12
Les domestiques me firent nettement meilleure figure que depuis la mort de ma mère, à croire, ma foi, qu’ils étaient heureux de me revoir. Dès que j’eus émis le vœu de prendre un bain, la femme de chambre s’empressa de me faire préparer de l’eau chaude, et maître Attilio, sur ma très respectueuse requête, accepta volontiers de me prêter son rasoir. Je me baignai (plutôt deux fois qu’une), grattai d’une main malhabile le duvet qui avait envahi mon visage, enfilai une tunique et des chausses propres, puis rejoignis mon père et mon oncle dans la pièce principale où se trouvait le poêle recouvert de tuiles.
— Maintenant, commençai-je, je veux tout savoir de vos voyages. Le moindre détail de tous les lieux que vous avez visités.
— Seigneur, on ne va pas recommencer ! grogna oncle Matteo. Depuis notre arrivée, on ne nous a pas laissé parler d’autre chose.
— Nous aurons bien l’occasion d’y revenir, Marco, tempéra mon père. Chaque chose en son temps. Parlons d’abord de tes propres aventures.
— Elles sont achevées, heureusement ! m’empressai-je de répondre. Je préférerais aborder d’autres sujets.
Mais ils n’y semblaient pas disposés. Je leur narrai donc, entièrement et franchement, tout ce qui m’était arrivé depuis l’œillade fatale, au sortir du confessionnal, qui m’avait fait tomber en arrêt devant Dona Ilaria, dans la basilique Saint-Marc. Tout, sauf bien sûr l’après-midi galante passée ensemble. Je donnai ainsi l’impression que c’était dans un pur élan de chevalerie juvénile que j’avais été mené à ma calamiteuse tentative de bravo.
Lorsque j’eus terminé, mon père émit un long soupir.
— N’importe quelle femme est capable de donner des conseils au démon... Allons, disons que tu as agi de la façon qui te semblait la meilleure. Et celui qui fait tout ce qu’il peut fait beaucoup. Mais les conséquences, il faut le reconnaître, ont été tragiques. Mon fils, j’ai été obligé de m’incliner devant l’exigence du doge de te voir t’exiler. Il aurait pu, du reste, être bien plus sévère à ton égard.
— Je sais..., reconnus-je, l’air contrit. Où vais-je aller, père ? Dois-je rechercher un pays de Cocagne ?
— Matteo et moi avons à faire à Rome. Tu nous y accompagneras.
— Passerai-je ensuite à Rome le reste de mes jours ? Je suis banni pour toujours, stipule ma sentence.
Mon oncle reprit une phrase prononcée par le vieux Mordecai :
— Les lois de Venise sont toujours assidûment respectées... l’espace d’une semaine. La perpétuité, pour un doge, se limite à sa propre vie. Une fois que Tiepolo aura achevé la sienne, son successeur pourra difficilement s’opposer à ton retour. Cela dit, ça pourrait prendre un certain temps.
Mon père intervint alors :
— Ton oncle et moi sommes porteurs d’une lettre adressée à Rome par le khakhan de Kithai...
Jamais je n’avais entendu aucun de ces mots à la rude sonorité auparavant, et je l’interrompis pour le faire remarquer.
— Le khan des khans de tous les Mongols, expliqua mon père. Peut-être as-tu entendu parler de lui comme du grand khan de ce qu’on appelle ici du nom déformé de Cathay.
Je le regardai bouche bée :
— Vous avez rencontré les Mongols ? Et vous avez survécu ?
— Rencontré, mais oui. Et pas seulement ! Nous nous sommes fait des amis parmi eux. Le plus puissant ami qui se pouvait concevoir : le khan Kubilaï, qui dirige le plus vaste empire du monde. Il nous a chargés d’une requête pour le pape Clément...
Il poursuivit son explication, mais je ne l’écoutais plus. Je continuais de le contempler avec respect et admiration, tout en songeant que cet homme, que j’avais si longtemps cru mort, était mon père et que, si ordinaire en apparence, il pouvait se prévaloir d’être à la fois le confident de khans barbares et de Saints Pères !
Il conclut :
— ... Si le pape accepte de mettre à notre disposition les cent prêtres demandés par Kubilaï, nous les mènerons vers l’Orient. Nous retournerons à Kithai.
— Quand partons-nous pour Rome ? demandai-je.
— Eh bien..., murmura pudiquement mon père.
— Dès que ton père aura épousé ta nouvelle mère, précisa mon oncle. Cela devra attendre la publication des bans.
— Oh, je ne pense pas, Matteo, glissa mon père. Dans la mesure où Fleur de Lys et moi ne sommes plus tout jeunes, veufs l’un comme l’autre, le père Nunziata nous en dispensera probablement.
— Qui est donc cette Fleur de Lys ? m’enquis-je. Et tout cela n’est-il pas un peu précipité, mon père ?
— Tu la connais, m’informa-t-il. Fiordelisa Trevan, la maîtresse de maison à trois portes d’ici, en descendant le canal.
— Oui ! C’est une femme tout à fait charmante. C’était, parmi tous nos voisins, la meilleure amie de maman.
— Si tu essaies d’insinuer ce que je crois, Marco, je te rappelle que ta mère est à présent dans sa tombe, où nulle jalousie ni envie n’existe, par définition.
— Certes, admis-je. Mais je ne pus m’empêcher d’ajouter avec une certaine impertinence : Il n’empêche que tu n’auras pas porté longtemps le deuil.
— Cela fait déjà huit ans qu’elle est morte ! Et tu voudrais que je me mette maintenant à porter le deuil pour les douze mois à venir ? Je ne suis plus assez jeune pour me claustrer une année durant, Marco. Dona Lisa n’est par ailleurs plus une gamine, tu sais.
— Lui as-tu déjà proposé le mariage, père ?
— Oui, et elle a accepté. Nous avons d’ailleurs rendez-vous dès demain chez le père Nunziata pour une entrevue préalable.
— Sait-elle que tu vas repartir sitôt après l’avoir épousée ? Mon oncle n’y tint plus :
— Mais qu’est-ce que c’est que cette inquisition, espèce de sacripant ? explosa-t-il.
Mon père fut plus patient.
— C’est justement parce que je dois repartir peu après que je me marie, Marco. Quand le diable s’en mêle, nécessité fait loi. Je suis rentré chez moi, pensant trouver ta mère toujours en vie et dirigeant la maison Polo. Elle n’était plus. Et voilà qu’à présent, par ta faute, je ne puis repartir en te confiant cette tâche. Le vieil Isidoro est un brave homme, on peut lui faire totalement confiance. Cependant, je préférerais laisser la Compagnie à quelqu’un portant notre nom, ce que fera fort bien Dona Fiordelisa, qui en a le désir et les talents. De plus, elle n’a aucun enfant susceptible de te disputer l’héritage, si c’est ce qui te tracasse.
— Pas du tout, affirmai-je. Et je repris derechef, sur un mode quelque peu éhonté : La seule chose qui me travaille, c’est l’irrespect apparent que tu manifestes à l’égard de ma propre mère, ainsi qu’à celui de Dona Trevan, d’ailleurs, en te mariant hâtivement avec cette dernière, simplement pour des raisons mercantiles. Elle doit bien se douter que tout Venise va jaser à ce sujet.
À quoi mon père réagit avec douceur, mais d’un ton convaincu :
— Je suis marchand. Elle-même est veuve de marchand. Venise est une cité marchande où personne n’ignore qu’il n’y a pas meilleure raison à tous nos actes que les intérêts mercantiles, justement. L’argent coule dans nos veines de Vénitiens comme un autre sang, et tu es Vénitien, toi aussi. Maintenant, Marco, j’ai prêté l’oreille à tes objections et je les ai rejetées. Qu’il n’en soit donc plus question. Souviens-toi, mon fils, qu’une bouche close ne dit jamais de sottises.
Je me tins donc la chose pour dite et ne revins plus sur le sujet, pour ne prononcer ni bêtises ni choses sensées. Et le jour où mon père épousa Dona Lisa, je me trouvais dans l’église de San Felice, en compagnie de mon oncle et des serviteurs des deux maisons, qu’avaient rejoints de nombreux voisins, de nobles marchands et leurs familles, tandis que le vieux père Nunziata, tout tremblotant, conduisait la messe nuptiale. Mais dès que la cérémonie fut achevée et que les époux eurent été intronisés mari et femme, lorsque mon père entreprit, accompagné de tous les invités, de mener sa nouvelle compagne vers le domicile qui allait désormais être le sien, je choisis de m’éclipser de la joyeuse procession.
Bien que je fusse somptueusement vêtu, je laissai mes pas me conduire vers mes amis des quais. Depuis que j’étais sorti de prison, je ne les avais revus qu’en de brèves et épisodiques occasions. En tant qu’ex-repris de justice, j’avais acquis aux yeux des garçons une sorte d’aura d’homme mûr et un parfum de célébrité, mais une distance s’était établie entre nous, qui n’existait pas auparavant. Ce jour-là, quoi qu’il en soit, il n’y avait que Doris sur la barge. Je la trouvai agenouillée sur le plancher de la coque, simplement vêtue d’une chemise trop courte, en train de transférer une pile de vêtements humides d’un seau d’eau dans un autre.
— Boldo et les autres ont mendié une promenade sur un chaland d’ordures en partance pour Torcello, m’expliqua-t-elle. Ils seront partis toute la journée, aussi j’en profite pour laver tous les vêtements qu’ils ne portent pas sur eux.
— Puis-je te tenir compagnie ? lui demandai-je. Et dormir cette nuit encore dans la barge ?
— Si tu le fais, tes vêtements auront besoin d’être lavés, nota-t-elle en les regardant d’un œil soucieux.
— J’ai connu des conditions bien pires, répondis-je. Et les vêtements, ça n’est pas ce qui me manque.
— Qu’es-tu en train de fuir, cette fois, Marco ?
— Mon père s’est remarié, aujourd’hui. Il me ramène donc une belle-mère à la maison, ce dont je n’avais nullement envie. J’ai déjà eu une vraie mère.
— J’ai dû en avoir une aussi, mais cela ne me gênerait pas d’avoir une belle-mère.
Elle ajouta, soupirant avec un brin d’exaspération comme une femme d’expérience :
— Parfois, j’ai l’impression que j’en suis vraiment une, pour toute cette foule d’orphelins.
— Oh, ce n’est pas que cette Dona Fiordelisa soit en elle-même une femme désagréable, continuai-je, après m’être assis dos à la coque. Mais je n’ai pas envie de passer sous le même toit que mon père sa nuit de noces.
Doris me regarda d’un air songeur, laissa ce qu’elle était en train de faire et vint s’asseoir auprès de moi.
— Très bien, me glissa-t-elle à l’oreille. Reste ici... Et faisons comme si c’était notre nuit de noces rien qu’à nous.
— Oh, Doris, tu ne vas pas recommencer ?
— Je ne vois vraiment pas pourquoi tu refuserais. J’ai pris l’habitude de me laver régulièrement maintenant, depuis que tu m’as dit qu’une dame devait le faire. Je suis bien propre de partout. Tiens, regarde !
Et avant même que j’aie pu protester, elle ôta d’un geste souple son unique vêtement. Pour être propre, il est vrai qu’elle l’était : pas le moindre poil ne garnissait son corps nu. Dona Ilaria elle-même n’était pas aussi douce ni aussi luisante. Bien sûr, il manquait à Doris les formes voluptueuses et les rondeurs des femmes plus mûres. Ses seins commençaient tout juste à enfler, leurs mamelons n’étaient encore que de petites marques d’un rose plus vif que le reste de sa peau, ses reins et ses fesses n’avaient pas ce moelleux qui caractérise la sensualité féminine.
— Tu n’es encore qu’une gamine, lâchai-je, essayant de prendre l’air désintéressé de l’homme blasé. Il te reste du chemin à parcourir pour devenir une vraie femme.
C’était la vérité. Pourtant, son immaturité même, cette candeur et la fraîcheur nubile de son corps juvénile n’étaient pas sans attraits. Les garçons ont beau être tous plus ou moins libidineux, ils sont, durant l’adolescence, plus attirés par les femmes déjà formées. Ils ne voient dans les filles de leur âge que de simples copines, des sortes de garçons manques finalement peu différents d’eux. Mais j’étais un peu plus avancé qu’eux, désormais ; je savais déjà ce qu’était une vraie femme. Elle m’avait donné le goût des duos musicaux (musique qui m’avait quelque peu manqué, depuis un certain temps), et voici qu’une petite novice semblait vouloir en jouer un morceau...
— Ce ne serait guère honorable de ma part, même si ce n’est qu’un simulacre de nuit de noces, dans la mesure où, comme je te l’ai dit, je pars pour Rome dans quelques jours à peine.
En réalité, j’étais juste en train de tenter de me convaincre moi-même.
— Ton père aussi s’en va. Cela ne l’empêche pas de se marier pour de bon.
— C’est vrai. Nous nous sommes d’ailleurs un peu accrochés à ce sujet. Je ne trouvais pas ça très convenable. Mais enfin, son épouse n’a pas l’air d’y trouver à redire.
— J’en ferais autant à sa place. Pour lors, faisons juste semblant, Marco. Et après, j’attendrai, et tu reviendras. Tu me l’as dit... quand il y aura un nouveau doge.
— Tu es ridicule, ma petite Doris, assise nue comme cela, à me parler de doges et de je ne sais quoi.
Mais elle n’avait pas du tout l’air ridicule. Elle ressemblait à l’une de ces nymphes mutines des légendes anciennes. Je fis mon possible pour trouver des arguments valables.
— Ton frère ne tarit pas d’éloges sur ta droiture, il dit sans cesse que tu es une fille bien, que jamais tu ne...
— Boldo ne sera pas de retour avant ce soir, et il ne saura jamais rien de ce qui se sera passé entre maintenant et tout à l’heure.
— Il serait absolument furieux, continuai-je, comme si je n’avais pas entendu son interruption. Nous serions obligés de nous battre à nouveau, comme la première fois, quand il m’a balancé ce poisson...
Doris fit la moue.
— Tu n’apprécies pas ma générosité à sa juste valeur. Je t’offre un plaisir, alors que ce sera pour moi une douleur.
— Une douleur ? Comment cela ?
— La première fois, c’est toujours douloureux pour une vierge. Et rarement satisfaisant. Toute fille sait cela. C’est ce que les femmes ont de tout temps affirmé.
Après un instant de réflexion, je répondis :
— Je ne vois pas pourquoi ça devrait être douloureux. Pas si c’est fait de la façon dont ma... (mais je décidai qu’il ne serait franchement pas très adroit de mentionner Dona Ilaria en un tel moment)... je veux dire, de la façon dont j’ai appris à le faire.
— Si c’est vrai, augura Doris, tu auras l’occasion de gagner l’adoration de bien des vierges, au cours de ta vie. Montre-moi donc cette façon que tu as apprise.
— On commence d’abord par... des préliminaires. Comme ceci, par exemple.
Je caressai de la main l’un de ses minuscules mamelons.
— Les tétons ? Ça chatouille, c’est tout.
— Je pense que tu ne vas pas tarder à ressentir une sensation toute différente.
Bientôt, elle concéda :
— C’est vrai, oui. Tu as raison.
— Ton téton a l’air d’aimer ça, lui aussi. Regarde, il s’érige comme s’il en demandait encore.
— Mais oui, c’est ma foi vrai !
Elle adopta tout doucement une position allongée, langoureusement étendue sur le dos, et se laissa faire. Je me couchai à ses côtés sur le pont.
— Ce qu’aime encore plus un téton, c’est lorsqu’on l’embrasse.
— Oui...
Elle étirait son corps avec volupté, tel un jeune chat.
— Et puis, on peut aussi faire ça..., glissai-je.
— Hum... ça aussi, ça chatouille.
— Tu vas voir, ça va faire mieux que chatouiller.
— Oui... c’est vrai que c’est bon. Je ressens...
— Aucune douleur, assurément !
Elle secoua la tête négativement, les yeux fermés.
— Ces gestes-là ne requièrent pas particulièrement la présence masculine. On appelle cela l’hymne du couvent, parce que les filles peuvent se le prodiguer elles-mêmes.
J’étais on ne peut plus scrupuleux, on le voit, lui donnant là l’opportunité de me renvoyer. Elle se contenta de susurrer, entre deux soupirs :
— Je n’ai aucune idée... je ne sais même pas à quoi ressemble mon corps, par là, en bas.
— Tu pourrais facilement regarder ta minette dans un miroir. Elle répondit timidement :
— Je ne connais personne qui possède un miroir.
— Eh bien, tu n’as qu’à regarder... euh, non, la sienne est vraiment trop velue, hélas. La tienne est encore nette, douce et facilement visible. Et jolie. Elle a l’air d’une... (Je me hasardai à une comparaison poétique.) Tu vois ces pâtes qui ressemblent à de petits coquillages refermés ? Celles qu’on appelle des lèvres de femme ?
— Tu me fais penser à des lèvres qu’on embrasse..., dit-elle, se parlant à elle-même comme dans un songe.
Ses yeux s’étaient à nouveau fermés, et tout son petit corps ondoyait avec lenteur.
— Qu’on embrasse, oui..., repris-je en écho.
Après quelques lentes ondulations, son corps sembla se tendre brièvement, puis se relâcha, et elle émit un doux gémissement de plaisir. Tandis que je continuais à jouer de la musique sur son intimité, elle se tordit dans d’autres fiévreuses convulsions, chaque fois plus longues, comme si elle comprenait, par la pratique, comment faire durer son plaisir. Sans cesser de lui délivrer mes attentions, mais n’utilisant que ma bouche, j’eus tout loisir d’utiliser mes mains, restées libres, pour ôter mes vêtements. Quand je fus aussi nu auprès d’elle, elle sembla apprécier d’autant plus les frémissements qui arquaient son corps et laissa vagabonder ses mains sur le mien. Je m’abandonnai alors sans contrainte, jouant sur elle l’hymne du couvent, comme Ilaria me l’avait enseigné. Lorsque Doris fut luisante de sueur, je la laissai récupérer doucement.
Sa respiration se calma progressivement, elle ouvrit les yeux, comme hébétée de l’ivresse qu’elle avait ressentie. Puis elle fronça les sourcils, en me sentant tout dur contre elle, et, prenant sans honte ma virilité de sa main, elle s’exclama avec surprise :
— Tu as fait tout cela... tu m’as donné tout ce plaisir... sans jamais...
— Non, pas encore.
— Je ne savais pas. (Elle éclata d’un rire d’allégresse.) Je ne me serais rendu compte de rien... J’étais si loin, dans les nuages ! (Me tenant toujours au creux d’une de ses mains, elle se tâta de l’autre.) Tout cela... alors que je suis encore vierge. C’est miraculeux. Est-ce donc de cette façon, Marco, que notre Sainte Vierge bénie...
— Nous sommes déjà en train de pécher, Doris, coupai-je rapidement. N’y ajoutons pas le blasphème.
— Non. Mais continuons de pécher, alors.
Nous le fîmes, et je ne tardai pas à faire gémir Doris à nouveau et à la faire se cambrer de bonheur (quelque part dans les nuages, comme elle disait) en interprétant sur elle l’hymne du couvent. Finalement, je fis ce qu’aucune nonne n’aurait pu faire, et cela se passa sans heurt et sans violence, mais au contraire avec naturel et une facilité déconcertante. Doris, moite de transpiration, glissait en douceur entre mes bras, et son intimité était plus humide encore. Aussi ne sentit-elle aucune brisure, juste une sensation légèrement plus intense que toutes celles qu’elle était en train de découvrir. Elle ouvrit des yeux débordants de plaisir quand elle l’éprouva et poussa un gémissement d’un registre sensiblement différent des précédents.
Ce fut, pour moi aussi, la découverte de sensations entièrement nouvelles. Je me sentais maintenu, enserré dans le corps de Doris comme dans un poing tendre, bien plus ajusté que dans l’intimité des deux femmes avec qui j’avais déjà couché. Malgré l’intense excitation que je ressentais en cet instant, je trouvai le moyen de me rendre compte de la bêtise de mon précepte d’ignorant, selon lequel les femmes étaient toutes les mêmes à l’intérieur de leurs parties intimes.
Durant les instants qui suivirent, nous émîmes, Doris et moi, une gamme de bruits fort variés. Le dernier qu’elle produisit, avant de cesser de bouger, fut un soupir de contentement et d’incrédulité mêlés, alors qu’elle s’exclamait : « Oh, mon Dieu ! »
— Ça n’a pas été trop douloureux, j’ai l’impression ! constatai-je en lui souriant.
Elle secoua la tête avec véhémence et sourit à son tour, radieuse.
— J’en ai souvent rêvé, tu sais ? Mais jamais je n’aurais imaginé que c’était aussi... Et jamais je n’avais entendu une femme parler de sa première fois comme d’une chose aussi... Merci, Marco.
— Je te remercie, Doris, repartis-je avec obligeance. Maintenant que tu sais la façon dont...
— Arrête. Je n’ai pas envie de refaire quoi que ce soit de ce genre avec un autre que toi.
— Bientôt, je serai parti.
— Je sais. Mais je sais aussi que tu reviendras. Et je ne referai pas cela jusqu’à ce que tu sois revenu de Rome.
En fait, je ne me rendis pas à Rome. Je n’y ai même encore jamais mis les pieds. Nous prolongeâmes nos ébats jusqu’à la tombée de la nuit, et lorsque Ubaldo, Daniele, Margarita et les autres rentrèrent de leur journée d’excursion, nous étions habillés comme il faut et nous comportions de la façon la plus irréprochable. Durant la nuit que je passai dans la barge, je dormis seul, sur la même couche de chiffons fétides que j’avais naguère utilisée. Nous fumes tous réveillés de grand matin par les braillements du crieur public dont les rondes, ce jour-là, étaient d’autant plus matinales que les nouvelles qu’il hurlait étaient inouïes. Le pape Clément IV venait de mourir à Viterbe. Le doge de Venise décrétait de ce fait un deuil et une période de prière, par respect pour l’âme de notre Très Saint-Père.
— Damnation ! beugla mon oncle, faisant sauter les livres sur la table de la vigueur de son poing martelé. Aurions-nous ramené le mauvais œil dans nos bagages, Nico ?
— D’abord le deuil du doge, maintenant celui du pape, constata tristement mon père. Sic transit gloria mundi[15]...
— Et le bruit court à Viterbe, dit notre comptable Isidoro dans le bureau duquel nous étions installés, qu’il risque fort d’y avoir, au conclave, un sacré temps mort. Il semble qu’il y ait plusieurs prétendants à la mitre pontificale, bien déterminés à ne pas céder leur place à un autre.
— Quoi qu’il en soit, nous ne pourrons attendre que l’élection survienne, murmura gravement mon oncle, me couvant d’un regard noir. Il va bien falloir que nous emmenions ce forçat hors de Venise, sous peine de tous finir en prison.
— Nous n’avons nul besoin d’attendre, assura mon père, apparemment imperturbable. Doro a rassemblé avec une louable efficacité les provisions et l’équipement dont nous aurons besoin pour notre voyage, et il ne nous manque que les cent prêtres. Je doute fort que Kubilaï se formalise qu’ils n’aient pas été choisis par le pape en personne. N’importe quel prélat pourra aussi bien s’en charger.
— À quel genre de prélat penses-tu qu’il faille nous adresser ? questionna Matteo. Si nous demandions cela au patriarche de Venise, il nous rétorquerait sans doute, à juste raison, que mettre cent prêtres à notre disposition équivaudrait à vider presque toutes les églises de la ville.
— Et il nous faudrait les acheminer sur une distance supplémentaire, songea mon père. Mieux vaudrait les trouver plus près de l’endroit où nous nous rendons.
— Pardonnez mon ignorance, intervint ma nouvelle belle-mère, Fiordelisa. Mais pourquoi diable cherchez-vous à recruter des prêtres, et en grand nombre, pour un sauvage seigneur de guerre mongol ? Ce n’est tout de même pas un chrétien, je suppose ?
— Il n’a pas de religion bien définie, Lisa, répondit mon père.
— Je m’en serais doutée.
— Mais il a justement une vertu particulière aux gens étrangers à Dieu : il est tolérant à l’égard de ce que croient les autres. En fait, il souhaite juste que ses sujets aient un choix ouvert de croyances entre lesquelles choisir. Il y a actuellement dans ses États de nombreux prêcheurs de religions païennes, mais la foi catholique n’est représentée que par les contestables et trompeurs prêtres nestoriens. Kubilaï désire que nous lui procurions un nombre décent de représentants de la véritable Église chrétienne de Rome. Naturellement, Matteo et moi aimerions accéder à sa requête... et pas seulement dans le but de propager la sainte foi. Si nous parvenons à mener cette mission à bien, nul doute que le khan nous donnera ensuite l’autorisation d’en engager d’autres éminemment plus profitables.
— Ce que Nico veut dire par là, expliqua mon oncle, c’est que nous espérons bien établir un commerce entre Venise et ces territoires de l’Orient, et donc réactiver le flot commercial de la route de la soie.
Lisa roula des yeux effarés.
— Vous voulez dire qu’il existe une route tendue de soie ?
— Plût au ciel que cela puisse être ! s’exclama mon oncle, hochant la tête. C’est au contraire une épreuve, une punition, une torture, comme aucun chemin vers le paradis ne le sera jamais. Le simple fait de l’appeler route est en soi une extravagance.
Isidoro sollicita la permission d’expliquer la chose à l’épouse de mon père :
— La piste qui mène des rivages du Levant vers l’intérieur de l’Asie porte depuis des temps très reculés le nom de route de la soie parce que la marchandise la plus coûteuse qu’on y acheminait était la soie venue de Chine. À cette époque, cette étoffe valait de l’or, et peut-être la piste en question, précieuse pour cette raison même, était-elle mieux entretenue qu’elle ne l’est aujourd’hui, et plus praticable pour le voyageur. Cette route est désormais beaucoup moins empruntée, le secret de la fabrication de la soie ayant été volé aux Chinois : on produit cette étoffe en Sicile, aujourd’hui. L’autre raison qui empêche la traversée de ces terres de l’Orient, ce sont les déprédations commises par les tribus de Huns, de Tartares, de Mongols toujours plus ou moins en maraude dans ces régions de l’Asie. Voilà pourquoi nos négociants occidentaux ont délaissé la voie terrestre pour les routes maritimes si bien connues des marins arabes.
— Si tu peux t’y rendre par la mer, pourquoi vouloir endurer les rigueurs et les dangers de la voie terrestre ? fît remarquer Lisa à mon père.
Sa réponse fut simple :
— Ces routes maritimes ne sont désormais plus ouvertes à nos vaisseaux. Les Arabes, naguère pacifiques, qui se contentaient de vivre humblement dans la paix de leur prophète, se sont mués en guerriers sarrasins qui prétendent dorénavant imposer la religion de l’Islam au monde entier. Et ils défendent leur territoire maritime avec la même fougue que la Terre sainte qu’ils possèdent actuellement.
Matteo ajouta :
— Les Sarrasins sont en vérité tout à fait disposés à commercer avec nous autres Vénitiens, ainsi qu’avec tout autre négociant chrétien, pourvu qu’ils y trouvent leur profit. S’il nous prenait l’envie d’envoyer directement vers l’Asie nos flottes de commerce, nous les priverions d’un juteux bénéfice, c’est justement ce que les corsaires sarrasins qui patrouillent constamment sur les mers qui y mènent cherchent à éviter.
Lisa eut l’air franchement choquée :
— Ce sont donc nos ennemis, et nous commerçons avec eux ?
Se contentant de hausser les épaules, Isidoro lâcha :
— Les affaires sont les affaires.
— Nos papes les premiers, pointa l’oncle Matteo, ont de tout temps négligé de faciliter le négoce avec les païens, alors même que nous avions tout intérêt à le faire. Il y aurait pourtant, pour un pape ou n’importe quel dirigeant doué d’un tant soit peu de pragmatisme, des fortunes à amasser en instaurant un commerce suivi, y compris avec les territoires d’Extrême-Orient. Nous avons vu de nos yeux la richesse de ces régions : nous savons de quoi nous parlons. Notre précédent voyage consistait principalement en une exploration, mais, cette fois, nous allons emmener de quoi commercer. Si la route de la soie est devenue un cauchemar, elle n’en est pas impraticable pour autant. Nous avons déjà traversé à deux reprises ces territoires, une fois à l’aller, une fois au retour. Nous pouvons donc parfaitement le refaire.
— Qui que soit le prochain pape, prédit mon père, il devrait accorder sa bénédiction à ce projet. Rome a longtemps craint l’invasion des Mongols en Europe, mais les derniers khans mongols semblent bien, désormais, avoir limité l’extension de leur aire d’influence à l’ouest. Rome devrait donc saisir l’opportunité qui se présente de sceller une alliance avec les Mongols contre l’Islam. Notre mission auprès du khan de tous les khans pourrait donc être de la plus extrême importance. ... tant pour les visées de notre mère l’Eglise que pour la prospérité de Venise.
— Et pour la maison Polo, conclut Fiordelisa, qui en faisait à présent partie.
— D’abord et avant tout, fit en écho Matteo. Alors, cessons de tergiverser, Nico, et allons-y tout de go. Que dirais-tu de repasser par Constantinople et de récupérer nos prêtres là-bas ?
Mon père songea un instant à la proposition, avant de répondre :
— Non. Les prêtres de là-bas, amollis par le luxe, sont devenus doux comme des eunuques. Un chat ganté n’attrape aucune souris. En revanche, des aumôniers ont accompagné les croisés, et ceux-là sont hommes à pouvoir supporter les rigueurs du voyage. Nous irons donc en Terre sainte, à Saint-Jean d’Acre, que les croisés tiennent encore fermement. Doro, y a-t-il un bateau en partance pour cette ville que nous pourrions emprunter ?
Le commis se pencha sur ses registres, tandis que, de mon côté, je courus prévenir Doris de ma nouvelle destination et lui faire mes adieux, par la même occasion, à elle comme à Venise.
Il allait s’écouler un quart de siècle avant que je les revoie, l’une comme l’autre. Bien des choses auraient alors considérablement changé, et l’âge m’étant venu, je serais moi-même un tout autre homme. Mais Venise serait toujours Venise, et, assez étrangement, la Doris que j’avais laissée demeurerait également toujours un peu la même, au fond. Sa promesse de ne plus aimer quiconque jusqu’à mon retour la préserva-t-elle, à la façon d’un charme magique, de l’outrage des ans ? Toujours est-il que, lorsque je revins de longues années plus tard, je la trouvai inchangée, éclatante de jeunesse et vibrante de beauté, au point de la reconnaître au premier coup d’œil et de tomber instantanément amoureux d’elle. Tel serait en tout cas mon sentiment.
Mais ceci est une autre histoire, que je conterai en temps utile.