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Si je le lui avais demandé, je suis presque sûr que Narine aurait pu nous trouver un poisson dans le désert. Lorsque mon père le pria de dénicher un médecin pour donner un avis sur l’apparente amélioration de la phtisie d’oncle Matteo, Narine ne se fit pas faute de nous en amener un, ici même, sur le Toit du monde. Et ce dernier, le vénérable et chauve hakim Mimbad, nous fit forte impression par sa compétence. C’était un Persan, ce qui suffisait à le recommander comme un homme civilisé. Il accompagnait, en tant que « gardien de la santé », un convoi de marchands de qali persans. Rien qu’à en juger par sa conversation, il était facile d’évaluer sa grande maîtrise de la science de sa profession. Je le revois nous expliquant :
— Pour ma part, je préfère prévenir les maux qu’avoir à les soigner, quitte même à limiter ainsi mes revenus. Par exemple, j’ai conseillé à toutes les mères sur ce campement de faire bouillir le lait qu’elles donnent à leurs enfants. Que ce fût du lait de yack ou de chameau, je leur recommande de le faire bouillir, et dans un récipient en fer. Tout le monde sait que les djinn les plus malfaisants et tous les démons, en général, craignent ce métal comme la peste. Comme j’ai pu le vérifier par l’expérience, le fait de faire bouillir libère le jus du fer des plats utilisés et le mélange avec le lait : cela détourne radicalement tout djinn rôdant par là en quête d’enfants à contaminer.
— Tout cela semble frappé au coin du bon sens, fit en écho mon père.
— Je suis un avocat inconditionnel de l’expérience, reprit le vieil hakim. Les règles et les principes consacrés de la médecine sont une très bonne base, mais l’expérience m’a souvent fait découvrir des traitements nouveaux qui les contredisaient. Le sel de mer, par exemple. Même le plus grand de nos guérisseurs, Ibn Sîna, ne semble pas avoir perçu la subtile différence qui existe entre le sel marin et celui récolté sur les mares salines continentales. Aucun des traités antiques, il est vrai, ne pointe entre eux la moindre différence. Pourtant, nul doute que quelque chose dans le sel marin prévient et guérit les goitres et autres tumeurs et gonflements possibles des tissus, comme les hernies. L’expérience, incontestablement, me l’a prouvé.
Je me promis, en mon for intérieur, d’aller présenter mes excuses les plus sincères aux petits marchands de sel Cholas dont je m’étais si effrontément gaussé.
— Eh bien, allons-y, alors, docteur Balanzòn ! tonna mon oncle, le baptisant férocement du nom d’un célèbre personnage comique vénitien. Finissons-en avec ça, et dites-moi ce que vous me prescrivez pour soigner ma saloperie de phtisie, du sel marin ou du lait bouilli.
Le hakim procéda donc à l’examen préalable à son diagnostic, auscultant ici et là l’oncle Matteo et lui posant des questions. Au bout d’un moment, il déclara :
— J’ignore quelle était l’intensité de votre toux avant d’arriver ici. Mais si je vous entends bien, cela semble aller beaucoup mieux, à présent. Je ne sens à l’intérieur de votre poitrine qu’un faible crépitement. Avez-vous mal, à cet endroit ?
— Ça peut m’arriver, de temps à autre, répondit mon oncle. C’est compréhensible, je pense, après les terribles quintes que j’ai endurées.
— Mais... laissez-moi deviner, je vous prie, coupa le hakim Mimbad. C’est à un endroit précis que vous avez mal. Là, sous la partie gauche de votre sternum.
— Ma foi, oui... C’est exact.
— Votre peau est chaude, également. Cette fièvre est-elle constante ?
— Elle arrive, elle repart... Quand elle vient, je sue à grosses gouttes, et ensuite elle retombe.
— Veuillez ouvrir la bouche, s’il vous plaît. (Il regarda à l’intérieur, puis écarta les lèvres pour inspecter les gencives.) Maintenant, tendez les mains. (Il en observa les paumes et le dos.) À présent, puis-je me permettre de prélever un cheveu sur votre tête ? (Il fit ainsi, et oncle Matteo ne broncha pas. Le médecin scruta attentivement la fine fibre capillaire et la tendit entre ses doigts.) Avez-vous fréquemment besoin de faire kut ?
Le hakim, doux et patient comme s’il s’adressait à un enfant, tapota d’un geste significatif son fondement.
— Ah, kut ! Vous parlez de la merde, n’est-ce pas ? rugit mon oncle, toujours hilare. Oui, j’y vais souvent. Depuis que le dernier hakim m’a prescrit son damné purgatif, j’ai la cagagne. Je n’arrête pas ! Mais enfin, quel rapport avec une affection des poumons ?
— Je ne pense pas que vous souffriez du hasht nafri.
— Comment, ce ne serait pas une phtisie ? intervint mon père, surpris. Mais il crachait du sang, un moment.
— Ça ne venait pas des poumons, mais des gencives.
— Dame, si mes poumons sont intacts, on ne va pas se plaindre ! Mais bon, je suppose que vous allez me trouver autre chose.
— Je vais vous demander d’uriner dans cette petite jarre. L’ayant expertisée, je vous en dirai un peu plus.
— Encore vos expériences..., grommela mon oncle.
— Exactement. Dans le même temps, si le tenancier Iqbal pouvait me faire porter ici quelques jaunes d’œuf, j’aimerais vous refaire une application de ces petits papiers du Coran.
— Vous croyez que c’est efficace ?
— Ça ne peut pas faire de mal. Et l’essentiel de la médecine, c’est ça : ne pas faire de mal.
Quand le hakim s’en alla, bouchant la jarre d’urine de la main pour empêcher toute contamination, je quittai à mon tour le caravansérail. Je fis d’abord un détour par les tentes des Tamil Cholas et leur présentai mes excuses, leur souhaitant toute la prospérité possible (ce qui eut le don de les rendre encore plus nerveux que d’habitude), avant de poursuivre ma route jusqu’à l’établissement du Juif Shimon.
Je demandai de nouveau que mon outil soit graissé, réclamai la même Chiv pour s’en occuper et obtins satisfaction. Comme promis, elle me gratifia d’un nouveau couteau, et, pour lui prouver ma gratitude, je fis en sorte de me surpasser dans la surata qui suivit. En sortant, je fis une pause pour morigéner une fois encore le vieux Shimon :
— Vous et votre esprit malfaisant ! Vous n’avez cessé de dénigrer ces pauvres Romm, mais tenez : regardez le splendide cadeau que vient de m’offrir la jeune fille, en échange de ma vieille lame.
— Hum ! fit-il d’un ton indifférent, avant d’ajouter : Estimez-vous heureux qu’elle ne vous l’ait pas planté entre les côtes.
Je lui montrai le couteau.
— Je n’avais encore jamais vu cela. Cela ressemble à une dague ordinaire, n’est-ce pas ? Une simple lame, assez large. Mais regardez. Dès que je l’ai plantée dans une proie quelconque, j’appuie sur le manche, comme ça. Et, comme par enchantement, la lame se dédouble, ses deux parties se disjoignent, et cette troisième, cachée, surgit entre les deux autres, s’enfonçant ainsi encore plus profondément. Merveilleux, ce dispositif, non ?
— En effet. Je reconnais cet engin, à présent. Je lui ai donné un bon coup d’affûtoir, il n’y a pas si longtemps. Et je vous suggère, si vous tenez à le garder, d’y veiller de très près. Il appartenait jusqu’alors à un montagnard Hunzuk taillé en hercule, à qui il arrive de passer ici de temps à autre. Je ne sais pas son nom exact, car tout le monde l’appelle simplement le Surineur, à cause de son habileté à manier cette arme et de l’usage très libéral qu’il en fait dès qu’on l’énervé... Mais vous devez y aller, peut-être ?
— Mon oncle est souffrant, soufflai-je rapidement en passant la porte. Je ne peux vraiment pas rester plus longtemps.
J’ignore si le Juif avait simplement voulu se moquer de moi, mais le fait est qu’entre la boutique de Shimon et le caravansérail, je ne fus confronté à aucun montagnard Hunzuk en furie. Toutefois, pour éviter une confrontation de ce genre, je ne quittai guère, au cours des jours qui suivirent, les abords immédiats du bâtiment principal de l’auberge, où je préférai écouter les sages conseils que nous prodiguait Iqbal, son patron.
Lorsque nous louâmes avec effusion le goût délicieux du lait de yack et encensâmes avec admiration le courage des Bho qui osaient traire ces monstres, Iqbal nous révéla :
— Il existe une façon très simple de traire sans risque un yack femelle. Donnez-lui simplement l’un de ses petits à lécher et à fouiller du museau, elle ne bougera pas d’un pouce durant toute la tâche.
Mais les nouvelles que nous eûmes au cours de cette période ne furent hélas pas toutes aussi bienvenues. Le hakim Mimbad revint s’entretenir avec oncle Matteo et demanda gravement que cette confrontation restât privée. Mon père, Narine et moi étant présents, nous nous levâmes pour quitter la pièce, mais mon oncle nous arrêta d’un claquement péremptoire des doigts.
— Je ne tiens à garder secret aucun point susceptible de concerner mes compagnons de voyage. Quoi que vous ayez à m’annoncer, vous devez le faire devant nous tous.
Le hakim haussa les épaules.
— Dans ce cas, si vous voulez bien baisser votre pai-jamah... Mon oncle s’exécuta, et le hakim détailla son bas-ventre épilé et son gros zab.
— L’absence de poils, c’est naturel, ou vous vous rasez ?
— Je les enlève à l’aide d’une crème dépilatoire appelée mumum. Pourquoi ?
— Sans la pilosité habituelle, la décoloration est facile à observer, répondit le hakim, pointant du doigt l’abdomen du patient. Vous voyez cette nuance d’un gris métal, ici, sur la peau ?
Mon oncle regarda, et nous le fîmes à notre tour. Le malade demanda :
— C’est le mumum qui provoque cela ?
— Non, fit le hakim Mimbad. J’ai noté cette lividité sur la peau de vos mains, également. Dès que vous enlèverez vos bottes charnus, vous la verrez également sur vos pieds. Tous ces symptômes ne font que confirmer ce que je suspectais depuis que j’ai commencé à vous examiner et qui découle aussi de mon observation de vos urines. Voyez, j’en ai versé un peu dans une jarre blanche, pour que vous puissiez vous en rendre compte par vous-mêmes. Regardez cette teinte trouble...
— Or donc ? dit oncle Matteo en se rhabillant. Peut-être avons-nous mangé du riz pilaf coloré, aujourd’hui ! Je ne m’en souviens plus.
Le hakim secoua la tête, lentement mais d’un geste assuré.
— Je vous le répète, j’ai noté beaucoup d’autres signes. Vos ongles sont opaques. Vos cheveux, fragiles et cassants. Il n’y a qu’une seule marque de confirmation que je n’ai pas vue, mais vous devez l’avoir quelque part sur le corps. Une petite plaie assez douloureuse et purulente qui refuse de cicatriser.
Oncle Matteo regarda le hakim comme s’il s’agissait d’un sorcier et confirma, d’un ton aussi respectueux qu’admiratif :
— Une piqûre de mouche, là-bas, à Kachan. Une simple petite piqûre de mouche.
— Montrez-la-moi.
Mon oncle remonta sa manche gauche. Près de son coude s’étalait une zone rougeâtre, à vif. Le hakim se baissa pour l’examiner avec soin et reprit :
— Dites-moi si je me trompe. Quand la mouche vous a piqué, vous avez ressenti une douleur intense sur le moment, puis la plaie s’est refermée, comme cela se passe d’habitude. Ensuite, le dessous de la plaie s’est infecté à nouveau, puis il y a eu une nouvelle cicatrisation, avant que l’infection reprenne dessous, et ainsi de suite...
— Oui, c’est à peu près ça, admit faiblement mon oncle. Qu’est-ce que cela signifie ?
— Cela confirme mon diagnostic : vous êtes atteint du kala-azar. La maladie noire, l’affection du démon. Cela se déclenche, en effet, à partir d’une piqûre de mouche. Une mouche qui n’est bien sûr que l’incarnation d’un génie malfaisant. Le djinn qui l’habite, fourbe par nature, revêt cette forme inoffensive, et nul ne pourrait alors se douter de la douleur qu’il va engendrer.
— Oh, pas plus que je n’en puisse supporter, tout de même. J’ai eu la peau un peu marbrée, un peu de toux, une petite fièvre, un bobo agaçant...
— Malheureusement, cela ne va pas tarder à empirer. Les symptômes vont bientôt s’aggraver et se multiplier. Vos cheveux cassants vont tomber, et vous allez devenir complètement chauve. La fièvre va à terme vous émacier à l’extrême, amenant lassitude et asthénie, et vous n’aurez même plus la force de vous traîner. Cette douleur que vous ressentez à la poitrine vient d’un organe que l’on nomme la vésicule biliaire. Elle va vous faire de plus en plus mal et occasionner de terrifiantes remontées acides dès qu’elle cessera de fonctionner. Pendant ce temps, la lividité cadavérique gagnera partout sur la peau, puis brunira jusqu’à devenir noire, se transformant peu à peu en plaies éruptives, furoncles infectieux qui s’étendront sur tout le corps... À terme, celui-ci – votre visage compris – finira par ne plus ressembler qu’à un amas de raisins noirs. Parvenu à ce stade, vous n’aurez plus qu’une envie, celle de mourir. Ce que vous ferez, dès que vos fonctions vitales s’éteindront. Sans un traitement immédiat et continu, vous êtes sûr d’y passer.
— Mais y a-t-il un traitement ?
— Oui. Le voici. (Le hakim Mimbad produisit un petit sac en tissu.) Ce médicament est une fine poudre métallique issue du stibium, l’antimoine, si vous préférez. Il est un atout imparable contre le djinn et vous guérira à coup sûr du kala-azar. Si vous commencez dès maintenant à en absorber en quantités très limitées, et si vous continuez à en prendre selon la posologie que je vous prescrirai, vous vous sentirez rapidement mieux. Vous regagnerez bientôt le poids que vous avez perdu. Votre force reviendra. Vous serez de nouveau en pleine santé. Mais le stibium est le seul remède.
— D’accord, où est le problème ? Il suffit de guérir une fois, vous savez ! Je m’y mettrai volontiers.
— J’ai le regret de vous dire que le stibium, s’il arrête le kala-azar, présente en même temps un danger pour une autre partie du corps. (Il marqua une pause.) Vous êtes sûr de ne pas vouloir poursuivre cette conversation en privé ?
Oncle Matteo hésita, nous jeta un regard, mais carra ses épaules et grogna :
— Quoi que vous ayez à dire, allez-y.
— Le stibium est un métal lourd. Quand il est ingéré, il transite du bas de l’estomac dans la zone des viscères, tout en semant le bien partout où il passe, subjuguant le mauvais génie du kala-azar. Mais, vu son poids, il finit par s’accumuler dans la partie basse du corps, j’entends par là le sac contenant les parties viriles.
— Eh bien alors, mes couilles pèseront plus lourd... Je suis assez solide pour les porter, je pense !
— Je suppose que vous êtes un homme qui aime, euh... leur donner de l’exercice. Aussi, maintenant que vous souffrez de la maladie noire, ne perdez plus de temps. Si vous n’avez pas de petite amie sur place, je vous recommande de vous hâter d’aller rendre visite au bordel local tenu par le Juif Shimon.
Oncle Matteo aboya un gros rire, sans doute plus facile à interpréter pour mon père ou pour moi que pour le hakim Mimbad.
— Je ne vois pas le rapport. Pourquoi devrais-je faire cela ?
— Pour vous servir de vos attributs virils tant que vous le pouvez encore. Je serais à votre place, Mirza Matteo, je me dépêcherais de m’adonner à la zina. Vous êtes voué ou à être horriblement défiguré par le kala-azar, avant d’en mourir... ou alors, si vous voulez guérir et rester vivant, vous devez immédiatement avaler le stibium.
— Que voulez-vous dire, par « si je veux guérir » ? Bien sûr, que je veux me soigner !
— Réfléchissez-y. Beaucoup préféreraient mourir de la maladie noire.
— Au nom du Ciel, mais pourquoi ? Expliquez-vous clairement, à la fin !
— Parce que le stibium, en s’accumulant dans votre scrotum, commencera aussitôt à y produire des effets délétères... et pétrifiera vos testicules. Très vite, et pour le reste de votre vie, vous serez impuissant.
— Gèsu.
Tout le monde se tut. Il régna un silence terrible dans la pièce, que personne ne semblait assez brave pour rompre. Finalement, oncle Matteo reprit la parole, pour articuler avec amertume :
— Quand je vous ai qualifié de docteur Balanzôn, je ne croyais pas si bien dire. La situation qui se présente à moi ne manque en effet pas de sel, désormais : ou je meurs misérablement, ou je survis émasculé.
— C’est le seul choix. Et la décision ne peut attendre.
— Je serai un eunuque ?
— En effet, oui.
— Sans aucune capacité ?
— Aucune.
— Mais... peut-être... dar mafa’ul be-vasilè al-badàm ?
— Nakher. Le badàm, ou troisième testicule, sera lui aussi pétrifié.
— Pas d’issue de secours, alors. Capbn malcaponà[30]. Mais... subsistera-t-il du désir ?
— Nakher. Même pas cela.
— Ah... mais très bien, dans ce cas ! (Oncle Matteo nous surprit tous en arborant soudain un air plus jovial que jamais.) Pourquoi ne l’avez-vous pas dit tout de suite ? Quelle importance que je ne sois plus en fonction si je n’en ai plus aucune envie ? Enfin, pensez donc ! Pas de désir... pas d’envie, donc aucun dommage ni séquelle à redouter. Je pourrais faire l’admiration de tout prêtre qui a un jour été tenté par une femme, un enfant de chœur ou un succube !
Je pensai, à part moi, qu’il n’était pas aussi jovial qu’il le prétendait.
— De toute façon, peu de mes désirs auraient pu se réaliser. Le dernier a coulé sous une terre tremblante. Peut-être n’est-il pas si mal, finalement, que le génie de la castration ait jeté son dévolu sur moi, plutôt que sur quelqu’un animé de désirs plus dignes !
Il laissa fuser un nouveau rire, mais sa jovialité feinte était épouvantable à regarder.
— Tiens, au fait..., lança-t-il d’un ton délirant, comme s’il divaguait. Si je n’y prends garde, je pourrais bien devenir une sorte de philosophe moraliste, dernier refuge à la condition d’eunuque. Dieu m’en garde ! Un moraliste est plus à craindre qu’un sensualiste, no xe vero ? Bien sûr que je choisis de vivre ! Commençons donc le traitement dès que possible... Demain, ça ira ?
Il enfila son volumineux manteau.
— Comme vous l’avez prescrit, pendant que j’éprouve encore quelques désirs, autant les assouvir. Tant que j’ai encore un peu de jus, allons nous vautrer dans le stupre, pas vrai ? Bon, excusez-moi, gentilshommes. Ciao.
Et il nous planta là, claquant vigoureusement la porte.
— Le patient fait front avec bravoure, murmura le hakim.
— C’est ce qu’il a de mieux à faire, fit remarquer mon père, songeur. Le marin le plus enragé, après avoir vu couler sous ses pieds tant de bateaux, sera soulagé d’aborder une terre plus tranquille.
— Qu’Allah m’en préserve ! laissa échapper Narine. Euh, c’est juste un avis, mes bons maîtres. Mais aucun marin ne se réjouira d’être démâté. Particulièrement un homme de l’âge de maître Matteo... lequel n’est pas très éloigné du mien. Pardonnez-moi, hakim Mimbad, mais ce sinistre kala-azar peut-il être... contagieux ?
— Oh, non. Pas de danger, si vous n’avez pas été vous-même piqué par la mouche du mauvais génie.
— Bon, mais malgré tout..., ajouta Narine, mal à l’aise, j’aimerais bien... vérifier. Si mes bons maîtres n’ont pas d’ordre urgent à me donner, je leur demanderais volontiers de bien vouloir m’excuser.
Il prit alors la poudre d’escampette, et je ne tardai pas à l’imiter. Le superstitieux et craintif esclave n’avait sans doute pas été rassuré par l’avis du docteur. Moi si. Mais à tout hasard...
Lorsque l’on se trouve confronté à la mort de quelqu’un, comme je l’ai déjà expliqué, on commence par déplorer la disparition du défunt, mais aussitôt après (même si cela reste secret et inconscient), on se réjouit d’être encore vivant. Moi qui venais d’assister à une demi-mort, à une mort localisée, dirais-je, je bénissais le Ciel d’être toujours intact et, comme Narine, j’étais un peu anxieux de vérifier que tout allait toujours bien. Je me rendis droit chez Shimon.
Je n’y croisai ni Narine, ni mon oncle. L’esclave avait dû chercher un garçon accessible parmi les kuch-i-safari, et il n’était pas impossible qu’oncle Matteo l’eût imité. Je réclamai derechef au Juif ma fille à la peau tannée, Chiv. Lorsque je la retrouvai, je lui rendis un hommage si énergique qu’elle émit, extasiée, quelques mots romm de plaisir extrême – tels « yilo ! », « friska ! » et même « alo ! alo ! alo ! » —, et je fus saisi d’un profond sentiment de tristesse et de compassion à l’égard de tous les eunuques, sodomites, castrats et handicapés de toute sorte, qui jamais ne pourraient connaître le plaisir de faire chanter à une femme cette douce mélodie.