Chapitre 15 VERS QUEL ABÎME…

 

C’est alors que Prisca put juger de la faute immense qu’elle avait commise en n’obéissant pas tout de suite à Iouri et en mettant en doute la fidélité de cet héroïque serviteur ! De toute évidence, il ne pouvait être le complice de ces gens qui venaient si brutalement se mettre au travers de son entreprise.

Et maintenant, tout était fini ! Elle allait y aller au couvent de la Petite Troïtza !… C’est elle qui l’avait voulu !…

Elle put entendre encore derrière elle une sorte de gémissement, et puis, comme elle ne se décidait pas assez vite à suivre ses geôliers, ceux-ci l’empoignèrent, sans aucune galanterie, et la portèrent hors de la cabine !

Prisca fut emportée et déposée, grelottante de froid et d’épouvante, au fond de la norvégienne, qui dansait à la vague et se heurtait avec des craquements sinistres aux flancs du Dago.

Wolmar était à la barre et regardait la prisonnière avec une curiosité qui ne semblait pas dénuée d’intérêt.

Deux autres matelots prirent les rames. Ce n’étaient point ceux qui avaient accompagné Wolmar à Cronstadt.

Le capitaine descendit à son tour et commanda la manœuvre… Bientôt, on s’éloignait du Dago et l’on se dirigeait vers la falaise. On n’avançait que fort lentement, à cause du vent que l’on recevait par le travers.

Enfin, on doubla un banc d’écueils, derrière lesquels la manœuvre devint plus facile.

Étendue au fond de la norvégienne, Prisca semblait morte. Elle avait les mains crispées sur son corsage, dans lequel elle avait eu le temps de glisser à nouveau le couteau de Nastia.

Les minutes de cette petite traversée lui paraissaient des siècles.

Des mains la secouèrent. On était arrivé !… tout au moins à la côte…

Un chemin escarpé s’offrait à la petite troupe, entre deux rocs de la falaise. Ils le gravirent sous la pluie, une pluie très fine et après s’être mis dans l’eau jusqu’aux genoux.

Wolmar portait dans ses bras puissants Prisca et la plaignait et soupirait sur son triste sort… mais hélas ! il ne pouvait plus rien pour elle ! Il était trop tard ! Et lui-même ne tenait plus à rien risquer dans une affaire qui paraissait réglée pour l’éternité !

Il avait bien promis, cependant, avant de partir, à ce Iouri, qui disposait de tant de précieux roubles, de revenir lui raconter tout ce qui s’était passé ; mais, en vérité, s’il pouvait ne plus revenir du tout et ne plus revoir jamais le redoutable Weisseinstein, ni même le Iouri, cela ferait tout à fait son affaire. En secret, il adressait, dans ce sens, de brûlantes prières à sa sainte patronne. Il se décida ainsi à disparaître, à se cacher dans le prochain port, à brûler la politesse à tous !

Une sorte de char paysan, une vieille télègue les attendait sur le plateau. Elle était conduite par un antique spécimen de la contrée, un bavard infatigable qui avait certainement, en attendant les voyageurs, vidé plus d’un petit verre de vodka dans les kabatchoks du bord de la route.

Quelle route ! Un ravin ! Quand Wolmar eut déposé Prisca sur le banc de la télègue, il reçut l’ordre de retourner avec ses deux compagnons à la norvégienne et de se rendre au petit port, où le capitaine reviendrait les rejoindre et où ils devaient, sous peine d’un destin menaçant, se montrer discrets.

– Adieu, tous ! murmura Wolmar, et que Dieu le Père vous bénisse !

La télègue se mit en route ; la pluie, momentanément, avait cessé. Dans le lointain, on voyait encore se presser d’énormes nuages. Quelques étoiles finissaient de disparaître à l’horizon. Cependant, les contours des arbres chargés de pluie et agités par le vent commençaient à se dessiner dans l’ombre.

L’aurore était pauvre et désolée comme tout ce pays qu’elle éclairait si timidement encore !

On prit, par le travers de la plaine, un chemin qui n’était, à peu près, qu’une piste, à travers des fougères et des chardons humides.

Enfin, Weisseinstein mit sa main large étendue sur son front, les yeux fixés au-dessous, vers une ligne de murailles, couleur de safran, et de tours décapitées, dit :

– C’est là ?

– C’est là ! répéta le cocher, oui, c’est bien là ! Vous avez l’œil sûr d’un marin de la bonne école ! Compliments à monsieur le capitaine !… Savez-vous, mon petit père, que j’ai connu ces vastes plaines couvertes de blé, de petits bois, de villages, heureusement peuplées de beaux gars et de belles babas !… C’était au temps des anciens moines, qui ont été dépouillés et remplacés par les saintes femmes ! Les très chères ne se sont plus occupées que de notre salut à tous, pour lequel il fallait nous rendre misérables aux fins de gagner le paradis ! Et, pour elles aussi, elles ont tout négligé ! Hélas ! il n’y a plus d’or sur les coupoles du monastère ! ni dans ses coffres !… Les vents gémissent terriblement dans ses murailles à jour !… De pauvres femmes saintes ne sauraient avoir l’esprit d’administration, n’est-ce pas ?

« Mais j’en ai assez dit ! Tout ceci ne me regarde pas ! ni vous non plus ! assurément !… Encore une petite dame qui va gagner le paradis ! fit-il en se tournant brusquement vers Prisca, qu’étourdissait son langage…

– Te tairas-tu, vieil ivrogne, grogna Weisseinstein, qui l’avait déjà bourré bien inutilement pour l’inciter à garder, ne fût-ce que cinq minutes, le silence !

– Oui ! oui ! certes ! je me tairai ! La parole a perdu le monde avec Satan, mais l’a sauvé avec le fils de Dieu ! Rien ne m’empêchera de proclamer que ce monastère est le plus terrible et le plus saint des monastères ! Eh là ! seigneur ! regardez ces murs, ils sont sacrés ! c’est la Petite Troïtza ! Une chose aimée des puissances du ciel et de la terre ! et pleine de miracles ! c’est bien connu !

« Qu’il se lève celui qui dira le contraire ! Il aura affaire à moi, tout vieux que je suis ! Et alors !… et alors, c’est vrai que notre petite dame s’en va gagner le paradis ?… j’en ai conduit comme ça quelques-unes qui y sont certainement allées tout droit, car je ne les ai plus revues depuis.

Une bourrade envoya rouler le vieux aux pieds de ses chevaux.

On était arrivé sous le porche, en plein centre de l’entrée principale.

Deux minces et longs personnages fort corrects, habillés de pardessus comme à la ville et de chapeaux de feutre mou, qui n’avaient pas ouvert la bouche de tout le voyage, et qui étaient montés en cours de route sur la télègue, sans que Prisca s’en fût même aperçue, firent descendre la jeune femme de son char rustique et la reçurent dans leurs bras, presque inanimée.

Weisseinstein les salua d’un adieu assez rude, replaça le cocher sur son siège, lui remit les guides en mains, regrimpa sur la télègue, et aussitôt les chevaux repartirent.

Prisca sembla, une seconde, revenue à la vie et poussa un cri strident qui monta vers le ciel désert et remplit, un instant, l’écho de la vallée.

Mais les deux hommes l’avaient déjà poussée sous le porche et frappaient à la poterne, au-dessus de laquelle on lisait, en caractères grecs, ces mots : Petite Troïtza