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Nous poursuivîmes notre descente de l’Euphrate, qui nous conduisit à traverser une contrée peu attrayante où la rivière avait creusé son lit dans le basalte : une terre noire et austère, stérile, sans herbe, sans pigeons, sans aigles. Personne ne nous avait pourchassés, pas plus les Égarés que quiconque. Bientôt, graduellement et comme pour célébrer notre délivrance du danger, le paysage se fit plus plaisant et plus hospitalier. Le terrain commença de façon perceptible à s’élever sur les berges, la rivière ne tarda pas à couler au milieu d’une large vallée verdoyante. Il y avait là des champs de cerisiers, des forêts, des pâtures et des fermes, des fleurs et des fruits. Mais les cerisiers étaient aussi hirsutes que les forêts naturelles, et les fermes tout aussi envahies de mauvaises herbes que les prés de fleurs sauvages. Tous les propriétaires de ces terres étaient partis. Les seules personnes que nous rencontrâmes dans cette vallée furent des familles nomades de bergers, des bédouins, ces hommes sans racines et sans terres qui vagabondaient là parmi les prairies herbeuses. Nulle part nous ne vîmes trace de ces habitants sédentaires qui eussent pu, par leur travail, préserver les cultures et empêcher la nature de reprendre ses droits.
— C’est là le travail des Mongols, diagnostiqua mon père. Lorsque l’ilkhan Hugalu – je veux parler du sous-khan Hugalu, le frère de notre ami Kubilaï – s’est engouffré dans cette zone et a vaincu l’Empire perse, la plupart des Persans sont tombés ou ont fui devant lui, et les survivants ne sont pas encore rentrés sur leurs terres. Mais les nomades arabes et kurdes sont comme cette herbe sur laquelle ils vivent et à la recherche de laquelle ils errent. Comme elle, ces bédouins savent ployer devant le moindre souffle de vent, de la plus douce brise au plus farouche simoun, pour se relever ensuite et continuer de progresser. Peu leur importe qui gouverne la terre, et jamais ils ne s’en préoccuperont aussi longtemps qu’elle-même existera.
Me tournant de tous côtés sur ma selle, j’embrassai du regard cette terre plus riche, plus fertile et prometteuse que toutes celles que nous avions pu voir au cours de notre voyage, et demandai :
— Qui dirige la Perse ?
— À la mort de Hulagu, son fils Abagha lui a succédé comme ilkhan. Délaissant Bagdad, il a pris pour capitale Maragheh, sise plus au nord. Bien que l’Empire perse fasse désormais partie du khanat mongol, il reste subdivisé, pour des raisons d’organisation administrative, en régions gouvernées par un shah qui a en principe prêté serment d’allégeance à l’ilkhan Abagha, lui-même vassal du khakhan Kubilaï.
J’étais impressionné. Je savais que nous étions encore à de longs mois d’une éprouvante traversée de la cité où le khan Kubilaï avait sa cour, et, ici déjà, en ces lointaines contrées occidentales de Perse, nous nous trouvions à la lisière de ses domaines. Ayant à l’école voué la plus grande admiration au Roman d’Alexandre, l’ayant étudié avec le plus vif enthousiasme, je savais que la Perse avait naguère fait partie de l’empire de ce conquérant, empire dont l’exceptionnelle envergure, justement, lui avait valu le surnom de Grand. Pourtant, les territoires qu’il avait dominés ne formaient, en regard de ceux qu’avait conquis Gengis khan, qu’une portion restreinte du monde. Or les fils de Gengis puis ses petits-fils avaient encore élargi leur emprise jusqu’à lui offrir cette invraisemblable étendue sur laquelle régnait à présent, comme khan de tous les khans, son petit-fils Kubilaï.
Je pense que ni les pharaons antiques, ni l’ambitieux Alexandre, ni même les cupides Césars romains ne se doutaient qu’il existait des terres aussi vastes, si bien qu’ils ne rêvèrent même pas de les posséder. Au regard de cette immensité, les visées et les acquisitions des actuels monarques occidentaux ne peuvent sembler que dérisoires. Le long des frontières de l’Empire mongol, l’Europe tout entière n’apparaît que comme une petite péninsule surpeuplée, les nations qui la forment, comme celles du Levant, ne semblent que de grincheuses provinces, infatuées de leur petitesse. Vue des hauteurs infinies sur lesquelles trône le khakhan, ma république de Venise native, fière de son prestige comme de sa grandeur, devait sembler aussi insignifiante que le ridicule recoin de Suvediye régi par ce cher ostikan Hampig. Si ceux qui écrivent l’Histoire jugent légitime de continuer à qualifier Alexandre de Grand, ils devraient alors reconnaître Kubilaï comme Incommensurablement Grand. Ce n’est pas à moi d’en décider. Ce que je puis dire en revanche, c’est qu’en posant le pied en Perse, je fus stupéfait de me rendre compte que moi, Marco Polo, je pénétrais dans l’empire le plus vaste qui eût jamais existé de par le monde depuis que l’homme y était apparu.
— En arrivant à Bagdad, quel que soit le nom du shah au pouvoir, nous lui montrerons la lettre de Kubilaï. Il sera contraint de nous faire bon accueil en tant qu’ambassadeurs de son lointain suzerain.
Telle était la rassurante conviction de mon père. Nous continuâmes donc notre descente le long de l’Euphrate, observant ses rives désormais porteuses de traces de civilisation. À présent, les environs étaient en effet creusés de nombreux canaux d’irrigation entrecroisés, connectés sur le cours du fleuve. Pourtant, nul homme ni animal n’actionnait les roues de bois destinées à arroser les terres environnantes : ces norias aux bacs en terre cuite articulées sur pivots demeuraient immobiles et ne puisaient ni ne déversaient le précieux liquide. En son point le plus large et le plus verdoyant, la vallée de l’Euphrate rejoint l’autre grande rivière qui coule vers le sud de cette contrée, le Djilah, également appelé le Tigre, supposé être lui aussi l’une des rivières du jardin d’Eden. Si tel est le cas, ce jardin nous parut, quand nous le vîmes, aussi désert qu’après l’éviction d’Adam et Eve.
À cet endroit de notre périple, nous obliquâmes en direction de l’est et parcourûmes les dix farsakh[24] qui nous séparaient du Tigre. Nous le franchîmes sur un pont fait de coques de bateaux vides couvertes de planches, lequel nous permit ensuite de gagner Bagdad, sur la rive orientale.
Comme dans la région environnante, la population de la cité avait fortement diminué durant le siège et la prise de la ville par les troupes de Hulagu. Mais, au cours des quinze années qui avaient suivi, la majeure partie des habitants étaient revenus et avaient réparé les dommages subis. Les marchands des villes, il faut le croire, se laissent un peu moins facilement abattre que les paysans des campagnes. Tels les bédouins, les négociants civilisés semblent vite reprendre le dessus quand ils ont eu à endurer un désastre. Pour Bagdad, l’origine des marchands devait y être pour beaucoup, car, loin des atones et passifs musulmans, il s’agissait pour l’essentiel de juifs et de chrétiens à l’énergie irrépressible, dont certains venaient de Venise, d’autres, plus nombreux encore, de Gênes.
Peut-être aussi Bagdad avait-elle rebondi parce que c’était une ville incontournable, un important carrefour de commerce, à la fois arrivée de la route de la soie venue d’Orient et débouché septentrional de la voie maritime menant aux Indes. Bien que n’étant pas à proprement parler un port, Bagdad voit passer sur le Tigre un important trafic de gros bateaux de fret qui, poussés par des perches, descendent ou remontent son cours. Ces navires relient la ville à Bassora, sur le golfe Persique, où les bateaux de haute mer des Arabes viennent accoster. Quelle qu’en fût la raison, Bagdad était, quand nous la trouvâmes, la même qu’avant l’arrivée des Mongols : une base de commerce vitale, riche et active.
Il y avait dans cette activité fourmillante quelque chose de beau. De toutes les cités orientales que j’avais pu voir, Bagdad était celle qui me rappelait le plus Venise. Les rives du Tigre étaient aussi populeuses, bruyantes, odorantes et jonchées d’ordures que la Riva de Venise, bien que les navires d’ici, tous fabriqués par des Arabes, n’eussent rien de comparable avec les nôtres. Construits entièrement sans chevilles, sans clous ni attache métallique d’aucune sorte, ces bateaux étaient d’une qualité sujette à caution dans l’optique d’une navigation en haute mer, puisque les planches de leur coque étaient cousues entre elles à l’aide de cordes ou d’une fibre grossière. En guise de traitement d’étanchéité, jointures et interstices, au lieu d’être calfatés au goudron, n’étaient obturés que de lard de poisson. Même le plus gros de ces bateaux n’avait pour se diriger qu’une seule barre de gouvernail, et sa position, articulée à mi-poupe, n’en facilitait pas la maniabilité. Ils souffraient également du manque de soin avec lequel était entreposée leur cargaison. Après avoir rempli la cale des marchandises habituelles (dattes, autres fruits ou grains), les marins arabes chargeaient des troupeaux sur le pont supérieur. Il s’agissait le plus souvent de magnifiques pur-sang arabes qui, bien que splendides, n’en font pas moins leurs besoins comme tous les chevaux, et ces excréments, en s’infiltrant, suintaient au goutte à goutte sur les denrées comestibles entreposées sur les ponts inférieurs.
Même si Bagdad n’est pas, contrairement à Venise, sillonnée de canaux, ses rues sont constamment arrosées afin d’éviter la dispersion de la poussière, et l’odeur d’humidité qui s’en dégageait me rappelait ma ville natale. De plus, la ville dispose de nombreuses places semblables à celles de Venise. Certaines sont des marchés, des bazars, mais la plupart, dévolues aux espaces verts, forment autant de jardins publics dont raffolent les Persans. (J’appris d’ailleurs que le mot farsi qui signifie « jardin », pairi-daeza, avait donné le « paradis » de notre Bible.) Ces jardins publics sont agrémentés de bancs où les promeneurs se reposent. Ils sont parsemés de petits ruisseaux, et beaucoup d’oiseaux y résident parmi les arbres, les arbustes, les plantes odoriférantes et des fleurs éclatantes. Ces dernières sont surtout des roses : les Persans les aiment passionnément, au point de désigner toutes les fleurs du nom farsi de gui, alors que ce mot signifie « rose », à l’origine. De la même façon, les palais de la noblesse et les grandes demeures des marchands les plus riches sont bâtis autour de jardins privatifs aussi vastes que des parcs publics et aussi riches de fleurs et d’oiseaux que des paradis terrestres.
Je suppose que je m’étais figuré que les mots « musulman » et « Arabe » étaient interchangeables, par conséquent que toute communauté musulmane – je veux dire en matière de crasse, de populace, de mendicité et de puanteur – devait forcément ressembler aux villes et aux villages arabes que j’avais pu visiter jusque-là. Aussi fus-je agréablement surpris de constater que les Persans, bien que musulmans, ont un goût nettement plus prononcé pour la propreté, que ce soit celle des bâtiments, des rues, des vêtements ou même l’hygiène du corps. Tout ceci, joint à l’abondance de fleurs et à la relative rareté des mendiants (sauf sur les rives du fleuve et dans les bazars), faisait de Bagdad une cité fort plaisante, à l’odeur agréable.
Bien que l’architecture de la ville fût essentiellement de style oriental, elle n’était cependant pas totalement étrangère à mes yeux d’Occidental. J’y vis en effet un grand nombre de pierres sculptées de ces filigranes de dentelle nommés « arabesques », dont Venise a orné les façades de certaines de ses habitations. Comme Bagdad était demeurée musulmane – les conquérants mongols ne cherchant pas, comme cela se pratique le plus souvent, à imposer de religion ou à changer celle en usage –, elle était constellée de ces temples masjid qui servent de lieux de culte, dont les immenses dômes ne sont pas très différents de ceux de la basilique Saint-Marc ou d’autres églises de Venise. Les minarets rappelaient nos campaniles, hormis leur forme plus arrondie qu’anguleuse et leurs petits balcons situés au sommet, d’où les muezzin appelaient à la prière à des heures déterminées.
Les muezzin de Bagdad étaient tous aveugles. Intrigué, je voulus savoir s’il fallait l’être pour occuper le poste, s’il s’agissait là d’une obligation prévue par l’islam. On me répondit que ce n’était pas le cas, cette spécificité répondant tout simplement à deux raisons fort pragmatiques. La première était que ces non-voyants, ne pouvant occuper la plupart des autres emplois, étaient heureux d’exercer cette fonction et n’exigeaient point trop forte rétribution. La seconde, c’est qu’ils ne risquaient pas de pécher par curiosité malsaine en profitant de leur position surélevée pour jeter des regards impurs sur quelque décente femme montée sur son toit qui aurait ôté son voile – voire bien davantage – afin de prendre un bain de soleil.
A l’intérieur, toutefois, les temples masjid se distinguent de façon notable de nos églises chrétiennes. Nulle part vous n’y trouverez en effet de statues, de peintures, ni d’icônes figuratives. Bien que l’islam reconnaisse, pour autant que je sache, à peu près autant de saints, d’anges et de prophètes que le christianisme, cette religion interdit la représentation de toute créature vivante ou ayant vécu. Les musulmans pensent qu’Allah, comme notre Dieu, est le créateur de toute vie. Mais, contrairement à nous autres chrétiens, ils estiment que toute création, fût-elle sous forme d’une peinture, d’une sculpture sur bois ou de pierre, doit être à jamais réservée à Allah. Leur Coran est formel : si, au jour du Jugement dernier, on demande à celui qui a fabriqué une telle représentation de la ramener à la vie et qu’il n’y parvient pas – ce qui est fort probable –, il sera voué à l’enfer pour le punir de son impudence à avoir voulu créer la vie. C’est pourquoi, bien qu’un masjid, qu’il soit palais ou simple maison, fût en général fort richement orné, il ne l’est jamais de ce type d’image. On utilise plutôt un canevas de couleurs et d’arabesques entrecroisées, souvent composé de caractères filiformes de l’écriture arabe qui reprennent telle phrase ou verset du Coran.
Je fus particulièrement frappé par un certain type de décoration que je rencontrai à l’intérieur de presque tous les édifices de Bagdad, publics ou privés. C’est dans cette ville que je la vis pour la première fois, mais j’eus ensuite le loisir de l’admirer à travers toute la Perse et dans la majeure partie de l’Orient, dans les palais, les maisons ou les temples que je visitai. Il me semble qu’elle pourrait avantageusement être adoptée où que ce soit, par n’importe quel amateur de jardin. Et, franchement, existe-t-il beaucoup de personnes dont ce ne soit pas le cas ?
La parure en question permet, telle qu’elle se présente, de cultiver un jardin d’intérieur qui ne nécessite pas le moindre entretien, ni désherbage ni arrosage. Appelée en Perse qali, c’est une sorte de carpette ou de tapisserie faite pour être déposée au sol ou pendue contre un mur, qui ne ressemble à rien de ce que nous connaissons en Occident. Riche de toute la gamme de couleurs que présente une nature luxuriante, le qali montre une multitude de fleurs, de vignes, de treilles et de feuilles – tout ce qu’on trouverait dans un jardin, mais agencé de la façon la plus agréable à l’œil. Afin de se soumettre à l’interdiction formelle du Coran de représenter une créature vivante, aucune des fleurs visibles sur ces œuvres n’existe en réalité dans la nature. La première fois que je vis un qali, j’eus l’impression que le décor était peint ou brodé. Mais un examen plus attentif me révéla qu’il était entièrement tissé dans la trame. Je fus littéralement émerveillé qu’un tapissier pût composer des motifs imaginaires aussi extravagants à l’aide de simples fibres de coton teintes, et ce n’est que plus tard que j’appris la merveilleuse technique utilisée pour ce faire.
Mais je me suis déjà bien trop éloigné de mon récit.
Notre petit trio fît franchir à ses cinq chevaux l’ondulant et instable pont de bateaux qui enjambait le Tigre. Sur les quais de Bagdad grouillants d’hommes au teint, aux vêtements et au langage fort variés, nous nous adressâmes au premier qui fût habillé à l’occidentale. C’était un Génois, mais, il faut le souligner, en Orient, tous les Occidentaux échangent de façon assez conviviale. Même les Vénitiens et les Génois, traditionnels rivaux économiques dont les deux républiques s’opposèrent si souvent dans des guerres navales. Le marchand génois nous donna très aimablement le nom du shah en exercice (en l’occurrence, le shahinshah Zaman Mirza), puis il nous indiqua la direction de son palais, situé « dans le quartier royal de Khark, exclusivement réservé à la résidence de Sa Majesté ».
Nous chevauchâmes jusque-là, trouvâmes le palais entouré d’un jardin protégé d’une grille et nous présentâmes aux gardes qui en défendaient l’entrée. Ceux-ci portaient des casques qui semblaient d’or massif – mais c’était impossible, leur poids eût été excessif – et qui, même s’ils n’étaient que de bois ou de cuir plaqué d’or, n’en étaient pas moins des objets de grande valeur. Ils ne pouvaient manquer d’attirer l’attention, étant conçus en effet pour donner l’impression que ceux qui les portaient avaient de brillants cheveux blonds et bouclés, avec des favoris de même teinte. L’un des gardes franchit la grille du jardin et se dirigea vers le palais. Lorsqu’il en revint et nous fit signe, un autre gardien prit en charge nos chevaux, et nous entrâmes.
Nous fumes conduits jusqu’à une pièce dont sols et murs étaient tendus de somptueux qali, dans laquelle le shahinshah était mi-assis mi-couché sur un divan aux couleurs vives qui présentait une montagne de coussins d’exquise facture. Son habit n’était pas particulièrement voyant, puisqu’il était uniformément marron clair, du turban jusqu’aux babouches en passant par sa tunique. C’est en Perse la couleur du deuil : en mémoire de son empire perdu, le shah ne portait désormais plus que cette couleur. Nous ne fumes pas peu surpris de trouver, dans cet intérieur pourtant musulman, une femme installée sur les coussins à ses côtés ; deux autres se trouvaient également dans la pièce. Nous lui rendîmes d’abord longuement les profonds hommages et révérences dus à son rang, après quoi, toujours incliné, mon père présenta en farsi au shah nos respectueuses salutations, puis éleva vers lui des deux mains la lettre de Kubilaï khan. Le shah la saisit et en lut à voix haute les premières lignes :
— » O vous, Sérénissimes, très Puissants, très Hauts, Nobles, Illustres, Honorables, ainsi que Sages et Prudents Empereurs, Ilkhans, Shahs, Seigneurs, Princes, Ducs, Comtes, Barons et Chevaliers, ainsi que vous, Magistrats, Officiers, Juges de Paix et Régents de toutes nos bonnes villes et places, ecclésiastiques comme séculières, vous qui verrez ces lettres ou vous les ferez lire... »
Lorsqu’il eut scandé le document dans son entier, le shahinshah nous souhaita la bienvenue, nous gratifiant l’un après l’autre de l’appellation de Mirza Polo. Cela ne manqua pas de me surprendre quelque peu, ayant cru comprendre que Mirza était l’un de ses noms à lui. Mais je ne tardai pas à saisir qu’il usait de ce mot comme d’un titre honorifique, à la façon du cheikh des Arabes. Je sus bientôt que Mirza mis devant un nom équivalait à notre « messire » de Venise, mais que, placé derrière, il désignait la dignité royale. Le nom de notre shah était tout simplement Zaman, son titre de shahinshah avait pour signification le « shah de tous les shahs », et il nous présenta la dame assise à ses côtés, qui n’était autre que la shahryar, sa première épouse royale, sous son nom de Zahd.
Ce fut à peu près tout ce qu’il réussit à placer ce jour-là car, dès qu’elle eut été officiellement invitée à se joindre à notre conversation, la shahryar Zahd allait se révéler intarissable et presque impossible à faire taire. Après avoir interrompu son mari, elle lui confisqua pour ainsi dire la parole et commença par nous souhaiter à son tour la bienvenue en Perse, à Bagdad et dans leur modeste demeure. Après quoi elle renvoya à la grille d’entrée le garde qui nous avait accompagnés et fit résonner un petit gong pour mander la venue du majordome du palais, lequel portait le titre, nous indiqua-t-elle, de wazir. Elle lui demanda de veiller à nous attribuer des domestiques, ainsi qu’à faire préparer pour nous des appartements au palais. Puis elle nous présenta aux deux femmes qui se trouvaient avec elle dans la pièce, dont l’une était sa propre mère, l’autre leur fille aînée, au shah Zaman et à elle-même. Elle nous informa qu’elle se trouvait être une descendante directe de la légendaire Balkis, reine de Sabaea – ce qui était donc bien sûr le cas, également, de sa mère et de sa fille –, tout en profitant de cette occasion pour nous rappeler que la rencontre entre la reine Balkis et le pacha Suleiman était mentionnée à la fois dans la tradition islamique et dans celles du judaïsme et du christianisme – ce qui me permit de reconnaître, au vol, la reine de Saba et le roi Salomon. Elle nous signala également que la reine Balkis de Sabaea était elle-même une jinniyeh issue d’un démon nommé Eblis, lequel n’était autre que l’un des principaux djinn de Satan en personne, ce qui par voie de conséquence...
— Hum, hum, euh... Mirza Polo, hasarda le shah un peu désorienté en se tournant vers mon père, si vous nous racontiez comment votre voyage vous a conduits jusqu’ici ?
Mon père lui fit obligeamment un récit circonstancié de nos pérégrinations, mais il n’en était pas encore arrivé à la lagune de Venise que la shahryar Zahd se lança dans une description dithyrambique de quelques pièces de cristal de Murano qu’elle avait tout récemment acquises par le truchement d’un marchand vénitien dans la ville basse de Bagdad. Cela lui rappelait cette très vieille histoire persane, pourtant fort peu connue, du souffleur de verre qui, ayant eu un jour l’idée d’accoutrer un cheval d’ornements de verre, réussit à persuader un djinn de lui donner, par sa magie, l’étonnant pouvoir de voler comme un oiseau, et alors...
L’histoire était certes assez intéressante, mais cela ne la rendait pas crédible pour autant, aussi laissai-je un peu vagabonder mon attention sur les deux autres femmes qui se trouvaient alors dans la pièce. Leur seule présence dans cet entretien entre hommes – sans parler de l’irrépressible verbosité de la shahryar – prouvait assez que les Persans n’ont pas coutume de protéger, confiner ni museler leurs compagnes, comme le font les autres musulmans. Leurs yeux étaient visibles derrière un tchador diaphane qui ne leur couvrait que le haut du visage, ne dissimulant rien de leur nez, de leur bouche et de leurs joues. Le haut de leur corps était revêtu d’un corsage et d’un gilet, leurs membres inférieurs étant noyés dans de traditionnels et volumineux pai-jamah. Pour autant, ces derniers, plus fins et non superposés en multiples couches comme ceux des femmes arabes, étaient suffisamment arachnéens et translucides pour laisser discerner et apprécier aisément les moindres courbes de leurs corps.
Je ne jetai qu’un bref regard à la grand-mère âgée : ridée, osseuse, voûtée, presque chauve, mâchonnant sur sa bouche édentée des lèvres grenues, elle avait les yeux rouges et chassieux, des mamelons blanchis avachis sur des côtes apparentes. Un coup d’œil sur la vieille bique m’avait amplement suffi. Sa fille la shahryar Zahd Mirza était une très belle femme, même quand elle ne parlait pas, mais sa petite-fille, qui devait avoir à peu près mon âge, était quant à elle une créature au visage d’une stupéfiante beauté et aux formes assez remarquables. Elle portait le titre de princesse de la couronne, ou shahzrad, et se nommait Magas, ce qui signifie « phalène », à quoi il convenait d’ajouter le titre royal de Mirza. J’ai jusqu’alors omis de le préciser, les Persans n’ont pas le teint sombre et boueux des Arabes. Bien qu’ils aient tous des cheveux d’un noir de jais et que les hommes portent, comme l’oncle Matteo, une barbe du même noir intense, leur peau est aussi claire que celle des Vénitiens, et beaucoup ont des yeux de couleur moins foncée que le marron. La shahzrad Magas Mirza était en ce moment même en train de prendre ma mesure de ses yeux vert émeraude.
— À propos de chevaux, reprit le shah, rebondissant sur l’histoire du cheval ailé avant que son épouse s’en fût remémoré une nouvelle, vous devriez peut-être songer à échanger les vôtres contre des chameaux avant de quitter Bagdad. En allant vers l’est, vous allez devoir traverser le Dasht-e-Kavir, un désert aussi vaste que terrible. Jamais vos chevaux ne pourront supporter une telle...
— Les Mongols l’ont toujours fait ! coupa sa femme, péremptoire. Un Mongol se rend partout sur son cheval, et jamais il n’aurait l’idée d’enfourcher un chameau. Je vais vous raconter à quel point ils méprisent et maltraitent ces animaux. Pendant qu’ils assiégeaient cette ville, les Mongols ont capturé, je ne sais trop où, un troupeau de chameaux. Après les avoir chargés de ballots d’herbe sèche, ils y ont mis le feu et ont ensuite chassé ces pauvres bêtes à coups de pied à travers les rues de la cité. Leur pelage se consumant, ainsi que le gras de leurs bosses, ces chameaux éperdus d’agonie ont erré comme fous, et nul n’a pu les rattraper. Ils ont donc caracolé du haut en bas de nos rues, incendiant un peu tout à Bagdad, avant que le feu eût atteint leurs organes vitaux, qu’ils se furent effondrés et moururent.
— À moins que..., lança le shah à notre intention, profitant d’un répit durant lequel sa femme reprenait sa respiration, ... vous n’écourtiez grandement votre voyage en passant par la mer. Vous pourriez, en partant d’ici, vous diriger au sud-est, jusqu’à Bassora, ou même plus au sud dans le golfe, jusqu’à Ormuz, et embarquer là sur un navire en partance pour l’Inde.
— À Ormuz, reprit la shahryar Zahd, les hommes n’ont plus, à leur main droite, que le pouce et les deux doigts extérieurs. Laissez-moi vous expliquer pourquoi. La ville est depuis toujours un port puissant et soucieux de son indépendance. Aussi tous ses habitants mâles ont-ils été élevés et entraînés, dès leur plus jeune âge, à devenir de redoutables archers destinés à défendre leur cité. Quand les Mongols de Hulagu mirent le siège sous leurs murailles, l’ilkhan fit une offre aux anciens en charge de la cité. Il leur promit de respecter l’indépendance de leur commune, de ne pas la détruire et d’épargner ses archers, à condition que ceux-ci lui fussent prêtés jusqu’à ce qu’il réussît à s’emparer de Bagdad. La chose faite, affirma-t-il, il laisserait les hommes rentrer à Ormuz afin de continuer à en assurer la loyale défense. Les anciens ayant accepté la proposition, tous ces hommes, quelle que fût leur répugnance à obéir, se joignirent à Hulagu dans son siège de notre Bagdad bien-aimée qui, à la longue, finit par céder.
Elle et le shah poussèrent un profond soupir.
— Eh bien, croyez-le ou pas, poursuivit-elle, Hulagu avait été si impressionné par la valeur et les prouesses des hommes d’Ormuz qu’il les envoya tous dans le lit des femmes mongoles qui accompagnaient toujours ses armées, souhaitant ainsi fortifier sa race par l’apport génétique de cette puissance guerrière. Après quelques nuits de cette cohabitation forcée, aussitôt que l’ilkhan Hulagu estima que ces femmes avaient eu le temps d’être dûment fécondées, il tint sa promesse et permit aux archers de regagner Ormuz. Mais, avant de leur rendre la liberté, il leur fit à tous trancher l’index et le majeur afin qu’ils ne puissent plus jamais manier l’arc. Le chef mongol eut ainsi le beurre et l’argent du beurre, et cette cité, n’étant plus défendue, devint sans difficulté possession du khan.
— Ma chère, intervint le shah passablement confus, ces gentilshommes, comme vous ne l’ignorez pas, sont des émissaires du khan en personne. La lettre qu’ils m’ont présentée est un sauf-conduit rédigé par le khan Kubilaï en personne. Je doute fort qu’ils apprécient des histoires révélant une telle, euh... inconduite de la part des Mongols !
— Vous pouvez parler ici, je crois, d’atrocités pures et simples, shah Zaman, observa mon oncle avec vivacité. Nous sommes toujours vénitiens, non pas des mongols d’adoption, voués à faire leur apologie.
— Alors, je dois vous raconter, reprit la shahryar, de nouveau penchée vers l’avant, la façon épouvantable dont Hulagu a traité notre calife Al-Mustasim Billah, le plus saint homme de l’islam.
Le shah laissa échapper un autre soupir et maintint les yeux fixés sur un point éloigné de la pièce.
— Comme vous le savez peut-être, Mirza Polo, Bagdad était à l’Islam ce que Rome est à la Chrétienté, et le calife de Bagdad aux musulmans ce qu’est votre pape aux chrétiens. Aussi, lorsque Hulagu dressa le siège autour de cette ville, c’est au calife Mustasim lui-même, et non au shah Zaman, qu’il adressa la sommation de se rendre. (Elle jeta un regard méprisant à son mari.) Hulagu offrit de lever le siège si le calife acceptait d’accéder à certaines de ses demandes, parmi lesquelles la cession d’une importante quantité d’or. Le calife lui notifia fermement son refus en ces termes : « Notre or nourrit l’Islam. » Ce à quoi le shah ne trouva absolument rien à objecter.
— Qu’aurais-je bien pu dire ? riposta faiblement ce dernier, comme s’il avait déjà maintes fois répété cette réplique. L’autorité du chef spirituel s’impose toujours au chef temporel.
Sa femme poursuivit, implacable :
— Bagdad aurait pu contenir les Mongols et leurs alliés d’Ormuz, mais la disette imposée par le siège devint bientôt insoutenable. Les gens mangèrent tout ce qui était comestible, jusqu’aux rats de la ville, mais s’affaiblissaient jour après jour. Beaucoup succombèrent, et les survivants demeuraient incapables de combattre. Quand vint l’inéluctable chute de la cité, Hulagu emprisonna le calife Mustasim seul dans une pièce et le laissa souffrir encore davantage de la faim, jusqu’à ce que le saint homme se retrouvât contraint d’implorer qu’on lui donne à manger. Hulagu vint alors lui offrir de ses mains un plateau rempli de pièces d’or. Le calife gémit : « Mais personne ne peut manger de l’or... » Ce à quoi Hulagu rétorqua : « Lorsque je t’en ai demandé, tu m’as dit qu’il nourrissait l’Islam. Il a nourri ta sainte cité, n’est-ce pas ? Maintenant, prie pour qu’il te nourrisse à ton tour. » Sur ce, il fit fondre l’or et ordonna que l’on versât le métal en fusion dans la gorge du vieil homme qui mourut dans d’atroces souffrances. Mustasim fut le dernier chef spirituel d’un califat vieux de cinq cents ans, et Bagdad, aujourd’hui, n’est plus la capitale de la Perse ni celle de l’Islam.
Nous secouâmes la tête avec l’air de commisération qui convenait à la situation, ce qui encouragea la shahryar à ajouter :
— Voulez-vous savoir à quel niveau est tombé notre pouvoir ? Mon mari ici présent, le shah Zaman, naguère shahinshah de tout l’Empire perse, en est réduit à être un gardien de pigeons et un cueilleur de cerises !
— Enfin, ma chère..., souffla le shah.
— Parfaitement ! L’un des khans les moins puissants, quelque part vers l’est, nous ne l’avons jamais rencontré, a un goût très prononcé pour les cerises bien mûres. Il est aussi féru de pigeons, et ceux qu’il a élevés, d’où qu’on les lâche, reviennent toujours chez lui. Figurez-vous que nous avons à l’heure actuelle plusieurs centaines de ces rats emplumés dans un pigeonnier, à côté des étables du palais, et que chacun est équipé d’un petit sachet de soie. Mon empereur de mari doit suivre des instructions. L’été prochain, dès que nos cerisiers seront arrivés à maturité, nous sommes tenus d’en cueillir les fruits, d’en glisser un ou deux dans les sachets en question, de les attacher aux pattes des pigeons, puis de leur rendre la liberté. Comme l’oiseau Rukh[25] emportant hommes, lions et princesses, les pigeons apporteront nos cerises à notre ilkhan qui les attend. Si nous ne payons pas cet humiliant tribut, nul doute qu’il viendra depuis l’est mettre la ville à sac et la laisser à nouveau dévastée.
— Ma chère, je suis sûr que ces nobles visiteurs sont à présent fatigués de... d’avoir tant voyagé, acheva le shah, passablement épuisé lui-même.
Il fit résonner une seconde fois le gong pour mander le majordome, le wazir, et s’adressa à nous en ces termes :
— Vous avez sans doute envie de vous reposer et de vous rafraîchir. Après quoi, si vous m’en faites l’honneur, nous nous retrouverons autour du dîner.
Le wazir, un homme mélancolique entre deux âges nommé Jamshid, nous montra nos chambres, une suite de trois pièces communicantes. Celles-ci étaient richement meublées, avec des murs et des sols tapissés de qali, des fenêtres de pierre sculptée en dentelle ajourée aux fines vitres de verre et des lits moelleux garnis d’édredons et de coussins. Nos sacs avaient déjà été prélevés sur nos chevaux et déposés à l’intérieur.
— Et voici un domestique pour chacun d’entre vous, annonça le wazir Jamshid en nous présentant trois jeunes hommes aussi souples qu’imberbes. Tous trois excellent dans l’art indien de la champna, qu’ils vous offriront dès que vous serez passés au hammam.
— Ah, parfait ! fit en écho oncle Matteo, visiblement enchanté. Je crois, Nico, que nous n’avons pas savouré les bienfaits d’un bain depuis notre traversée du Tadjikistan.
Nous bénéficiâmes donc à nouveau de la purification en profondeur et du délassement de ce hammam qu’on nous avait si élégamment prescrit, où nos trois domestiques se chargèrent de nous masser. Après quoi nous nous retrouvâmes étendus nus chacun sur son lit, dans sa chambre, pour cette fameuse champna, comme l’avait appelée le wazir. Je ne savais pas du tout de quoi il s’agissait. Si je m’étais fié au nom, je me serais attendu à une exhibition de danse. Cela s’avéra un vigoureux massage, un pétrissage parfois martelé de l’intégralité du corps, plus énergique que celui pratiqué au hammam, dont la finalité n’était pas d’extraire du corps ses impuretés mais juste de lui procurer vigueur, tonus et santé.
Mon jeune valet Karim ne se priva pas de me pincer, de me pilonner et de me tordre avec entrain, ce qui me parut, au début, quelque peu douloureux. Cependant, progressivement, mes muscles, articulations et tendons, ankylosés par notre longue chevauchée, se détendirent sous cet assaut, et je ne tardai pas à me sentir empli d’aise, puis bientôt parcouru d’un frisson de vitalité. Entre autres effets, cet entrain donna soudain singulièrement vie à une partie quelque peu impertinente de ma personne, et je m’en sentis passablement gêné. C’est alors que je vis, stupéfait, Karim s’emparer soudain de mon membre et commencer à le manier d’une main qui me paraissait particulièrement experte à ce genre d’exercice.
— Je peux fort bien m’occuper de cela moi-même, lançai-je, mordant, pour peu que je le juge nécessaire.
Il haussa les épaules avec une délicate légèreté et glissa simplement :
— Qu’il en soit fait suivant les désirs de Mirza... Ses désirs sont des ordres !
Là-dessus, il se concentra sur des parties moins intimes. Il finit par cesser de me malmener et, alors que je demeurais allongé, partagé entre l’envie de m’assoupir et celle de sauter à terre pour me livrer à corps perdu à de vigoureuses performances athlétiques, il me demanda s’il lui était possible de prendre congé.
— Pour aller m’occuper de votre oncle, plaida-t-il. Un homme aussi massif que lui va requérir l’union de nos trois forces pour lui administrer la champna qu’il mérite.
Je lui en accordai bien sûr l’aimable autorisation et m’abandonnai à ma somnolence. Je pense que mon père dut également dormir longuement cet après-midi-là, mais mon oncle bénéficia sans doute, pour sa part, d’un traitement un peu plus énergique que le nôtre, car les trois jeunes gens quittaient à peine sa chambre quand Jamshid vint nous enjoindre de nous vêtir pour le repas du soir. Il nous apportait à cet effet des habits dans le plus pur style persan, parfumés à la myrrhe : le si doux et léger pai-jamah, une longue chemise serrée aux poignets, au-dessus de laquelle on enfilait une petite veste brodée, une large ceinture de tissu enserrant étroitement la taille, des babouches de soie à l’extrémité recourbée et pointue, et, au lieu de keffiehs tombants, des turbans. Mon père et mon oncle n’eurent aucune difficulté à ajuster avec soin ces derniers autour de leur tête, mais il fallut que Karim me montrât comment enrouler et fixer le mien. Lorsque nous fumes prêts, nous affichions tous une exceptionnelle prestance. Semblables à de parfaits Persans, nous avions vraiment l’air de Mirza de la plus pure noblesse.