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Mon père et Narine étaient partis depuis cinq ou six semaines, et comme oncle Matteo n’avait besoin de mon aide que par intermittence, j’avais du temps pour moi. Je rendis donc un certain nombre de visites supplémentaires à la boutique du gebr persan, toujours habillé avec suffisamment de propreté pour éviter à mes vêtements un éventuel nouveau nettoyage intempestif. Chaque fois que je répétais le mot de passe : « J’aimerais voir vos articles les plus doux », le vieil homme était pris de convulsions de rire et rugissait :
— Mais enfin, c’est vous, sans conteste, l’article le plus doux et le plus tentant que j’aie jamais eu en magasin !
Je n’avais plus alors qu’à encaisser stoïquement ses galéjades et sa grosse hilarité jusqu’à ce qu’il consentît à se saisir de mon dirham et m’indiquât quelle était alors la chambre disponible.
Au fil du temps, j’eus bientôt expérimenté ses trois chambres de derrière et leurs marchandises. Mais toutes étaient des Pashtounes excisées, et je ne pus donc que me soulager avec elles sans qu’il en résultât de satisfaction au plein sens du terme. J’aurais finalement pu en faire autant avec les kuch-i-safari, et pour moins cher encore. De même, je n’acquis d’elles que quelques maigres mots du vocabulaire pashtoun, jugeant cette langue trop négligée et trop brouillonne pour être sérieusement apprise. À titre d’exemple, le son gau, prononcé normalement en exhalant, veut dire « vache », mais le même gau, prononcé cette fois en inspirant, signifie « veau ». Imaginez-vous donc comment peut sonner une phrase aussi simple que : « la vache a eu un veau », et vous aurez une idée de ce que peut donner, en pashtoun, une conversation un tant soit peu plus complexe.
En sortant de l’échoppe d’amiante, j’en profitais pour échanger quelques mots en farsi avec le gebr propriétaire. Il ne manquait jamais de se fendre au préalable d’une plaisanterie bien grasse sur le jour où j’avais été contraint de me déguiser en femme, mais ceci fait, il condescendait généralement à répondre à mes questions sur ses étranges croyances. C’est que je tenais là l’unique sectateur de cette vieille religion persane que j’eusse jamais rencontré. Il voulut bien admettre que les croyants de cette foi n’étaient plus légion de nos jours, mais il maintint que ladite religion avait jadis régné en maître, non seulement en Perse, mais aussi dans toutes les régions environnantes, de l’Arménie jusqu’en Bactriane. Et la première chose qu’il prit soin de me préciser, c’était qu’il ne fallait pas appeler un gebr un gebr.
— Le mot signifie simplement « non musulman », et les musulmans l’utilisent avec une nuance péjorative et méprisante. Nous préférons être qualifiés de zardushi, car nous suivions les préceptes du prophète Zarathoustra, le Chameau doré. C’est lui qui nous a enseigné le culte du dieu Ahura Mazda, dont le nom s’est aujourd’hui altéré en Ormuzd.
— Et ce dernier mot signifie « feu », complétai-je d’un air savant, car Narine me l’avait expliqué.
Je fis un geste du menton vers la lampe qui brillait toujours dans l’échoppe.
— Non, pas le feu, répliqua-t-il d’un ton las. Ce n’est qu’une fausse croyance stupide que l’on propage. Nous ne sommes pas des adorateurs du feu. Ahura Mazda est le dieu de la Lumière, nous alimentons seulement une flamme en souvenir de Sa bienfaisante Lumière qui éradique l’obscurité de son ennemi éternel, Ahriman.
— Ah, commentai-je. Pas très différent donc, de Notre-Seigneur Dieu qui lutte contre son adversaire Satan.
— Non, pas différent du tout, en effet. Vous tenez des juifs votre Dieu chrétien et votre Satan, de même que les musulmans, avec leur Allah et leur Shaitan. Le Dieu et le Diable des juifs étaient fidèlement calqués sur notre Ahura Mazda et notre Ahriman. De la même façon, vos anges du ciel et vos démons de l’enfer sont de fidèles copies de nos messagers célestes, les malakhim, et de leurs homologues opposés, les daeva. Tout comme votre enfer et votre paradis, directement dérivés des enseignements de Zarathoustra sur l’après-vie.
— Là, vous y allez un peu fort ! protestai-je. Passe encore, à la limite, pour les juifs et les musulmans, mais la vraie religion ne peut pas avoir été une simple imitation de celle de...
Il me coupa net.
— Observez n’importe quelle représentation d’une déité chrétienne, celle d’un ange ou d’un saint. Il est dessiné avec un halo lumineux autour de la tête, non ? C’est un joli fantasme, mais il nous appartient de fait. Car cette aura n’est autre qu’une reproduction stylisée de la lumière de la flamme éternelle : celle d’Ahura Mazda resplendissant sur ses messagers et ses saints.
Cela semblait difficile à contester, mais je n’allais pas le concéder, bien sûr. Il poursuivit :
— C’est pour cette raison que, depuis des siècles, nous n’avons cessé d’être persécutés, nous autres zardushi : on n’a cessé de nous railler, de nous disperser, voire de nous contraindre à l’exil. Un peuple qui se targue de posséder la première vraie religion tient à affirmer qu’elle lui est venue de quelque révélation exclusive... Il n’accepte pas aisément qu’on vienne lui rappeler qu’elle est simplement issue d’une autre croyance plus ancienne, pratiquée par un autre peuple.
Lorsque je rentrai au caravansérail, ce jour-là, j’étais perdu dans mes pensées. Je me disais : « L’Église n’a pas tort, au fond, d’exiger de ses adeptes la foi plutôt que la raison. Plus je me pose de questions, plus j’obtiens de réponses, et plus mes certitudes vacillent. »
Tout en marchant, je ramassai une poignée de neige sur un talus que je longeais et l’agglomérai en une boule : elle m’apparut soudain ronde et ferme, comme le sont les convictions. Pourtant, je n’avais qu’à la regarder d’assez près pour constater que sa rotondité n’était qu’une agglomération compacte de creux et d’aspérités. Et il suffisait que je la tienne en main assez longtemps pour que sa solidité se dissolve en eau. Tel est le destin de la curiosité, constatai-je : les certitudes se fragmentent et finissent par se dissoudre. Avec assez d’observation et de patience, un homme découvrirait sans doute que notre Terre, apparemment si ronde et si robuste, ne l’est peut-être pas tant que cela. Et peut-être serait-il moins fier de sa capacité à raisonner si, au bout du compte, elle le laissait sans une base fiable à laquelle se raccrocher. Et pourtant, la vérité ne constituait-elle pas une fondation plus sûre, malgré tout, que l’illusion ?
Je ne sais plus si c’était ce jour-là ou un autre, mais je rentrai au caravansérail, un soir, pour découvrir que mon père et Narine étaient de retour. Le hakim Khosro était là également, et tous trois étaient postés autour du lit du malade, parlant chacun son tour :
— ... Il n’était pas à Kaboul. Le sultan Kutb-ud-Din a maintenant une nouvelle capitale située assez loin au sud-est de là. Une cité appelée Delhi...
— Pas étonnant que vous ayez été si longs, déclara mon oncle.
— On a dû franchir d’impressionnantes montagnes, par la passe de Khaibar...
— ... puis traverser une terre nommée le Pendjab...
— ... plus exactement le Panch Ab, précisa le hakim, puisque ce terme signifie les « Cinq Fleuves ».
— ... Mais nos efforts ont été récompensés. Le sultan, comme le shah de Perse, était extrêmement désireux de faire au khakhan des offrandes en témoignage de leur fidélité à sa grandeur...
— ... et nous avons donc à présent un cheval de plus, chargé d’objets en or, d’étoffes en cachemire, de rubis...
— Mais là n’est pas l’essentiel, trancha mon père. Comment se porte notre patient Matteo ?
— Vidé ! grogna mon oncle en se grattant le coude. Après avoir craché d’un côté tout ce que je pouvais, j’ai littéralement vomi de l’autre jusqu’à mon dernier pet et ma dernière merde, pendant qu’au milieu je transpirais l’intégralité de ma sueur ! J’en ai aussi par-dessus la tête d’être transpercé de partout par des papiers ensorcelés et poudré tel un beignet frit.
— Et, au bout du compte, rien de nouveau ! constata le hakim Khosro d’un ton détaché. Mes efforts pour aider la nature n’ont hélas pas donné beaucoup de résultats. Je suis heureux de vous voir à nouveau réunis, car je ne saurais trop vous conseiller de partir d’ici et d’emmener le patient en pleine nature. Là-bas, dans les hauteurs des montagnes de l’est, où l’air est plus clair et plus pur...
— Mais plus froid, objecta mon père. Froid comme la charité, même. Croyez-vous que ce sera bon pour lui ?
— L’air froid est le plus salubre qui soit, répliqua le hakim, catégorique. J’ai pu le vérifier par l’observation, au cours d’études professionnelles. Tenez, regardez : les gens qui vivent toujours sous des climats froids, comme les Rusniaques, ont la peau d’un blanc immaculé ; ceux qui vivent sous les climats chauds, tels les Hindous, sont d’un marron sale, presque noirs. Nous autres Pashtouns, situés entre les deux, sommes ocre foncé. Croyez-m’en, n’attendez pas, emmenez vite le patient vers ces altitudes froides, propres et blanches.
Lorsque j’aidai le hakim à remettre sur pied oncle Matteo puis à ôter les peaux de chèvre pour qu’il puisse se rhabiller pour la première fois depuis de longues semaines, nous fumes effarés de voir à quel point il avait maigri. Dans ses vêtements désormais bien trop amples, il semblait être devenu encore plus grand qu’auparavant, lorsque sa forte carrure tendait ses coutures à craquer ; son teint jadis rubicond était maintenant effroyablement pâle, ses membres tremblaient d’être restés si longtemps inactifs. Cependant, il proclama qu’il se sentait dans une forme éblouissante, tant il était soulagé de pouvoir enfin se tenir debout. Et, un peu plus tard, dans la grande salle du caravansérail, il mugissait à l’adresse des autres dîneurs de sa voix de stentor toujours aussi tonitruante, réclamant les derniers détails sur les pistes de montagne de l’est.
Plusieurs caravaniers ne se firent pas faute de lui répondre et nous communiquèrent des détails pertinents sur la route montagneuse que nous aurions à suivre. Du moins, nous espérions que ces détails seraient pertinents. À la vérité, il ne s’en trouvait pas deux pour dire la même chose, et aucun n’était d’accord sur le nom que portaient ces fameuses montagnes qui s’élevaient à l’est.
— Ce sont les cimes de l’Himalaya, disait l’un, la Demeure des neiges. Avant de les gravir, prenez soin d’emporter avec vous une fiole de jus de pavot. En cas de cécité des neiges, quelques gouttes dans l’œil soulageront grandement la douleur.
— Ce sont les sommets du Karakorum, affirmait un autre, les montagnes Noires, les Pentes glacées. Là-bas, l’eau des torrents est toujours aussi froide, durant l’année. Gardez-vous de laisser vos chevaux s’en désaltérer sans en avoir mis à réchauffer au préalable dans un seau, ou ils seraient pris de crampes douloureuses.
— Ces hauteurs sont celles de l’Hindu Kuch, les Tueuses de l’Inde, annonçait le troisième[28]. Sur ce terrain très difficile, un cheval peut devenir rétif et presque incontrôlable. Si vous êtes confrontés à pareille situation, attachez simplement la queue du cheval à sa langue : il se calmera instantanément.
— Ce sont les monts du Pamir, affirmait un quatrième, ce qui signifie le « chemin des pics ». La seule plante que vos bêtes pourront y brouter est la bursta, la citronnelle de l’Inde, aux feuilles odorantes couleur d’ardoise. Vous ne pourrez la manquer : vos chevaux la trouveront toujours pour vous. Gorgées d’une sève huileuse, ces feuilles vous fourniront un très bon combustible. Etrangement, d’ailleurs, ce sont les plus vertes qui brûlent le mieux.
— Ces montagnes sont les Khwaja, les Maîtresses, indiquait un cinquième. Quand vous serez là-haut, vous ne sauriez perdre votre cap, même au milieu de la plus épaisse tempête. Il vous suffit de vous souvenir que le versant méridional des montagnes est dépourvu de toute végétation. Si donc vous repérez le moindre arbuste ou le plus petit buisson, vous êtes forcément sur la face nord.
— Ces massifs sont ceux des Muztagh, les Gardiens, prévenait un sixième. Priez pour les avoir entièrement traversés avant que l’été ait succédé au printemps, ou vous serez piégés par le Bad-i-sad-o-bist, le terrible vent de quatre mois.
— Pas du tout ! clamait un septième. Ces éminences sont celles du Trône de Salomon, le Takht-i-Sulaiman. Si vous êtes pris là-haut dans une tornade, vous pourrez être sûrs qu’elle est issue de l’une des cavernes toutes proches, qui sont la tanière des démons envoyés là en exil par le bon roi Salomon. Trouvez la caverne et obstruez-la de rochers, le vent tombera de lui-même.
Nous fîmes donc nos bagages, payâmes notre dû pour la pension, saluâmes ceux dont nous avions fait la connaissance et nous remîmes en route, montés sur nos quatre chevaux et en menant trois autres chargés d’un amas princier de marchandises. Nous dirigeant plein est à partir de Balkh, nous traversâmes successivement les villages de Kholm, Qonduz et Taloqan, qui semblaient n’exister que comme marchés d’échange pour les éleveurs de chevaux habitant cette région herbeuse. Tout le monde là-bas élève des chevaux, et l’on a toujours à vendre à ses voisins, à la foire du village, des étalons reproducteurs ou quelques juments poulinières. Les chevaux sont des bêtes superbes, comparables aux meilleurs pur-sang arabes, bien que n’ayant pas une tête aussi fine. Chacun affirme, bien sûr, que son troupeau descend en droite ligne du destrier d’Alexandre, le fougueux Bucéphale, revendication d’autant plus ridicule qu’elle est universelle. Quoi qu’il en soit, aucun n’a jamais arboré l’incroyable queue de paon que prêtaient à sa monture les enluminures du Roman d’Alexandre, devant lequel j’avais rêvé de longues heures durant ma jeunesse.
En cette saison, toutes les étendues herbeuses étaient recouvertes de neige, ce qui nous empêcha de constater la raréfaction progressive de la végétation à mesure que nous avancions vers l’est. Mais nous en étions malgré tout conscients, car le sol sous la neige devint caillouteux, puis rocailleux, et les villages peu à peu s’espacèrent jusqu’à disparaître complètement, pour ne laisser place de temps à autre qu’à un hypothétique caravansérail posé dans le décor de façon quelque peu insolite. Lorsque nous eûmes passé l’ultime bourgade, un amas de huttes de pierre du nom de Keshem, nous dûmes, dès que nous eûmes atteint les premiers contreforts montagneux, camper trois nuits sur quatre à la belle étoile. Ces bivouacs glacés dans la neige et le vent tourbillonnant, sous le seul abri de la tente et de nos chapons, avec pour toute nourriture nos rations salées ou séchées, n’avaient rien d’idyllique.
Nous avions craint pour oncle Matteo les rigueurs du climat. En fait, il fut le seul à ne pas s’en plaindre, même quand nous autres bien-portants nous lamentions. Il maintenait au contraire qu’il se sentait bien mieux dans cet air vif, comme l’avait prédit le hakim Khosro. Sa toux avait diminué, et il ne crachait presque plus de sang. Il nous laissait certes prendre en charge les besognes les plus pénibles, mais ne nous obligeait pas à raccourcir nos étapes et, chaque jour, il se tenait bien ferme en selle ou marchait à côté de son cheval sur les portions les plus rudes, comme n’importe lequel d’entre nous. Du reste, au bout d’un certain temps sur ces pistes difficiles, réduits à ne subsister que de nos maigres rations, nous étions tous devenus aussi émaciés qu’oncle Matteo et peu enclins à nous dépenser. Seul Narine conservait sa bedaine, mais elle semblait maintenant comme désolidarisée de sa silhouette, tel un melon qu’il aurait transporté sous ses vêtements.
Lorsque nous arrivâmes à la rivière Ab-e-Panj, nous suivîmes sa large vallée qui remontait vers l’est et commençâmes à monter insensiblement, gagnant de l’altitude à chaque pas. Quand on pense à une vallée, on se figure généralement une dépression dans le sol, mais celle-ci était large de plusieurs farsakh et n’était encaissée que par rapport aux massifs cyclopéens qui l’entouraient au loin, de part et d’autre. Située dans n’importe quel autre point du globe, la vallée n’aurait pas été en surface du sol, mais largement au-dessus, très haut dans les nuages, hors d’atteinte des yeux des mortels et aussi intouchable que le paradis. Non qu’elle lui ressemblât si peu que ce fut, je me hâte de le dire, étant sans doute aussi froide, rude et inhospitalière que les deux peuvent être parfumés, doux et accueillants.
Le paysage ne variait pas beaucoup : une large vallée couverte de rochers jetés en vrac et de broussailles, le tout capitonné de mamelons ouatés de neige, de blancs torrents de montagne courant à sa surface, et, plus loin, s’élevant des deux côtés, les dents acérées des montagnes. Rien ne changeait dans ce paysage, si ce n’est la lumière qui passait de la teinte pêche dorée de l’aurore aux tons de roses enflammés des couchers de soleil. Entre les deux, les ciels étaient si bleus qu’ils viraient au pourpre, sauf lorsqu’un toit de nuages gris laineux et humides venait lessiver la neige et la faire fondre en filets argentés.
Le sol était partout inégal, encombré d’un fouillis de cailloux, de rochers et de talus qu’il nous fallait franchir, non sans contorsions parfois, ou contourner avec la plus grande précaution. Hormis ces inégalités de terrain, notre ascension, pourtant continue, demeurait insensible, et nous aurions presque pu nous croire encore en plaine. Chaque soir, en effet, lorsque nous nous arrêtions pour établir notre campement, les montagnes se dressaient devant nous, toujours aussi hautes et altières que la veille. Mais c’était juste parce que ces dernières ne cessaient de s’élever, au fil de notre ascension de cette vallée en pente. Cela donnait la même impression que lorsque vous grimpez un escalier et que la rampe reste toujours à la hauteur de votre main : si vous ne pensez pas à jeter un coup d’œil vers le bas, il vous est impossible de vous rendre compte que tout s’enfonce sous vos pas et que ce que vous avez gravi s’éloigne vraiment.
Nous avions néanmoins plusieurs moyens d’évaluer notre prise d’altitude. Le comportement de nos chevaux était par exemple éloquent. Nous autres bipèdes pouvions fort bien ne pas voir, forcés de descendre de cheval pour cheminer sur quelque tronçon accidenté, que chaque pas en avant était plus haut que le précédent, mais nos bêtes, n’ayant pas les antérieurs à la hauteur de leurs membres postérieurs, ressentaient bien la dénivellation. Aussi, les chevaux, particulièrement futés, ajoutaient subtilement une certaine lourdeur à leur lente et pénible marche afin que nous ne les pressions pas trop.
Autre indicateur de notre ascension, la rivière qui caracolait le long de la vallée. Cet Ab-e-Panj, nous avait-on dit, est l’un des contributeurs de l’Oxus, ce large fleuve qu’Alexandre a franchi tant et tant de fois, et dont il dépeint le cours dans son Roman comme ample, lent et tranquille. Cette description correspondait sans doute à des zones plus occidentales que celles où nous étions parvenus. Le cours d’eau que nous suivions n’était désormais ni large ni profond, mais courait dans la vallée telle une blanche cavalcade de chevaux sauvages, agitant mille queues et crinières étincelantes.
C’était même parfois plus une fuite précipitée qu’un cours d’eau, le bruit de ses eaux qui dévalaient en cascade étant parfois noyé dans la rumeur et le raclement grondeur des rochers chahutés, roulés et bruyamment bousculés dans son lit par le courant. À la vitesse de ses eaux, un aveugle eût sans doute évalué que la source d’une telle furie était située encore bien plus haut vers l’amont, mais il était certain qu’en cette saison, si la rivière avait dû ralentir un tant soit peu son cours tumultueux, elle aurait instantanément gelé, et l’Oxus aurait donc cessé d’exister vers l’aval. Le phénomène était évident à évaluer, puisque chaque gouttelette ou éclaboussure qui jaillissait sur un rocher se figeait aussitôt en une perle de glace bleu pâle. Sans compter que toute projection de ce genre mordait douloureusement de sa griffe gelée les flancs et les membres de nos montures, ainsi que les nôtres, cette couche glissante et translucide rendait évidemment toute marche à proximité immédiate du torrent plus dangereuse encore que la progression sur le sol couvert de neige, mais nous nous efforcions de ne pas le perdre de vue.
La raréfaction de l’air nous renseignait également sur l’altitude croissante. On m’a souvent regardé d’un air goguenard, quand on ne me riait pas carrément au nez, lorsque je décrivais ce phénomène à des gens qui n’avaient pas voyagé. Je sais parfaitement, tout comme eux, que l’air n’a pas de poids et qu’il est impalpable, sauf quand il se manifeste sous la forme du vent. Et quand ces mécréants me demandaient comment il se pouvait qu’un air sans poids puisse encore se raréfier, j’étais bien incapable de leur expliquer pourquoi ni comment ; je sais seulement que c’est possible. Au fur et à mesure que l’on progresse dans ces hauteurs, il perd de sa substance, plusieurs détails viennent le confirmer.
D’abord, pour remplir ses poumons d’air, l’homme est obligé d’inspirer plus profondément ; pas seulement à l’occasion d’un mouvement un peu plus exigeant au plan physique, mais même lorsqu’il est immobile. Lorsque je m’activais à charger une sacoche de la selle de mon cheval ou à me hisser péniblement sur un rocher posé en travers de la piste, il me fallait respirer si vite, si fort et si intensément qu’il me semblait que jamais je n’aurais assez d’air pour me soutenir. Certains sceptiques ont attribué ce fantasme à la dureté des conditions que nous endurions et à la fatigue qu’elles engendraient — Dieu sait si nous avions effectivement à combattre tout cela –, mais je maintiens pour ma part que c’est la raréfaction de l’air qui était à l’origine de ce phénomène. J’ajouterai à tout ceci que l’oncle Matteo, bien qu’obligé comme nous tous d’inspirer à fond, n’était plus aussi fréquemment et douloureusement secoué de son besoin de tousser. À l’évidence, la moindre densité de l’air des hauteurs allégeait ses poumons et limitait d’autant la force nécessaire pour l’en expulser.
Une autre preuve s’imposait. Le feu et l’air, aussi légers l’un que l’autre, sont, des quatre éléments, les plus proches, nul ne songerait à le contester. Or, à cette altitude où l’air est plus rare, le feu s’affaiblit également. Il produit une flamme bleue et étroite, non plus jaune et brillante comme à l’accoutumée. Et ce phénomène n’était pas dû au fait que nous étions contraints de faire brûler de la bursta comme combustible, car j’ai expérimenté la chose avec du papier, et il s’est consumé dans une flamme tout aussi pauvre et languide, comme exténuée. Même sur un feu de camp bien alimenté et correctement installé, il fallait plus de temps pour faire cuire une tranche de viande ou bouillir un pot à eau qu’en des terres plus basses. Cette même eau bouillante tardait d’ailleurs elle aussi à cuire ce qu’on y jetait.
En cette saison hivernale, peu de grandes caravanes s’aventuraient sur la piste, mais nous rencontrâmes quand même d’occasionnels groupes de voyageurs. C’étaient pour la plupart des chasseurs et des trappeurs qui se déplaçaient d’un endroit à l’autre dans les montagnes. L’hiver était leur saison de chasse, et, lorsque le printemps serait de retour, ils iraient porter leur provision de peaux et de fourrures pour les vendre sur le marché de quelque ville des basses terres. Leurs petits chevaux de bât hirsutes étaient chargés d’un monceau de paquets remplis de peaux de renard, de loup, de lynx, d’urial – des sortes de chèvres sauvages – et de goral – animal intermédiaire entre la gazelle et la chèvre. Ces chasseurs de fourrures nous indiquèrent que la vallée que nous étions en train de remonter s’appelait le Wakhân, ou corridor de Wakhân. Nombre de passes s’ouvrant de part et d’autre, il formait à la fois une frontière entre les terres environnantes et une voie d’accès à celles-ci. Au sud, selon eux, d’autres passes menaient aux terres du Chitral[29], de l’Hunza et du Cachemire, celles de l’est conduisant au To-Bhot, et notre voie septentrionale vers le Tadjikistan.
— Le Tadjikistan se trouve là-bas ? répéta mon père, tournant son regard vers le nord. Alors nous ne sommes plus bien loin, Matteo, de la route que nous avions prise au retour.
— C’est exact, confirma mon oncle, à la fois exténué et soulagé. Il nous suffira de traverser le Tadjikistan, puis de franchir la courte distance qui nous sépare à l’est de la ville de Kachgar, et nous serons de nouveau dans Kithai, le pays de Kubilaï.
Sur leurs chevaux de bât, les chasseurs de peaux transportaient aussi une bonne quantité de cornes qu’ils avaient prélevées sur une espèce de mouton sauvage appelé artak. N’ayant jusque-là rien vu d’autre que les fort modestes appendices des gazelles, des vaches ou des moutons domestiques, ces ramures m’impressionnèrent. Elles étaient à la racine aussi larges que ma cuisse et s’élevaient en spirale jusqu’à la pointe. Sur l’animal, elles atteignaient la taille d’un homme, mais une seule de ces cornes, étirée, l’aurait sans doute égalée à elle seule. Elles constituaient en tout cas à mes yeux des objets si admirables qu’on devait, pensais-je, les vendre comme articles d’ornement. Nullement, m’expliquèrent-ils en riant, ces cornes allaient être découpées pour fabriquer les objets les plus usuels : on y taillerait des bols, des tasses, des étriers de selle et même des fers à cheval. Ils certifiaient qu’un cheval ainsi équipé ne pouvait déraper, fut-ce sur la route la plus glissante.
(Plusieurs mois après, lorsque je découvris bien plus haut dans les montagnes ce genre d’artak en liberté dans les solitudes, je les trouvai si splendides que je déplorai qu’on les chassât à des fins aussi mercantiles. Ce à quoi mon père et mon oncle, ne voyant là qu’un commerce utile, ce qui pour eux voulait tout dire, rirent comme l’avaient fait les chasseurs et raillèrent rudement ma sentimentalité, allant jusqu’à les surnommer par dérision les « moutons de Marco ».)
Alors que nous progressions dans le Wakhân, les cimes qui s’élevaient sur les côtés demeuraient toujours aussi altières, mais, à présent, dès que la neige cessait de tomber et nous laissait contempler leurs pentes vertigineuses, celles-ci semblaient plus proches de nous. Et les rives de glace qui enserraient la rivière Ab-e-Panj paraissaient à la fois plus épaisses et plus bleues, comprimant les eaux vives du torrent en un courant encore plus impétueux, comme une métaphore visuelle de l’emprise de l’hiver sur la nature.
Ces montagnes continuèrent de border les deux côtés de notre horizon jusqu’à ce que d’autres apparaissent à leur tour en face de nous, si bien que nous fûmes bientôt encerclés de sommets titanesques, sauf dans notre dos. Il nous fallut atteindre le point le plus élevé de cette vallée pour voir soudain les averses de neige cesser, les nuages disparaître tout aussi brutalement, dévoilant ainsi à nos regards extasiés les pics blancs des montagnes et le bleu glacé du ciel qui se réfléchissaient majestueusement sur la surface d’un gigantesque lac gelé, le Chaqmaqtin. Sous les glaces de son extrémité occidentale sourdaient les eaux de l’Ab-e-Panj que nous avions suivi, aussi ce lac nous apparut-il comme sa source, et nous levions ainsi le voile sur les origines de l’Oxus. Mon père et mon oncle l’ajoutèrent sur les cartes, notre Kitab étant notoirement imprécis sur ces régions. Je ne pus guère, pour ma part, contribuer à notre localisation, l’horizon étant beaucoup trop haut et déchiqueté pour que je puisse faire usage du kamàl. Mais dès que le ciel nocturne fut suffisamment dégagé, je pus au moins confirmer, d’après la hauteur de l’étoile Polaire, que notre latitude était bien plus septentrionale que celle de Suvediye, point de départ de notre marche terrestre, sur les rives du Levant.
À l’extrémité nord-est du lac Chaqmaqtin était fixée une petite communauté du nom de Buzai Gumbad, qui se prétendait une bourgade, laquelle n’était en réalité rien d’autre qu’un vaste caravansérail aux multiples bâtiments, entouré d’une cité de tentes et de corrals qui abritaient les bêtes des caravanes qui passaient là tout l’hiver. Il paraissait évident que, les beaux jours revenus, la population tout entière de Buzai Gumbad se lèverait et quitterait le corridor de Wakhân par l’une de ses nombreuses passes. Le tenancier du caravansérail était un homme aussi jovial qu’expansif, nommé Iqbal, ce qui signifie « bonne fortune », nom fort approprié au tenancier de la seule halte possible pour les caravanes sur ce tronçon resserré de la route de la soie, qui, de ce seul fait, prospérait tant. Il était natif de la vallée du Wakhân, proclamait-il, ayant vu le jour sous le toit même de son auberge. Cependant, comme avant lui son père, son grand-père et toute la lignée des aubergistes de Buzai Gumbad, il parlait le farsi commercial et possédait, sinon par expérience du moins par ouï-dire, une assez bonne connaissance du monde situé au-delà des montagnes.
Ouvrant tout grand les bras, Iqbal nous accueillit fort chaleureusement, nous souhaitant la bienvenue dans « le Haut-Pamir, le chemin des pics et le toit du monde », avant de nous confier que ses paroles, pour extravagantes qu’elles parussent, n’avaient rien d’exagéré. Ici, affirmait-il, nous étions exactement à un farsakh, soit quatre mille mètres, au-dessus du niveau de la mer et de cités telles que Venise, Acre ou Bassora. Iqbal ne nous expliqua pas comment il pouvait connaître aussi précisément l’altitude locale. Mais, persuadé pour ma part qu’il disait vrai et voyant autour de nous les montagnes culminer encore aussi haut, je ne discuterai pas l’affirmation selon laquelle nous étions parvenus sur le toit du monde.