23
Juarez avait imaginé ce jour des milliers de fois, mais dans sa tête, il pleuvait toujours.
Aucune chance, aujourd’hui. 37°C, grand soleil, quatre-vingt-dix pour cent d’humidité. Une journée démente pour porter un costume noir, mais sa mère avait insisté. Quand il pensait à ce qu’il avait traversé pour permettre à ce jour d’arriver, il se dit que devoir ressortir son seul costume était un inconvénient mineur.
Mais il faisait tout de même terriblement chaud. Et la quantité de Jack Daniel’s qu’il avait ingurgitée la veille au soir lui vrillait la tête.
Juarez retira sa veste et la plia sur son bras. Il la porterait pour la messe. S’il la mettait maintenant, il serait trempé d’ici le début du service.
Les voitures remplirent le parking, serpentant entre des nids-de-poule géants. Juarez resserra le nœud de sa cravate et regarda Ricky s’approcher de l’église. Son frère portait son uniforme de l’armée comme une seconde peau. Même sans, sa posture droite comme un piquet et ses cheveux coupés ras ne laissaient aucun doute sur son appartenance militaire. Pas un pli en vue, et son pantalon semblait assez raide pour couper du beurre.
— T’as pas chaud dans ce truc ? demanda Juarez.
Ricky haussa les épaules et posa une chaussure vernie sur le trottoir.
— Je suis habitué, répondit-il.
Juarez ressentit un pic de jalousie. Lui aussi y avait été habitué, il fut un temps. Les chemises empesées. L’astiquage rigoureux. Parfois, le métier de flic lui manquait. Il adorait son boulot, mais il ne pourrait jamais le retrouver. Et surtout maintenant.
— Je croyais que maman venait avec toi, dit Juarez.
— C’est Tony qui l’emmène. Il a des vitres teintées. Il a pensé que ce serait préférable, avec les médias et tout.
Juarez jeta un regard mauvais en direction des caméras et des appareils photo alignés devant l’entrée de l’église. Ayant lu l’article, il n’était pas surpris. Les gros titres du jour n’avaient fait que dramatiser un peu plus les funérailles tant attendues.
— Ça ne changera pas grand-chose. Les buses vont plonger en piqué dès qu’ils sortiront.
Ricky hocha la tête.
— Oui. Mais Manuel est avec eux.
Le frère aîné de Juarez, Manuel, était bâti comme un Hummer et semblait tout aussi sympathique. Tony et lui se chargeraient de tout. Ils formaient une bonne équipe. Ensemble, ils géraient une entreprise lucrative de couverture dans le Corpus Christi.
Aucun de ses frères et sœurs n’avaient encore convolé en juste noces. Tout le monde s’était attendu à ce que Paloma se marie quand elle était tombée enceinte de Kaitlin, mais elle s’y était refusée. Elle disait que le père n’était pas de ceux qu’on épouse. Le type avait à peine passé cinq minutes avec Kaitlin, même après la disparition de Paloma. Au moins, il avait eu la décence de ne pas se montrer aujourd’hui. Pas encore, du moins.
Un SUV vert foncé s’engagea sur le parking, et les journalistes passèrent à l’action. Ils se regroupèrent sur le trottoir, bloquant ainsi le chemin entre le parking et l’entrée de l’église.
— On dirait qu’ils ont repéré la voiture, murmura Juarez.
Ricky soupira.
— Quelqu’un les a certainement vus partir de la maison et les a prévenus. Tu crois que Kaitlin va bien ?
Elle sortit du SUV, agrippée à Manuel comme à une bouée de sauvetage. Elle portait une robe bleu marine et une longue natte nouée par un nœud blanc tombait sur son épaule. Juarez essaya de repousser le nœud dans sa gorge.
Un corbillard approcha de l’église. Deux des oncles de Juarez marchaient devant, une rose blanche à leur revers. Les porteurs du cercueil.
— On dirait bien que c’est le signal, dit Ricky. Tu es prêt ?
Juarez haussa les épaules et retira une fleur de sa poche. Sa mère en avait distribué à chacun de ses fils un peu plus tôt dans la matinée.
Juarez serra la mâchoire.
— Plus prêt que jamais.
Feenie suait à grosses gouttes, assise dans sa voiture. Les cheveux collés à sa nuque, elle avait déjà les pieds tout collants dans ses escarpins en cuir verni. Elle portait la seule robe noire qu’elle possédait, qui était en lin – fort heureusement – mais elle étouffait quand même.
Elle détestait le noir, elle l’avait toujours détesté. Et ce goût s’était empiré après la parade des proches à l’enterrement de sa mère et de sa sœur. Elle se souvenait d’avoir eu envie de porter du rose, ce jour-là, parce que c’était la couleur préférée de sa mère, mais son père avait insisté pour le noir en disant que c’était un signe de respect.
Elle ouvrit son sac à main noir et sortit son rouge à lèvres. Avec un soin méticuleux, elle se maquilla les lèvres et tamponna l’excès avec un mouchoir.
Elle esquivait.
Si elle ne partait pas bientôt, elle allait être en retard. Mais elle n’arrivait pas à se résigner à démarrer le moteur. Marco s’était glissé hors du lit avant l’aube et était parti sans un mot. Elle se demandait s’il ne regrettait pas d’être venu la nuit précédente. Elle se demandait ce qu’il lui dirait pendant les funérailles, s’il s’adressait à elle. Peut-être ferait-il comme si rien ne s’était passé, cette nuit. Mais ce n’était pas vrai. Il avait été un participant plus que consentant – bourré, certes, mais pas assez pour ne pas savoir ce qu’il faisait.
Il savait exactement ce qu’il faisait.
En soupirant, Feenie introduisit sa clé dans le contact et recula dans l’allée. Elle heurta une petite bosse et réalisa qu’elle avait oublié de ramasser le journal du matin. Elle stoppa la voiture, ouvrit la portière et s’en empara. Son article sur le récent boom immobilier de Mayfield avait été prévu en première page. C’était un article de qualité, et elle voulait voir quel genre d’aspect Grimes lui avait donné.
Elle esquivait de nouveau. Elle retira l’élastique qui maintenait le journal et le déplia sur ses genoux.
Elle lut les gros titres et son cœur s’emballa.
Dix minutes plus tard, elle se garait sur le parking de l’Église Catholique de la Sainte Trinité. La plupart du cortège était déjà à l’intérieur, mais une foule de médias se pressait près de l’entrée. Une journaliste télé à la coiffure impeccable, en tailleur-pantalon noir, se tenait devant une caméra. Elle faisait partie d’une filiale de la NBC au Corpus. McAllister se tenait derrière elle et interviewait un policier. Feenie se dirigea vers eux à grands pas, notant au passage l’insigne du SAPD sur l’uniforme de l’officier.
— Il faut que je te parle, McAllister.
Il lui jeta un regard assez méprisant, sans arrêter de griffonner sur son calepin.
— Une minute.
— Tout de suite ! lâcha-t-elle.
Il haussa les sourcils et referma son carnet.
— Merci pour vos commentaires, monsieur, dit-il au policier, avant de se tourner vers Feenie.
— Quoi, putain ?
— Pourquoi tu ne m’as pas appelée ?
— De quoi tu parles ?
— L’histoire sur Brassler. De quoi tu crois que je veux parler !
Il croisa les bras.
— Je croyais que tu ne voulais pas y être mêlée. De toute façon, je suis passé chez toi hier soir, et j’ai vu le pick-up de Juarez, alors j’ai pensé que tu étais au courant.
— Eh bien, tu t’es trompé. Qui a donné le tuyau ?
— À ton avis ? Il est venu d’un café Internet à Reynosa.
McAllister fit la grimace.
— J’ai entendu dire qu’il avait même envoyé une carte précise.
Elle se mordit la lèvre.
— Quand a eu lieu l’arrestation ?
— Hier matin. T’as pas lu l’article ?
— J’ai juste parcouru les gros titres.
Il feignit la surprise.
— Tu les as parcourus ? C’était du putain de journalisme. Je dois te dire, Malone, que je me sens un peu insulté.
Elle cala son sac à main sous son bras.
— C’est difficile de lire en conduisant sur Main Street. On doit entrer, la messe commence.
Il agita ses sourcils.
— Démarrage difficile, ce matin ?
— Oh, la ferme.
Ils entrèrent dans l’église juste au moment où le prêtre commençait son discours. Tous les bancs étaient complets, principalement occupés par des proches aux cheveux et aux costumes sombres. Feenie parcourut les bancs du regard et reconnut quelques visages familiers – Rosie, Chico, quelques flics locaux. Un groupe de policiers de San Antonio remplissait plusieurs rangées devant Feenie. Ils portaient des brassards noirs. Les journalistes s’étaient regroupés en masse du côté opposé, facilement repérables avec leurs magnétophones et leurs calepins. Au moins, quelqu’un avait eu la décence d’interdire les caméras. Feenie posa les yeux sur le prêtre aux cheveux blancs et à l’expression sévère. Il ne semblait pas être du genre à supporter la moindre irrévérence sur son territoire.
Son regard erra jusqu’au premier rang. Elle reconnut Maria, prise en sandwich entre deux hommes immenses, puis Kaitlin, puis un homme en uniforme de l’armée, puis Marco.
Il ne se retourna pas. Son regard restait braqué sur le cercueil, alors que tout le monde autour de lui gardait la tête baissée en murmurant et échangeant des mouchoirs. Quand le prêtre proposa une communion à la fin de la messe, Marco resta en arrière, penché sur l’agenouilloir, tandis que le reste de sa famille se dirigeait vers l’hôtel et prenait le sacrement. Elle n’aurait su dire si Marco était en train de prier ou de pleurer. Quoi qu’il en soit, elle se dit qu’il n’avait jamais été si près de montrer ses émotions en public.
Après la messe, le rang de Feenie fut le dernier à sortir. Elle émergea sous le soleil de plomb, se protégea les yeux et jeta un regard vers le parking. Une file de voitures aux phares allumés s’était déjà éloignée de l’église et se dirigeait vers le cimetière.
— Tu veux que je t’emmène ?
Elle se retourna et vit McAllister. Elle allait ruiner sa coiffure si elle montait dans sa Jeep, mais elle aurait une chance de lui soutirer des informations. Elle pourrait revenir chercher sa voiture plus tard.
— D’accord, dit-elle.
Dès qu’il se remit en route, elle se mit à le bombarder de questions.
— Dans quel état était Brassler ?
McAllister lui jeta un long regard en biais.
— Pas très bon, d’après ce que j’ai entendu dire. Il est dans un hôpital mexicain pour l’instant, surveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Dès qu’il sera remis sur pied, il sera probablement extradé.
— Extradé ? Mais comment ? Pourquoi ? Est-ce que le meurtre n’a pas eu lieu au Mexique ?
McAllister passa la quatrième, accélérant pour rattraper le reste de la procession.
— Certainement. Mais il est recherché pour plus d’une dizaine de meurtres, et la plupart ont eu lieu au Texas. De plus, le FBI s’en est mêlé et ils sont déterminés à le rapatrier le plus vite possible. Ils ont vraiment fait monter la pression auprès des autorités mexicaines.
— Est-ce qu’il va… mourir ?
Elle redoutait la réponse. En fonction de l’état dans lequel était Brassler au moment de son arrestation, Marco pouvait toujours être inculpé de meurtre.
McAllister pencha la tête sur le côté.
— Le Mexique ne l’extradera pas pour affronter la peine de mort.
La peine de mort ? Feenie fronça les sourcils.
— Non, je veux dire, est-ce qu’il pourrait mourir de ses blessures ?
Il la regarda d’un air curieux.
— Un bras cassé n’a jamais tué personne d’après ce que je sais.
— Un bras… ? Mais je croyais que tu avais dit qu’il était à l’hôpital ?
— Merde. Tu n’as vraiment rien lu de ce que j’ai écrit, hein ? Il est effectivement à l’hôpital. Mais seulement jusqu’à ce qu’il dessaoule. Ce type est une bouteille de tequila ambulante. Il était dans un tel état de delirium tremens qu’il n’a même pas pu se présenter devant le juge hier.
— Tu veux dire qu’il est alcoolique ?
— Il est sur la pente descendante depuis des années, apparemment.
McAllister tourna à gauche et passa une grille en fer forgé. Il gara la Jeep derrière le fourgon d’une équipe de journalistes avec un dessin de paon sur le côté. Déconcertée, Feenie resta assise jusqu’à ce qu’il contourne la voiture et vienne lui ouvrir la portière.
— Maintenant qu’il est en détention, les fédéraux ont une liste de six pieds de long de choses au sujet desquelles ils veulent l’interroger. Le meurtre de Juarez sera la toute première.
S’ils arrivent jamais à le prouver.
— Mais s’il est dans un tel état, comment savent-ils qu’il a tué Paloma ? demanda-t-elle.
Il ricana.
— C’est une excellente question, Malone. Et je crois que je vois quelqu’un qui doit avoir la réponse.
Il sortit un mini-magnétophone de sa poche et appuya sur le bouton rouge.
— Bonjour, monsieur Juarez. Est-il vrai que vous avez dit aux autorités où trouver le meurtrier de votre sœur ?
Feenie eut un hoquet et fit volte-face. Marco se tenait derrière elle, le regard terrible. Il arracha le magnétophone des mains de McAllister et le jeta dans des buissons.
— Va te faire foutre, grogna-t-il.
McAllister fut assez avisé pour ne pas insister. Il avait de la chance que ce ne soit pas lui qu’il ait balancé dans les buissons.
Marco attira Feenie sur le côté.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-il.
Par-dessus son épaule, elle observa le groupe de parents sur la pelouse.
— Tu n’es pas censé rester avec ta famille ?
— Qu’est-ce que tu fais là ? répéta-t-il.
— Je suis venue parce que…
Son regard dériva vers les journalistes debout près du fourgon. Marco les regarda avec mépris avant de poser de nouveau les yeux sur Feenie.
— Je ne suis pas avec la presse, Marco, je te le jure, je suis venue parce que…
— Je sais, je veux dire, pourquoi tu es là ? Pourquoi est-ce que tu n’es pas avec moi ?
Elle cligna des yeux.
— Allez viens.
Il la prit par la main et la guida vers une rangée de chaises pliables derrière un énorme pacanier. Le cercueil de Paloma reposait sur un tapis de faux gazon, entouré de couronnes et d’arrangements floraux.
Avant que Feenie ait pu protester, Marco la conduisit vers le deuxième rang et l’installa entre lui et une femme voûtée aux cheveux gris, qui pleurait en tenant un chapelet dans ses mains tremblantes. La mère de Marco, assise en diagonale devant Feenie, tenait un chapelet similaire, mais ses mains étaient immobiles.
Un silence parcourut l’assemblée quand le prêtre commença à faire une prière. Le pacanier bruissa sous la légère brise, se mêlant au son de sa voix.
Un doux parfum de lilas vint flotter près d’elle. Elle se sentait curieusement soulagée par tout ça, et se demanda ce qu’éprouvait Marco.
Elle posa son regard sur Maria. Inerte, le chapelet dans les mains, elle écoutait le prêtre psalmodier au-dessus du cercueil. Ses joues étaient sèches.
Feenie songea à tout ce qu’avait fait Marco pour rendre ce rituel possible. Elle se demandait si ça en avait valu la peine. Il semblait que cela avait apporté une certaine paix à sa mère, et elle espérait que c’était également le cas pour Marco.
Elle tourna la tête vers lui, assis à côté d’elle, dans son costume noir de cérémonie. Son regard tomba sur la rose blanche épinglée à son revers. Tout en lui semblait tellement formel, tellement guindé, tellement anti-Marco ! Mais elle prit conscience que tout ce rituel n’était pas pour lui. Il s’agissait de Maria, et de Kaitlin, et d’accorder des égards attendus depuis longtemps à une jeune femme qui était morte dans d’atroces souffrances en essayant de faire le bien.
Elle avait vingt-huit ans. Presque l’âge de Feenie. Et c’était la mère de quelqu’un. La fille de quelqu’un. La sœur de quelqu’un.
Marco remua à côté d’elle.
Soudain, Feenie ressentit son chagrin. Il l’avait enveloppé dans tellement de colère, et pendant tellement longtemps, qu’elle l’avait à peine perçu. Mais à cet instant précis, son chagrin la submergea tout autant que le parfum des lilas.
Je suis désolée, avait-elle envie de lui dire. Je t’aime, Marco, et je suis tellement, tellement désolée. Mais elle ne dit rien et, à la place, elle serra sa main dans la sienne.
Quand le service toucha à sa fin, Marco se leva et enlaça la vieille femme à côté de Feenie. Puis il se pencha.
— Tu es prête ? murmura-t-il.
— Pour quoi ? murmura-t-elle à son tour.
— Pour rencontrer tout le monde.
Mais, avant qu’elle ait pu répondre, elle fut engloutie par une foule de gens. Marco l’introduisit auprès de l’assemblée, la présentant chaque fois comme sa « petite amie ». Les frères Juarez défilèrent devant elle avec des hochements de tête et des poignées de main. Tous trois avaient le regard sombre et intense de Marco, et elle sentit leur examen minutieux.
Puis, enfin, Marco l’attira à l’écart du groupe. Il passa son bras autour de la taille de Feenie et la guida vers la rue.
— C’était pas si méchant, si ?
Elle ne savait quoi répondre. La stupeur ne pouvait même pas définir ce qu’elle ressentait à cet instant précis.
Il s’arrêta et lui caressa la joue.
— Ça va ? Tu as l’air toute pâle.
— Ça va. J’ai juste… l’impression d’être une intruse. Est-ce que tu ne devrais pas être avec ta mère, là maintenant ?
Il l’embrassa sur le front.
— Elle va bien. Crois-moi.
Il jeta un regard à Maria, qui était entourée d’une foule d’amis et de parents. Elle tenait son chapelet, ainsi que la croix qui reposait sur le cercueil de Paloma. Elle garda un visage serein tandis que les gens lui présentaient leurs hommages. Feenie avait l’impression que c’était elle qui les réconfortait, et non l’inverse.
— Elle n’a jamais été aussi bien depuis des années, ajouta Marco.
Kaitlin apparut derrière les jambes de Marco.
— Oncle Marco ?
Sa voix était à peine audible.
Il la souleva dans ses bras. Elle murmura quelque chose à l’oreille de Marco en cachant sa bouche avec ses mains. Il lui répondit en espagnol, avant de jeter un regard interrogateur à Feenie.
— Tu as invité Kaitlin à venir dans ta piscine ?
— Oui.
Feenie sourit avant de réaliser ce qu’il devait penser.
— Oh, mais pas aujourd’hui !
Kaitlin sembla abattue et regarda Marco avec des yeux de biche.
Le cœur de Feenie fondit.
— N’importe quel autre jour, ma chérie. Je suis sûre que ta grand-mère…
— Penserait que c’est une excellente idée, l’interrompit Marco. Allons-y.
Il reposa Kaitlin au sol et lui prit la main. Elle adressa un sourire triomphant à Feenie. La petite était maligne, très jolie, et avait manifestement Marco dans la poche.
Feenie se mit à rire.
— D’accord. On va dire que je suis partante pour un petit plongeon.
Marco tapota l’épaule de sa nièce.
— Va dire à grand-mère que tu viens avec nous.
Elle s’éloigna en trottinant. Marco attira Feenie contre lui et la serra fermement dans ses bras.
— Merci d’être venue, lui dit-il à l’oreille.
— J’en avais envie.
Elle était ravie d’avoir surmonté sa nervosité pour le faire. Elle se sentait encore coupable de l’éloigner de sa famille, mais il ne semblait pas trop s’en faire pour ça. Peut-être avait-il besoin d’un break. Ou peut-être que Kaitlin en avait besoin.
Une heure plus tard, ils étaient tous les deux assis au bord de la piscine, et regardaient Kaitlin et son chien, Duc, batifoler. Feenie avait retiré ses collants et ses talons. Les pieds dans l’eau, elle sirotait une limonade, bercée par le chant des cigales. Marco s’était débarrassé de sa veste et de sa cravate, avait roulé les manches de sa chemise, et s’était servi une bière. Les cris de joie de Kaitlin résonnaient à travers l’eau. La petite fille et son chien étaient au paradis.
— C’est agréable, dit Marco.
Duc s’approcha lentement et déposa une balle de tennis aux pieds de Marco, qui la jeta promptement dans l’eau.
— Il adore nager ! lança joyeusement Kaitlin. Comme moi !
— On devra l’amener plus souvent, dit Marco.
La poitrine de Feenie se serra. Elle l’espérait effectivement. Maintenant qu’il était de retour, elle ne voulait plus jamais qu’il s’en aille.
— Tu veux me raconter ce qui s’est passé ? demanda-t-elle doucement.
Il la regarda et son sourire disparut.
— Pas vraiment.
Elle sirota sa limonade en essayant de ne pas paraître blessée.
— Mais je vais le faire quand même.
Il caressa sa main sans croiser son regard. Il se racla la gorge.
— Quand j’ai enfin fini par le retrouver, c’était pathétique. Ce type est une épave.
— Tu l’as trouvé où ?
Il détourna le regard et parla à voix basse, probablement pour éviter que Kaitlin puisse l’entendre.
— Dans une espèce de ville minable près de Chihuahua. J’ai contacté un détective d’El Paso qui m’a mis sur la bonne piste, disant qu’il avait entendu parler d’un riche Américain retiré de toutes sortes de merdes. Un ancien militaire, qui avait vécu un temps à El Paso. Ça correspondait, alors je suis allé vérifier.
Duc vint une nouvelle fois déposer la balle et Marco la jeta de nouveau dans la piscine. Kaitlin poussa un cri perçant.
— Une fois que j’avais un point de départ, je n’ai pas mis longtemps à le trouver ; c’était une petite ville et tout le monde savait qui il était. Je lui suis tombé dessus dans un bar. Je pense qu’il vivait pratiquement là. Quoi qu’il en soit, il était bourré. Raide bourré. Il n’a même pas résisté ou quoi que ce soit. Il m’a suivi direct dans la ruelle derrière le bar.
— C’est là que tu lui as cassé le bras ?
Marco plissa les yeux.
— Hé, je ne juge pas. Je pose la question, c’est tout, dit-elle. Je veux savoir ce qui s’est passé.
— C’est là que je l’ai interrogé.
C’était un euphémisme.
— Et ensuite ?
Il soupira.
— Et ensuite je l’ai traîné jusqu’à la prison locale. Je leur ai filé quelques centaines de dollars pour qu’ils l’enferment sur des accusations montées de toutes pièces, le temps que je revienne ici et passe un marché avec les fédéraux.
— Je croyais que tu avais envoyé un mail depuis Reynosa ?
Il sourit furtivement.
— Tu crois tout ce que tu lis dans les journaux ?
Elle ignora la pique.
— Quel genre de marché ?
Il fit une pause.
— Eh bien, je devais y réfléchir. J’avais toujours pensé me débarrasser de lui, donc je n’avais pas étudié toutes les possibilités. Quand j’ai décidé de changer mes plans, je voulais m’assurer qu’il ne pourrait pas obtenir une sorte d’immunité en échange de son témoignage.
— Et ?
Une lueur de satisfaction brilla dans ses yeux.
— Et la réponse est non. Peu importe ce qu’il sait. Il s’avère que les fédéraux le haïssent autant que moi, et ils ont tout un tas de preuves. Il ne mettra plus jamais le pied en dehors de la prison.
Marco était lavé de tout soupçon. Il pouvait reprendre le cours de sa vie. De leur vie. Elle baissa les yeux sur ses genoux car, s’il la regardait, elle avait peur qu’il puisse lire en elle comme dans un livre ouvert. Il distinguerait son envie de mariage, les poussettes de bébé et les matins de Noël avec une maison pleine de monde. Il s’enfuirait en courant, elle en était certaine.
Il lui prit la main.
— Demande-moi.
— Te demander quoi ?
— Pourquoi je me suis dégonflé.
Elle leva les yeux vers lui.
— Tu n’as pas à avoir honte. Je pense que ce que tu as fait demande beaucoup plus de courage.
Il leva les yeux au ciel.
— Ce n’était pas du courage. C’était de l’égoïsme pur et simple.
— Comment ça ?
— Je savais que, peu importe les précautions, il y aurait toujours une chance de me faire prendre. En tant qu’ancien flic, je sais que les gens laissent toujours une trace. Je connaissais les risques, mais je ne m’en étais jamais soucié jusqu’à maintenant.
Il la regarda intensément, et elle retint son souffle.
— Je regardais ce mec, et j’avais envie d’appuyer sur la détente, mais je n’arrêtais pas de penser à toi. Au fait que je préférais passer ma vie avec toi que de pourrir dans une cellule.
Il détourna les yeux vers la piscine.
— Et j’ai pensé à Kaitlin.
Sa voix se brisa en prononçant son nom, et Feenie lui serra la main.
— Tu peux pleurer, Marco.
Il s’éclaircit la voix et laissa passer quelques secondes.
— Elle a déjà perdu sa maman, et elle est assez attachée à moi. Je sais pas. J’ai pas pu le faire. J’ai pas réussi à tout envoyer balader. Et même dans le cas contraire, ça ne m’aurait pas ramené Paloma. Alors je suis rentré.
Il la regarda de nouveau, le regard timide.
— Et depuis la seconde où je suis rentré, je me suis creusé la cervelle pour trouver un moyen de te dire… de te faire comprendre, je sais pas, ce que je ressens à propos de toute cette histoire. Ce que je ressens pour toi.
Le cœur de Feenie s’emballa. Mais c’était un sentiment formidable, du genre qu’elle attendait depuis bien longtemps. Elle regarda Kaitlin et Duc batifoler dans la partie peu profonde de la piscine, faisant des vagues et troublant le calme étouffant de l’après-midi.
Elle sourit.
— Tu sais, c’est la première fois que je vois un enfant jouer dans ma piscine. Ça me plaît. C’est un terrain parfait pour les enfants.
Il secoua la tête.
— Merde. Tu m’écoutés pas, hein ?
Il se pencha vers elle et plongea ses yeux dans les siens.
— Feenie, je t’aime.
— Je sais, dit-elle en souriant. Je t’aime, moi aussi.
Et elle l’embrassa.
Quand elle s’écarta, le silence s’étira. Elle savait qu’il avait encore quelque chose à lui dire, et elle ne comptait pas le faire pour lui. Elle acceptait le fait que ce ne soit pas un grand bavard, mais c’était le moment où il devait trouver ses mots.
Il se racla la gorge.
— Bon. Je t’ai dit, je t’aime.
Elle ne put retenir un gloussement.
— Ouais, j’ai entendu.
— Puisque tu ressens la même chose pour moi, je pense qu’on devrait, tu sais, se marier.
Elle lui fit une grimace, savourant la gêne sur son visage et le fait qu’il se soit dépassé pour elle.
— Se marier, hein ?
Il plissa les yeux, comme s’il pensait qu’elle se moquait d’elle. Il hocha fermement la tête et détourna les yeux. Et, quand il la regarda de nouveau, son expression était prudente.
— Et ne me dis pas que tu veux de ces conneries du genre « vivre ensemble ». Je veux des enfants avec toi, Feenie. Je veux tout.
— Marco, c’est bon. Moi aussi, je veux tout.
Il soupira, manifestement soulagé.
— Pourquoi tu ne l’as pas dit tout simplement ?
— Parce que.
Elle sourit.
— J’avais besoin de te l’entendre dire.
Fin
[1] See y a later, alligator / After a while, crocodile ! Paroles d’un tube des années 1950 de Bill Haley.
[2] Le Rêve de Feenie.
[3] Brise de mer.
[4] Le tamal est un plat latino-américain fait de pâte à base de maïs, cuit à la vapeur ou bouilli dans une feuille de vigne, et fourré à la viande, au fromage ou aux légumes.
[5] Pâtisserie tchèque.
[6] National Rifle Association.
[7] AFIS : Automated Fingerprint Identification System. Système d’identification automatique par empreintes digitales. (N.d.T.)
[8] Department of Motor Vehicles.
[9] Équivalent des Restos du Cœur. (N.d.T.)
[10] En français dans le texte.
[11] National Integrated Ballistic Information Network. (N.d.T.)
[12] La Drug Enforcement Administration est le service de police fédéral américain chargé d’appliquer les lois contre le trafic de drogue.