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Mayfield, Texas
Deux ans plus tard
Feenie se tenait au milieu du terrain vague, s’efforçant de se concentrer sous les rayons brûlants du soleil de midi. En réalité, ce n’était pas la chaleur qui l’empêchait de se concentrer, mais la manière dont l’homme à côté d’elle louchait sur son décolleté.
— C’est Wolf, sans « e » à la fin, dit-il avec obligeance, en se rapprochant encore, tandis qu’elle griffonnait des notes sur son carnet.
Feenie recula d’un pas, en espérant qu’il comprendrait l’allusion.
— Merci, monsieur Wolf. Et depuis quand avez-vous dit que vous étiez dans la Société Lansing ?
— Cinq ans, répondit-il en faisant étinceler ses dents ultra blanches. Et je dois vous dire que ce programme promet d’être l’un des quartiers résidentiels les plus luxueux de la côte du Golfe. Nous n’avons reculé devant aucun équipement.
Les sujets de discussion étaient directement extraits du dossier de presse de la Lansing, et Feenie se demanda pourquoi le service des relations publiques ne prenait jamais la peine de conseiller aux employés de s’impliquer un tout petit peu, afin d’éviter de faire de telles déclarations réchauffées.
— Ce quartier imposera un tout nouveau standard en matière de retraites de luxe, insista-t-il, récitant mot pour mot le communiqué de presse. Nous pensons que ce n’est qu’une question de temps avant que les autres promoteurs essaient de suivre notre exemple. Mais bien sûr, notre principal atout, c’est la vue spectaculaire sur front de mer que nous proposons, et j’attire votre attention sur le fait que des propriétés comme celles-ci sont en offre limitée, maintenant que le gouvernement fédéral a sévi sur le développement des zones côtières humides.
— Je vois, dit-elle en prenant des notes.
Wolf devait s’attendre à ce qu’elle rédige un article qui allait donner envie aux gens de se précipiter pour acheter l’un des terrains hors de prix sur lesquels elle se trouvait. Mais on l’avait déjà prévenue de ne pas écrire de papier superficiel, et donc, dès qu’elle en aurait fini avec ce type, elle avait prévu de passer quelques coups de fil au génie de l’armée pour essayer d’obtenir un autre son de cloche.
Feenie releva la tête et, sans rire, Wolf avait les yeux rivés droit sur ses seins. Quel porc. Elle commençait à comprendre pourquoi Mary Beth, sa collègue de la Mayfield Gazette, s’était montrée si pressée de lui laisser cette affaire. Mary Beth avait prétexté un rendez-vous en urgence chez le dentiste et prétendu qu’elle ne pourrait être à l’heure pour l’interview, mais Feenie soupçonnait désormais que la vraie urgence avait été de trouver un moyen d’éviter de passer l’après-midi avec ce type répugnant.
Mais pourtant, même si Feenie avait connu la véritable raison qui lui avait donné la chance de récolter la mission, elle l’aurait tout de même acceptée. Il s’agissait d’un reportage prévu en page trois sur une colonne de trente centimètres. C’était la première chance qui s’offrait à Feenie de pouvoir écrire autre chose que les nécrologies et les bans de mariage. Elle ne pouvait pas se permettre de laisser passer une si belle opportunité.
Même si cela signifiait qu’elle devait passer l’après-midi à se faire reluquer par un abruti au bronzage faux et trop prononcé.
— Merci pour la visite, monsieur Wolf. Je pense que j’ai tout ce qu’il me faut, et je dois retourner au bureau. Ce fut un plaisir de vous rencontrer.
Elle tendit la main, s’attendant presque à se faire frapper par la foudre pour avoir osé proférer un mensonge aussi éhonté.
— Tout le plaisir a été pour moi, répondit Wolf en lui prenant la main, et en baissant de nouveau le regard.
Ce type était incroyable. Elle ne portait même pas de tenue sexy, et de loin, aujourd’hui, seulement un pantalon couleur taupe et une chemise blanche boutonnée jusqu’en haut. Si elle était amenée à revoir Wolf, elle n’oublierait pas de porter un col roulé.
— Avant que vous partiez, dit Wolf sans lâcher sa main, j’aimerais vous donner une meilleure idée de la vue dont nous parlions tout à l’heure.
Elle retira sa main et il se dirigea vers une volée de marches en bois qui conduisait à une terrasse panoramique.
— J’apprécie votre attention, monsieur Wolf, mais je dois vraiment rentrer bientôt. Ma deadline…
— Oh, ça ne prendra qu’une minute, répliqua-t-il par-dessus son épaule.
La terrasse panoramique était entourée de terrains vides. Mais à moins de cinquante mètres de là se trouvait un Fisherman’s Grill, un restaurant prisé et bondé du front de mer. Wolf n’aurait certainement pas le culot de tenter des gestes malheureux face à une foule entière de gens en train de déjeuner. Elle soupira et le suivit dans les escaliers.
— Depuis ce point de vue privilégié, les acheteurs potentiels peuvent avoir un aperçu de la vue magnifique qu’ils pourront s’offrir en investissant dans une propriété Lansing. Sans exception, tous nos terrains sont conçus pour avoir une vue imprenable sur le coucher du soleil.
Feenie jeta un coup d’œil à sa montre – une autre allusion qu’il ne saisirait probablement pas – avant de jeter un regard hâtif autour d’elle. Les rayons du soleil scintillaient sur l’eau et un groupe de pélicans bruns tournoyaient dans le ciel. Elle devait reconnaître que la vue était effectivement superbe. Et la petite brise, à cinq mètres du sol, était délicieusement rafraîchissante. Elle décolla les cheveux humides de sa nuque et regretta immédiatement son geste. Wolf l’observait maintenant d’un regard suffisant.
— J’ai remarqué que vous ne portiez pas d’alliance. Comment une jolie fille comme vous peut-elle être encore célibataire ?
D’accord, zéro point pour l’originalité. Ce type était un raté, de grande envergure, mais elle ne pouvait pas écarter la principale source d’informations de son premier vrai reportage. Si elle faisait du bon boulot pour cette mission, peut-être, et seulement peut-être, que son éditeur la ferait grimper du rang de correspondante locale à celui de rédactrice à plein temps. Feenie avait grandement besoin du salaire et des avantages qui allaient de pair avec le poste. Son bureau débordait de factures impayées et d’avis de relances.
Elle se força à sourire.
— Trop occupée pour avoir des rencards, j’imagine. Écoutez, je ne voudrais pas être impolie, mais comme je vous l’ai dit, j’ai une deadline à respecter, donc…
Elle perdit le fil de ses pensées quand son regard dévia vers un point derrière Wolf.
— Alors là, impossible, murmura-t-elle.
Wolf se retourna et découvrit ce qui avait capté son attention.
Un Grady-White de dix mètres venait de s’amarrer au quai du Fisherman’s. Feenie regarda, bouche bée, Josh Garland descendre du bateau et attacher la corde autour d’un taquet. Puis il tendit la main et aida une femme blonde, vêtue d’un bikini minuscule, à débarquer.
— Le salaud de menteur ! siffla-t-elle.
— Vous connaissez Josh Garland ?
Elle arracha son regard de Josh. Elle était censée mener une interview, bon sang, et elle venait juste de perdre tout semblant de professionnalisme.
— Euh… oui.
Qui ne connaissait pas Josh ? Il était le héros aux cheveux d’or du pays, qui était parti pulvériser tout genre de record de football en tant qu’ailier dans l’équipe de l’Université du Texas. Josh était une célébrité locale.
— Et… c’est votre petit ami ? insista Wolf, qui se demandait clairement si ce nouvel élément pouvait affecter ses chances auprès d’elle.
— Non. C’est juste… non. Hum, si vous voulez bien m’excuser, monsieur Wolf, je dois y aller.
Quelques minutes plus tard, Feenie traversait d’un pas vif la salle à manger du Fisherman’s et poussait les doubles portes qui menaient à l’extérieur, sur le pont. Elle repéra Josh et son tout nouveau joujou qui se promenaient sur la jetée. La fille était occupée à nouer un vêtement vaporeux autour de sa taille pour tenter vainement d’avoir l’air habillée. Josh était plus vêtu. Il portait une chemise en soie à motifs hawaïens, un short kaki et des sandales en cuir. C’était son look des îles.
Feenie se dirigea vers lui à grands pas et planta ses poings sur ses hanches.
— Jusqu’où tu penses pouvoir te foutre de moi ?
Une lueur de surprise passa dans ses yeux, mais il se ressaisit très rapidement.
— Eh bien, regarde qui est là ! Salut, Feenie. Ça fait longtemps.
— Qu’est-ce que tu crois que t’es en train de foutre, là, Josh ?
Il passa un bras possesseur autour des épaules de la blonde.
— Bien que ça ne te regarde pas, nous sommes sur le point d’aller déjeuner.
Il tenta d’esquiver Feenie, mais elle anticipa son mouvement et lui bloqua le passage.
— Joli bateau, Josh.
Elle pointa vivement le doigt vers le bout de la jetée.
— C’est marrant, j’ai l’impression de l’avoir déjà vu quelque part. Oui, à vrai dire, je pense que c’est le mien. Je pense même que tu me l’as volé !
La fille écarquilla les yeux, et Josh partit d’un grand rire forcé.
— Tu rêves ! dit-il.
— Je ne suis pas aveugle, lâcha Feenie. Je me fiche pas mal du nom que tu as peint sur le côté. C’est mon bateau, alors n’essaie même pas de me faire croire le contraire !
Josh soupira lourdement.
— Je t’en prie, pardonne mon ex-femme, Tina. Elle délire un peu.
— Je délire ? répéta Feenie en haussant le ton. C’est toi qui délires si tu crois que je ne sais pas reconnaître mon propre bateau ! Tu m’as dit que tu l’avais perdu au poker ! Laisse-moi te rappeler que nous sommes sous contrat de communauté de biens, Josh. Et laisse-moi aussi te rappeler que dissimuler des biens pendant un divorce est une grave infraction ! Oh, mais attends ! Tu es avocat, donc j’imagine que tu es au courant. Dommage que tu ne puisses pas plaider l’ignorance quand je te traînerai de nouveau devant les tribunaux !
Josh lui jeta l’un des regards dédaigneux dont il avait le secret, et Feenie sentit monter une vague d’indignation, la même que celle qui l’avait tourmentée tout au long de son mariage.
— Ne fais pas attention à elle, dit-il à l’oreille de la fille à côté de lui.
Et c’était vraiment une fille, dans les vingt ans tout au plus. Feenie se demanda où il l’avait dégotée. C’était peut-être la réceptionniste de son cabinet d’avocats, tout comme l’avait été Feenie pendant un temps, avant d’être assez stupide pour accepter de l’épouser.
— C’est la pré-ménopause, poursuivit-il. Des fois, ça la rend un peu loca.
Josh eut un petit sourire fier de lui, et Feenie réalisa qu’il l’avait visée personnellement. Il savait parfaitement qu’elle était susceptible à propos du fait qu’elle venait d’avoir trente ans et que son horloge biologique commençait déjà à tourner.
Elle reporta son attention sur l’amie de Josh et ressentit un bref élan de compassion.
— Crois-moi, chérie, ce type ne vaut pas le coup.
Feenie tourna les talons et s’éloigna d’un pas arrogant.
Alors que Cecelia conduisait sa Ford Explorer bleue dans la rue des Garland, Feenie, bourrée d’adrénaline, jacassait avec animation.
— J’arrive pas à croire que tu m’aies entraînée là-dedans, déclara Cecelia. Tu ressembles à un cambrioleur.
Feenie remonta la fermeture Éclair de son sweat-shirt. Il était noir, comme son jean et la casquette de baseball qu’elle portait sur la tête.
— Et alors ?
— Alors si quelqu’un te voit fouiner dans le noir comme ça, tu pourrais te faire arrêter. Ou tirer dessus !
Cecelia lui jeta un regard inquiet tandis qu’elles approchaient de l’embranchement qui menait au domaine du front de mer des Garland. Les parents de Josh vivaient dans un vaste manoir tout au bout de la propriété, tandis que Josh occupait la luxueuse maison d’hôtes située au bord de l’eau.
Il vivait là depuis leur divorce.
Feenie jeta un coup d’œil à sa montre. Il était déjà neuf heures passées et elle n’avait pas le temps de se faire sermonner. Josh jouait au poker tous les mercredis soir au club, et Feenie voulait visiter son intérieur pendant son absence. Elle s’accorda exactement deux minutes pour gérer la frousse de Cecelia.
— Celie, j’apprécie ton inquiétude, mais je sais ce que je fais, d’accord ? Alors maintenant, tu es avec moi ou pas ?
D’accord, ce n’était pas le discours le plus persuasif qui soit, mais Feenie savait qu’il n’en fallait pas plus. Depuis que Josh avait fait équipe avec des avocats sans scrupule pour arnaquer Feenie pendant le divorce, Cecelia et elle n’avaient cessé d’élaborer, depuis lors, des plans pour se venger de lui. La plupart impliquaient la mutilation, mais le plan de ce soir pourrait aussi fonctionner.
Cecelia regarda par-dessus son épaule, comme si elles étaient poursuivies par une armée de voitures de police.
— J’aime pas ça, Feenie. C’est une intrusion ! Une violation de domicile ! Si Robert l’apprend, il va me tuer !
Le mari de Cecelia était comptable, et un véritable rigoriste en matière de lois et de règlements. Feenie lui jeta un regard implorant.
— Bon, d’accord, ça va ! dit Cecelia. Mais fais vite, d’accord ? Dix minutes. Je vais faire le tour du quartier et je reviens. Je veux qu’on soit loin d’ici quand Josh rentrera.
Cecelia arrêta la voiture devant la seconde allée des Garland qui menait directement à la maison d’hôtes. Feenie sauta hors de la voiture avant que Cecelia change d’avis.
Le tonnerre grondait au loin tandis que Feenie se glissait dans l’allée. Quand elle sentit quelques gouttes tomber, elle s’écarta des gravillons et marcha sur le gazon. La maison apparut enfin, flanquée par un hangar à bateaux altéré par le temps. Elle s’accroupit derrière un massif de sagoutiers et inspecta les lieux.
L’allée devant la maison était illuminée par deux projecteurs. Feenie repéra deux véhicules : un pick-up jaune de sport, aux roues surdimensionnées, et la Porsche Cayenne grise que Josh conduisait depuis qu’il avait été promu associé – quelle nouvelle sensationnelle – du cabinet d’avocats de son père.
Ah zut ! Avait-il déplacé ses soirées poker ? Peut-être que cette fois-ci, c’était lui qui recevait. Mais elle ne reconnaissait pas le pick-up, qui ressemblait à un Lego géant sous stéroïdes.
Elle avait deux options. Elle pouvait retourner dans la rue et attendre Cecelia sous la pluie, ou elle pouvait se risquer à jeter un rapide coup d’œil.
Son choix fut vite fait.
Elle remonta l’allée à pas mesurés et étudia la maison. Les lumières étaient allumées dans le salon, dans laquelle elle distingua un billard et un énorme écran plat. Les gars s’étaient probablement rassemblés ici, ce qui signifiait qu’ils ne la remarqueraient jamais.
Elle contourna la maison sur la pointe des pieds jusqu’à atteindre le bord de l’eau. Elle évita les lumières près du pont et s’éloigna du mur de béton pour s’approcher du hangar à bateaux. Tout près, quelque chose éclaboussa dans l’eau et elle fit volte-face.
Ce n’était qu’un poisson. Elle devait se calmer.
Elle se tourna de nouveau vers le hangar et se remit à avancer à pas de loup, jusqu’à distinguer deux emplacements, tous deux éclairés par des lumières fluorescentes. Le premier était occupé par le bateau à moteur du père de Josh, un Boston Whaler de six mètres cinquante. La deuxième cale abritait le Grady-White de onze mètres que Josh avait baptisé le Feenie’s Dream[2]. Elle aurait reconnu le bateau entre mille – la coque d’un blanc immaculé, les rampes étincelantes. Sur le côté, on pouvait désormais lire Sea Breeze[3] mais ça n’avait aucune importance. Elle connaissait ce bateau à fond, jusqu’aux armoires en teck qu’elle avait huilées avec amour des milliers de fois. C’était son bateau, ou du moins elle en possédait la moitié, et Josh le lui avait volé sous son nez en inventant cette ridicule histoire de poker. Seigneur, comment avait-elle pu être aussi crédule ?
Josh jaillit soudain de la maison d’hôtes. Il portait un short kaki et un polo de golf bleu marine, et parlait à un homme qui se tenait désormais sur le côté du pont le plus proche de Feenie.
Feenie baissa la fermeture de son sweat-shirt, sortit l’appareil photo qui pendait autour de son cou et désactiva le flash. Elle espérait que les lumières fluorescentes suffiraient à faire un cliché convenable. Elle prit une photo. La pluie s’était mise à tomber plus fort et elle dut s’approcher légèrement pour avoir une meilleure vue.
Elle voulait une preuve tangible, quelque chose qu’elle puisse brandir devant le juge. La dernière fois que Feenie s’était retrouvée dans un tribunal avec Josh, elle avait été désespérément mise hors course : grâce à sa famille, Josh jouissait d’un cadre juridique à toute épreuve et le contrat de mariage qu’elle avait naïvement signé avant leur mariage était verrouillé. Feenie pensa à toutes les nuits qu’elle avait passées chez elle, récemment, à manger des nouilles ramen et à découper des bons de réduction. Pendant ce temps, Josh avait probablement passé son temps à siroter des margaritas sur le pont de son bateau, entouré de filles. Il pouvait garder les bimbos, mais qu’elle soit maudite s’il gardait le Grady-White. Elle le traînerait de nouveau en justice s’il le fallait.
Elle le regarda, bouillonnante, activer le treuil du bateau, faire descendre le Feenie’s Dream dans l’eau et sauter à bord. Une bière à la main, il se dirigea vers la barre d’un pas arrogant.
Elle avait envie de hurler. Elle avait envie de lui arracher les clés des mains et de les jeter directement dans la baie. Sans plus faire attention à ne pas se faire repérer, elle s’approcha et prit d’autres clichés, tout en marmonnant dans sa barbe :
— Espèce de sale menteur, de sale escroc de…
Ses jambes se dérobèrent sous elle et elle atterrit la tête la première sur le sol. Tout l’air jaillit hors de ses poumons et une main se plaqua sur sa bouche.
— Ne fais pas un seul putain de geste.