…

 

Et autour de la taille elle portait une cartouchière verte en pseudo-maroquin à garniture d’argent, bourrée (car Lenina n’était pas une neutre) de préservatifs.

 

— On utilisa enfin les découvertes de Pfitzner et Kawaguchi. Une propagande intensive contre la reproduction vivipare…

 

— Épatante ! dit Fanny d’un ton enthousiaste. Elle ne pouvait jamais résister longtemps au charme de Lenina : – Et quel amour de ceinturon malthusien !

 

— Accompagnée d’une campagne contre le passé ; de la fermeture des musées ; de la destruction des monuments historiques, que l’on fit sauter (heureusement, la plupart d’entre eux avaient déjà été détruits au cours de la Guerre de Neuf Ans) ; de la suppression de tous les livres publiés avant l’an 150 de N.F.

 

— Il faut absolument que je m’en procure un pareil, dit Fanny.

 

— Il y avait des choses du nom de pyramides, par exemple.

 

— Ma vieille cartouchière en vernis noir…

 

— Et un homme du nom de Shakespeare. Vous n’en avez jamais entendu parler, naturellement…

 

— Elle est absolument hideuse, ma vieille cartouchière.

 

— Tels sont les avantages d’une éducation vraiment scientifique.

 

« Plus on reprise, moins on se grise ; plus on reprise, moins on…».

 

— L’introduction du premier modèle en T de Notre Ford…

 

— Il y a près de trois mois que je l’ai.

 

— Choisie comme date d’origine de l’ère nouvelle.

 

« Mieux vaut finir qu’entretenir ; mieux vaut finir…»

 

— Il y avait une chose, comme je l’ai déjà dit, qui s’appelait le Christianisme…

 

« Mieux vaut finir qu’entretenir…»

 

— L’éthique et la philosophie de la sous consommation…

 

« Comme j’aime à avoir des vêtements neufs ; comme j’aime à avoir des vêtements neufs ; comme j’aime…»

 

— Absolument essentielles au temps de la sous production ; mais, dans l’ère des machines et de la fixation de l’azote, véritable crime contre la société…

 

— C’est Henry Foster qui m’en a fait cadeau.

 

— On coupa le sommet de toutes les croix pour en faire des T. Il y avait aussi une chose appelée Dieu.

 

— C’est du véritable pseudo-maroquin.

 

— À présent, nous avons l’État mondial. Et les Cérémonies du Jour de Ford, et les Chants en Commun, et les Offices de Solidarité.

 

« Ford ! Comme je les déteste ! » songeait Bernard Marx.

 

— Il y avait une chose appelée Ciel ; mais ils buvaient néanmoins des quantités énormes d’alcool.

 

« Comme de la viande, comme autant de viande. »

 

— Il y avait une chose appelée l’âme, et une chose appelée l’immortalité.

 

— Demandez donc à Henry où il l’a acheté.

 

— Mais ils prenaient de la morphine et de la cocaïne…

 

« Et ce qui rend la chose encore pénible, c’est qu’elle se considère elle-même comme de la viande. »

 

— Deux mille spécialistes en pharmacologie et en biochimie furent entretenus par l’État en l’an 17 de N.F.

 

— Il a l’air bigrement renfrogné, dit le Prédestinateur Adjoint, désignant Bernard Marx.

 

— Six ans après, on le produisait commercialement. Le médicament parfait.

 

— Faisons-le monter à l’échelle.

 

— Euphorique, narcotique, agréablement hallucinant.

 

— Renfrognot, Marx, renfrognot ! – La tape sur l’épaule le fit sursauter, lui fit lever les yeux. C’était cette brute de Henry Foster : – Ce qu’il vous faut, c’est un gramme de soma.

 

— Tous les avantages du Christianisme et de l’alcool : aucun de leurs défauts.

 

« Ford ! Je voulais le tuer ! » Mais il se contenta de dire : – Non, merci, et de repousser le tube de comprimés qui lui était offert.

 

— Vous vous offrez un congé hors de la réalité chaque fois que vous en avez envie, et vous revenez sans le moindre mal de tête ni la moindre mythologie.

 

— Prenez, insista Henry Foster, prenez…

 

— La stabilité était pour ainsi dire assurée.

 

— « Avec un centicube, guéris dix sentiments », dit le Prédestinateur Adjoint, citant une formule de sagesse hypnopédique élémentaire.

 

— Il ne restait qu’à vaincre la vieillesse.

 

— Zut ! Vous m’embêtez ! cria Bernard Marx.

 

— Turlututu.

 

— Les hormones gonadales, la transfusion du sang jeune, les sels de magnésium…

 

— Et souvenez-vous donc qu’un gramme vaut mieux que le « zut » qu’on clame…

 

Ils sortirent en riant.

 

— Tous les stigmates physiologiques de la vieillesse ont été abolis. Et avec eux, bien entendu…

 

— N’oubliez pas de l’interroger au sujet de ce ceinturon malthusien, dit Fanny.

 

— Avec eux, toutes les particularités mentales du vieillard. Le caractère demeure constant pendant toute la durée de la vie.

 

«…que je fasse avant la nuit deux tours de Golf Obstacles. Il faut que je m’envole. »

 

— Au travail, au jeu, à soixante ans, nos forces et nos goûts sont ce qu’ils étaient à dix-sept ans. Les vieillards, aux mauvais jours anciens, renonçaient, se retiraient, s’abandonnaient à la religion, passaient leur temps à lire, à penser – à penser !

 

« Idiots, cochons ! » se disait Bernard Marx, descendant le couloir vers l’ascenseur.

 

— À présent – voilà le progrès – les vieillards travaillent, les vieillards pratiquent la copulation, les vieillards n’ont pas un instant, pas un loisir, à arracher au plaisir, pas un moment pour s’asseoir et penser, ou si jamais, par quelque hasard malencontreux, une semblable crevasse dans le temps s’ouvrait béante dans la substance solide de leurs distractions, il y a toujours le soma, le soma délicieux, un demi gramme pour un répit d’une demi-journée, un gramme pour un week-end, deux grammes pour une excursion dans l’Orient somptueux, trois pour une sombre éternité sur la lune ; d’où, au retour, ils se trouvent sur l’autre bord de la crevasse, en sécurité sur le sol ferme des distractions et du labeur quotidiens, se précipitant de Cinéma Sentant en Cinéma Sentant, de femme en femme pneumatique, des terrains de Golf-Électro-Magnétique en…

 

— Va-t’en, petite ! cria le D.I.C. d’un ton irrité. Va-t’en, petit ! Vous ne voyez donc pas que Sa Forderie est occupée ? Allez faire ailleurs vos jeux érotiques.

 

— Pauvres petits ! dit l’Administrateur.

 

Lentement, majestueusement, avec un léger bourdonnement de machines, les Transporteurs s’avançaient, à raison de trente-trois centimètres à l’heure. Dans la rouge obscurité, scintillaient d’innombrables rubis.

 

Le Meilleur des Mondes
titlepage.xhtml
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Huxley,Aldous-Le Meilleur des mondes(Brave New World)(1932).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html