XXI
Pendant que l'on dansait ainsi la septième «anglaise», que les musiciens détonnaient de fatigue, et que les domestiques et les cuisiniers, à bout de forces, préparaient le souper, un sixième coup d'apoplexie frappait le comte Besoukhow. Les médecins ayant déclaré que tout espoir de guérison était perdu, on lut au moribond les prières de la confession, on le fit communier et l'on se prépara à lui donner l'extrême-onction. L'agitation et l'inquiétude inséparables de ces derniers moments régnaient autour de ce lit de mort. De nombreux agents des pompes funèbres, alléchés par l'appât de riches funérailles, se pressaient devant la grande porte d'entrée, ayant soin pourtant de se dérober entre les voitures qui s'arrêtaient devant le perron. Le général-gouverneur de Moscou, qui avait envoyé ses aides de camp plusieurs fois par jour pour avoir des nouvelles du malade, était venu ce soir-là en personne prendre un dernier congé de l'illustre contemporain de Catherine. Le magnifique salon de réception était plein de monde. Tous se levèrent avec respect à l'entrée du général en chef, qui venait de passer une demi-heure seul avec le mourant, et qui, en saluant à droite et à gauche, se hâta de traverser le salon sous le feu de tous les regards.
Le prince Basile, singulièrement pâli et amaigri, le reconduisait, en lui disant quelques mots à voix basse. Après avoir accompli ce devoir, il s'arrêta dans la grande salle, et se laissa tomber sur une chaise, en se couvrant les yeux de la main.
Bientôt après, il se leva et se dirigea vivement et d'un air anxieux vers un long couloir qui aboutissait à l'appartement de l'aînée des princesses, et il y disparut.
Les personnes qui étaient restées dans le salon à demi éclairé chuchotaient entre elles ou se taisaient subitement, et jetaient des regards curieux et inquiets du côté de la porte, chaque fois qu'elle s'ouvrait pour livrer passage à ceux qui entraient chez le malade ou qui en sortaient.
«Le terme est arrivé! disait un vieux prêtre assis à côté d'une dame qui l'écoutait avec vénération.... Le terme est arrivé! Aller plus loin est impossible!
—N'est-ce pas trop tard pour l'extrême-onction? demanda sa voisine, feignant de ne point savoir à quoi s'en tenir là-dessus.
—C'est un bien grand sacrement,» répondit le serviteur de l'Église, et, passant doucement la main sur son front chauve, il ramena en avant quelques rares mèches de cheveux gris.
«Qui était-ce donc? Le général en chef? demandait-on à l'autre bout de la chambre.... Comme il est encore jeune!
—Et il est à la veille de ses soixante-dix ans!... On dit que le comte n'a plus sa tête.... Il était question de lui donner l'extrême-onction....
—J'ai connu quelqu'un qui l'a reçue sept fois.»
La seconde des nièces du comte Besoukhow venait de quitter son oncle. Elle avait les yeux rouges; elle alla s'asseoir à côté du docteur Lorrain, qui était gracieusement accoudé sous le portrait de l'impératrice Catherine.
«Il fait véritablement beau, princesse, très beau, lui dit le médecin... on pourrait en vérité se croire à la campagne, bien qu'on soit à Moscou!
—N'est-ce pas? répondit la demoiselle avec un soupir.... Me permettez-vous de lui donner à boire?»
Le médecin parut réfléchir:
«A-t-il pris la potion?
—Oui.»
Il regarda son «Bréguet»:
«Prenez un verre d'eau cuite et mettez-y une pincée (faisant le geste de ses doigts fluets) de... de crème de tartre.
«Che ne gonnais bas de gas où l'on reste en fie abrès le droisième goup, disait un médecin allemand à un aide de camp.
—Quel homme robuste c'était! répondit son interlocuteur... À qui reviennent toutes ses richesses? ajouta-t-il tout bas.
—Il se drouvera pien un amadeur,» reprit l'Allemand avec un gros sourire.
La porte s'ouvrit de nouveau. Tout le monde regarda: c'était la seconde princesse qui, après avoir préparé la tisane, entrait chez le malade.
Le médecin allemand s'approcha de Lorrain.
«Il bourra pien drainer engore jusqu'au madin.»
Lorrain plissa ses lèvres, et fit solennellement un geste négatif avec son index:
«Cette nuit au plus tard!» dit-il tout bas, en souriant orgueilleusement à sa propre science, qui lui permettait de si bien préciser la situation de l'agonisant.
Le prince Basile ouvrit la porte de la chambre de la princesse aînée. Il y faisait presque nuit: deux petites lampes brûlaient devant les images, et il s'en exhalait une douce odeur de fleurs et de parfums. Une foule de petits meubles, de chiffonnières et de guéridons de toutes formes l'encombraient, et l'on entrevoyait à demi cachées par un paravent les blanches couvertures d'un lit très élevé.
Un petit chien aboya.
«Ah! c'est vous, mon cousin!»
Elle se leva, en passant la main sur ses bandeaux, si constamment et si correctement lisses, qu'on aurait pu les croire fixés sur sa tête par une couche de vernis.
«Qu'y a-t-il? dit-elle, vous m'avez effrayée!
—Il n'y a rien. C'est toujours la même chose, mais je suis venu causer affaires avec toi, Catiche,» lui dit le prince.
Et il s'assit avec lassitude dans le fauteuil qu'elle avait occupé.
«Comme tu as chauffé ta chambre! Voyons, assieds-toi là, et causons.
—Je croyais qu'il était arrivé quelque chose...»
Et elle se mit en face de lui, toute prête à l'écouter avec son air impassible et dur.
«J'ai essayé de dormir, mais je ne peux pas.
—Eh bien, ma chère?» dit le prince Basile qui lui prit la main et qui ensuite l'abaissa graduellement, selon son habitude....
Ces quelques mots devaient faire allusion à bien des choses, car le cousin et la cousine s'étaient entendus sans rien se dire.
La princesse, dont la taille était longue, sèche et disgracieuse, tourna lentement ses yeux gris à fleur de tête et sans expression, et les fixa sur lui; puis elle secoua la tête, soupira et reporta son regard vers les images. Ce mouvement pouvait s'interpréter de deux manières: c'était de la douleur et de la résignation, ou bien de la fatigue et l'espoir d'un prochain repos.
Le prince Basile le comprit ainsi.
«Crois-tu donc que je ne m'en ressente pas aussi? Je suis éreinté comme un cheval de poste. Causons pourtant, et sérieusement, si tu veux bien...»
Il se tut et la contraction de ses joues donna à sa physionomie une expression désagréable, qui ne ressemblait en rien à celle qu'il prenait devant témoins. Son regard était aussi tout autre, et on y lisait à la fois l'impudence et la crainte.
La princesse, retenant son petit chien sur ses genoux, de ses mains osseuses et maigres, le regardait attentivement dans le plus profond silence, bien décidée à ne pas le rompre la première, dût-il se prolonger toute la nuit.
«Voyez-vous, chère princesse et chère cousine Catherine Sémenovna, reprit le prince Basile avec un effort visible, il faut penser à tout dans de pareils moments; il faut penser à l'avenir, au vôtre... je vous aime toutes trois comme mes propres filles, tu le sais...?»
Comme la princesse restait impassible et impénétrable, il continua sans la regarder, en repoussant avec humeur un guéridon:
«Tu sais bien, Catiche, que vous trois et ma femme vous êtes les seules héritières directes. Je comprends tout ce que le sujet a de pénible pour toi et pour moi aussi, je te le jure; mais, ma chère amie, j'ai dépassé la cinquantaine, il faut tout prévoir!... Sais-tu que j'ai envoyé chercher Pierre? Le comte l'a exigé en indiquant son portrait...»
Le prince Basile releva les yeux sur elle: rien n'indiquait sur sa figure si elle l'avait écouté, ou si elle le regardait sans songer à rien.
«Je ne cesse d'adresser de ferventes prières à Dieu, mon cousin, pour qu'il soit sauvé et pour que sa belle âme se détache sans souffrance de ce monde.
—Oui, oui, certainement, répliqua le vieux prince, en attirant cette fois à lui avec un mouvement de colère l'innocent guéridon....
—Mais enfin, voici l'affaire... tu la connais... le comte a fait l'hiver dernier un testament par lequel il laisse toute sa fortune à Pierre, en mettant de côté ses héritiers légitimes.
—Oh! il en a tant fait de testaments! repartit la nièce avec une tranquillité parfaite.... En tout cas, il ne saurait rien léguer à Pierre, car Pierre est un fils naturel!
—Et que ferions-nous? s'écria vivement le prince Basile en serrant contre lui le guéridon à le briser...—Que ferions-nous si le comte demandait à l'Empereur, dans une lettre, de légitimer ce fils? Eu égard aux services du comte, on le lui accorderait peut-être!»
La princesse sourit, et ce sourire disait qu'elle en savait là-dessus plus long que son interlocuteur.
«Je te dirai plus: la lettre est écrite, mais elle n'a pas été envoyée, et pourtant l'Empereur en a connaissance. Il s'agirait de découvrir si elle a été détruite; si, au contraire, elle existe... alors... quand tout sera fini!—et il soupira pour faire entendre ce que voulait dire le mot «tout»,—on cherchera dans les papiers du comte..., le testament sera remis à l'Empereur avec la lettre, sa prière sera accueillie et Pierre héritera légitimement de tout!
—Et notre part? demanda la princesse avec une ironie marquée, bien convaincue qu'il n'y avait rien à craindre.
—Mais, ma pauvre Catiche, c'est clair comme le jour: il sera le seul héritier, et vous ne recevrez pas une obole—Tu dois le savoir, ma chère! Le testament et la lettre ont-ils été détruits? S'il les a oubliés, où se trouvent-ils? Dans ce cas il faudrait s'en emparer, car....
—Il ne manquerait plus que cela, lui dit-elle en l'interrompant du même ton et avec la même expression dans le regard.... Je ne suis qu'une femme et, selon vous, nous sommes toutes des sottes? Mais je suis sûre qu'un bâtard ne peut hériter de rien, un bâtard! ajouta-t-elle en français, comme si ce mot dans cette langue devait répondre victorieusement à tous les arguments de son adversaire.
—Tu ne veux pas me comprendre, Catiche, car tu es intelligente. Si le comte obtient la légitimation, Pierre deviendra comte Besoukhow, et toute la fortune ira à lui de droit. Si le testament et la lettre existent, il ne te reviendra à toi, que la consolation d'avoir été bonne, dévouée... etc... etc... c'est certain!
—Je sais que le testament existe, mais je sais aussi qu'il n'est pas légal, et vous me prenez, je crois, pour une idiote, mon cousin, répondit la princesse, convaincue qu'elle avait été mordante et spirituelle.
—Ma chère princesse Catherine, reprit le vieux prince avec une impatience marquée, je ne suis pas venu pour te blesser, mais pour causer avec toi de tes propres intérêts. Tu es une bonne et aimable parente, et je te répète pour la dixième fois que, si le testament et la lettre se trouvent parmi les papiers du comte, tes sœurs et toi vous cessez d'être les héritières. Si tu manques de confiance en moi, adresse-toi à des gens compétents. Je viens d'en causer avec Dmitri Onoufrievitch, l'homme d'affaires de la maison, et il m'a répété la même chose.»
La lumière se fit tout à coup dans les idées de la princesse. Ses lèvres minces pâlirent, mais ses yeux gardèrent leur immobilité, tandis que sa voix, qu'elle ne pouvait plus maîtriser, avait des éclats inattendus.
«Ce serait charmant, je n'ai jamais rien demandé, et je ne veux rien accepter! s'écria-t-elle en jetant à terre son carlin, et en arrangeant les plis de sa robe.... Voilà la reconnaissance, voilà l'affection pour celles qui lui ont tout sacrifié! Bravo! c'est parfait. Je n'ai heureusement besoin de rien, prince!
—Mais tu n'es pas seule, tu as des sœurs....
—Oui, continua-t-elle sans l'écouter, je le savais depuis longtemps, mais je n'y pensais plus: l'envie, la duplicité, l'intrigue, la plus noire des ingratitudes, voilà à quoi je devais m'attendre dans cette maison. J'ai tout compris, et je sais à qui je dois m'en prendre de ces intrigues.
—Mais il ne s'agit pas de cela, ma chère amie.
—C'est votre protégée, cette charmante princesse Droubetzkoï, que je n'aurais pas voulu avoir pour femme de chambre, cette vilaine et atroce créature!
—Voyons, ne perdons pas notre temps.
—Ah! laissez-moi: elle s'est faufilée ici pendant l'hiver et a raconté au comte des horreurs, des choses épouvantables sur nous toutes, sur Sophie surtout. Impossible de vous les répéter!... Le comte en est tombé malade et n'a pas voulu nous laisser entrer chez lui pendant quinze jours. C'est alors qu'il a écrit ce sale papier, qui, à ce que je croyais, ne pouvait avoir aucune valeur.
—Nous y voilà..., mais pourquoi ne pas m'avoir prévenu? Où est-il?
—Il est enfermé dans le portefeuille à mosaïque qu'il garde toujours sous son oreiller.... Oui, c'est elle, et si j'ai un gros péché sur la conscience, c'est la haine que m'inspire cette vilaine femme! Pourquoi se glisse-t-elle parmi nous? Oh! un jour viendra où je lui dirai son fait,» s'écria la princesse complètement hors d'elle-même.
XXII
Pendant que toutes ces conversations avaient lieu au salon et chez la princesse, la voiture du prince Basile ramenait Pierre et avec lui la princesse Droubetzkoï, qui avait jugé nécessaire de l'accompagner. Lorsque les roues glissèrent doucement sur la paille étendue devant la façade de l'hôtel Besoukhow, elle se tourna vers son compagnon avec des phrases de consolation toutes prêtes; mais, à sa grande surprise, Pierre dormait, tranquillement bercé par le mouvement de la voiture; elle le réveilla, et il la suivit en songeant pour la première fois qu'il allait avoir une entrevue avec son père mourant! La voiture s'était arrêtée à une des entrées latérales. Au moment où il mettait pied à terre, deux hommes vêtus de noir se retirèrent vivement dans l'ombre projetée par le mur; d'autres avaient également l'air de se cacher. Personne n'y faisait la moindre attention. «Cela doit être ainsi,» se dit Pierre, et il continua à suivre la princesse, qui montait rapidement l'étroit escalier de service. Il se demandait pourquoi elle avait justement choisi cette entrée inusitée, pourquoi cette visite au comte et quelle en serait l'utilité, mais l'assurance et la hâte de son guide le forçaient à croire encore une fois que cela devait être ainsi. À mi-chemin, ils furent heurtés par des gens qui descendaient l'escalier en courant, avec des seaux d'eau, et qui se serrèrent contre la muraille pour leur livrer passage, sans témoigner le moindre étonnement à leur vue.
«C'est bien de ce côté, l'appartement des princesses? demanda Anna Mikhaïlovna à l'un d'eux.
—Oui, c'est ici, répondit à haute voix l'homme à qui elle s'était adressée, comme si le moment était venu où l'on pouvait tout se permettre. C'est la porte à gauche.
—Le comte ne m'a peut-être pas appelé, dit Pierre en arrivant sur le palier.... Je préférerais aller tout droit chez moi.»
Anna Mikhaïlovna s'arrêta pour l'attendre:
«Ah! mon ami! lui dit-elle en lui effleurant la main comme elle avait effleuré celle de son fils peu d'heures auparavant. Croyez que je souffre autant que vous, mais soyez homme!
—Vraiment, je ferais mieux de me retirer...»
Et Pierre regarda affectueusement la princesse par-dessus ses lunettes.
«Ah! mon ami, oubliez les torts qu'on a pu avoir envers vous; pensez qu'il est votre père et qu'il est à l'agonie.» Elle soupira: «Je vous aime comme mon fils, fiez-vous à moi, je veillerai à vos intérêts.»
Pierre n'avait rien compris, mais encore une fois il se dit: «Cela doit être ainsi,» et il se laissa emmener. La princesse ouvrit une porte et entra dans une petite pièce qui servait d'antichambre. Un vieux serviteur des princesses, assis dans un coin, y tricotait un bas. Pierre n'avait jamais visité cette partie de la maison. Anna Mikhaïlovna s'informa de la santé de ces dames auprès d'une fille de chambre, à laquelle elle prodigua les «ma bonne» et les «mon enfant».
Celle-ci, qui portait une carafe d'eau sur un plateau, enfila un long couloir dallé et fut suivie par la princesse. La première chambre à gauche était celle de l'aînée des nièces. Dans son empressement à y entrer, la servante laissa la porte entrebâillée, si bien que Pierre et sa conductrice, en y jetant involontairement les yeux, surprirent la nièce aînée causant avec le prince Basile. À la vue des deux visiteurs, ce dernier se rejeta en arrière avec un geste marqué de contrariété, tandis que la princesse, se précipitant sur la porte, la referma avec violence. Cet accès de colère, si opposé au calme habituel de son maintien, et l'inquiétude extrême qui se peignait sur le visage du prince Basile étaient si étranges, que Pierre s'arrêta court, interrogeant son guide du regard; la bonne dame, qui ne partageait pas sa surprise, répondit par un soupir et un sourire:
«Soyez homme, mon ami; c'est moi qui veillerai à vos intérêts.»
Et Anna Mikhaïlovna doubla le pas.
C'est moi qui veillerai à vos intérêts! Que voulait-elle dire? Pierre n'y comprenait rien, «mais cela doit sans doute être ainsi,» se disait-il. Le corridor aboutissait à une grande salle mal éclairée attenante au salon de réception du comte. Quoique richement décoré, ce salon était d'un aspect sévère; Pierre le traversait habituellement lorsqu'il rentrait par le grand escalier. Une baignoire, qu'on y avait oubliée, s'y étalait au beau milieu; l'eau en dégouttait tout doucement et mouillait le tapis. Un domestique, et un sacristain tenant un encensoir s'approchaient doucement des nouveaux venus, qu'ils n'avaient pas aperçus. Le salon d'à côté s'ouvrait sur un jardin d'hiver; deux énormes fenêtres à l'italienne y laissaient entrer le jour; un buste en marbre et un portrait en pied de l'impératrice Catherine en étaient les principaux ornements. Les mêmes personnes y étaient encore assises et chuchotaient entre elles, en gardant les mêmes poses.
Tous se turent à l'entrée d'Anna Mikhaïlovna, pour examiner sa figure pâle et éplorée, et le gros et grand Pierre qui la suivait docilement, la tête basse. Elle savait, et son visage l'exprimait clairement, que l'instant décisif était enfin arrivé, et ce fut avec l'assurance d'une Pétersbourgeoise rompue aux affaires qu'elle soutint la fixité curieuse de leurs regards. Elle sentait qu'elle était protégée par celui qu'elle avait amené, car le mourant l'avait demandé. Se dirigeant sans hésiter vers le confesseur du comte, et se courbant de façon à se rapetisser, sans toutefois s'incliner outre mesure, elle lui demanda respectueusement sa bénédiction, et s'adressa avec la même humilité à l'autre dignitaire de l'Église.
«Dieu soit loué, nous voilà à temps, dit-elle, nous avions si grand'peur!... C'est le fils du comte! Quel épouvantable moment!»
Ayant murmuré ces quelques mots, elle se tourna vers le docteur:
«Cher docteur, ce jeune homme est le fils du comte; y a-t-il de l'espoir?»
Le docteur leva les yeux au ciel et haussa les épaules.
Anna Mikhaïlovna l'imita en tout point, et, se couvrant la figure de la main, elle le quitta avec un profond soupir, pour se rapprocher de Pierre, avec une physionomie où il y avait du respect, de la tendresse et une tristesse significative.
«Ayez confiance en sa miséricorde!» Alors elle lui indiqua du doigt un petit canapé qu'elle l'engagea à occuper; ensuite elle se dirigea sans bruit vers la porte mystérieuse qui attirait toute l'attention, l'ouvrit imperceptiblement et disparut.
Pierre, qui s'était décidé à lui obéir aveuglément, s'assit sur le petit canapé et remarqua, non sans surprise, qu'on l'observait avec plus de curiosité que d'intérêt. On chuchotait en le désignant, et il paraissait inspirer une certaine crainte et une certaine servilité. On lui témoignait un respect auquel on ne l'avait point habitué, et la dame inconnue qui causait avec les deux prêtres se leva pour lui offrir sa place; un aide de camp ramassa le gant qu'il avait laissé tomber et le lui présenta; les médecins se turent et se rangèrent pour le laisser passer. Le premier mouvement de Pierre avait été de refuser la place offerte, pour ne point déranger la dame, de ramasser lui-même son gant et d'éviter les médecins, qui d'ailleurs ne se trouvaient pas sur son chemin; mais il pensa que ce ne serait pas convenable, qu'il était devenu un personnage, qu'on attendait beaucoup de lui pendant cette mystérieuse et triste nuit, et que par conséquent il était tenu d'accepter les services de chacun.
Il prit donc silencieusement le gant que lui tendait l'aide de camp, il s'assit à la place offerte par la dame, posa ses mains sur ses genoux, bien parallèles l'une à l'autre, dans la pose naïve d'une statue égyptienne, très décidé, pour ne point se compromettre, à s'abandonner à la volonté d'autrui, au lieu de suivre ses propres inspirations.
Deux minutes s'étaient à peine écoulées, que le prince Basile, la tête haute, vêtu de sa longue redingote, sur laquelle brillaient trois étoiles, fit majestueusement son entrée. Il semblait avoir subitement maigri; ses yeux s'agrandirent à la vue de Pierre. Il lui prit la main, ce qu'il n'avait encore jamais fait, et l'abaissa lentement comme pour en éprouver la force de résistance.
«Courage, courage, mon ami;... il a demandé à vous voir, c'est bien!»
Et il allait le quitter, lorsque Pierre crut de son devoir de lui demander:
«Est-ce que la santé de...?»
Il s'arrêta confus, ne sachant comment nommer le comte son père!
«Il a eu encore «un coup» il y a une demi-heure. Courage, mon ami!»
Le trouble de ses idées était si grand, que Pierre s'imagina à l'entendre que le mourant avait été frappé par quelqu'un, et il fixa sur le prince Basile un regard ahuri. Celui-ci, ayant échangé quelques mots avec le docteur Lorrain, se glissa sur la pointe du pied par la porte entr'ouverte. L'aînée des princesses le suivit, ainsi que le clergé et les serviteurs de la maison. Il se fit un mouvement dans la chambre du malade, et Anna Mikhaïlovna, pâle mais ferme dans l'accomplissement de son devoir, en sortit pour aller chercher Pierre.
«La bonté divine est inépuisable, lui dit-elle. La cérémonie de l'extrême-onction va commencer... venez...!»
Il se leva et remarqua que toutes les personnes qui étaient là, la dame inconnue et l'aide de camp compris, entrèrent avec lui dans la pièce voisine. Il n'y avait plus de consigne à observer.
XXIII
Pierre connaissait parfaitement cette grande chambre, divisée par des colonnes formant alcôve et toute tapissée d'étoffes à l'orientale. Derrière les colonnes, on voyait un grand lit en bois d'acajou, très élevé, garni de lourds rideaux, et, de l'autre, la niche vitrée contenant les saintes images, qui était éclairée comme une église pendant l'office divin. Dans un large fauteuil à la Voltaire placé devant elles, le comte Besoukhow, avec sa grande et majestueuse figure, et enveloppé jusqu'à la ceinture d'une couverture de soie, était à demi couché sur des oreillers d'une blancheur immaculée. Une crinière de cheveux gris, semblable à celle d'un lion, et des rides fortement accusées faisaient ressortir son beau et noble visage au teint de cire. Ses deux mains, grandes et fortes, gisaient inanimées sur la couverture. Entre l'index et le pouce de la main droite, on avait placé un cierge, que retenait un vieux serviteur penché au-dessus du fauteuil. Les prêtres et les diacres, avec leurs longs cheveux descendant sur les épaules, et leurs riches habits sacerdotaux, officiaient autour de lui avec une lenteur solennelle, tenant à la main des cierges allumés. Au second plan, les deux nièces cadettes, leurs mouchoirs sur les yeux, s'effaçaient derrière le visage impassible de Catiche, leur sœur aînée, qui paraissait craindre, si elle avait porté ailleurs son regard rivé aux saintes images, de ne plus rester maîtresse de ses sentiments. Une tristesse calme et une expression de pardon sans réserve se lisaient sur les traits de la princesse Droubetzkoï, qui était restée appuyée à la porte, à côté de la dame inconnue. Le prince Basile, en face d'elle, à deux pas du mourant, un cierge dans la main gauche, se tenait accoudé sur le dossier sculpté d'une chaise recouverte de velours, et levait les yeux au ciel chaque fois que de sa main droite il se touchait le front en se signant. Son visage était empreint d'une piété résignée et d'un abandon complet à la volonté du Très-Haut.
«Malheur à vous qui n'êtes pas à la hauteur de mes sentiments!» avait-il l'air de dire.
Derrière lui étaient groupés les médecins et les serviteurs de la maison, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, comme à l'église. Tous se taisaient et se signaient. On n'entendait que la voix des officiants et le chant plein et continu du chœur. Parfois, un des assistants soupirait ou changeait de pose.
Tout à coup, la princesse Droubetzkoï traversa la chambre de l'air assuré d'une personne qui a la conscience de ce qu'elle fait, et offrit un cierge à Pierre.
Il l'alluma, et, distrait par ses propres réflexions, il se signa de la main qui le tenait.
Sophie, la cadette des princesses, celle-là même qui avait un grain de beauté sur la joue, le regarda en souriant, replongea sa figure dans son mouchoir et resta quelques instants la figure cachée. Puis, après avoir jeté un second coup d'œil sur Pierre, elle se sentit incapable de garder plus longtemps son sérieux et se retira derrière une des colonnes. Au milieu de la cérémonie, les voix se turent soudain: les prêtres se dirent quelques mots à l'oreille; le vieux serviteur qui soutenait la main du comte se redressa et se tourna vers les dames. Anna Mikhaïlovna s'avança aussitôt, et, se penchant au-dessus du moribond, elle appela à elle, d'un geste et sans le regarder, le docteur Lorrain, qui, adossé à une colonne, témoignait, par sa tenue respectueuse, qu'il comprenait et approuvait, malgré sa qualité d'étranger et la différence de religion, toute l'importance du sacrement administré. Il s'approcha doucement et souleva de ses doigts fluets la main étendue sur la couverture; il en chercha le pouls en se détournant, et s'absorba dans ses calculs. On s'agita autour de lui, on mouilla les lèvres du mourant avec un cordial, chacun reprit sa place, et la cérémonie continua. Pendant cette interruption, Pierre, qui avait suivi les mouvements du prince Basile, l'avait vu quitter sa chaise, rejoindre l'aînée des nièces et se diriger avec elle vers le fond de l'alcôve, puis passer près du grand lit à rideaux et disparaître par une petite porte dérobée.
L'office n'était pas terminé, qu'ils avaient déjà repris leurs places. Cette circonstance n'éveilla pas la curiosité de Pierre, car il était convaincu ce soir-là que tout ce qu'il voyait faire était indispensable et naturel. Les chants cessèrent et la voix du prêtre, qui présentait au mourant ses respectueuses félicitations, se fit entendre; mais le mourant gisait toujours inanimé! Les allées et venues recommencèrent à ses côtés; on marchait, on chuchotait, et le chuchotement de la princesse Droubetzkoï dominait les autres. Pierre l'entendit qui disait:
«Il faut absolument le reporter dans son lit, autrement il sera impossible de...»
Les médecins, les princesses et les domestiques entourèrent le comte, qui se trouva ainsi caché aux yeux de Pierre, et cependant cette tête jaunie, avec sa forêt de cheveux, était toujours présente à ses yeux depuis son entrée. Il devina, aux précautions qu'on prenait, qu'on le soulevait pour le transporter.
«Empoigne donc mon bras, tu vas le laisser tomber, dit un domestique effrayé....
—Par en bas!... vite!... encore un!» disait un autre.
Et, à entendre les respirations oppressées et les pas précipités des porteurs, on devinait le poids qui les accablait. Ils frôlèrent le jeune homme, et il put apercevoir pendant une seconde, au milieu d'un fouillis de têtes inclinées, la poitrine élevée et puissante du mourant, ses épaules à découvert et sa tête de lion à crinière bouclée. Cette tête, avec son front extraordinairement large, ses pommettes saillantes, sa bouche bien découpée, son regard froid et imposant, n'était pas encore défigurée par les approches de la mort; c'était bien la même que Pierre avait vue trois mois auparavant, lorsque son père l'avait envoyé à Pétersbourg. Mais aujourd'hui elle se balançait inerte, selon la marche inégale des porteurs, et son regard atone ne s'arrêtait sur rien.
Après quelques minutes de confusion autour du lit, les serviteurs se retirèrent. Anna Mikhaïlovna toucha légèrement Pierre du bout du doigt et lui dit:
«Venez!»
Il obéit. On avait donné au malade, à demi soulevé et soutenu par une pile de coussins, une pose apprêtée, en rapport avec le sacrement qu'il venait de recevoir. Ses mains étaient étalées sur le taffetas vert de la couverture, et il regardait droit devant lui, de ce regard vague et perdu dans l'espace, qu'aucun homme ne saurait ni définir ni comprendre; n'avait-il rien à dire ou avait-il à dire beaucoup? Pierre s'arrêta près du lit, ne sachant que faire; il interrogea des yeux son guide, qui, d'un mouvement imperceptible, lui indiqua la main du mourant, en lui faisant signe d'y appliquer un baiser. Pierre se pencha avec précaution pour ne pas toucher à la couverture, et ses lèvres effleurèrent la main large et charnue du comte.
Pas un muscle ne tressaillit sur cette main, pas une contraction ne parut sur ce visage, et rien, rien ne répondit à cet attouchement. Pierre, indécis, reporta ses yeux sur la princesse, qui lui fit signe de s'asseoir dans le fauteuil, au pied du lit. Il s'assit sans la quitter du regard; elle baissa la tête affirmativement. Plus sûr de son fait, il reprit sa pose de statue égyptienne, et, visiblement embarrassé de sa gaucherie habituelle, il faisait de sérieux efforts pour occuper le moins de place possible, les regards fixés sur les traits de l'agonisant. Anna Mikhaïlovna ne le perdait pas de vue non plus, convaincue de l'importance de cette dernière et touchante entrevue du fils et du père.
Deux minutes, qui parurent un siècle à Pierre, s'étaient à peine écoulées, lorsque la figure du comte fut subitement et violemment agitée par une convulsion, et sa bouche, rejetée de côté, laissa passer un râle rauque et sourd. Ce fut pour Pierre le premier avertissement d'une fin prochaine; la princesse Droubetzkoï épiait les yeux du mourant pour en deviner les désirs: elle porta son doigt tour à tour sur Pierre, sur la tisane, sur le prince Basile, sur la couverture... tout fut inutile, et un éclair d'impatience sembla briller dans ce regard éteint, qui essayait d'attirer l'attention du valet de chambre immobile au chevet de sa couche.
«Il demande à être retourné,» murmura ce dernier, qui se mit en devoir de le changer de position.
Pierre voulut l'aider, et ils venaient d'y réussir, quand une des mains du comte retomba lourdement en arrière, malgré les vains efforts du malade pour la ramener à lui.
S'aperçut-il de l'expression d'effroi qui se peignit sur la figure bouleversée de Pierre à la vue de ce membre frappé de paralysie, ou quelque autre pensée traversa-t-elle son cerveau? Qui peut le dire? Car il regarda à son tour ce bras désobéissant, le visage terrifié de son fils, et un sourire terne, décoloré, étrange à cette heure, voltigea sur ses lèvres. On aurait dit qu'il répondait, par une compassion ironique, à cette destruction envahissante et graduelle de ses forces.
Ce sourire inattendu fit mal à Pierre: il fut saisi d'une crampe à la poitrine, il lui vint un chatouillement dans le gosier, et les larmes lui montèrent aux yeux.
Le malade, qu'on avait recouché du côté de la muraille, poussa un profond soupir.
«Il s'est assoupi, dit Anna Mikhaïlovna à une des nièces qui revenait à son poste. Allons!...»
Et Pierre la suivit.
XXIV
Il n'y avait plus personne au salon que le prince Basile et la princesse Catiche, assis tous les deux sous le portrait de l'impératrice et causant avec vivacité; ils s'interrompirent soudain à l'entrée de Pierre; il ne put s'empêcher de remarquer que la princesse Catiche faisait un mouvement comme pour cacher quelque chose.
«Je ne puis voir cette femme, murmura-t-elle en apercevant la princesse Droubetzkoï.
—Catiche a fait servir le thé dans le petit salon, dit le prince Basile à la princesse Droubetzkoï; allez, allez, ma pauvre amie, mangez un morceau, autrement vous n'y résisterez pas...»
Et il serra silencieusement et affectueusement le bras de Pierre.
«Rien ne restaure comme une tasse de cet excellent thé russe après une nuit blanche,» disait le docteur Lorrain, en savourant à petites gorgées le chaud breuvage dans une tasse en vieille porcelaine de Chine. Il se tenait debout dans le petit salon, devant une table sur laquelle on avait préparé le thé et une collation froide.
Tous ceux qui avaient passé la nuit dans la maison s'étaient réunis dans cette petite pièce, presque entièrement tapissée de glaces, et meublée de consoles dorées. C'était là que Pierre aimait à se retirer pendant les grands bals, car il ne savait pas danser; il préférait s'y isoler pour observer et s'amuser des dames qui y venaient, toutes pimpantes et ruisselantes de diamants et de perles, voir se refléter dans ces glaces leurs brillantes images. À cette heure, l'éclairage ne se composait que de deux bougies; sur une table, placée au hasard, des plats et des tasses se confondaient en désordre; il n'y avait plus de toilettes de fête; mais des groupes étranges, formés de personnes de toute condition, s'entretenaient à voix basse, laissant paraître, à chaque mot, à chaque geste, une incessante préoccupation sur le mystérieux événement qui allait se passer dans l'alcôve de la grande chambre. Pierre avait faim, mais il s'abstint de manger. Il chercha autour de lui sa compagne et la vit se glisser furtivement dans le salon à côté, où étaient restés le prince Basile et la princesse Catiche. Se croyant obligée de la suivre, il se leva et la trouva aux prises avec l'aînée des nièces.
«Permettez-moi, madame, de savoir ce qui est et ce qui n'est pas nécessaire, disait Catiche de ce ton irrité qui rappelait le moment où elle avait fermé la porte avec colère.
—Chère princesse, reprenait Anna Mikhaïlovna avec douceur et en lui barrant le chemin... ce sera, je le crains, trop pénible pour votre pauvre oncle; en ce moment il a si fort besoin de repos;... lui parler des intérêts de ce monde, lorsque son âme est prête à...»
Le prince Basile, enfoncé dans un fauteuil, les jambes croisées selon son habitude, paraissait ne prêter qu'une médiocre attention au colloque des deux dames; mais ses joues agitées en tous sens tressaillaient d'une émotion contenue.
«Voyons, ma bonne princesse, laissez faire Catiche; le comte l'aime tant, vous savez?
—Je ne sais pas même ce qu'il contient, reprit Catiche en se tournant vers lui et en désignant le portefeuille à mosaïque qu'elle tenait entre ses doigts crispés. Je sais seulement que le véritable testament est dans son bureau; il n'y a là dedans que des papiers oubliés...»
Et elle fit un pas pour échapper à la princesse Droubetzkoï qui, d'un bond se retrouva sur son passage.
«Je le sais, chère et bonne princesse, répliqua-t-elle en saisissant le portefeuille avec une force qui prouvait sa ferme intention de ne point le lâcher; chère princesse, je vous en conjure, ménagez-le!»
Une lutte s'engagea entre elles. Catiche se défendait encore sans rien dire, mais on sentait qu'un torrent d'injures était prêt à couler de ses lèvres serrées, tandis que la voix doucereuse de son ennemie avait conservé tout son calme, malgré les violents efforts de la lutte.
«Pierre, mon ami, approchez, lui cria Anna Mikhaïlovna.... Il ne sera pas de trop dans ce conseil de famille, n'est-ce pas, prince?
—Eh quoi, mon cousin, vous ne répondez pas? Pourquoi donc ce silence, quand Dieu sait quel monde vient se mêler de nos affaires, sans respecter le seuil de la chambre du mourant!... Intrigante!» murmura-t-elle avec fureur, en tirant à elle le portefeuille.
La violence de son geste ébranla Anna Mikhaïlovna, qui fut entraînée en avant sans toutefois lâcher prise.
«Oh!» fit le prince Basile avec un accent de reproche.
Et il se leva.
«C'est ridicule, voyons, lâchez-le, vous dis-je!»
Catiche obéit; mais comme son adversaire s'obstinait à garder le portefeuille:
«Et vous aussi, laissez-le; voyons, je prends tout sur moi, je vais lui demander... cela vous satisfait-il?
—Mais, prince, après ce grand sacrement, donnez-lui un instant de répit! Quel est votre avis? dit-elle à Pierre, qui contemplait, tout ahuri, le visage enflammé de Catiche et les joues tremblotantes du prince Basile.
—Rappelez-vous que vous êtes responsable des conséquences, répondit sèchement ce dernier, vous ne savez ce que vous faites.
—Horrible femme!» s'écria tout à coup Catiche, en se jetant sur elle et en lui arrachant enfin le portefeuille.
Le vieux prince baissa la tête, et ses bras retombèrent le long de son corps.
Au même moment, la porte mystérieuse qui s'était si souvent ouverte et refermée avec précaution pendant cette longue nuit s'ouvrit avec fracas, et livra passage à la seconde des nièces, qui, les mains jointes, affolée de terreur, se précipita au milieu d'eux:
«Que faites-vous, balbutia-t-elle avec désespoir; il se meurt, et vous m'abandonnez toute seule!»
Catiche laissa échapper le portefeuille; la princesse Droubetzkoï, se penchant vivement, le ramassa et s'enfuit.
Le prince Basile et la princesse Catiche, une fois revenus de leur stupeur, la suivirent dans la chambre à coucher. Catiche reparut bientôt; sa figure était pâle, sa physionomie dure et sa lèvre inférieure fortement pincée. À la vue de Pierre, ses sentiments de malveillance éclatèrent:
«Oui, jouez votre comédie, jouez-la.... Vous vous y attendiez!...»
Ses sanglots l'arrêtèrent, et elle s'éloigna en se cachant la figure.
Le prince Basile revint à son tour. À peine avait-il atteint le canapé occupé par Pierre, qu'il s'y laissa tomber comme s'il allait se trouver mal; il était livide, sa mâchoire tremblait, ses dents claquaient comme s'il avait la fièvre.
«Ah! mon ami,» dit-il en saisissant les bras de Pierre.
Pierre fut frappé de la sincérité de son accent et de la faiblesse de sa voix: c'était chose nouvelle pour lui!
«Nous péchons, nous trompons, et tout cela pourquoi? J'ai dépassé la soixantaine, mon ami.... Oui, tout finit par la mort, la mort, quelle terreur!...»
Et il se mit à pleurer.
Anna Mikhaïlovna ne tarda pas à paraître à son tour; elle s'approcha de Pierre à pas lents et mesurés.
«Pierre!» murmura-t-elle.
Il la regarda pendant qu'elle le baisait au front, les yeux mouillés de larmes:
«Il n'est plus!...»
Pierre continuait à la regarder par-dessus ses lunettes.
«Allons, je vous reconduirai, tâchez de pleurer... rien ne soulage comme les larmes!»
Elle le fit passer dans une salle obscure. En y entrant, Pierre éprouva la satisfaction intime de n'y être plus un objet de curiosité. Anna Mikhaïlovna l'y laissa un moment, et, quand elle revint le chercher, elle le trouva profondément endormi, la tête appuyée sur sa main.
Le lendemain, elle lui dit:
«Oui, mon cher ami, c'est une grande perte pour nous tous. Je ne parle pas de vous. Dieu vous soutiendra, vous êtes jeune, vous serez à la tête d'une fortune colossale. Le testament n'a pas encore été ouvert, mais je vous connais assez pour être sûre que cela ne vous tournera pas la tête; seulement vous aurez de nouveaux devoirs à remplir, il faut être homme!»
Pierre ne disait mot.
«Un jour peut-être..., plus tard, je vous raconterai! Enfin... si je n'avais pas été là, Dieu sait ce qui serait arrivé. Mon oncle m'avait promis, avant-hier encore, de ne pas oublier Boris, mais il n'a pas eu le temps d'y songer. J'espère, mon cher ami, que vous exécuterez les volontés de votre père.»
Pierre, qui ne comprenait rien à tout ce qu'elle disait, se taisait et rougissait d'un air embarrassé.
Après la mort du vieux comte, la princesse était retournée chez les Rostow pour s'y reposer un peu de toutes ses fatigues. À peine éveillée, elle se mit à raconter à ses amis et à ses connaissances les moindres détails de cette nuit pleine d'incidents. «Le comte, disait-elle, était mort comme elle aurait elle-même désiré mourir!... Sa fin avait été des plus édifiantes, et la dernière entrevue entre le père et le fils touchante au point qu'elle ne pouvait y songer sans attendrissement. Elle ne savait vraiment pas lequel des deux s'était montré le plus admirable pendant ces derniers et solennels instants, du père, qui avait eu un mot pour chacun et qui s'était montré d'une tendresse si profonde pour son enfant, ou du fils, qui, anéanti et brisé par la douleur, s'efforçait encore de prendre sur lui en face de son père à l'agonie... «De pareilles scènes sont navrantes, mais elles font du bien.... Elles élèvent l'âme lorsqu'on a devant soi des hommes comme ceux-là!» ajoutait-elle. Elle racontait aussi et critiquait la conduite du prince Basile et de la princesse Catiche, mais bien bas, dans le tuyau de l'oreille, et sous le sceau du plus grand secret.
XXV
On attendait de jour en jour à Lissy-Gory, domaine du prince Nicolas Andréévitch Bolkonsky, l'arrivée du jeune prince André et de sa femme; mais cette attente ne troublait en rien le mode d'existence établi par le vieux prince, qu'on avait surnommé, dans un certain cercle, «le roi de Prusse». Général en chef de l'empereur Paul, il avait été exilé par lui dans sa propriété de Lissy-Gory, et il y vivait depuis lors dans la retraite avec sa fille Marie et sa demoiselle de compagnie, Mlle Bourrienne. Le nouveau règne lui avait ouvert les portes de sa prison et lui avait rendu le droit de séjourner dans les deux capitales; mais il s'obstinait à ne pas quitter sa terre, ayant déclaré à qui voulait l'entendre que les cent cinquante verstes qui le séparaient de Moscou pouvaient bien être franchies par ceux qui désiraient le voir, et que, quant à lui, il n'avait besoin de rien, ni de personne.
Les vices de l'humanité provenaient, disait-il, exclusivement de deux causes: l'oisiveté et la superstition. De même, il ne reconnaissait que deux vertus: l'activité et l'intelligence; et il s'occupait personnellement de l'éducation de sa fille, afin de développer en elle, autant que possible, ces deux qualités. Jusqu'à l'âge de vingt ans, elle avait étudié, sous sa direction, la géométrie et l'algèbre, et sa journée avait été méthodiquement employée à des occupations déterminées et suivies.
Quant à lui, il écrivait ses mémoires, résolvait des problèmes de mathématiques, tournait des tabatières, travaillait au jardin et surveillait la construction de ses différentes bâtisses, qui lui donnaient fort à faire, car le bien était grand et l'on bâtissait toujours.
Jusqu'au moment de son entrée dans la salle à manger, qui avait lieu invariablement à la même heure, ou, pour mieux dire, à la même minute, sa vie entière était réglée dans ses moindres détails avec une exactitude scrupuleuse. Il était cassant et exigeant à l'extrême à l'égard de son entourage, y compris sa fille; aussi, sans être cruel, il avait su inspirer une crainte et un respect qu'un homme vraiment méchant aurait eu de la peine à obtenir. Malgré sa vie retirée et en dehors de tout emploi officiel, aucun des fonctionnaires du gouvernement où il demeurait n'eût manqué de venir lui présenter ses devoirs et de pousser la déférence jusqu'à attendre son apparition dans le grand vestibule, à l'exemple de la princesse Marie, de l'architecte et du jardinier. Tous ressentaient du reste le même sentiment mêlé de crainte et de respect, lorsque la lourde porte de son cabinet s'ouvrait lentement pour laisser passer ce petit vieillard, avec sa perruque poudrée, ses mains sèches et fines, ses sourcils épais et grisonnants, dont l'ombre adoucissait parfois l'éclat des yeux brillants et presque jeunes encore.
Dans la matinée où devait arriver le jeune ménage, la princesse Marie traversa, selon son invariable habitude, le grand vestibule pour aller souhaiter le bonjour à son père, et, comme toujours, à ce moment-là, elle ne pouvait se défendre d'une certaine émotion, elle se signait et priait pour se donner du courage, afin que cette première entrevue se passât sans bourrasque. Le vieux serviteur poudré qui était toujours assis dans le vestibule se leva et lui dit tout bas:
«Veuillez entrer.»
Le bruit régulier d'un tour se faisait entendre dans la pièce voisine. La princesse en ouvrit timidement la porte, qui tourna doucement sur ses gonds, et s'arrêta sur le seuil; le prince travaillait, il se retourna et reprit aussitôt son ouvrage.
Ce cabinet était plein d'objets d'un usage journalier. Une énorme table, sur laquelle étaient jetés au hasard des cartes et des livres, des armoires vitrées dont les clefs brillaient dans leurs serrures, un bureau très élevé pour écrire débout, et sur lequel s'étalait un cahier ouvert, un tour garni de ses outils, et des copeaux jonchant le parquet, témoignaient d'une activité variée, constante et réglée. Au mouvement cadencé de son pied chaussé d'une botte molle à la tartare, à la pression ferme et égale de sa main nerveuse, on restait frappé de la forte dose de volonté contenue dans ce vieillard encore vert. Après avoir travaillé pendant quelques secondes, il retira son pied de dessus la pédale, essuya le repoussoir, qu'il jeta dans un sac de cuir cloué au tour, et s'approcha de la table. Il n'avait pas l'habitude de bénir ses enfants, mais il leur offrait toujours à baiser une joue, que le rasoir négligeait le plus souvent. Ce cérémonial accompli, il examina sa fille et lui dit avec une certaine brusquerie, qui cependant n'était pas exempte d'affection:
«Tu vas bien, tu vas bien? Assieds-toi là...»
Et, s'emparant d'un cahier de géométrie écrit de sa main, il étendit la jambe et attira à lui un fauteuil.
«C'est pour demain,» dit-il vivement en feuilletant les pages et en marquant de l'ongle le paragraphe qu'il avait choisi.
La princesse Marie se pencha sur la table.
«Tiens, voici une lettre pour toi,» ajouta-t-il tout à coup, en retirant d'un vide-poche suspendu au mur une enveloppe dont l'adresse avait été écrite par une main féminine, et il la lui jeta.
À la vue de cette lettre, le visage de la princesse Marie se marbra de taches rouges; elle la saisit aussitôt et la regarda.
«Est-ce de ton «Héloïse»? demanda le prince avec un sourire glacial, qui laissa voir des dents jaunes, mais bien conservées.
—Oui, c'est de Julie, répondit-elle timidement.
—Je laisserai encore passer deux lettres, mais je lirai la troisième; vous vous écrivez des folies, je parie,... je lirai la troisième.
—Mais lisez celle-ci, mon père...»
Et sa fille la lui tendit en rougissant.
«J'ai dit la troisième, ce sera la troisième, s'écria le vieux prince, en repoussant la lettre pour reprendre son cahier de géométrie.
—Eh bien, mademoiselle...»
Et il se pencha au-dessus de sa fille, en appuyant une main sur le dossier du fauteuil où elle était assise et où elle se sentait comme enveloppée de cette atmosphère acre, imprégnée d'une odeur de tabac, particulière à la vieillesse et qui lui était si familière... «Eh bien, ces triangles sont égaux; tu vois l'angle ABC.»
La princesse regardait avec effroi les yeux brillants de son père, ses joues se couvraient de taches de feu, la peur lui ôtait la faculté de penser et la rendait incapable de suivre les déductions de son professeur, si claires qu'elles fussent.... Cette scène se répétait tous les jours; mais à qui en était la faute, au maître ou à l'élève, qui finissait par voir trouble et par ne plus rien entendre? La figure de son père touchait la sienne, elle sentait l'odeur pénétrante de son haleine et ne pensait plus qu'à fuir au plus vite et à se retirer dans sa chambre pour y étudier et résoudre en toute liberté le problème proposé. Lui, de son côté, s'échauffait, repoussait et ramenait son fauteuil avec fracas, tout en faisant maints efforts pour se maîtriser; puis de nouveau il se fâchait, tempêtait et envoyait le cahier à tous les diables.
Le malheur voulut que, cette fois encore, la princesse répondît de travers:
«Quelle sotte!» s'écria-t-il, en rejetant le manuscrit.
Puis, se détournant, il se leva, fit quelques pas, passa la main sur les cheveux de sa fille, se rassit et reprit son explication de plus belle.
«Cela ne va pas, princesse, cela ne va pas! lui dit-il, voyant qu'elle était prête à le quitter en emportant son cahier.... Les mathématiques sont une noble science, et je ne veux pas que tu ressembles à nos sottes demoiselles. Persévère, tu finiras par les aimer, et la bêtise délogera de ta cervelle.»
Et il conclut en lui donnant une petite tape sur la joue.
Elle fit un pas, il l'arrêta du geste, et, saisissant sur son bureau un livre nouvellement reçu, il le lui tendit:
«Ton «Héloïse» t'envoie aussi je ne sais quelle Clef du mystère; c'est religieux, à ce qu'il paraît. Je ne m'inquiète en rien des croyances de personne, mais je l'ai parcouru. Tiens, prends-le, et va-t'en.» Et, lui tapant cette fois sur l'épaule, il ferma la porte derrière elle.
La princesse Marie rentra dans sa chambre. L'expression craintive, qui lui était habituelle, rendait encore moins attrayant son visage maladif et sans charme. Elle s'assit devant la table à écrire, garnie de miniatures encadrées, et encombrée de livres et de cahiers jetés au hasard, car elle avait autant de désordre que son père avait d'ordre, et rompit avec impatience le cachet de la lettre de sa plus chère amie d'enfance, Julie Karaguine, que nous avons déjà rencontrée chez les Rostow.
Voici le contenu de cette lettre:
«Chère et excellente amie, quelle chose terrible et effrayante que l'absence! J'ai beau me dire que la moitié de mon existence et de mon bonheur est en vous, que, malgré la distance qui nous sépare, nos cœurs sont unis par des liens indissolubles, le mien se révolte contre la destinée, et je ne puis, malgré les plaisirs et les distractions qui m'entourent, vaincre une certaine tristesse cachée que je ressens au fond du cœur depuis notre séparation. Pourquoi ne sommes-nous pas réunies, comme cet été, dans votre grand cabinet, sur le canapé bleu, le canapé aux confidences?
«Pourquoi ne puis-je, comme il y a trois mois, puiser de nouvelles forces morales dans votre regard si doux, si calme, si pénétrant, regard que j'aimais tant et que je crois voir devant moi quand je vous écris[11].»
Arrivée à cet endroit de la lettre, la princesse Marie poussa un soupir, se retourna et se regarda dans une psyché, qui lui renvoya l'image de sa personne disgracieuse et de son visage amaigri, dont les yeux toujours tristes semblaient avoir pris, en se voyant reflétés dans la glace, une expression encore plus accentuée de mélancolie. «Elle me flatte,» se dit-elle en reprenant sa lecture. Et cependant Julie était dans le vrai: les yeux de Marie étaient grands, profonds, et avaient parfois des éclairs qui leur donnaient une beauté surnaturelle, en transformant complètement sa figure, qu'ils éclairaient de leur douce et tendre lumière. Mais la princesse ne se rendait pas compte à elle-même de l'expression que ses yeux prenaient chaque fois qu'elle s'oubliait en pensant aux autres, et l'impitoyable psyché continuait à refléter une physionomie gauche et guindée. Elle reprit sa lecture:
«Tout Moscou ne parle que de guerre! L'un de mes deux frères est déjà à l'étranger; l'autre est avec la garde, qui se met en marche vers la frontière. Notre cher Empereur a quitté Pétersbourg et, à ce qu'on prétend, compte lui-même exposer sa précieuse existence aux chances de la guerre. Dieu veuille que le monstre corse qui détruit le repos de l'Europe soit terrassé par l'ange que le Tout-Puissant, dans sa miséricorde, nous a donné pour souverain. Sans parler de mes frères, cette guerre m'a privée d'une relation des plus chères à mon cœur. Je parle du jeune Nicolas Rostow, qui, avec son enthousiasme, n'a pu supporter l'inaction et a quitté l'université pour aller s'enrôler dans l'armée. Eh bien, chère Marie, je vous avouerai que, malgré son extrême jeunesse, son départ pour l'armée a été un grand chagrin pour moi! Ce jeune homme, dont je vous parlais cet été, a tant de noblesse, tant de cette véritable jeunesse qu'on rencontre si rarement dans ce siècle où nous ne vivons qu'au milieu de vieillards de vingt ans, il a surtout tant de franchise et de cœur, il est tellement pur et poétique, que mes relations avec lui, quelque passagères qu'elles aient été, ont été une des plus douces jouissances de mon pauvre cœur, qui a déjà tant souffert. Je vous raconterai un jour nos adieux et tout ce qui s'est dit au départ. Tout cela est encore trop récent.
«Ah! chère amie, vous êtes heureuse de ne pas connaître ces jouissances et ces peines si poignantes; vous êtes heureuse, puisque ces dernières sont ordinairement les plus fortes. Je sais très bien que le comte Nicolas est trop jeune pour pouvoir jamais devenir pour moi quelque chose de plus qu'un ami; mais cette douce amitié, ces relations si poétiques sont pour mon cœur un vrai besoin; mais n'en parlons plus. La grande nouvelle du jour, qui occupe tout Moscou, est la mort du comte Besoukhow et l'ouverture de sa succession. Figurez-vous que les princesses n'ont reçu que très peu de chose, le prince Basile rien, et que c'est M. Pierre qui a hérité de tout et qui, par-dessus le marché, a été reconnu pour fils légitime, par conséquent comte Besoukhow et possesseur de la plus grande fortune de Russie. On prétend que le prince Basile a joué un très vilain rôle dans toute cette histoire et qu'il est reparti tout penaud pour Pétersbourg. Je vous avoue que je comprends très peu toutes ces affaires de legs et de testament. Ce que je sais, c'est que ce jeune homme, que nous connaissions tous sous le nom de M. Pierre tout court, est devenu comte Besoukhow et possesseur de l'une des plus grandes fortunes de Russie. Je m'amuse fort à observer les changements de ton et de manières des mamans accablées de filles à marier, et des demoiselles elles-mêmes, à l'égard de cet individu, qui, par parenthèse, m'a toujours paru être un pauvre sire. Comme on s'amuse depuis deux ans à me donner des promis que je ne connais pas le plus souvent, la chronique matrimoniale de Moscou me fait comtesse Besoukhow. Mais vous sentez bien que je ne me soucie nullement de le devenir. À propos de mariage, savez-vous que, tout dernièrement, «la tante en général», Anna Mikhaïlovna, m'a confié, sous le sceau du plus grand secret, un projet de mariage pour vous. Ce n'est ni plus ni moins que le fils du prince Basile, Anatole, qu'on voudrait ranger, en le mariant à une personne riche et distinguée, et c'est sur vous qu'est tombé le choix des parents. Je ne sais comment vous envisagerez la chose. Mais j'ai cru de mon devoir de vous en prévenir. On le dit très beau et très mauvais sujet: c'est tout ce que j'ai pu savoir sur son compte. Mais assez de bavardage comme cela; je finis mon second feuillet, et maman m'envoie chercher pour aller dîner chez les Apraxine. Lisez le livre mystique que je vous envoie et qui fait fureur chez nous. Quoiqu'il y ait dans ce livre des choses difficiles à atteindre avec la faible conception humaine, c'est un livre admirable, dont la lecture calme et élève l'âme. Adieu. Mes respects à monsieur votre père, et mes compliments à Mlle Bourrienne. Je vous embrasse comme je vous aime.
«Julie.»
«P.-S. Donnez-moi des nouvelles de votre frère et de sa charmante petite femme [12].»
Cette lecture avait plongé la princesse Marie dans une douce rêverie; elle réfléchissait et souriait, et son visage, éclairé par ses beaux yeux, semblait transfiguré. Se levant tout à coup, elle traversa résolument la chambre, et, s'asseyant à sa table, elle laissa courir sa plume sur une feuille de papier; voici sa réponse:
«Chère et excellente amie, votre lettre du 13 m'a causé une grande joie. Vous m'aimez donc toujours, ma poétique Julie! L'absence, dont vous dites tant de mal, n'a donc pas eu sur vous son influence habituelle. Vous vous plaignez de l'absence? Que devrais-je dire, moi, si j'osais me plaindre, privée de tous ceux qui me sont chers? Ah! si nous n'avions pas la religion pour nous consoler, la vie serait bien triste! Pourquoi me supposez-vous un regard sévère, quand vous me parlez de votre affection pour ce jeune homme? Sous ce rapport, je ne suis rigide que pour moi. Je comprends ces sentiments chez les autres, et si je ne puis les approuver, ne les ayant jamais ressentis je ne les condamne pas. Il me paraît seulement que l'amour chrétien, l'amour du prochain, l'amour pour ses ennemis est plus méritoire, plus doux que ne le sont les sentiments que peuvent inspirer les beaux yeux d'un jeune homme à une jeune fille poétique et aimante comme vous. La nouvelle de la mort du comte Besoukhow nous est parvenue avant votre lettre, et mon père en a été très affecté. Il dit que c'est l'avant-dernier représentant du grand siècle, et qu'à présent c'est son tour mais qu'il fera son possible pour que son tour vienne le plus tard possible. Que Dieu nous garde de ce terrible malheur! Je ne puis partager votre opinion sur Pierre, que j'ai connu enfant. Il m'a toujours paru avoir un cœur excellent, et c'est là la qualité que j'estime le plus. Quant à son héritage et au rôle qu'y a joué le prince Basile, c'est bien triste pour tous les deux! Ah! chère amie, la parole de notre divin Sauveur, «qu'il est plus aisé à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu,» cette parole est terriblement vraie! Je plains le prince Basile et je plains encore davantage le sort de M. Pierre. Si jeune et accablé de ses richesses, que de tentations n'aura-t-il pas à subir! Si l'on me demandait ce que je désirerais le plus au monde, ce serait d'être plus pauvre que le plus pauvre des mendiants. Mille grâces, chère amie, pour l'ouvrage que vous m'avez envoyé et qui fait si grande fureur chez vous!
«Cependant, puisque vous me dites qu'au milieu de plusieurs bonnes choses il y en a d'autres que la faible conception humaine ne peut atteindre, il me paraît assez inutile de s'occuper d'une lecture inintelligible, qui par là même ne pourrait être d'aucun fruit. Je n'ai jamais pu comprendre la rage qu'ont certaines personnes de s'embrouiller l'entendement en s'attachant à des livres mystiques qui n'élèvent que des doutes dans leurs esprits, en exaltant leur imagination et en leur donnant un caractère d'exagération tout à fait contraire à la simplicité chrétienne. Lisons les Apôtres et les Évangiles. Ne cherchons pas à pénétrer ce que ceux-là renferment de mystérieux, car comment oserions-nous, misérables pécheurs que nous sommes, prétendre à nous initier dans les secrets terribles et sacrés de la Providence, tant que nous portons cette dépouille charnelle, qui élève entre nous et l'Éternel un voile impénétrable? Bornons-nous donc à étudier les principes sublimes que notre divin Sauveur nous a laissés pour notre conduite ici-bas; cherchons à nous y conformer et à les suivre; persuadons-nous que moins nous donnons d'essor à notre faible esprit humain, plus il est agréable à Dieu, qui rejette toute science ne venant pas de lui; que moins nous cherchons à approfondir ce qu'il lui a plu de dérober à notre connaissance, plus tôt il nous en accordera la découverte par son divin esprit. Mon père ne m'a pas parlé du prétendant, mais il m'a dit seulement qu'il a reçu une lettre et attend une visite du prince Basile. Quant au projet de mariage qui me regarde, je vous dirai, chère et excellente amie, que le mariage, selon moi, est une institution divine à laquelle il faut se conformer. Quelque pénible que cela soit pour moi, si le Tout-Puissant m'impose jamais les devoirs d'épouse et de mère, je tâcherai de les remplir aussi fidèlement que je le pourrai, sans m'inquiéter de l'examen de mes sentiments à l'égard de celui qu'il me donnera pour époux. J'ai reçu une lettre de mon frère qui m'annonce son arrivée à Lissy-Gory avec sa femme. Ce sera une joie de courte durée, puisqu'il nous quitte pour prendre part à cette malheureuse guerre, à laquelle nous sommes entraînés, Dieu sait comment et pourquoi. Non seulement chez vous, au centre des affaires et du monde, on ne parle que de guerre, mais ici au milieu des travaux champêtres et de ce calme de la nature que les citadins se représentent à la campagne, les bruits de la guerre se font entendre et sentir péniblement. Mon père ne parle que de marches et de contremarches, choses auxquelles je ne comprends rien, et avant-hier, en faisant ma promenade habituelle dans la rue du village, je vis quelque chose qui me déchira le cœur: c'était un convoi de recrues enrôlées chez nous et expédiées pour l'armée! Il fallait voir l'état où se trouvaient les mères, les femmes et les enfants des hommes qui partaient! il fallait entendre les sanglots des uns et des autres! On dirait que l'humanité a oublié les lois de son divin Sauveur, qui prêchait l'amour et le pardon des offenses, et qu'elle fait consister son plus grand mérite dans l'art de s'entre-tuer.
«Adieu, chère et bonne amie. Que notre divin Sauveur et sa très sainte Mère vous aient en leur sainte et puissante garde!
«Marie[13].»
«Ah! princesse, vous expédiez votre courrier; j'ai déjà écrit à ma pauvre mère,» s'écria en grasseyant Mlle Bourrienne d'une voix pleine et sympathique.
Sa personne vive et légère contrastait singulièrement avec l'atmosphère sombre, solitaire et mélancolique qui entourait la princesse Marie.
«Il faut que je vous prévienne, princesse, ajouta-t-elle plus bas: le prince a eu une altercation avec Michel Ivanow; il est de très mauvaise humeur,—et s'écoutant grasseyer avec plaisir,—très morose.... Tenez-vous donc sur vos gardes... vous savez....
—Ah! chère amie, je vous ai priée de ne jamais me parler de la mauvaise humeur de mon père; je ne me permets pas de le juger, et je tiens à ce que les autres fassent comme moi,» répondit la princesse Marie en regardant à sa montre.
Et, remarquant avec effroi qu'elle était en retard de cinq minutes sur l'heure qu'elle était obligée de consacrer à son piano, elle se dirigea vers la grande salle. Pendant que le prince se reposait, de midi à deux heures, sa fille devait exercer ses doigts: ainsi le voulait la règle immuable de la maison.
XXVI
Le valet de chambre à cheveux gris s'assoupissait aussi de son côté sur sa chaise, au bruit du ronflement égal de son maître, qui dormait dans son grand cabinet, et aux sons lointains du piano, sur lequel se succédaient jusqu'à vingt fois de suite les passages difficiles d'une sonate de Dreyschock.
Une voiture et une britchka s'arrêtèrent devant l'entrée principale. Le prince André descendit le premier de la voiture et aida sa jeune femme à le suivre.
Le vieux Tikhone, qui s'était doucement glissé hors de l'antichambre en refermant la porte derrière lui, leur annonça tout bas que le prince dormait. Ni l'arrivée du fils de la maison, ni aucun autre événement, quelque extraordinaire qu'il pût être, ne devait intervertir l'ordre de la journée. Le prince André le savait comme lui, et peut-être encore mieux, car il regarda à sa montre, pour se convaincre que rien n'était changé dans les habitudes de son père.
«Il ne s'éveillera que dans vingt minutes, dit-il à sa femme; allons chez la princesse Marie.»
La petite princesse avait pris de l'embonpoint, mais ses yeux et sa petite lèvre retroussée avec son fin duvet avaient toujours le même sourire gai et gracieux.
«Mais c'est un palais!» dit-elle à son mari. Elle exprimait son admiration comme si elle eût félicité un maître de maison sur la beauté de son bal. «Allons, vite, vite!»
Et elle souriait à son mari et au vieux Tikhone qui les conduisait.
«C'est Marie qui s'exerce; allons doucement, il faut la surprendre.»
Le prince André la suivait avec tristesse.
«Tu as vieilli, mon vieux Tikhone,» dit-il au serviteur qui lui baisait la main.
Au moment où ils allaient entrer dans la salle d'où partaient les accords du piano, une porte de côté s'ouvrit et livra passage à une jeune et jolie Française: c'était la blonde Mlle Bourrienne, qui parut transportée de joie et de surprise à leur vue, et s'écria: «Ah! quel bonheur pour la princesse!... Il faut que je la prévienne!...
—Non, non, de grâce! Vous êtes Mlle Bourrienne: je vous connais déjà par l'amitié que vous porte ma belle-sœur, lui dit la princesse en l'embrassant. Elle ne nous attend guère, n'est-ce pas?...»
Ils étaient près de la porte derrière laquelle les mêmes morceaux allaient se répétant sans relâche. Le prince André fronça le sourcil, comme s'il s'attendait à éprouver une impression pénible.
Sa femme entra la première; la musique cessa brusquement. On entendit un cri, un bruit de baisers échangés, et le prince André put voir sa sœur et sa femme, qui ne s'étaient rencontrées qu'une fois, à l'époque de son mariage, tendrement serrées dans les bras l'une de l'autre, pendant que Mlle Bourrienne les regardait, la main sur le cœur et prête à pleurer et à rire tout à la fois.
Il haussa les épaules, et son front se plissa comme celui d'un mélomane qui entend une fausse note. Les deux jeunes femmes, ayant reculé d'un pas, se jetèrent de nouveau dans les bras l'une de l'autre pour s'embrasser encore en se prenant les mains et la taille. Finalement, elles fondirent en larmes, à sa grande stupéfaction. Mlle Bourrienne, profondément attendrie, se mit à pleurer. Le prince André se sentait mal à l'aise, mais sa femme et sa sœur semblaient trouver tout naturel que leur première entrevue ne pût se passer sans larmes.
«Ah! chère.—Ah! Marie, dirent-elles à la fois en riant.
—Savez-vous bien que j'ai rêvé de vous cette nuit?
—Vous ne nous attendiez pas?... Mais, Marie, vous avez maigri!
—Et vous, vous avez repris....
—J'ai tout de suite reconnu Madame la princesse, s'écria Mlle Bourrienne.
—Et moi qui ne me doutais de rien.... Ah! André, je ne vous voyais pas!»
Le prince André et sa sœur s'embrassèrent.
«Quelle pleurnicheuse!» lui dit-il, pendant qu'elle fixait sur lui ses yeux encore voilés de pleurs, et que son tendre et lumineux regard cherchait le sien. La petite princesse bavardait sans s'arrêter. Sa lèvre supérieure ne cessait de s'abaisser, en effleurant celle de dessous pour se relever aussitôt et s'épanouir dans un gai sourire, qui faisait ressortir l'éclat de ses petites dents et celui de ses yeux.
«Ils avaient eu un accident, contait-elle tout d'une haleine, à la Spasskaïa-Gora... et cet accident aurait pu être grave... et puis elle avait laissé toutes ses robes à Pétersbourg; elle n'avait plus rien à mettre... et André était si changé... et Kitty Odintzow avait épousé un vieux bonhomme... et elle avait un mari pour sa belle-sœur, un mari sérieux... mais nous en causerons plus tard,» ajouta-t-elle.
La princesse Marie continuait à examiner son frère: on lisait l'affection et la tristesse dans ses beaux yeux. Ses pensées ne suivaient plus le caquetage de la jolie petite perruche, et elle interrompit même la description d'une des dernières fêtes données à Pétersbourg, pour demander à son frère s'il était tout à fait décidé à rejoindre l'armée.
«Oui, et pas plus tard que demain.»
Lise soupira.
«Il m'abandonne ici, s'écria-t-elle, et Dieu sait pourquoi, lorsqu'il aurait pu obtenir de l'avancement...»
La princesse Marie, sans l'écouter davantage, la regarda affectueusement, et désignant au prince André l'embonpoint exagéré de sa femme:
«Est-ce bien sûr?» dit-elle.
La jeune femme changea de couleur.
«Oui, répondit-elle en soupirant. Et c'est si effrayant!»
Ses lèvres se serrèrent, et, effleurant de sa joue le visage de sa belle-sœur, elle fondit en larmes.
«Il lui faut du repos, dit le prince André avec un air de mécontentement.... N'est-ce pas, Lise? Emmène-la chez toi, Marie, pendant que j'irai chez mon père.... Dis-moi, est-il toujours le même?
—Oui, toujours, au moins pour moi, reprit sa sœur.
—Et toujours les mêmes heures, les mêmes promenades dans les mêmes allées, et puis après cela vient le tour...»
Et l'imperceptible sourire du prince André disait assez que, malgré son respect filial, il était au courant des manies de son père.
«Oui, les mêmes heures, le même tour et les mêmes leçons de mathématiques et de géométrie,» reprit-elle en riant, comme si ces heures d'étude étaient les plus belles de son existence.
Lorsque les vingt dernières minutes consacrées au sommeil du vieux prince se furent écoulées, le vieux Tikhone vint chercher le prince André; son père lui faisait l'honneur de changer, à cause de lui, la règle de la journée en le recevant pendant sa toilette. Le vieux prince se faisait toujours poudrer pour le dîner et endossait alors une longue redingote à l'ancienne mode. Au moment où son fils entra dans son cabinet de toilette, il était enfoncé dans un fauteuil de cuir, et couvert d'un large peignoir blanc, la tête livrée aux mains du fidèle Tikhone. Le prince André s'avança vivement; l'expression chagrine qui était devenue son expression habituelle avait disparu; il y avait dans sa physionomie la même vivacité qui s'y montrait dans ses causeries avec Pierre.
«Ah! te voilà, mon guerrier! Tu veux vaincre Bonaparte,» s'écria le vieux prince, en secouant sa tête poudrée, autant que le lui permettaient les mains de Tikhone qui tressait le catogan.
«Oui, oui, vas-y... ferme! de l'avant! Sans cela, il pourrait se faire qu'il nous comptât bientôt au nombre de ses sujets.... Tu vas bien?...»
Et il lui tendit sa joue. La sieste l'avait mis de belle humeur, aussi avait-il l'habitude de dire: «avant dîner sommeil d'or, après dîner sommeil d'argent». Il lançait à son fils de joyeux regards de côté à travers ses épais sourcils, pendant que son fils l'embrassait à l'endroit indiqué, sans répondre à ses éternelles plaisanteries sur les militaires de l'époque actuelle et surtout sur Bonaparte.
«Oui, me voici, mon père, et je vous ai aussi amené ma femme dans un état intéressant.... Et vous, vous portez-vous bien?
—Mon cher ami, il n'y a que les imbéciles et les débauchés pour être malades, et tu me connais.... Je travaille du matin au soir, je suis sobre, donc je me porte bien!
—Dieu merci! reprit son fils.
—Dieu n'y est pour rien! Voyons... et revenant à son dada, voyons, conte-moi un peu comment les Allemands vous ont enseigné le moyen de battre Bonaparte, selon les règles de cette nouvelle science appelée stratégie?
—Laissez-moi un peu respirer, mon père, lui répondit en souriant le prince André, qui l'aimait et le respectait malgré ses manies. Je ne sais même pas encore où je loge.
—Sottises, sottises que tout cela,» s'écria le vieux en tortillant sa tresse pour s'assurer qu'elle était bien nattée.
Et saisissant la main de son fils:
«La maison destinée à ta femme est prête: la princesse Marie l'y conduira, la lui montrera, et elles bavarderont à remplir trois paniers.... Affaires de femmes que tout cela.... Je suis content de la recevoir. Voyons, mets-toi là et parle. J'admets l'armée de Michelson, de Tolstoy, car elles opéreront ensemble; mais l'armée du Midi, que fera-t-elle? La Prusse reste neutre, je le sais; mais l'Autriche, mais la Suède? ajouta-t-il en se levant et en marchant dans la chambre, pendant que le vieux Tikhone le suivait, lui présentant les différentes pièces de son ajustement.... Comment traversera-t-on la Poméranie?»
L'insistance de son père était si grande, que le prince André commença, à contrecœur d'abord et en s'animant ensuite, à développer, moitié en russe, moitié en français, le plan des opérations pour la nouvelle campagne qui était à la veille de s'ouvrir. Il expliqua comment une armée de 90 000 hommes devait menacer la Prusse pour la faire sortir de sa neutralité et la forcer à l'action; comment une partie de ces troupes se joindrait aux Suédois à Stralsund; comment 220 000 Autrichiens et 100 000 Russes agiraient pendant ce temps en Italie et sur le Rhin; comment 50 000 Russes et 80 000 Anglais débarqueraient à Naples, et comment enfin ce total de 800 000 hommes attaquerait les Français sur plusieurs points à la fois. Le vieux prince ne témoigna pas le moindre intérêt à ce long récit. On aurait dit qu'il ne l'avait même pas écouté, car il l'avait interrompu à trois reprises, sans cesser de marcher en s'habillant; la première fois il s'écria:
«Le blanc, le blanc!...»
Ce qui voulait dire que le vieux Tikhone se trompait de gilet. La seconde, il demanda si sa belle-fille accoucherait bientôt, et hocha la tête d'un air de reproche en ajoutant:
«C'est mal C'est mal! Continue!»
Et la troisième, pendant que son fils terminait son exposition, il entonna de sa voix fausse et cassée:
«Marlbrough s'en va-t-en guerre, ne sait quand reviendra.»
«Je ne vous dis pas que j'approuve ce plan, lui dit son fils en souriant légèrement. Je vous l'ai exposé tel qu'il est: Napoléon en aura bien certainement fait un qui vaudra le nôtre.
—Rien de neuf, rien de neuf là dedans, voilà ce que je te dirai.»
Et le vieux répéta entre ses dents, d'un air pensif:
«Ne sait quand reviendra».... Maintenant va-t'en dans la salle à manger!»
XXVII
Deux heures sonnaient lorsque le prince, rasé et poudré, fit son entrée dans la salle à manger, où l'attendaient sa belle-fille, sa fille, Mlle Bourrienne et l'architecte de la maison, qui était admis à sa table, quoique sa position inférieure ne lui donnât aucun droit à un pareil honneur. Le vieux prince, à cheval sur l'étiquette et sur la différence des rangs, n'invitait que rarement les gros bonnets de la province, mais il lui plaisait de montrer dans la personne de son architecte, qui se mouchait timidement dans un mouchoir à carreaux, que tous les hommes sont égaux. Il lui arrivait souvent de rappeler à sa fille que Michel Ivanovitch ne valait pas moins qu'eux, et c'était à lui qu'il s'adressait presque toujours pendant ses repas.
Dans la haute et spacieuse salle à manger, derrière chaque chaise se tenait un domestique, et le maître d'hôtel, une serviette sur le bras, promenait une dernière fois son regard inquiet de la table aux laquais, et du cartel à la porte qui allait s'ouvrir devant son maître. Le prince André examinait attentivement l'arbre généalogique de sa famille, encadré d'une baguette d'or. Cet objet, tout nouveau pour lui, était suspendu en face d'un autre immense tableau du même genre, indignement barbouillé par un artiste amateur. Ce barbouillage représentait le chef de la lignée des Bolkonsky, un descendant de Rurik, en prince souverain avec une couronne sur la tête. André ne put s'empêcher de sourire à la vue de ce portrait de haute fantaisie qui frisait la caricature.
«Ah! je le reconnais bien là tout entier!»
La princesse Marie, qui venait d'entrer, le regardait avec étonnement, et ne comprenait pas ce qu'il pouvait y avoir là de risible; tout ce qui touchait à son père lui inspirait un respect religieux, qu'aucune critique ne pouvait affaiblir.
«Chacun a son talon d'Achille, continua le prince André.... Avoir l'esprit qu'il a et se donner ce ridicule!...»
La princesse Marie, à laquelle déplaisait la hardiesse de ces propos, allait y répondre, lorsque les pas si impatiemment attendus se firent entendre. La démarche agile et légère du vieux prince, ses allures brusques et vives contrastaient si singulièrement avec la tenue sévère et correcte de sa maison, qu'on aurait pu y soupçonner une arrière-pensée de sa part.
Deux heures venaient donc de sonner au cartel, et la pendule du salon y répondait mélancoliquement, lorsque le prince parut; ses yeux brillants, pleins de feu, surplombés de leurs épais sourcils gris, glissèrent rapidement sur toutes les personnes présentes pour se fixer sur la petite princesse. À sa vue, elle fut saisie de ce sentiment de respect et de crainte que son beau-père savait inspirer à tout son entourage. Il lui caressa doucement les cheveux et lui donna une petite tape sur la nuque.
«Je suis bien aise, bien aise,» dit-il.
Et, l'ayant dévisagée une seconde, il la quitta aussitôt pour s'asseoir à table:
«Asseyez-vous, asseyez-vous, Michel Ivanovitch.»
Il indiqua à sa belle-fille une chaise à côté de lui, et le valet de chambre la lui avança.
«Oh! oh! fit le vieux prince en jetant un regard sur sa taille arrondie; trop de hâte, c'est mal! Il faut marcher, beaucoup marcher, beaucoup!...»
Et sa bouche riait d'un rire sec et désagréable, tandis que ses yeux ne disaient rien.
La petite princesse ne l'entendit pas ou fit semblant de ne pas l'avoir entendu; elle garda un silence embarrassé jusqu'au moment où il lui demanda des nouvelles de son père et de différentes autres connaissances; alors elle sourit et retrouva son entrain en lui racontant tous les petits commérages de la capitale.
«La pauvre comtesse Apraxine a perdu son mari et elle a pleuré toutes les larmes de son corps!...»
Plus elle s'animait, plus le vieux prince l'étudiait d'un air sévère; tout à coup il se détourna brusquement: on aurait dit qu'il n'avait plus rien à apprendre:
«Eh bien, Michel Ivanovitch, s'écria-t-il, il va arriver malheur à votre Bonaparte. Le prince André (il ne parlait jamais de son fils qu'à la troisième personne) me l'a expliqué; de terribles forces s'amassent contre lui.... Et dire qu'à nous deux, vous et moi, nous l'avons toujours tenu pour un imbécile!»
Michel Ivanovitch savait parfaitement n'avoir jamais eu pareille opinion en si flatteuse compagnie: aussi comprit-il que sa personne servait d'entrée en matière; il regarda le jeune prince avec une certaine surprise, ne sachant pas trop ce qui allait suivre.
«C'est un grand tacticien,» dit le prince à son fils, en désignant Michel Ivanovitch, et il reprit son thème favori, c'est-à-dire la guerre, Bonaparte, les grands capitaines et les hommes d'État du moment. Il n'y avait, selon lui, à la tête des affaires que des écoliers ignorant les premières notions de la science militaire et administrative; Bonaparte n'était qu'un petit Français sans importance, dont les succès devaient être attribués au manque des Potemkin et des Souvorow. L'état de l'Europe n'offrait aucune complication, et il n'y avait point de guerre sérieuse, mais une comédie de marionnettes, jouée par les grands faiseurs pour tromper le public.
Le prince André répondait gaiement à ces plaisanteries, et les provoquait même pour engager son père à continuer.
«Le passé l'emporte toujours sur le présent, et pourtant Souvorow s'est laissé prendre au piège tendu par Moreau; il n'a pas su s'en tirer.
—Qui te l'a dit? Qui te l'a dit? s'écria le prince. Souvorow...»
Et il jeta en l'air son assiette, que le vieux Tikhone eut l'adresse de saisir au vol.
«Frédéric et Souvorow, en voilà deux; mais Moreau! Moreau était prisonnier si Souvorow avait été libre d'agir; mais il avait sur son dos le Hof-kriegs-wurstschnapsrath, dont le diable ne se serait pas débarrassé. Vous verrez; vous verrez ce qu'est un Hof-kriegs-wurstschnapsrath! Si Souvorow n'a pas eu ses coudées franches avec lui, ce n'est pas Michel Koutouzow qui les aura. Non, mon ami, vos généraux ne vous suffiront pas: il vous faudra des généraux français, de ceux qui se retournent contre les leurs pour lutter avec Bonaparte. On a déjà envoyé à New-York l'Allemand Pahlen à la recherche de Moreau, ajouta-t-il en faisant allusion à la proposition faite à ce dernier d'entrer au service de la Russie. C'est inouï! Les Potemkin, les Souvorow, les Orlow, étaient-ils des Allemands? Crois-moi, ou bien ils n'ont plus de cervelle, ou bien c'est moi qui ai perdu la mienne. Je vous souhaite bonne chance, mais nous verrons. Bonaparte un grand capitaine? Oh! oh!
—Je suis loin de trouver notre organisation parfaite, mais j'avoue que je ne partage pas votre manière de voir; moquez-vous de Bonaparte, si cela vous plaît: il n'en sera pas moins un grand capitaine.
—Michel Ivanovitch, s'écria le vieux prince, entendez-vous?»
L'architecte, qui était fort occupé de son rôti, avait espéré se faire oublier.
«L'entendez-vous? Je vous ai toujours soutenu que Bonaparte était un grand tacticien: eh bien, c'est aussi son avis à lui.
—Mais certainement, Excellence, murmura Michel Ivanovitch, pendant que le prince riait d'un rire sec.
—Bonaparte est né sous une heureuse étoile, ses soldats sont admirables, et puis il a eu la chance d'avoir affaire aux Allemands en premier et de les avoir battus: il faut être un bon à rien pour ne pas savoir les battre; depuis que le monde existe, on les a toujours rossés, et eux ne l'ont jamais rendu à personne!... Si! pourtant, ils se sont rossés entre eux... mais cela ne compte pas! Eh bien, c'est à eux qu'il est redevable de sa gloire!...»
Et il se mit à énumérer toutes les fautes commises, selon lui, par Bonaparte, comme capitaine et comme administrateur. Son fils l'écoutait en silence, mais aucun argument n'aurait été assez fort pour ébranler ses convictions, aussi fermement enracinées que celles de son père; seulement, il s'étonnait et se demandait comment il était possible à un vieillard solitaire et retiré à la campagne de connaître aussi bien dans leurs moindres détails toutes les combinaisons politiques et militaires de l'Europe.
«Tu crois que je n'y comprends rien, parce que je suis vieux? Eh bien, voilà:... cela me travaille... je n'en dors pas la nuit.... Où est-il donc, ton grand capitaine? Où a-t-il fait ses preuves?
—Ce serait trop long à démontrer.
—Eh bien, va le rejoindre, ton Bonaparte! Voilà encore un admirateur de votre goujat d'empereur! s'écria-t-il en excellent français.
—Vous savez que je ne suis pas bonapartiste, mon prince.
—«Ne sait quand reviendra,» fredonna le vieillard d'une voix fausse, et c'est en riant tout jaune qu'il se leva de table.
Tant qu'avait duré la discussion, la petite princesse était restée silencieuse et effarouchée, regardant tour à tour son mari, son beau-père et sa belle-sœur. À peine le dîner fini, elle prit cette dernière par le bras, et l'entraînant dans la pièce voisine:
«Quel homme d'esprit que votre père! C'est à cause de cela, je crois, qu'il me fait peur!
—Il est si bon!» répondit la princesse Marie.
XXVIII
On était au lendemain et le prince André partait dans la soirée. Quant au vieux prince, il n'avait rien changé à ses habitudes et s'était retiré chez lui après le dîner. Sa belle-fille était chez la princesse Marie, pendant que son fils, après avoir ôté son uniforme et mis une redingote sans épaulettes, faisait ses derniers préparatifs de départ avec l'aide de son valet de chambre. Il visita lui-même avec soin sa calèche de voyage, ses valises, et donna l'ordre d'atteler. Il ne restait plus dans sa chambre que les menus objets qui le suivaient partout: une cassette, une cantine en argent, deux pistolets et un sabre turc, que son père avait rapportés de l'assaut d'Otchakow et dont il lui avait fait cadeau; tout était rangé dans le plus grand ordre, nettoyé, remis à neuf, et placé dans des fourreaux de drap solidement attachés.
Pour peu qu'on soit enclin à la réflexion, on est presque toujours dans une disposition d'esprit sérieuse au moment d'un départ ou d'un changement d'existence: on jette un coup d'œil en arrière et l'on fait des plans pour l'avenir. Le prince André était soucieux et attendri: il marchait de long en large, les mains croisées derrière le dos, regardant sans voir et hochant la tête d'un air absorbé. Craignait-il l'issue de la guerre, ou regrettait-il sa femme? L'un et l'autre peut-être; mais il était évident qu'il ne tenait pas à être surpris dans ces dispositions, car, à un bruit de pas qui se fit entendre dans la pièce voisine, il s'approcha vivement de la table, dégagea ses mains et fit semblant de ranger sa cassette, pendant que sa figure reprenait son expression habituelle de calme impénétrable.
La princesse Marie entra en courant, et toute hors d'haleine: «On m'a dit que tu avais fait atteler, et moi qui désirais causer seule avec toi... car Dieu sait pour combien de temps nous allons nous séparer.... Cela ne t'ennuie pas au moins que je sois venue?... Tu es bien changé, Andrioucha,» ajouta-t-elle, comme pour expliquer sa question.
Elle n'avait pu s'empêcher de sourire en l'appelant ainsi, car il lui paraissait étrange que ce beau garçon, dont l'extérieur était si sévère, fût l'Andrioucha de ses jeux, le petit gamin efflanqué et polisson de son enfance.
«Où est Lise? dit-il en répondant à la question de sa sœur par un sourire.
—Elle s'est endormie de fatigue sur mon canapé! Ah! André, quel trésor de femme vous avez là!... Une véritable enfant, gaie, vive: aussi je l'aime bien.»
Le prince André s'était assis à côté de sa sœur et gardait le silence; un sourire ironique se jouait sur ses lèvres, elle le remarqua et reprit:
«Il faut être indulgent pour ses petites faiblesses.... Qui n'en a pas? Elle a été élevée dans le monde: sa position actuelle est très difficile... il faut se mettre à la place de chacun: tout comprendre, c'est tout pardonner. Tu avoueras qu'il est bien dur pour elle, dans l'état où elle se trouve, de se séparer de son mari et de rester seule à la campagne... oui, c'est très dur d'être obligée de rompre ainsi avec ses habitudes passées.»
Le prince André l'écoutait comme on écoute les personnes que l'on connaît à fond.
«Mais toi, tu vis bien à la campagne?... Tu trouves donc cette existence bien difficile à supporter?
—Oh! moi, c'est tout différent. Je ne connais rien, et je ne puis désirer une autre existence; mais, pour une jeune femme habituée à la vie du monde, enterrer ses plus belles années dans cette solitude, car, tu le sais, mon père est toujours occupé, et moi... et moi? Quelle ressource puis-je être pour elle?... Elle a toujours vécu dans la meilleure société... il ne lui reste donc que Mlle Bourrienne....
—Elle me déplaît, votre Bourrienne!
—Oh! je t'assure qu'elle est très bonne, très gentille et surtout très malheureuse!... Elle n'a personne au monde... À dire vrai, elle me gêne plus qu'elle ne m'est utile; j'ai toujours été un véritable sauvageon et je préfère être seule!... Mon père l'aime, il est toujours bon pour elle et pour Michel Ivanovitch, car il est leur bienfaiteur, et comme dit Sterne: «On aime les gens en raison du bien qu'on leur fait et non du bien qu'ils nous font».... Mon père l'a recueillie orpheline, sur le pavé, et elle est vraiment bonne!... Sa façon de lire lui plaît, et tous les soirs elle lui fait sa lecture.
—Voyons, Marie, dis-moi franchement, tu dois bien souffrir parfois du caractère de notre père?»
La princesse Marie, atterrée par cette question, balbutia avec effort:
«Moi, souffrir?
—Il a toujours été dur, mais maintenant il doit être terriblement difficile à vivre, continua le prince André pour éprouver sa sœur.
—Tu es bon, André, très bon, mais tu pèches par orgueil, reprit-elle, comme si elle eût répondu à ses propres pensées, et c'est très mal! Comment peux-tu te permettre un pareil jugement et supposer que notre père puisse inspirer autre chose que la vénération? Je suis heureuse et satisfaite auprès de lui, et je regrette que ce bonheur ne soit pas partagé par tout le monde.»
Son frère secoua la tête avec incrédulité.
«Une seule chose, à te parler franchement, m'inquiète et me tourmente: ce sont ses opinions en matière religieuse. Je ne puis comprendre qu'un homme aussi intelligent puisse s'égarer et s'aveugler au point de discuter sur des questions claires comme le jour. Voilà bien véritablement mon seul chagrin! Du reste il me semble, depuis quelque temps, voir en lui un léger progrès: ses plaisanteries sont moins mordantes, il a même consenti à recevoir la visite d'un moine, avec lequel il s'est longuement entretenu.
—Oh! oh! je crains bien qu'avec lui, sur ce point, toi et le moine vous ne perdiez votre latin.
—Ah! mon ami, je prie Dieu de toute mon âme et j'espère qu'il m'entendra.... André, ajouta-t-elle timidement, j'ai une prière à t'adresser!
—Que puis-je faire pour toi?
—Promets-moi de ne point la rejeter, cela ne te causera aucune peine: ce n'est rien, crois-le bien, qui soit indigne de toi, et ce sera pour moi une grande consolation. Promets-le-moi, Andrioucha, et, plongeant la main dans son sac, elle en retira un objet, qu'elle tint caché, comme si elle n'osait le présenter à son frère avant d'en avoir reçu une bonne et formelle réponse.
—Dussé-je même faire un grand sacrifice, je....
—Tu n'as qu'à en penser ce qu'il te plaira. Tu es tout juste comme mon père, mais peu m'importe; promets-le-moi, je t'en prie; notre grand-père l'a déjà portée pendant les guerres qu'il a faites, et tu la porteras aussi, n'est-ce pas?
—Mais de quoi s'agit-il donc?
—André, je te bénis avec cette petite image, et tu vas me promettre de ne jamais l'ôter de ton cou.
—Uniquement pour te faire plaisir, et si elle n'est pas d'un poids à me le rompre», répliqua le prince André; mais l'expression chagrine que prit la figure de sa sœur, à cette mauvaise plaisanterie, le fit changer de ton: «Certainement, mon amie, je la reçois avec plaisir.
—Il vaincra ta résistance, Il te sauvera, Il te pardonnera, et Il t'amènera à Lui, car Lui seul est la vérité et la paix,» dit-elle d'une voix tremblante d'émotion, en élevant au-dessus de la tête de son frère, d'un geste solennel et recueilli, une vieille image noircie par le temps. La sainte image, de forme ovale, représentait le Sauveur. Elle était enchâssée d'argent et suspendue à une petite chaîne du même métal. Après s'être signée, elle la baisa et la lui présenta: «Fais-le pour moi, je t'en prie!»
Ses beaux yeux brillaient d'un doux et tendre éclat, son visage pâle et maladif en était comme transfiguré. Son frère étendit la main pour prendre l'image, mais elle l'arrêta. Il comprit et la baisa, en faisant le signe de la croix d'un air à la fois attendri et railleur.
«Merci, mon ami, dit-elle en l'embrassant et en reprenant sa place à ses côtés. Sois bon et généreux, André, ne juge pas Lise avec sévérité.... Elle est bonne, gentille, et sa position est très pénible.
—Mais il me semble, Marie, que je n'ai jamais rien reproché à ma femme, ni témoigné aucun mécontentement. Pourquoi toutes ces recommandations?»
Elle rougit, et se tut, confuse et interdite.
«Mettons que je ne t'ai rien dit, mais je vois que d'autres ont parlé, et cela m'afflige.»
Sa figure et son cou se marbraient de taches rouges, et elle faisait d'inutiles efforts pour lui répondre, car son frère avait deviné juste.
La petite princesse avait en effet beaucoup pleuré en lui confiant ses craintes: elle était sûre de mourir en couches, disait-elle, et se trouvait bien à plaindre... elle en voulait au sort, à son beau-père, à son mari. Puis, cette crise de larmes l'ayant épuisée, elle s'était endormie de fatigue.
Le prince André eut pitié de sa sœur.
«Écoute, Marie: je n'ai jamais rien reproché à ma femme, je ne l'ai jamais fait et ne le ferai jamais. Je n'ai également aucun tort envers elle, et je tâcherai de n'en jamais avoir.... Mais si tu tiens à savoir la vérité, à savoir si je suis heureux.... Eh bien! non, je ne le suis pas. Elle, non plus, n'est pas heureuse!... Pourquoi cela? je l'ignore.»
En achevant ces mots, il se pencha et embrassa sa sœur, mais sans voir le doux rayonnement de son regard, car ses yeux s'étaient arrêtés sur la porte entre-bâillée.
«Allons la retrouver, Marie, il faut lui dire adieu; ou plutôt vas-y d'abord et réveille-la, je vais venir.... Pétroucha! dit-il, en appelant son valet de chambre: viens ici, emporte-moi tous ces objets: tu mettras ceci à ma droite, et cela sous le siège.»
La princesse Marie se leva et s'arrêta à mi-chemin:
«André, si vous aviez la foi, vous vous seriez adressé à Dieu, pour lui demander l'amour que vous ne ressentez pas, et votre vœu aurait été exaucé!
—Ah oui! comme cela, peut-être bien!... Va, Marie, je te rejoins.»
Peu d'instants après, le prince André traversait la galerie qui réunissait l'aile du château au corps de logis, et il y rencontra la jolie et sémillante Mlle Bourrienne; c'était la troisième fois de la journée qu'elle se trouvait sur son chemin.
«Ah! je vous croyais chez vous?» dit-elle en rougissant et en baissant les yeux.
Le visage du prince André prit une expression de vive irritation, et pour toute réponse il lui lança un regard empreint d'un tel mépris, qu'elle s'arrêta interdite et disparut aussitôt. En approchant de la chambre de sa sœur, il entendit la voix enjouée de sa femme qui s'était réveillée, et bavardait comme si elle avait à rattraper le temps perdu.
«Vous figurez-vous, Marie, disait-elle en riant aux éclats, la vieille comtesse Zoubow avec ses fausses boucles et la bouche pleine de fausses dents, comme si elle voulait défier les années... ah! ah! ah!»
C'était bien la cinquième fois que le prince André lui entendait répéter les mêmes plaisanteries. Il entra doucement et la trouva toute reposée, les joues fraîches, travaillant à l'aiguille et commodément assise dans une grande bergère, racontant à bâtons rompus ses petites anecdotes sur Pétersbourg. Il lui passa affectueusement la main sur les cheveux, en lui demandant si elle se sentait mieux.
«Oui, oui,» dit-elle, en se hâtant de reprendre l'inépuisable thème de ses souvenirs.
La calèche de voyage, attelée de six chevaux, attendait devant le perron. L'obscurité impénétrable d'une nuit d'automne dérobait aux regards les objets les plus proches, et le cocher distinguait à peine le timon de la voiture, autour de laquelle les domestiques agitaient leurs lanternes; l'intérieur de la maison était éclairé, et les immenses fenêtres de la vaste façade envoyaient au dehors des flots de lumière. La domesticité se pressait en foule dans le vestibule pour prendre congé du jeune maître, tandis que les personnes de l'entourage intime de la famille étaient réunies dans le grand salon. On attendait la sortie du prince André, que son père, désirant le voir seul, avait fait appeler dans son cabinet. André, en y entrant, avait trouvé le vieux prince assis à sa table, écrivant avec ses lunettes sur le nez, et vêtu d'une robe de chambre blanche; c'est un costume dans lequel il ne se laissait jamais surprendre, d'habitude.
Le vieux prince se retourna.
«Tu vas partir? lui dit-il, en se remettant à écrire.
—Oui, je viens vous faire mes adieux.
—Embrasse-moi là...»
Et il lui indiqua sa joue....
«Merci! merci!
—De quoi me remerciez-vous?
—De ce que tu ne restes pas en arrière, attaché aux jupons d'une femme. Le service avant tout!... merci!»
Et il recommença à écrire d'une façon si nerveuse, que sa plume criait et crachait dans tous les sens.
«Si tu as quelque chose à me dire, dis-le, j'écoute!
—Ma femme... je suis confus de vous la laisser ainsi sur les bras.
—Que viens-tu me chanter? dis ce qu'il faut dire!
—Quand le terme sera proche, envoyez à Moscou chercher un accoucheur, pour qu'il soit là...»
Le vieux prince leva sur son fils un regard surpris et sévère.
«Je sais bien que rien n'y fera, si la nature ne vient pas elle-même en aide à la science, reprit le prince André légèrement ému; je sais que, sur des milliers de cas pareils, il ne s'en trouverait qu'un peut-être de malheureux, mais c'est son caprice à elle, et le mien aussi. On lui a fait accroire toutes sortes de choses à la suite d'un rêve.
—Hem! hem! murmura le vieux entre ses dents.... Bien, bien, je le ferai; puis signant son nom avec un paragraphe vigoureux: Mauvaise affaire, hein? ajouta-t-il en souriant.
—De quelle mauvaise affaire parlez-vous, mon père?
—Ta femme! répliqua carrément le vieux, en appuyant sur ce mot.
—Je ne vous comprends pas.
—Vois-tu, mon ami, on n'y peut rien, elles sont toutes les mêmes; on ne peut pas se démarier; ne crains rien, je ne le dirai à personne, mais tu le sais aussi bien que moi... c'est la vérité.»
De sa main maigre et osseuse il saisit brusquement la main d'André et la serra, tandis que son regard perçant pénétrait jusqu'au fond de son être. Son fils répondit par un aveu muet, un soupir!
Le vieux prince plia et cacheta ses lettres en un tour de main:
«Qu'y faire? elle est jolie! Sois tranquille, ce sera fait,» dit-il brièvement.
André se taisait, à la fois triste et content d'avoir été deviné.
«Écoute, ne t'en inquiète pas, on fera le possible; et maintenant voici une lettre pour Michel Illarionovitch: je lui demande de t'employer aux bons endroits et de ne pas te garder trop longtemps auprès de lui. Tu lui diras que ma vieille affection se souvient toujours de lui et tu m'informeras de son accueil. Si tu en es content, fais ton devoir; autrement, va-t'en; le fils de Nicolas Bolkonsky ne saurait être gardé auprès de son chef par tolérance.... Approche!»
Il parlait très vite et avalait la moitié de ses mots, mais son fils le comprenait. Il le suivit au bureau, que son père ouvrit pour en retirer un gros cahier tout couvert d'une écriture serrée, mais parfaitement lisible. «Il est probable que je mourrai avant toi, ceci est un mémoire à remettre à l'Empereur après ma mort; voici également un billet du Lombard et une lettre; c'est le prix que je destine à celui qui écrira les campagnes de Souvorow; tu l'enverras à l'Académie, j'y ai fait des annotations; lis-les après moi, elles te seront utiles.»
André, sentant qu'il ne pouvait pas, sans une sorte d'indélicatesse, promettre à son père une longue vie, répondit simplement:
«Tout sera fait selon votre désir.
—Et maintenant, adieu, s'écria le vieillard en l'embrassant et en lui donnant sa main à baiser. Rappelle-toi, prince André, que si la mort te frappait, mon vieux cœur en saignerait; et si j'apprenais, ajouta-t-il gravement en le regardant en face, que le fils de Nicolas Bolkonsky ne fait point son devoir, j'en aurais honte, sache-le bien.»
Ces dernières paroles s'échappèrent en sifflant de sa bouche.
«Vous auriez pu vous épargner la peine de me le dire, mon père, répliqua le prince André en souriant. J'ai aussi une prière à vous adresser: si je suis tué et qu'il me soit né un fils, gardez-le auprès de vous, élevez-le ici, je vous en supplie!
—Il ne faudra donc pas le rendre à ta femme?...»
Et il essaya de rire, mais un frisson nerveux agita son menton.
«Va-t'en, s'écria-t-il en haussant la voix, et il poussa son fils hors du cabinet.
—Qu'y a-t-il? Qu'est-il arrivé?» demandèrent anxieusement les deux princesses, en voyant le vieillard apparaître dans sa robe de chambre, ses lunettes sur le nez, et sans perruque.
Il se retira aussitôt.
Le prince André soupira sans répondre:
«Eh bien? dit-il à sa femme d'un ton froidement railleur, comme s'il l'invitait à jouer ses petites comédies.
—André, déjà!» et la petite princesse pâlit de crainte et d'émotion; il l'embrassa, elle poussa un cri et s'évanouit. Soulevant sa tête penchée sur son épaule, il lui jeta un long regard et la déposa doucement dans un fauteuil.
«Adieu, Marie,» dit-il tout bas à sa sœur; leurs mains s'enlacèrent, et, la baisant au front, il sortit à pas précipités. Mlle Bourrienne frottait les tempes de la petite princesse; la princesse Marie la soutenait et envoyait, de ses yeux voilés de pleurs, encore un dernier regard et une dernière bénédiction à son frère, tandis que le vieux prince se mouchait fréquemment et avec un tel bruit, dans son cabinet, qu'on aurait cru entendre des coups de pistolet tirés avec colère. Elle le vit tout à coup paraître sur le seuil du salon.
«Il est parti!... Allons, c'est bien!...»
Et, apercevant la jeune femme évanouie, il secoua la tête d'un air fâché, et rentra brusquement chez lui, en refermant la porte avec violence.
CHAPITRE II
I
L'armée russe occupait, en octobre 1805, un certain nombre de villes et de villages de l'archiduché d'Autriche. On y voyait arriver chaque jour de nouveaux régiments, dont le séjour pesait lourdement sur le pays et sur ses habitants. Ces forces, toujours croissantes, se concentraient autour de la forteresse de Braunau, quartier général du commandant en chef Koutouzow.
C'était le 11 octobre, et un régiment d'infanterie, fraîchement arrivé, s'était arrêté à un demi-mille de la ville. Il n'avait rien emprunté dans son aspect à la localité étrangère qui lui servait de cadre. Malgré les vergers, les murs en pierre, les toits en tuile qui l'entouraient et les montagnes qui se dessinaient à l'horizon, il était bien toujours le type d'un régiment russe, se préparant dans son pays pour l'inspection de son chef.
L'ordre du jour qui annonçait l'inspection lui était parvenu la veille, à la dernière étape; mais comme la rédaction présentait quelque obscurité, le chef du régiment avait été obligé d'assembler le conseil des chefs de bataillon, pour décider de la tenue exigée en cette occasion. Devait-on se mettre en tenue de campagne ou en grande tenue? On opina pour la dernière alternative; mieux valait montrer trop de zèle que trop peu. Les soldats se mirent à l'œuvre: malgré les trente verstes qu'ils venaient de parcourir, pas un ne ferma l'œil de la nuit, tout fut raccommodé et nettoyé.
Les aides de camp et les chefs de compagnie comptaient leurs soldats, formaient les rangs, et, quand le jour fut venu, leurs regards charmés purent s'arrêter sur une masse compacte de 2 000 hommes bien serrés et bien alignés, à la place de la foule débraillée de la veille. Chacun était à son poste et savait ce qu'il avait à faire: pas un bouton, pas une petite courroie ne manquait, tout reluisait et étincelait au soleil.
Tout était donc en ordre, et le général en chef pouvait sans crainte passer en revue chacun des soldats, car sa chemise était blanche, et son havresac contenait le nombre d'objets réglementaire. Un seul détail laissait à désirer: c'était la chaussure, qui s'en allait en lambeaux; le régiment avait, il est vrai, fourni ses mille verstes, et les intendances du pays faisaient la sourde oreille aux constantes réclamations du chef de régiment pour en obtenir la matière première nécessaire à la confection des bottes. Ce chef était un gros général d'un âge avancé, d'un tempérament sanguin, avec des épaules carrées, des sourcils et des favoris grisonnants. Son uniforme neuf et brillant laissait voir toutefois quelques traces inévitables d'un séjour prolongé dans le porte-manteau; ses lourdes épaulettes lui élevaient les épaules jusqu'au ciel; il se promenait devant le front en se dandinant, le corps légèrement incliné en avant, avec l'air satisfait d'un homme qui vient d'accomplir un acte solennel. Il était fier de son régiment, auquel son âme appartenait tout entière; sa démarche trahissait peut-être bien encore d'autres préoccupations, car, en dehors de ses soucis militaires, les intérêts du bien-être général, et le beau sexe en particulier, occupaient une large place dans son cœur.
«Eh bien, mon cher Michel Dmitriévitch,» dit-il en s'adressant à un chef de bataillon qui s'avançait en souriant d'un air également heureux... «Rude besogne cette nuit... hein? Pas mal ficelé notre régiment!... Il n'est pas des derniers... hein?» Le commandant eut l'air de goûter cette plaisanterie de son chef et se mit à rire.
«Certainement.... On ne nous aurait pas renvoyés du Champ de Mars.
—Qu'y a-t-il?» s'écria le général, qui venait d'apercevoir deux cavaliers, un aide de camp et un cosaque, arrivant par la grand'route qui menait à la ville et sur laquelle de distance en distance étaient échelonnés des fantassins en vedette. Le premier, qui était envoyé du quartier général pour expliquer l'ordre du jour de la veille, annonça que la volonté du général en chef était que le régiment se présentât devant lui en tenue de campagne et sans préparatifs d'aucune sorte. Un membre du conseil de guerre (Hofkriegsrath) était arrivé la veille de Vienne pour engager Koutouzow à rejoindre au plus vite l'armée de l'archiduc Ferdinand et de Mack; cette proposition n'était pas du goût du général en chef, qui y faisait une vive opposition, et, comme preuve à l'appui, il tenait à faire constater par l'Autrichien lui-même en quel triste état se trouvaient les troupes russes après leur longue marche.
L'aide de camp, qui ignorait ces détails, se borna à dire que le général en chef serait très mécontent s'il ne trouvait pas le régiment en tenue de campagne. À ces mots, le pauvre général baissa la tête, haussa silencieusement les épaules et se tordit les mains de désespoir:
«Nous voilà bien! Quand je vous le disais, Michel Dmitriévitch... tenue de campagne, donc en capotes, ajouta-t-il en s'adressant avec humeur au commandant de bataillon...—Ah! mon Dieu! Messieurs les chefs de bataillon, s'écria-t-il d'une voix habituée au commandement et il avança d'un pas.... Messieurs les sergents-majors!... Son Excellence sera-t-elle bientôt ici? demanda-t-il avec une respectueuse déférence à l'aide de camp.
—Dans une heure, je pense.
—Aurons-nous seulement le temps de changer de tenue?
—Je l'ignore, mon général...» Et le chef de régiment s'approcha des rangs et donna ses ordres. Les commandants de bataillon se mirent à courir, les sergents-majors à s'agiter, et en une seconde les carrés, jusqu'alors immobiles et silencieux, se rompirent et se dispersèrent. Ce ne fut plus que le bourdonnement confus d'une foule en mouvement: les soldats se précipitaient dans tous les sens, chargeaient leurs havresacs sur leurs épaules et, élevant leurs capotes en l'air par-dessus leur tête, en enfilaient les manches à la hâte.
«Qu'est-ce que cela? Qu'est-ce que c'est que cela? s'écria le général.—Commandant de la troisième compagnie!
—De la troisième compagnie!... Le général demande le commandant de la troisième compagnie! répétèrent plusieurs voix, et l'aide de camp se précipita à la recherche du retardataire. L'excès de zèle et l'effarement de chacun avaient si bien troublé toutes les têtes, que l'on avait fini par crier: La compagnie demande le général! lorsque ces appels réitérés parvinrent enfin aux oreilles de l'absent, un homme d'un certain âge; il était incapable de courir, mais il franchissait pourtant au petit trot, sur la pointe de ses pieds mal équilibrés, la distance qui le séparait de son chef. On voyait bien vite que le vieux capitaine était inquiet comme un écolier qui prévoit une question à laquelle il ne saura pas répondre. Sur son nez empourpré pointaient des taches dues à l'intempérance; sa bouche tremblait d'émotion, il soufflait et ralentissait le pas à mesure qu'il avançait et que le commandant l'examinait des pieds à la tête:
«Vous flanquez donc des fourreaux à vos soldats? Qu'est-ce que cela signifie! lui dit-il, en montrant du doigt un soldat de la troisième compagnie, dont la capote de drap tranchait sur le reste par sa couleur. Où vous cachiez-vous donc, on attend le général en chef et vous quittez votre poste, hein? Je vous apprendrai à habiller vos soldats de la sorte le jour d'une revue!»
Le vieux capitaine ne quittait pas des yeux son chef, et, de plus en plus ahuri, pressait ses deux doigts contre la visière de son shako, comme si ce geste devait le sauver.
«Eh bien, vous ne répondez pas? Et celui-là que vous avez déguisé en Hongrois, qui est-il?
—Votre Excellence....
—Eh bien, quoi? vous aurez beau me répéter sur tous les tons: Votre Excellence, et après? Savez-vous ce que cela veut dire: Votre Excellence?
—Votre Excellence, c'est Dologhow, celui qui a été dégradé, balbutia le capitaine.
—Dégradé? Donc il n'est pas maréchal pour se permettre... il est soldat, et un soldat doit être habillé selon l'ordonnance.
—Votre Excellence elle-même l'a autorisé à s'habiller ainsi pendant la marche.
—Autorisé, autorisé, c'est toujours ainsi avec vous, jeunes gens, répliqua le commandant en se calmant un peu... on vous dit une chose et vous... eh bien, quoi?... et s'échauffant de nouveau: Habillez vos hommes convenablement, voilà!»
Et, se retournant vers l'envoyé de Koutouzow, il continua son inspection, satisfait de sa petite scène, et cherchant un prétexte à une nouvelle explosion. Le hausse-col d'un officier lui paraissant suspect, il tança vertement l'officier; puis, l'alignement du premier rang de la troisième compagnie manquant de rectitude, il s'adressa d'une voix agitée à Dologhow, qui était vêtu d'une capote d'un drap gris bleuâtre:
«Où est ton pied? où est ton pied?»
Dologhow retira tout doucement son pied et fixa son regard vif et hardi sur le général.
«Pourquoi cette capote bleue? À bas! Sergent-major, qu'on déshabille cet homme....
—Mon devoir, général, lui répliqua Dologhow en l'interrompant, est de remplir les ordres que je reçois, mais je ne suis point forcé de supporter les....
—Pas un mot dans les rangs, pas un!
—Je ne suis pas forcé, reprit Dologhow à haute voix, de supporter les injures...»
Et les regards du chef du régiment et ceux du soldat se croisèrent.
Le général se tut en tiraillant avec colère son écharpe:
«Veuillez changer d'habit,» lui dit-il.
Et il se détourna.
II
«On arrive!» cria le fantassin placé en vedette, et le général, rouge d'émotion, courut à son cheval et, en saisissant la bride d'une main tremblante, sauta en selle, tira son épée d'un air radieux et résolu, et ouvrit la bouche toute grande, pour donner le signal.
Le régiment ondula un instant pour retomber dans une immobilité complète:
«Silence dans les rangs!» s'écria le général d'une voix vibrante, dont les inflexions variées offraient un singulier mélange de satisfaction, de sévérité et de déférence..., car les autorités approchaient. Une haute calèche de Vienne à ressorts et à panneaux bleus s'avançait le long d'une large route vicinale, ombragée d'arbres. Des militaires à cheval et une escorte de cosaques l'accompagnaient. L'uniforme blanc du général autrichien, assis à côté de Koutouzow, se détachait vivement sur la teinte sombre des uniformes russes. La calèche s'arrêta, les deux généraux cessèrent de causer, et Koutouzow descendit du marchepied, pesamment et avec effort, sans paraître faire attention à ces deux mille hommes, dont les regards étaient rivés sur lui et sur leur chef. Au commandement donné, le régiment tressaillit comme un seul homme et présenta les armes. La voix du général en chef se fit entendre au milieu d'un silence de mort, puis les cris de: «Vive Votre Excellence!» retentirent en réponse à son salut, et tout rentra de nouveau dans le silence. Koutouzow, qui s'était arrêté pendant que le régiment s'ébranlait, parcourut les rangs avec le général autrichien. À la façon dont le général en chef avait été reçu et salué par son subordonné, à la façon dont celui-ci le suivait la tête inclinée, épiant ses moindres mouvements, et se redressant au moindre mot, il était évident que ses devoirs lui étaient doux au cœur. Grâce à sa sévérité et à ses bons soins, son régiment était en effet en bien meilleur état que ceux qui étaient dernièrement arrivés à Braunau: en fait de malades et de traînards, il ne comptait que 217 hommes, et tout était en excellent ordre, à l'exception cependant de la chaussure.
Koutouzow s'arrêtait de temps en temps pour adresser quelques paroles bienveillantes aux officiers et aux soldats qu'il avait connus pendant la campagne de Turquie. À la vue de leurs bottes, il hochait tristement la tête, et les indiquait à son compagnon d'un air qui témoignait de sa clairvoyance et lui épargnait la peine de faire des reproches directs. Quand ce geste venait à se répéter, le chef du régiment se précipitait en avant, comme pour saisir au vol les observations attendues. Une vingtaine de personnes, composant la suite, marchaient à quelques pas en arrière, l'oreille tendue, tout en causant et en riant entre elles. Un aide de camp, joli garçon, suivait de près le général en chef: c'était le prince Bolkonsky. À ses côtés venait ce gros et grand Nesvitsky, officier supérieur au visage aimable et souriant, et aux yeux pleins de douceur. Nesvitsky réprimait avec peine un fou rire causé par un de ses camarades, un hussard au teint basané, qui, le regard fixé sur le dos du commandant du régiment, répétait chacun de ses gestes avec un sérieux imperturbable.
Koutouzow passait avec lenteur et nonchalance devant ces milliers d'yeux qui semblaient sortir de leurs orbites pour le mieux voir.
Il s'arrêta tout à coup devant la troisième compagnie; sa suite, ne prévoyant pas ce brusque arrêt, se trouva rapprochée de lui.
«Ah! Timokhine!» s'écria-t-il, en reconnaissant le capitaine au nez rouge.
Timokhine, qui semblait s'être allongé jusqu'aux limites du possible, pendant l'algarade de son général au sujet de Dologhow, trouva encore le moyen, à l'apostrophe du général en chef, de se redresser au point que cette tension, si elle s'était prolongée, aurait pu lui devenir fatale. Koutouzow s'en aperçut et se détourna aussitôt pour y mettre un terme, en laissant errer un faible sourire sur sa figure balafrée.
«C'est encore un compagnon d'armes d'Ismaïl, un brave officier!... En es-tu content?...»
Et il s'adressa au chef de régiment, qui sans se douter qu'un miroir invisible pour lui (le hussard basané) allait le réfléchir de la tête aux pieds, tressaillit et s'avança en disant:
«Très content, Haute Excellence!
—Chacun a ses faiblesses, et il est, je crois, un disciple de Bacchus,» ajouta Koutouzow en s'éloignant.
Terrifié à l'idée d'en avoir la responsabilité, le malheureux commandant garda le silence. Pendant ce temps le hussard basané, dont les yeux avaient été frappés par la personne du capitaine disciple de Bacchus, au nez rouge et à la taille tendue, l'imita si parfaitement, que Nesvitsky éclata de rire. Koutouzow se retourna, mais notre moqueur savait commander à son visage, et, une expression de gravité respectueuse succéda comme par enchantement à ses grimaces.
La troisième compagnie était la dernière. Koutouzow s'arrêta pensif, cherchant évidemment à rappeler ses souvenirs. Le prince André fit un pas, et lui dit tout bas en français:
«Vous m'avez ordonné de vous rappeler Dologhow, celui qui a été dégradé....
—Où est Dologhow?» demanda-t-il aussitôt.
Revêtu cette fois de la capote grise de soldat, Dologhow ne se fit point attendre; il sortit des rangs et présenta les armes: c'était décidément un soldat de belle mine, bien tourné, aux cheveux blonds, et aux yeux bleus et clairs.
«Une plainte? demanda Koutouzow, en fronçant légèrement les sourcils.
—Non, c'est Dologhow, lui dit le prince André.
—Ah! j'espère que cette leçon t'aura suffisamment corrigé; fais ton possible pour bien servir; l'Empereur est clément et je ne t'oublierai pas non plus, si tu le mérites.»
Les yeux bleus et brillants de Dologhow le regardaient aussi hardiment qu'ils avaient regardé le chef du régiment, et leur expression semblait combler cet abîme de convention qui sépare le simple soldat du général en chef.
«Une seule grâce, Excellence, dit-il de sa voix ferme, calme et vibrante.... Veuillez m'accorder l'occasion d'effacer ma faute et de faire preuve de mon dévouement à l'empereur et à la Russie.»
Koutouzow se détourna et se dirigea vers sa calèche d'un air maussade. Ces phrases banales, toujours les mêmes, l'ennuyaient et le fatiguaient:
«À quoi bon, pensait-il, y répondre par un même refrain? à quoi bon ces vieilles et éternelles redites?»
Le régiment se fractionna en compagnies, et se mit en marche pour aller près de Braunau occuper ses logements, s'y équiper, s'y chausser et s'y reposer.
«Vous ne m'en voulez pas, n'est-ce pas, Prokhore Ignatovitch?...» dit le chef de régiment en s'adressant au capitaine, après avoir dépassé à cheval la troisième compagnie.
Son visage exprimait la satisfaction sans bornes que lui causait l'inspection si heureusement terminée:
«Le service de l'Empereur, vous savez?... Et puis on craint de se couvrir de honte devant le régiment: je suis toujours le premier à offrir des excuses... et il lui tendit la main.
—De grâce, général, oserai-je penser que...»
Et tandis que le nez du capitaine s'empourprait de joie, sa bouche, se fendant jusqu'aux oreilles en un large sourire, laissa voir ses dents ébréchées, dont les deux incisives avaient été perdues sans retour à l'assaut d'Ismaïl:
«Dites également à M. Dologhow que je ne l'oublierai pas, qu'il soit tranquille.... Comment se conduit-il, à propos?
—Il est très exact à son devoir, Excellence, mais son caractère....
—Comment, son caractère?
—Cela lui prend par accès, Excellence; il y a des jours où il est bon, intelligent, instruit, et puis d'autres moments où c'est une bête féroce. N'a-t-il pas failli, tout dernièrement, assommer un juif en Pologne... vous le savez bien?...
—Oui, oui, repartit le chef de régiment, mais il est à plaindre... il est malheureux... il a de hautes protections, ainsi vous ferez bien de....
—Parfaitement, Excellence, et le sourire du capitaine disait assez qu'il avait compris l'intention de son supérieur.
—Les épaulettes à la première affaire! s'écria le général, en jetant ces paroles à Dologhow, au moment où celui-ci passait. Dologhow se retourna en silence, et sourit d'un air railleur.
—Bien, très bien! continua le chef à haute voix pour se faire entendre des soldats: je donne de l'eau-de-vie à tout le monde et je remercie chacun de vous.... Dieu soit loué!»
Et il s'approcha d'une autre compagnie.
«C'est un brave homme: après tout, on peut servir sous ses ordres, dit le capitaine en s'adressant à son officier subalterne.
—En un mot, «le roi de cœur»! lui répliqua l'officier subalterne, et il riait en appliquant au général le sobriquet qu'on lui avait donné.
La joyeuse disposition d'humeur des officiers, causée par l'heureuse issue de la revue, avait vite fait son chemin parmi les soldats. Ils marchaient gaiement, tout en causant:
«Qui donc a inventé que Koutouzow était borgne?
—Ah! pour cela, oui, il l'est!
—Ah! pour cela, non, te dis-je: bottes et tournevis, il a tout inspecté!
—Oh! quelle peur j'ai eue quand il a regardé les miennes et....
—Et l'autre, dis donc, l'Autrichien? un morceau de craie... quoi? un vrai sac de farine! Quelle corvée d'avoir cela à blanchir!
—Voyons, toi qui étais en avant, quand est-ce qu'ils ont dit qu'on se frotterait? Quand? On nous a pourtant bien dit que Bonaparte était ici à Braunau.
—Bonaparte ici? En voilà une farce! Imbécile qui ne sait pas que le Prussien s'est révolté et que l'Autrichien doit lui marcher dessus... et alors, après qu'il l'aura rossé, il commencera la guerre avec Bonaparte. Va donc conter à d'autres qu'il est ici. Bonaparte à Braunau! On voit bien que t'es bête; ouvre donc tes oreilles, blanc-bec!
—Ah! ces diables de fourriers!... Voilà la cinquième compagnie qui tourne dans le village, et ils auront fait la soupe que nous ne serons pas encore là!
—Voyons, passe-moi une croûte, que diable?
—Ne t'ai-je pas donné du tabac hier soir... hein, pas vrai? Eh bien, prends-la, ta croûte... tiens!
—Si au moins on s'arrêtait... mais non... encore cinq verstes à traîner son estomac creux.
—Cela t'irait, dis donc, si les Allemands nous offraient leurs belles calèches: en voiture ce serait chic... hein?
—Et le peuple d'ici?... as-tu vu? ce n'est plus le même; le Polonais, c'était encore un sujet de l'Empereur; mais maintenant des Allemands tout le long... rien que cela.
—En avant les chanteurs!» s'écria le capitaine, et une vingtaine de soldats sortirent des rangs.
Le tambour qui dirigeait les chants se tourna vers eux, fit un geste et entonna la chanson commençant par ces mots: «Voilà la diane, voilà le soleil» et finissant par ceux-ci: «Et de la gloire nous en aurons avec Kamensky notre père.» Composée en Turquie, cette chanson était chantée aujourd'hui en Autriche; il n'y avait de changé que le nom de Koutouzow, mis récemment à la place de celui de Kamensky. Après avoir crânement enlevé ces dernières paroles, le tambour, un beau soldat, de quarante ans environ, avec des formes nerveuses, examina sévèrement ses camarades en fronçant les sourcils, pendant que ses mains, allant à droite et à gauche, semblaient lancer à terre un objet invisible. S'étant bien assuré que tous le regardaient, il releva doucement ses bras et les tint pendant quelques secondes immobiles au-dessus de sa tête, comme s'il soutenait avec le plus grand soin cet objet précieux et toujours invisible. Tout à coup, le rejetant brusquement, il entonna: «Mon toit, mon cher petit toit» et une vingtaine de voix le répétèrent en chœur. Un autre soldat s'élança en avant et se mit, sans paraître le moins du monde gêné par le poids de son fourniment, à sauter et à danser à reculons devant ses camarades, en remuant ses épaules et en menaçant le vide avec des cuillères qu'il frappait entre elles en guise de castagnettes. Les autres le suivaient en mesure, d'une allure rapide. Un bruit de roues et de chevaux se fit entendre derrière eux: c'était Koutouzow et sa suite qui revenaient en ville. Il fit un signe pour permettre aux soldats de continuer librement leur marche. Au second rang du flanc droit que rasait la haute calèche, la figure de Dologhow, le soldat aux yeux bleus, attirait l'attention: sa démarche cadencée, gracieuse et hardie à la fois, son regard assuré et moqueur, jeté comme un défi à ceux qui le dépassaient, paraissaient les plaindre de ne point faire leur entrée à pied comme lui et sa joyeuse compagnie, le sous-lieutenant de hussards, Gerkow, le même qui s'était amusé à imiter le général commandant le régiment, modéra l'allure de son cheval pour se rapprocher de Dologhow; bien qu'il eût été, lui aussi, du nombre des viveurs dont ce dernier avait été le chef de file, il s'était pourtant prudemment abstenu jusqu'à ce moment de renouer connaissance avec le disgracié: les quelques mots dits par Koutouzow lui firent changer de tactique, et feignant une véritable joie:
«Comment cela va-t-il» cher ami? lui dit-il.
—Comme tu vois,» répondit froidement Dologhow.
La chanson toujours vive et légère accompagnait d'une façon étrange la désinvolture comique de Gerkow et les réponses glaciales de son ex-camarade.
«Eh bien, t'arranges-tu avec tes chefs?
—Mais oui, pas mal; ce sont de braves gens: tu t'es donc faufilé dans l'état-major?
—J'y suis attaché, je fais le service.»
Ils se turent tous les deux: «Le faucon est bien lancé et lancé de la main droite,» reprenait la chanson, et, en l'écoutant, on se sentait involontairement plein de confiance et de résolution.
Leur conversation aurait certainement changé de ton sans ce joyeux accompagnement:
«Les Autrichiens sont-ils battus? Est-ce vrai? demanda Dologhow.
—On le dit, mais qui diable peut le savoir!
—Tant mieux, répliqua brièvement Dologhow, en suivant la cadence.
—Viens chez nous ce soir, veux-tu? nous aurons un pharaon!
—Vous avez donc beaucoup d'argent?
—Viens toujours!
—Impossible. J'ai fait le vœu de ne jouer ni boire jusqu'à ce que j'aie regagné mon grade.
—Eh bien, alors ce sera à la première affaire.
—Eh bien! alors, on verra!
—Viens tout de même: si tu as besoin de quelque chose, l'état-major t'aidera.»
Dologhow sourit:
«Ne t'occupe pas de moi; je ne demanderai rien, je prendrai ce dont j'aurai besoin.
—Soit, c'était seulement pour....
—C'est ça, moi aussi c'était seulement pour....
—Adieu!
—Adieu!...»
Et bien haut et bien loin: «Là-bas, là-bas dans la patrie,» continuait la chanson, pendant que Gerkow éperonnait son cheval; le cheval, couvert d'écume et galopant en mesure au son de la musique, dépassa la compagnie et rejoignit bientôt la haute calèche.
III
À peine rentré chez lui, Koutouzow, accompagné du général autrichien, s'était rendu tout droit dans son cabinet de travail: là il se fit donner par son aide de camp, le prince Bolkonsky, des papiers qui se rapportaient à l'état des troupes, et des lettres qui avaient été reçues la veille, de l'archiduc Ferdinand, commandant l'armée d'avant-garde. Une carte était étalée sur la table, devant laquelle s'assirent Koutouzow et son compagnon, un des membres du Hofkriegsrath (conseil supérieur de la guerre). Tout en recevant les papiers de la main de Bolkonsky, et en lui faisant signe de rester auprès de lui, il continua la conversation en français, en donnant à ses phrases, qu'il énonçait avec lenteur, une certaine élégance de tournure et d'inflexion, qui les rendait agréables à l'oreille; il semblait s'écouter lui-même avec un plaisir marqué:
«Voici mon unique réponse, général: si l'affaire en question n'avait dépendu que de moi, la volonté de S. M. l'Empereur François aurait été aussitôt accomplie et je me serais joint à l'archiduc. Veuillez croire que personnellement j'aurais déposé avec joie le commandement de cette armée, ainsi que la lourde responsabilité dont je suis chargé, entre les mains d'un de ces généraux, plus éclairés et plus capables que moi, dont l'Autriche fourmille; mais les circonstances enchaînent souvent nos volontés.»
Le sourire qui accompagnait ces derniers mots justifiait pleinement la visible incrédulité de l'Autrichien. Quant à Koutouzow, assuré de ne pas être contredit en face, et c'était là pour lui le point principal, peu lui importait le reste!
Force fut donc à son interlocuteur de répondre sur le même ton, tandis que le son de sa voix trahissait sa mauvaise humeur et contrastait plaisamment avec les paroles flatteuses, étudiées à l'avance, qu'il laissait échapper avec effort.
«Tout au contraire, Excellence, l'Empereur apprécie hautement ce que vous avez fait pour nos intérêts communs; nous trouvons seulement que la lenteur de votre marche empêche les braves troupes russes et leurs chefs de cueillir des lauriers, comme ils en ont l'habitude.»
Koutouzow s'inclina, ayant toujours son sourire railleur sur les lèvres.
«Ce n'est pas mon opinion; je suis convaincu, au contraire, en me fondant sur la lettre dont m'a honoré S. A. I. l'archiduc Ferdinand, que l'armée autrichienne, commandée par un général aussi expérimenté que le général Mack, est en ce moment victorieuse et que vous n'avez plus besoin de notre concours.»
L'Autrichien maîtrisa avec peine une explosion de colère. Cette réponse s'accordait peu, en effet, avec les bruits qui couraient sur une défaite de ses compatriotes, et cette défaite, les circonstances la rendaient d'ailleurs probable; aussi avait-elle l'air d'une mauvaise plaisanterie, et pourtant le général en chef, calme et souriant, avait le droit d'émettre ces suppositions, car la dernière lettre de Mack lui-même parlait d'une prochaine victoire et faisait l'éloge de l'admirable position de son armée au point de vue stratégique.
«Passe-moi la lettre, dit-il au prince André. Veuillez écouter...»
Et il lut en allemand le passage suivant:
«L'ensemble de nos forces, 70 000 hommes environ, nous permet d'attaquer l'ennemi et de le battre, s'il tentait le passage du Lech. Dans le cas contraire, Ulm étant à nous, nous pouvons ainsi rester maîtres des deux rives du Danube, le traverser au besoin pour lui tomber dessus, couper ses lignes de communication, repasser le fleuve plus bas, et enfin l'empêcher de tourner le gros de ses forces contre nos fidèles alliés. Nous attendrons ainsi vaillamment le moment où l'armée impériale de Russie sera prête à se joindre à nous, pour faire subir à l'ennemi le sort qu'il a mérité.»
En terminant cette longue phraséologie, Koutouzow poussa un soupir et releva les yeux.
«Votre Excellence n'ignore point que le sage doit toujours prévoir le pire, reprit son vis-à-vis, pressé de mettre fin aux railleries pour aborder sérieusement la question; il jeta malgré lui un coup d'œil sur î'aide de camp.
—Mille excuses, général...»
Et Koutouzow, l'interrompant, s'adressa au prince André:
«Veux-tu, mon cher, demander à Kozlovsky tous les rapports de nos espions. Voici encore deux lettres du comte Nostitz, une autre de S. A. I. l'archiduc Ferdinand, et de plus ces quelques papiers. Il s'agit de me composer de tout cela, en français et bien proprement, un mémorandum qui résumera toutes les nouvelles reçues dernièrement sur la marche de l'armée autrichienne, pour le présenter à Son Excellence.»
Le prince André baissa la tête en signe d'assentiment. Il avait compris non seulement ce qui lui avait été dit, mais aussi ce qu'on lui avait donné à entendre et, saluant les deux généraux, il sortit lentement.
Il y avait peu de temps que le prince André avait quitté la Russie, et cependant il était bien changé. Cette affectation de nonchalance et d'ennui, qui lui était habituelle, avait complètement disparu de toute sa personne; il semblait ne plus avoir le loisir de songer à l'impression qu'il produisait sur les autres, étant occupé d'intérêts réels autrement graves. Satisfait de lui-même et de son entourage, il n'en était que plus gai et plus bienveillant. Koutouzow, qu'il avait rejoint en Pologne, l'avait accueilli à bras ouverts, en lui promettant de ne pas l'oublier: aussi l'avait-il distingué de ses autres aides de camp, en l'emmenant à Vienne et en lui confiant des missions plus sérieuses. Il avait même adressé à son ancien camarade, le vieux prince Bolkonsky, les lignes suivantes:
«Votre fils deviendra, je le crois et je l'espère, un officier de mérite, par sa fermeté et le soin qu'il met à accomplir strictement ses devoirs. Je suis heureux de l'avoir auprès de moi.»
Parmi les officiers de l'état-major et parmi ceux de l'armée, le prince André s'était fait, comme jadis à Pétersbourg, deux réputations tout à fait différentes. Les uns, la minorité, reconnaissant en lui une personnalité hors ligne et capable de grandes choses, l'exaltaient, l'écoutaient et l'imitaient: aussi ses rapports avec ceux-là étaient-ils naturels et faciles; les autres, la majorité, ne l'aimant pas, le traitaient d'orgueilleux, d'homme froid et désagréable: avec ceux-là il avait su se poser de façon à se faire craindre et respecter. En sortant du cabinet, le prince André s'approcha de son camarade Kozlovsky, l'aide de camp de service, qui était assis près d'une fenêtre, un livre à la main:
«Qu'a dit le prince? demanda ce dernier.
—Il a ordonné de composer un mémorandum explicatif sur notre inaction.
—Pourquoi?»
Le prince André haussa les épaules.
«A-t-on des nouvelles de Mack?
—Non.
—Si la nouvelle de sa défaite était vraie, nous l'aurions déjà reçue.
—Probablement...»
Et le prince André se dirigea vers la porte de sortie; mais au même moment elle s'ouvrit avec violence pour livrer passage à un nouvel arrivant, qui se précipita dans la chambre. C'était un général autrichien de haute taille, avec un bandeau noir autour de la tête, et l'ordre de Marie-Thérèse au cou. Le prince André s'arrêta.
«Le général en chef Koutouzow? demanda vivement l'inconnu avec un fort accent allemand et, ayant jeté un rapide coup d'œil autour de lui, il marcha droit vers la porte du cabinet.
—Le général en chef est occupé, répondit Kozlovsky, se hâtant de lui barrer le chemin.... Qui annoncerai-je?»
Le général autrichien, étonné de ne pas être connu, regarda avec mépris de haut en bas le petit aide de camp.
«Le général en chef est occupé,» répéta Kozlovsky sans s'émouvoir.
La figure de l'étranger s'assombrit et ses lèvres tremblèrent, pendant qu'il tirait de sa poche un calepin. Ayant à la hâte griffonné quelques lignes, il arracha le feuillet, le lui tendit, s'approcha brusquement de la fenêtre et, se laissant tomber de tout son poids sur un fauteuil, il regarda les deux jeunes gens d'un air maussade, destiné, sans doute, à réprimer leur curiosité. Relevant ensuite la tête, il se redressa avec l'intention évidente de dire quelque chose, puis, faisant un mouvement, il essaya avec une feinte nonchalance de fredonner à mi-voix un refrain qui se perdit en un son inarticulé. La porte du cabinet s'ouvrit, et Koutouzow parut sur le seuil. Le général à la tête bandée, se baissant comme s'il avait à éviter un danger, s'avança au-devant de lui, en faisant quelques enjambées de ses longues jambes maigres.
«Vous voyez le malheureux Mack!» dit-il d'une voix émue.
Koutouzow conserva pendant quelques secondes une complète impassibilité, puis ses traits se détendirent, les plis de son front s'effacèrent; il le salua respectueusement et, le laissant passer devant lui, le suivit et referma la porte. Le bruit qui s'était répandu de la défaite des Autrichiens et de la reddition de l'armée sous les murs d'Ulm, se trouvait donc confirmé.
Une demi-heure plus tard, des aides de camp envoyés dans toutes les directions portaient des ordres qui devaient dans un prochain délai tirer l'armée russe de son inaction et la faire marcher à la rencontre de l'ennemi.
Le prince André était un de ces rares officiers d'état-major pour lesquels tout l'intérêt se concentre sur l'ensemble des opérations militaires. La présence de Mack et les détails de son désastre lui avaient fait comprendre que l'armée russe était dans une situation critique, et que la première moitié de la campagne était perdue. Il se représentait le rôle échu aux troupes russes et celui qu'il allait jouer lui-même, et il ne pouvait s'empêcher de ressentir une émotion joyeuse en songeant que l'orgueilleuse Autriche était humiliée et qu'avant une semaine il prendrait part à un engagement inévitable entre les Français et les Russes, le premier qui aurait eu lieu depuis Souvorow. Cependant il craignait que le génie de Bonaparte ne fût plus fort que tout l'héroïsme de ses adversaires, et, d'un autre côté, il ne pouvait admettre que son héros subît un échec.
Surexcité par le travail de sa pensée, le prince André retourna chez lui pour écrire à son père sa lettre quotidienne. Chemin faisant, il rencontra son compagnon de chambre, Nesvitsky, et le moqueur Gerkow, qui riaient tous deux aux éclats.
«Pourquoi es-tu si sombre? lui demanda Nesvitsky, à la vue de sa figure pâle et de ses yeux animés.
—Il n'y a pas de quoi être gai,» répliqua Bolkonsky.
Au moment où ils s'abordaient ainsi, ils virent paraître au fond du corridor un membre du Hofkriegsrath et le général autrichien Strauch, attaché à l'état-major de Koutouzow avec mission de veiller à la fourniture des vivres destinés à l'armée russe; ces deux personnages étaient arrivés de la veille. La largeur du corridor permettait aux trois jeunes officiers de ne pas se déranger pour les laisser passer, mais Gerkow, repoussant Nesvitsky, s'écria d'une voix haletante:
«Ils viennent... ils viennent!... de grâce, faites place!»
Les deux généraux semblaient vouloir éviter toute marque de respect, lorsque Gerkow, sur la figure duquel s'épanouit un large sourire de niaise satisfaction, fit un pas en avant.
«Excellence, dit-il en allemand et en s'adressant à l'Autrichien, j'ai l'honneur de vous offrir mes félicitations...»
Et il inclina la tête, en jetant gauchement l'un après l'autre ses pieds en arrière, comme un enfant qui apprend à danser. Le membre du Hofkriegsrath prit un air sévère, mais, frappé de la franchise de ce gros et bête sourire, il ne put lui refuser un moment d'attention.
«J'ai l'honneur, reprit Gerkow, de vous offrir mes félicitations; le général Mack est arrivé en bonne santé, sauf un léger coup ici,» ajouta-t-il, en portant d'un air radieux la main à sa tête. Le général fronça les sourcils et se détourna:
«Dieu, quel imbécile!» s'écria-t-il en continuant son chemin.
Nesvitsky enchanté entoura de ses bras le prince André: celui-ci, dont la pâleur avait encore augmenté, le repoussa durement d'un air fâché et se tourna vers Gerkow. Le sentiment d'irritation causé par la vue de Mack, par les nouvelles qu'il avait apportées, par ses propres réflexions sur la situation de l'armée russe, venait enfin de trouver une issue en face de la plaisanterie déplacée de ce dernier.
«S'il vous est agréable, monsieur,—lui dit-il d'une voix tranchante, tandis que son menton tremblait légèrement,—de poser pour le bouffon, je ne puis certainement pas vous en empêcher, mais je vous avertis que, si vous vous permettez de recommencer vos sottes facéties en ma présence, je vous apprendrai comment il faut se conduire.»
Nesvitsky et Gerkow, stupéfaits de cette sortie, ouvrirent de grands yeux et se regardèrent en silence.
«Mais quoi? je l'ai félicité, voilà tout, dit Gerkow.
—Je ne plaisante pas, taisez-vous, s'écria Bolkonsky, et, prenant le bras de Nesvitsky, il s'éloigna de Gerkow, qui ne trouvait rien à répondre.
—Voyons, qu'est-ce qui t'arrive? dit Nesvitsky avec l'intention de le calmer.
—Comment! ce qui m'arrive? tu ne comprends donc pas! Ou bien nous sommes des officiers au service de notre Empereur et de notre patrie, qui se réjouissent des succès et pleurent sur les défaites, ou bien nous sommes des laquais qui n'ont rien à voir dans les affaires de leurs maîtres. Quarante mille hommes massacrés, l'armée de nos alliés détruite... et vous trouvez là le mot pour rire! s'écria le prince André ému, comme si cette dernière phrase, dite en français, donnait plus de poids à son opinion.... C'est bon pour un garçon de rien comme cet individu, dont vous avez fait votre ami, mais pas pour vous, pas pour vous! Des gamins seuls peuvent s'amuser ainsi!...»
Ayant remarqué que Gerkow pouvait l'entendre, il attendit pour voir s'il répliquerait, mais le lieutenant tourna sur ses talons et sortit du corridor.
IV
Le régiment de hussards de Pavlograd campait à deux milles de Braunau. L'escadron dans lequel Nicolas Rostow était «junker» était logé dans le village de Saltzeneck, dont la plus belle maison avait été réservée au chef d'escadron, capitaine Denissow, connu dans toute la division de cavalerie sous le nom de «Vaska Denissow».
Depuis que le «junker» Rostow avait rejoint son régiment en Pologne, il avait toujours partagé le logement du chef d'escadron. Ce jour-là même, le 8 octobre, pendant qu'au quartier général tout était sens dessus dessous, à cause de la défaite de Mack, l'escadron continuait tout doucement sa vie de bivouac. Denissow, qui avait joué et perdu toute la nuit, n'était pas encore rentré au moment où Rostow, en uniforme de junker, revenait à cheval, de bon matin, de la distribution de fourrage; s'arrêtant au perron, il rejeta vivement sa jambe en arrière avec, un mouvement plein de jeunesse, et, restant une seconde le pied sur l'étrier, comme s'il se séparait à regret de sa monture, il sauta à terre et appela le planton qui se précipitait déjà pour tenir son cheval:
«Ah! Bonedareneko, promène-le, veux-tu, dit-il en s'adressant au hussard avec cette affabilité familière et gaie habituelle aux bonnes natures lorsqu'elles se sentent heureuses.
—Entendu, Votre Excellence, répondit le Petit-Russien en secouant la tête avec bonne humeur.
—Fais attention, promène-le bien.»
Un autre hussard s'était également élancé vers le cheval, mais Bonedareneko avait aussitôt saisi le bridon; on voyait que le «junker» payait bien et qu'il était avantageux de le servir.
Rostow caressa doucement sa bête et s'arrêta sur le perron pour la regarder.
«Bravo, quel cheval cela fera!» se dit-il en lui-même, et, relevant son sabre, il monta rapidement les quelques marches en faisant sonner ses éperons.
L'Allemand propriétaire de la maison se montra, en camisole de laine et en bonnet de coton, à la porte de l'étable, où il remuait le fumier avec une fourche.
Sa figure s'éclaira d'un bon sourire à la vue de Rostow.
«Bonjour, bonjour, lui dit-il, en rendant son salut au jeune homme avec un plaisir évident.
—Déjà à l'ouvrage, lui dit Rostow, souriant à son tour, hourra pour l'Autriche, hourra pour les Russes, hourra pour l'empereur Alexandre!» ajouta-t-il en répétant les exclamations favorites de l'Allemand.
Celui-ci s'avança en riant, jeta en l'air son bonnet de coton et s'écria:
«Hourra pour toute la terre!»
Rostow répéta son hourra, et cependant il n'y avait aucun motif de se réjouir d'une façon aussi extraordinaire, ni pour l'Allemand qui nettoyait son étable, ni pour Rostow qui était allé chercher du foin avec son peloton. Après qu'ils eurent ainsi donné un libre cours à leurs sentiments patriotiques et fraternels, le vieux bonhomme retourna à son ouvrage, et le jeune junker rentra chez lui.
«Où est ton maître? demanda-t-il à Lavrouchka, le domestique de Denissow, rusé coquin et connu pour tel de tout le régiment.
—Il n'est pas encore rentré depuis hier au soir; il aura probablement perdu, répondit Lavrouchka, car je le connais bien: quand il gagne, il revient de bonne heure pour s'en vanter; s'il ne revient pas de toute la nuit, c'est qu'il est en déroute, et alors il est d'une humeur de chien. Faut-il vous servir le café?
—Oui, donne-le et promptement.»
Dix minutes plus tard, Lavrouchka apportait le café:
«Il vient, il vient! gare la bombe!»
Rostow aperçut effectivement Denissow qui rentrait. C'était un petit homme, à la figure enluminée, aux yeux noirs et brillants, aux cheveux noirs et à la moustache en désordre. Son dolman était dégrafé, son large pantalon tenait à peine et son shako froissé descendait sur sa nuque. Sombre et soucieux, il s'approchait la tête basse.
«Lavrouchka! s'écria-t-il avec colère et en grasseyant. Voyons, idiot, ôte-moi cela.
—Mais puisque je vous l'ôte!
—Ah! te voilà levé! dit Denissow, en entrant dans la chambre.
—Il y a beau temps... j'ai déjà été au fourrage et j'ai vu Fräulein Mathilde.
—Ah! Ah! Et moi, mon cher, je me suis enfoncé, comme une triple buse.... Une mauvaise chance du diable! Elle a commencé après ton départ.... Hé! du thé!» cria-t-il d'un air renfrogné.
Puis, grimaçant un sourire qui laissa voir ses dents petites et fortes, il passa ses doigts dans ses cheveux en broussailles.
«C'est le diable qui m'a envoyé chez ce Rat (c'était le surnom donné à l'officier).... Figure-toi... pas une carte, pas une!...»
Et Denissow, laissant tomber le feu de sa pipe, la jeta avec violence sur le plancher, où elle se brisa en mille morceaux. Après avoir réfléchi une demi-seconde en regardant gaiement Rostow de ses yeux noirs et brillants:
«Si au moins il y avait des femmes, passe encore, mais il n'y a rien à faire, excepté boire!... Quand donc se battra-t-on?... Hé, qui est là? ajouta-t-il, en entendant derrière la porte un bruit de grosses bottes et d'éperons, accompagné d'une petite toux respectueuse.
—Le maréchal des logis!» annonça Lavrouchka. Denissow s'assombrit encore plus.
«Ça va mal, dit-il, en jetant à Rostow sa bourse qui contenait quelques pièces d'or.... Compte, je t'en prie, mon ami, ce qui me reste, et cache ma bourse sous mon oreiller.»
Il sortit.
Rostow s'amusa à mettre en piles égales les pièces d'or de différente valeur et à les compter machinalement, pendant que la voix de Denissow se faisait entendre dans la pièce voisine:
«Ah! Télianine, bonjour; je me suis enfoncé hier!
—Chez qui?
—Chez Bykow.
—Chez le Rat, je le sais,» dit une autre voix flûtée.
Et le lieutenant Télianine, petit officier du même escadron, entra au même moment dans la chambre où se trouvait Rostow. Celui-ci, jetant la bourse sous l'oreiller, serra la main moite qui lui était tendue. Télianine avait été renvoyé de la garde peu temps avant la campagne; sa conduite était maintenant exempte de tout reproche, et cependant il n'était pas aimé. Rostow surtout ne pouvait ni surmonter ni cacher l'antipathie involontaire qu'il lui inspirait.
«Eh bien, jeune cavalier, êtes-vous content de mon petit Corbeau?» (c'était le nom du cheval vendu à Rostow). Le lieutenant ne regardait jamais en face la personne à laquelle il parlait, et ses yeux allaient sans cesse d'un objet à un autre....
«Je vous ai vu le monter ce matin.
—Mais il n'a rien de particulier, c'est un bon cheval, répondit Rostow, qui savait fort bien que cette bête payée sept cents roubles n'en valait pas la moitié.... Il boite un peu de la jambe gauche de devant.
—C'est le sabot qui se sera fendu: ce n'est rien, je vous apprendrai à y mettre un rivet.
—Oui, apprenez-le-moi.
—Oh! c'est bien facile, ce n'est pas un secret; quant au cheval, vous m'en remercierez.
—Je vais le faire amener,» dit aussitôt Rostow pour se débarrasser de Télianine.
Et il sortit.
Denissow, assis par terre dans la pièce d'entrée, les jambes croisées, la pipe à la bouche, écoutait le rapport du maréchal des logis. À la vue de Rostow, il fit une grimace, en lui indiquant du doigt par-dessus son épaule, avec une expression de dégoût, la chambre où était Télianine:
«Je n'aime pas ce garçon-là,» dit-il sans s'inquiéter de la présence de son subordonné.
Rostow haussa les épaules comme pour dire:
«Moi non plus, mais qu'y faire?»
Et, ayant donné ses ordres, il retourna auprès de l'officier, qui était nonchalamment occupé à frotter ses petites mains blanches:
«Et dire qu'il existe des figures aussi antipathiques!» pensa Rostow.
«Eh bien, avez-vous fait amener le cheval? demanda Télianine, en se levant et en jetant autour de lui un regard indifférent.
—Oui, à l'instant.
—C'est bien... je n'étais entré que pour demander à Denissow s'il avait reçu l'ordre du jour d'hier; l'avez-vous reçu, Denissow?
—Non, pas encore; où allez-vous?
—Mais je vais aller montrer à ce jeune homme comment on ferre un cheval.»
Ils entrèrent dans l'écurie, et, sa besogne faite, le lieutenant retourna chez lui.
Denissow, assis à une table sur laquelle on avait posé une bouteille d'eau-de-vie et un saucisson, était en train d'écrire. Sa plume criait et crachait sur le papier. Quand Rostow entra, il le regarda d'un air sombre:
«C'est à elle que j'écris...»
Et, s'accoudant sur la table sans lâcher sa plume, comme s'il saisissait avec joie l'occasion de dire tout haut ce qu'il voulait mettre par écrit, il lui détailla le contenu de son épître:
«Vois-tu, mon ami, on ne vit pas, on dort quand on n'a pas un amour dans le cœur. Nous sommes les enfants de la poussière, mais, lorsqu'on aime, on devient Dieu, on devient pur comme au premier jour de la création!... Qui va là? Envoie-le au diable, je n'ai pas le temps!»
Mais Lavrouchka s'approcha de lui sans se déconcerter:
«Ce n'est personne, c'est le maréchal des logis à qui vous avez dit de venir chercher l'argent.»
Denissow fit un geste d'impatience aussitôt réprimé:
«Mauvaise affaire, grommela-t-il.... Dis donc, Rostow, combien y a-t-il dans ma bourse?
—Sept pièces neuves et trois vieilles.
—Ah! mauvaise affaire! Que fais-tu là planté comme une borne? Va chercher le maréchal des logis!
—Denissow, je t'en prie, s'écria Rostow en rougissant, prends de mon argent, tu sais que j'en ai.
—Je n'aime pas à emprunter aux amis. Non, je n'aime pas cela.
—Si tu ne me traites pas en camarade, tu m'offenseras sérieusement; j'en ai, je t'assure, répéta Rostow.
—Mais non, je te le répète...»
Denissow s'approcha du lit pour retirer sa bourse de dessous l'oreiller:
«Où l'as-tu cachée?
—Sous le dernier oreiller.
—Elle n'y est pas!...»
Et Denissow jeta les deux oreillers par terre.
«C'est vraiment inouï!
—Tu l'auras fait tomber, attends, dit Rostow, en secouant les oreillers à son tour et en rejetant également de côté la couverture.... Pas de bourse!... Aurais-je donc oublié? Mais non, puisque j'ai même pensé que tu la gardais sous ta tête comme un trésor. Je l'ai bien mise là pourtant; où est-elle donc? ajouta-t-il en se tournant vers Lavrouchka.
—Elle doit être là où vous l'avez laissée, car je ne suis pas entré!
—Et je te dis qu'elle n'y est pas.
—C'est toujours la même histoire... vous oubliez toujours où vous mettez les choses... regardez dans vos poches.
—Mais non, te dis-je, puisque j'ai pensé au trésor... je me rappelle très bien que je l'ai mise là.»
Lavrouchka défit entièrement le lit, regarda partout, fureta dans tous les coins, et s'arrêta au beau milieu de la chambre, en étendant les bras avec stupéfaction. Denissow, qui avait suivi tous ses mouvements en silence, se tourna à ce geste vers Rostow:
«Voyons, Rostow, cesse de plaisanter!»
Rostow, en sentant peser sur lui le regard de son ami, releva les yeux et les baissa aussitôt. Son visage devint pourpre et la respiration lui manqua.
«Il n'y a eu ici que le lieutenant et vous deux, donc elle doit y être! dit Lavrouchka.
—Eh bien, alors, poupée du diable, remue-toi... cherche, s'écria Denissow devenu cramoisi, et le menaçant du poing: il, faut qu'elle se trouve, sans cela je te cravacherai... je vous cravacherai tous!...»
Rostow boutonna sa veste, agrafa son ceinturon et prit sa casquette.
«Trouve-la, te dis-je, continuait Denissow en secouant son domestique et en le poussant violemment contre la muraille.
—Laisse-le, Denissow, je sais qui l'a prise...»
Et Rostow se dirigea vers la porte, les yeux toujours baissés. Denissow, ayant subitement compris son allusion, s'arrêta et lui saisit la main:
«Quelle bêtise! s'écria-t-il si fortement que les veines de son cou et de son front se tendirent comme des cordes. Tu deviens fou, je crois... la bourse est ici, j'écorcherai vif ce misérable et elle se retrouvera.
—Je sais qui l'a prise, répéta Rostow d'une voix étranglée.
—Et moi, je te défends...» s'écria Denissow.
Mais Rostow s'arracha avec colère à son étreinte.
«Tu ne comprends donc pas, lui dit-il, en le regardant droit et ferme dans les yeux, tu ne comprends donc pas ce que tu me dis? Il n'y avait que moi ici; donc, si ce n'est pas l'autre, c'est... et il se précipita hors de la chambre sans achever sa phrase.
—Ah! que le diable t'emporte, toi et tout le reste!»
Ce furent les dernières paroles qui arrivèrent aux oreilles de Rostow; peu d'instants après il entrait dans le logement de Télianine.
«Mon maître n'est pas à la maison, lui dit le domestique, il est allé à l'état-major.... Est-il arrivé quelque chose? ajouta-t-il, en remarquant la figure bouleversée du junker.
—Non, rien!
—Vous l'avez manqué de peu.»
Sans rentrer chez lui, Rostow monta à cheval et se rendit à l'état-major, qui était établi à trois verstes de Saltzeneck; il y avait là un petit «traktir» où se réunissaient les officiers. Arrivé devant la porte, il y vit attaché le cheval de Télianine; le jeune officier était attablé dans la chambre du fond devant un plat de saucisses et une bouteille de vin.
«Ah! vous voilà aussi, jeune adolescent, dit-il en souriant et en élevant ses sourcils.
—Oui,» dit Rostow avec effort, et il s'assit à une table voisine, à côté de deux Allemands et d'un officier russe.
Tous gardaient le silence, on n'entendait que le cliquetis des couteaux. Ayant fini de déjeuner, le lieutenant tira de sa poche une longue bourse, en fit glisser les coulants de ses petits doigts blancs et recourbés à la poulaine, y prit une pièce d'or et la tendit au garçon.
«Dépêchez-vous, dit-il.
—Permettez-moi d'examiner cette bourse,» murmura Rostow en s'approchant.
Télianine, dont les yeux, comme d'habitude, ne se fixaient nulle part, la lui passa.
«Elle est jolie, n'est-ce pas? dit-il en pâlissant légèrement... voyez, jeune homme.»
Le regard de Rostow se porta alternativement sur la bourse et sur le lieutenant.
«Tout cela restera à Vienne, si nous y arrivons, car ici, dans ces vilains petits trous, on ne peut guère dépenser son argent, ajouta-t-il avec une gaieté forcée.... Rendez-la-moi, je m'en vais.»
Rostow se taisait.
«Eh bien, et vous, vous allez déjeuner? On mange assez bien ici, mais, voyons, rendez-la-moi donc...»
Et il étendit la main pour prendre la bourse.
Le junker la lâcha et le lieutenant la glissa doucement dans la poche de son pantalon; il releva ses sourcils avec négligence, et sa bouche s'entr'ouvrit comme pour dire: «Oui, c'est ma bourse; elle rentre dans ma poche, c'est tout simple, et personne n'a rien à y voir...»
«Eh bien, dit-il, et leurs regards se croisèrent en se lançant des éclairs.
—Venez par ici, et Rostow entraîna Télianine vers la fenêtre.... Cet argent est à Denissow, vous l'avez pris! lui souffla-t-il à l'oreille.
—Quoi? comment... vous osez?» Mais dans ces paroles entrecoupées on sentait qu'il n'y avait plus qu'un appel désespéré, une demande de pardon; les derniers doutes, dont le poids terrible n'avait cessé d'oppresser le cœur de Rostow, se dissipèrent aussitôt.
Il en ressentit une grande joie et en même temps une immense compassion pour ce malheureux.
«Il y a du monde ici, Dieu sait ce que l'on pourrait supposer, murmura Télianine en prenant sa casquette et en se dirigeant vers une autre chambre qui était vide.
—Il faut nous expliquer: je le savais et je puis le prouver,» répliqua Rostow, décidé à aller jusqu'au bout.
Le visage pâle et terrifié du coupable tressaillit; ses yeux allaient toujours de droite et de gauche, mais sans quitter le plancher et sans oser se porter plus haut. Quelques sons rauques et inarticulés s'échappèrent de sa poitrine.
«Je vous en supplie, comte, ne me perdez pas, voici l'argent, prenez-le... mon père est vieux, ma mère...»
Et il jeta la bourse sur la table.
Rostow s'en empara et marcha vers la porte sans le regarder; arrivé sur le seuil, il se retourna et revint sur ses pas.
«Mon Dieu, lui dit-il avec angoisse et les yeux humides, comment avez-vous pu faire cela?
—Comte!...»
Et Télianine s'approcha du junker.
«Ne me touchez pas, s'écria impétueusement Rostow en se reculant; si vous en avez besoin, eh bien, tenez, prenez-la.» Et, lui jetant la bourse, il disparut en courant.
V
Le soir même, une conversation animée avait lieu, dans le logement de Denissow, entre les officiers de l'escadron.
«Je vous répète que vous devez présenter vos excuses au colonel, disait le capitaine en second, Kirstein; le capitaine Kirstein avait des cheveux grisonnants, d'énormes moustaches, des traits accentués, un visage ridé; redevenu deux fois simple soldat pour affaires d'honneur, il avait toujours su reconquérir son rang.
—Je ne permettrai à personne de dire que je mens, s'écria Rostow, le visage enflammé et tremblant d'émotion.... Il m'a dit que j'en avais menti, à quoi je lui ai répondu que c'était lui qui en avait menti.... Cela en restera là!... On peut me mettre de service tous les jours et me flanquer aux arrêts, mais quant à des excuses, c'est autre chose, car si le colonel juge indigne de lui de me donner satisfaction, alors....
—Mais voyons, écoutez-moi, dit Kirstein en l'interrompant de sa voix de basse, et il lissait avec calme ses longues moustaches. Vous lui avez dit, en présence de plusieurs officiers, qu'un de leurs camarades avait volé?
—Ce n'est pas ma faute si la conversation a eu lieu devant témoins. J'ai peut-être eu tort, mais je ne suis point un diplomate; c'est pour cela que je suis entré dans les hussards, persuadé qu'ici toutes ces finesses étaient inutiles, et là-dessus il me lance un démenti à la figure. Eh bien... qu'il me donne satisfaction!
—Tout cela est fort bien, personne ne doute de votre courage, mais là n'est pas la question. Demandez plutôt à Denissow s'il est admissible que vous, un «junker», vous puissiez demander satisfaction au chef de votre régiment?»
Denissow mordillait sa moustache d'un air sombre, sans prendre part à la discussion; mais à la question de Kirstein il secoua négativement la tête.
«Vous parlez de cette vilenie au colonel devant des officiers?... Bogdanitch a eu parfaitement raison de vous rappeler à l'ordre.
—Il ne m'a pas rappelé à l'ordre, il a prétendu que je ne disais pas la vérité.
—C'est ça, et vous lui avez répondu des bêtises... vous lui devez donc des excuses.
—Pas le moins du monde.
—Je ne m'attendais pas à cela de vous, reprit gravement le capitaine en second, car vous êtes coupable non seulement envers lui, mais envers tout le régiment. Si au moins vous aviez réfléchi, si vous aviez pris conseil avant d'agir, mais non, vous avez éclaté, et cela devant les officiers. Que restait-il à faire au colonel? à mettre l'accusé en jugement; c'était imprimer une tache à son régiment et le couvrir de honte pour un misérable. Ce serait juste selon vous, mais cela nous déplaît à nous, et Bogdanitch est un brave de vous avoir puni. Vous en êtes outré, mais c'est votre faute, vous l'avez cherché, et maintenant qu'on tâche d'étouffer l'affaire, vous continuez à l'ébruiter... et votre amour-propre vous empêche d'offrir vos excuses à un vieux et honorable militaire comme notre colonel. Peu vous importe, n'est-ce pas? Cela vous est bien égal de déshonorer le régiment!—et la voix de Kirstein trembla légèrement—à vous qui n'y passerez peut-être qu'une année et qui demain pouvez être nommé aide de camp? Mais cela ne nous est pas indifférent à nous, que l'on dise qu'il y a des voleurs dans le régiment de Pavlograd; n'est-ce pas, Denissow?»
Denissow, silencieux et immobile, lançait de temps en temps un coup d'œil à Rostow.
«Nous autres vieux soldats, qui avons grandi avec le régiment et qui espérons y mourir, son honneur nous tient au cœur, et Bogdanitch le sait bien. C'est mal, c'est mal; fâchez-vous si vous voulez, je n'ai jamais mâché la vérité à personne.
—Il a raison, que diable, s'écria Denissow... eh bien, Rostow, eh bien!...»
Rostow, rougissant et pâlissant tour à tour, portait ses regards de l'un à l'autre:
«Non, messieurs, non, ne pensez pas... ne me croyez pas capable de... l'honneur du régiment m'est aussi cher... et je le prouverai... et l'honneur du drapeau aussi. Eh bien, oui, j'ai eu tort, complètement tort, que vous faut-il encore?»
Et ses yeux se mouillèrent de larmes.
«Très bien, comte, s'écria Kirstein en se levant et en lui tapant sur l'épaule avec sa large main.
—Je te le disais bien, dit Denissow, c'est un brave cœur.
—Oui, c'est bien, très bien, comte, répéta le vieux militaire, en honorant le «junker» de son titre, en reconnaissance de son aveu.... Allons, allons, faites vos excuses, Excellence.
—Messieurs, je ferai tout ce que vous voudrez... personne ne m'entendra plus prononcer un mot là-dessus; mais quant à faire mes excuses, cela m'est impossible, je vous le jure: j'aurais l'air d'un petit garçon qui demande pardon.»
Denissow partit d'un éclat de rire.
«Tant pis pour vous! Bogdanitch est rancunier; vous payerez cher votre obstination.
—Je vous le jure, ce n'est pas de l'obstination, je ne puis pas vous expliquer ce que j'éprouve... je ne le puis pas.
—Eh bien, comme il vous plaira! Et où est-il, ce misérable? où s'est-il caché? demanda Kirstein, en se tournant vers Denissow.
—Il fait le malade, on le portera malade dans l'ordre du jour de demain.
—Oui, c'est une maladie: impossible de comprendre cela autrement.
—Maladie ou non, je lui conseille de ne pas me tomber sous la main, je le tuerais,» s'écria Denissow avec fureur.
En ce moment Gerkow entra.
«Toi! dirent les officiers.
—En marche, messieurs! Mack s'est rendu prisonnier avec toute son armée.
—Quel canard!
—Je l'ai vu, vu de mes propres yeux.
—Comment, tu as vu Mack vivant, en chair et en os?
—En marche! en marche! vite une bouteille pour la nouvelle qu'il apporte! Comment es-tu tombé ici?
—On m'a de nouveau renvoyé au régiment à cause de ce diable de Mack. Le général autrichien s'est plaint de ce que je l'avais félicité de l'arrivée de son supérieur. Qu'as-tu donc, Rostow, on dirait que tu sors du bain?
—Ah! mon cher, c'est un tel gâchis ici depuis deux jours!»
L'aide de camp du régiment entra et confirma les paroles de Gerkow.
Le régiment devait se mettre en marche le lendemain:
«En marche, messieurs! Dieu merci, plus d'inaction!»
VI
Koutouzow s'était replié sur Vienne, en détruisant derrière lui les ponts sur l'Inn, à Braunau, et sur la Traun, à Lintz. Pendant la journée du 23 octobre, les troupes passaient la rivière Enns. Les fourgons de bagages, l'artillerie, les colonnes de troupes traversaient la ville en défilant des deux côtés du pont. Il faisait un temps d'automne doux et pluvieux. Le vaste horizon qui se déroulait à la vue, des hauteurs où étaient placées les batteries russes pour la défense du pont, tantôt se dérobait derrière un rideau de pluie fine et légère qui rayait l'atmosphère de lignes obliques, tantôt s'élargissait lorsqu'un rayon de soleil illuminait au loin tous les objets, en leur prêtant l'éclat du vernis. La petite ville avec ses blanches maisonnettes aux toits rouges, sa cathédrale et son pont, des deux côtés duquel se déversait en masses serrées l'armée russe, était située au pied des collines. Au tournant du Danube, à l'embouchure de l'Enns, on apercevait des barques, une île, un château avec son parc, entourés des eaux réunies des deux fleuves, et, sur la rive gauche et rocheuse du Danube, s'étendaient dans le lointain mystérieux des montagnes verdoyantes, aux défilés bleuâtres, couvertes d'une forêt de pins à l'aspect sauvage et impénétrable, derrière laquelle s'élançaient les tours d'un couvent, et bien loin, sur la hauteur, on entrevoyait les patrouilles ennemies. En avant de la batterie, le général commandant l'arrière-garde, accompagné d'un officier de l'état-major, examinait le terrain à l'aide d'une longue-vue; à quelques pas de lui, assis sur l'affût d'un canon, Nesvitsky, envoyé à l'arrière-garde par le général en chef, faisait à ses camarades les honneurs de ses petits pâtés arrosés de véritable Doppel-Kummel[14]. Le cosaque qui le suivait lui présentait le flacon et la cantine, pendant que les officiers l'entouraient gaiement, les uns à genoux, les autres assis à la turque sur l'herbe mouillée.
«Pas bête ce prince autrichien qui s'est construit ici un château! Quel charmant endroit! Eh bien, messieurs, vous ne mangez plus!
—Mille remerciements, prince, répondit l'un d'eux, qui trouvait un plaisir extrême à causer avec un aussi gros bonnet de l'état-major....
—Le site est ravissant: nous avons côtoyé le parc et aperçu deux cerfs, et quel beau château!
—Voyez, prince, dit un autre qui, se faisant scrupule d'avaler encore un petit pâté, détourna son intérêt sur le paysage: voyez, nos fantassins s'y sont déjà introduits; tenez, là-bas derrière le village, sur cette petite prairie, il y en a trois qui traînent quelque chose. Ils l'auront bien vite nettoyé, ce château! ajouta-t-il avec un sourire d'approbation.
—Oui, oui, dit Nesvitsky, en introduisant un petit pâté dans sa grande et belle bouche aux lèvres humides. Quant à moi, j'aurais désiré pénétrer là dedans, continua-t-il en indiquant les hautes tours du couvent situé sur la montagne, et ses yeux brillèrent en se fermant à demi.
—Ne serait-ce pas charmant, avouez-le, messieurs?... Pour effrayer ces nonnettes, j'aurais, ma foi, donné cinq ans de ma vie... des Italiennes, dit-on, et il y en a de jolies.
—D'autant plus qu'elles s'ennuient à mourir,» ajouta un officier plus hardi que les autres.
Pendant ce temps, l'officier de l'état-major indiquait quelque chose au général, qui l'examinait avec sa longue-vue.
«C'est ça, c'est ça! répondit le général d'un ton de mauvaise humeur, en abaissant sa lorgnette et en haussant les épaules.... Ils vont tirer sur les nôtres!... Comme ils traînent!»
À l'œil nu, on distinguait de l'autre côté une batterie ennemie, de laquelle s'échappait une légère fumée d'un blanc de lait, puis on entendit un bruit sourd et l'on vit nos troupes hâter le pas au passage de la rivière. Nesvitsky se leva en s'éventant, et s'approcha du général, le sourire sur les lèvres.
«Votre Excellence ne voudrait-elle pas manger un morceau?
—Cela ne va pas, dit le général sans répondre à son invitation, les nôtres sont en retard.
—Faut-il y courir, Excellence?
—Oui, allez-y, je vous prie...»
Et le général lui répéta l'ordre qui avait déjà été donné:
«Vous direz aux hussards de passer les derniers, de brûler le pont, comme je l'ai ordonné, et de s'assurer si les matières inflammables sont bien placées.
—Très bien, répondit Nesvitsky;—alors il fit signe au cosaque de lui amener son cheval et de ranger sa cantine, et hissa légèrement son gros corps en selle.—Ma parole, j'irai voir, en passant, les nonnettes, dit-il aux officiers, en lançant son cheval sur le sentier sinueux qui se déroulait au flanc de la montagne.
—Voyons, capitaine, dit le général, en s'adressant à l'artilleur, tirez, le hasard dirigera vos coups... amusez-vous un peu!
—Les servants à leurs pièces! commanda l'officier, et, un instant après, les artilleurs quittèrent gaiement leurs feux de bivouac pour courir aux canons et les charger.
«N° 1!...»
Et le N° 1 s'élança crânement dans l'espace!
Un son métallique et assourdissant retentit: la grenade, en sifflant, vola par-dessus les têtes des nôtres et alla tomber bien en avant de l'ennemi; un léger nuage de fumée indiqua l'endroit de la chute et de l'explosion. Officiers et soldats s'étaient réveillés à ce bruit, et tous suivirent avec intérêt la marche de nos troupes au bas de la montagne, et celle de l'ennemi qui avançait. Tout se voyait distinctement. Le son répercuté de ce coup solitaire et les rayons brillants du soleil, déchirant son voile de nuages, se fondirent en une seule et même impression d'entrain et de vie.
VII
Deux boulets ennemis avaient passé par-dessus le pont, et sur le pont il y avait foule. Tout au milieu, appuyé contre la balustrade, se tenait le prince Nesvitsky, riant et regardant son cosaque qui tenait les deux chevaux un peu en arrière de lui. À peine faisait-il un pas en avant, que les soldats et les chariots le repoussaient contre le parapet, et il se remettait à sourire.
«Eh! là-bas, camarade, disait le cosaque à un soldat qui conduisait un fourgon, et refoulait l'infanterie massée autour de ses roues.... Eh! là-bas, attends donc, laisse passer le général!»
Mais le soldat du train, sans faire la moindre attention au titre de général, criait contre les hommes qui lui barraient la route:
«Eh! pays, tire à gauche, gare!...»
Mais les «pays», épaule contre épaule, leurs baïonnettes s'entrechoquant, continuaient à marcher en masse compacte. En regardant au-dessous de lui, le prince Nesvitsky pouvait apercevoir les petites vagues, rapides et clapotantes de l'Enns, qui, courant l'une sur l'autre, se confondaient, blanches d'écume, en se brisant sous l'arche du pont. En regardant autour de lui, il voyait se succéder des vagues vivantes de soldats semblables à celles d'en bas, des vagues de shakos recouverts de leurs fourreaux, de sacs, de fusils aux longues baïonnettes, de visages aux pommettes saillantes, aux joues creuses, à l'expression insouciante et fatiguée, et de pieds en mouvement foulant les planches boueuses du pont. Parfois, un officier en manteau se frayait un passage à travers ces ondes uniformes, comme un jet de la blanche écume qui courait sur les eaux de l'Enns. Parfois les ondes de l'infanterie entraînaient avec elles un hussard à pied, un domestique militaire, un habitant de la ville, comme de légers morceaux de bois emportés par le courant; parfois encore, un fourgon d'officier ou de compagnie, recouvert de cuir de haut en bas, voguait majestueusement, soutenu par la vague humaine comme une poutre descendant la rivière.
«Voilà!... c'est comme une digue rompue! dit le cosaque, sans pouvoir avancer.
—Dites donc, y en a-t-il encore beaucoup à passer?
—Un million moins un, répondit un loustic de belle humeur, clignant de l'œil et en le frôlant de sa capote déchirée. Après lui venait un vieux soldat, à l'air sombre, qui disait à son camarade:
«À présent qu'il (l'ennemi) va chauffer le pont, on ne pensera plus à se gratter!...»
Et les soldats passaient, et à leur suite venait un fourgon avec un domestique militaire qui fouillait sous la bâche en criant:
«Où diable a-t-on fourré le tournevis?...»
Et celui-là aussi passait son chemin. Puis venaient des soldats en gaieté, qui avaient quelques gouttes d'eau-de-vie sur la conscience:
«Comme il lui a bien appliqué sa crosse droit dans les dents, le cher homme! disait en ricanant l'un d'eux qui gesticulait, la capote relevée....
—C'est bien fait pour ce doux jambon!» répondit l'autre en riant.
Et ils passèrent, en sorte que Nesvitsky ne sut jamais qui avait reçu le coup de crosse, ni à qui s'adressait l'épithète de «doux jambon».
«Qu'est-ce qu'ils ont à se dépêcher? Parce qu'il a tiré un coup à poudre, ils s'imaginent qu'ils vont tous tomber, grommelait un sous-officier....
—Quand le boulet a sifflé à mes oreilles, alors, sais-tu, vieux père, j'en ai perdu la respiration.... Quelle frayeur, vrai Dieu! disait un jeune soldat, dont la grande bouche se fendait jusqu'aux oreilles pour mieux rire, comme s'il se vantait d'avoir eu peur....
Et celui-là passait aussi. Après lui venait un chariot qui ne ressemblait en rien aux précédents. C'était un attelage à l'allemande, à deux chevaux, conduit par un homme du pays et traînant une montagne de choses entassées. Une belle vache pie était attachée derrière; sur des édredons empilés se tenaient assises une mère allaitant son enfant, une vieille femme et une jeune et belle fille aux joues rouges. Ces émigrants avaient sans doute obtenu un laissez-passer spécial. Les deux jeunes femmes, pendant que la voiture marchait à pas lents, avaient attiré l'attention des soldats, qui ne leur ménageaient pas les quolibets:
«Oh! cette grande saucisse qui déménage aussi!...
—Vends-moi la petite mère, disait un autre à l'Allemand, qui, la tête inclinée, terrifié et farouche, allongeait le pas.
—S'est-elle attifée? Quelles diablesses!... Cela t'irait, Fédotow, d'être logé chez elles? Nous en avons vu, camarade!
—Où allez-vous?» demanda un officier d'infanterie qui mangeait une pomme.
Et il regarda en souriant la jeune fille. L'Allemand fit signe qu'il ne comprenait pas:
«La veux-tu? prends-la, continua l'officier en passant la pomme à la belle fille, qui l'accepta en souriant. Tous, y compris Nesvitsky, suivaient des yeux les femmes qui s'éloignaient. Après elles, recommencèrent le même défilé de soldats, les mêmes conversations, et puis tout s'arrêta de nouveau, à cause d'un cheval du fourgon de la compagnie, qui, comme il arrive souvent à la descente d'un pont, s'était empêtré dans ses traits:
«Eh bien, qu'est-ce qu'on attend?... Quel désordre!... Ne poussez donc pas!... Au diable l'impatient! Ce sera bien pis quand il brûlera le pont... et l'officier qu'on écrase!» s'écrièrent des soldats dans la foule, en se regardant les uns les autres et en se pressant vers la sortie.
Tout à coup Nesvitsky entendit un bruit tout nouveau pour lui; quelque chose s'approchait rapidement, quelque chose de grand, qui tomba dans l'eau avec fracas:
«Tiens, jusqu'où ça a volé! dit gravement un soldat en se retournant au bruit.
—Eh bien, quoi, c'est un encouragement pour nous faire marcher plus vite,» ajouta un autre avec une certaine inquiétude.
Nesvitsky comprit qu'il s'agissait d'une bombe.
«Hé, cosaque, le cheval! dit-il, et faites place, vous autres, faites place!»
Ce ne fut pas sans efforts qu'il atteignit sa monture et qu'il avança en lançant des vociférations à droite et à gauche. Les soldats se serrèrent pour lui faire place, mais ils furent aussitôt refoulés contre lui par les plus éloignés, et sa jambe fut prise comme dans un étau.
«Nesvitsky, Nesvitsky, tu es un animal!...»
Nesvitsky, se retournant au son d'une voix enrouée, vit quinze pas derrière lui, séparé par cette houle vivante de l'infanterie en marche, Vaska Denissow, les cheveux ébouriffés, la casquette sur la nuque et le dolman fièrement rejeté sur l'épaule.
«Dis donc à ces diables de nous laisser passer, lui cria Denissow avec colère et en brandissant, de sa petite main aussi rouge que sa figure, son sabre qu'il avait laissé dans le fourreau.
—Ah! ah! Vaska, répondit joyeusement Nesvitsky... que fais-tu là?
—L'escadron ne peut pas passer, continua-t-il en éperonnant son beau cheval noir, un Arabe pur sang, dont les oreilles frémissaient à la piqûre accidentelle des baïonnettes, et qui, blanc d'écume, martelant de ses fers les planches du pont, en aurait franchi le garde-fou si son cavalier l'eût laissé faire.—Mais, que diable... quels moutons!... de vrais moutons... arrière!... faites place!... Eh! là-bas du fourgon... attends... ou je vous sabre tous!...»
Alors il tira son sabre, et exécuta un moulinet. Les soldats effrayés se serrèrent, et Denissow put rejoindre Nesvitsky.»
«Tu n'es donc pas gris aujourd'hui? lui demanda ce dernier.
—Est-ce qu'on me donne le temps de boire; toute la journée on traîne le régiment de droite et de gauche.... S'il faut se battre, eh bien, qu'on se batte; sans cela, le diable sait ce qu'on fait!
—Tu es d'une élégance!» dit Nesvitsky, en regardant son dolman et la housse de son cheval.
Denissow sourit, tira de sa sabretache un mouchoir d'où s'échappait une odeur parfumée, et le mit sous le nez de son ami.
«Impossible autrement, car on se battra peut-être!... Rasé, parfumé, les dents brossées!...»
L'imposante figure de Nesvitsky suivi de son cosaque, et la persévérance de Denissow à tenir son sabre à la main produisirent leur effet.
Ils parvinrent à traverser le pont, et ce fut à leur tour d'arrêter l'infanterie. Nesvitsky, ayant trouvé le colonel, lui transmit l'ordre dont il était porteur et retourna sur ses pas.
La route une fois balayée, Denissow se campa à l'entrée du pont: retenant négligemment son étalon qui frappait du pied avec impatience, il regardait défiler son escadron, les officiers en avant, sur quatre hommes de front. L'escadron s'y développa pour gagner la rive opposée. Les fantassins, arrêtés et massés dans la boue, examinaient les hussards fiers et élégants, de cet air ironique et malveillant particulier aux soldats de différentes armes lorsqu'ils se rencontrent.
«Des enfants bien mis, tout prêts pour la Podnovinsky[15]! On n'en tire rien!... Tout pour la montre!
—Eh! l'infanterie, ne fais pas de poussière! dit plaisamment un hussard dont le cheval venait d'éclabousser un fantassin.
—Si on t'avait fait marcher deux étapes le sac sur le dos, tes brandebourgs ne seraient pas si neufs!... Ce n'est pas un homme, c'est un oiseau à cheval!...»
Et le fantassin s'essuya la figure avec sa manche.
«C'est ça, Likine... si tu étais à cheval, tu ferais une jolie figure! disait un caporal à un pauvre petit troupier qui pliait sous le poids de son fourniment.
—Mets-toi un bâton entre les jambes et tu seras à cheval,» repartit le hussard.