11

De longues journées s’écoulèrent encore, mornes et lugubres, avant que frère Ugo franchisse de nouveau la porte basse. J’attendis d’un air las et sans illusion que, comme la fois précédente, il m’annonçât quelque chose de bien démoralisant, mais ce qu’il déclara était ahurissant :

— Votre père et son frère sont revenus à Venise !

— Quoi ? m’exclamai-je, le souffle coupé, ayant un peu de mal à comprendre le sens de ces paroles. Vous voulez dire qu’on a rapatrié leurs corps ? Pour qu’ils reposent sur leur terre natale ?

— Je veux dire qu’ils sont là ! En parfaite santé !

— Vivants ? Après presque dix années de silence ?

— Oui ! Tous ceux qui les connaissaient ont été aussi surpris que vous. À l’heure actuelle, tous les marchands, de par la ville, ne parlent plus que de cela. On raconte qu’ils ont apporté un message du fin fond de la lointaine Tartarie, à l’intention du pape de Rome. Mais, par chance pour vous, messire Marco, ils sont repassés par Venise avant de se rendre à Rome.

— En quoi serait-ce une chance ? demandai-je d’une voix mal assurée.

— Auraient-ils pu rentrer à un meilleur moment ? Ils ont déjà adressé une demande officielle pour solliciter de la Quarantia l’autorisation de vous rendre visite, ce qui n’est généralement accordé qu’au seul avocat du prévenu. Il ne serait pas impossible que votre père et votre oncle puissent obtenir à votre égard une indulgence relative. Au pire, s’ils ne pouvaient rien faire, leur seule présence au tribunal, lors de votre procès, vous procurerait au moins un soutien moral. Cela vous aiderait à marcher la tête plus haute jusqu’aux deux colonnes, le jour du supplice.

Sur cette remarque au goût saumâtre, il s’éclipsa de nouveau. Mordecai et moi spéculâmes avec animation sur ce que signifiait cette nouvelle, et ce jusque fort tard dans la nuit, longtemps après que le gardien nous eût demandé en grognant, à travers le trou de notre porte, d’éteindre la mèche de chiffon de notre maigre chandelle.

Il dut s’écouler ensuite quatre ou cinq jours encore, que je vécus dans une excitation bien légitime, lorsque la porte grinça de nouveau pour laisser le passage à un homme dont la carrure était si impressionnante qu’il eut du mal à s’introduire dans la cellule. Lorsqu’il se releva, j’eus l’impression qu’il n’allait jamais cesser de se déplier, tant il était de grande taille. À la vérité, jamais je n’avais vu d’homme aussi immense. Il était aussi chevelu que corpulent, avec ses boucles noires désordonnées et une barbe hérissée aux sombres reflets bleutés. Il baissa les yeux sur moi de son intimidante hauteur, et, lorsqu’il m’eut examiné, sa voix tonna avec une nuance de dédain :

— Eh bien ! Si ce n’est pas une pure petite merde aux allures de pâté en croûte...

Humblement, avec douceur, je glissai :

— Benvegnùo, caro pare[13].

— Je ne suis pas ton cher père, jeune crapaud ! Je suis ton oncle Matteo.

— Benvegnùo, caro zio[14]. Mon père va-t-il venir ?

— Non. Nous n’avons eu de permission que pour un seul visiteur. Et il devrait être, à l’heure actuelle, en train de pleurer ta mère.

— Oh, oui, évidemment...

— En réalité, il est déjà fort occupé à faire la cour à sa prochaine épouse.

J’en fus littéralement renversé.

— Quoi ? Comment pourrait-il faire une chose pareille ?

— Qui es-tu donc pour te permettre de désapprouver sa conduite, miteux larron à la réputation déplorable ? Le pauvre homme rentre d’un long voyage à l’étranger, pour découvrir sa femme morte et enterrée depuis longtemps, sa gouvernante volatilisée, un esclave de choix disparu lui aussi, son ami le doge décédé... et son fils unique, celui qui portait tous les espoirs de la famille, croupissant en prison, accusé du meurtre le plus déloyal de toute l’histoire de Venise !

Il m’interpella alors d’une voix si puissante que tout le monde, à l’intérieur du Volcan, dut l’entendre :

— Dis-moi la vérité ! As-tu commis ce crime ?

— Non, seigneur mon oncle, affirmai-je, accusant le coup. Mais... quel rapport entre tout cela et une nouvelle épouse ?

Mon oncle me répondit plus calmement, une once de sarcasme dans la voix :

— Ton père vouait une dévotion sans bornes à ta mère. Pour des raisons qui ne regardent que lui, il apprécie la situation d’homme marié.

— Il a choisi une bien curieuse façon de montrer à ma mère à quel point il lui était attaché, observai-je. Tout ce qu’il a fait, c’est partir et rester loin d’elle !

— Il va repartir, n’aie aucun doute là-dessus, confirma oncle Matteo, comme pour en rajouter. C’est pourquoi il lui faut quelqu’un de bon sens à qui confier les intérêts de la famille. Il n’a pas le temps d’attendre d’avoir un second fils. Il se contentera donc d’une autre femme.

— Et pourquoi aurait-il besoin d’un autre quoi que ce soit ? explosai-je, bouillant d’indignation. Il en a bien un de fils, non ?

Pour toute réponse, mon oncle garda le silence, mais il me foudroya d’un œil noir et me toisa des pieds à la tête, tout en enveloppant d’un regard explicite la sombre cellule, aussi étroite que fétide.

À nouveau ployant sous le poids de la confusion, je marmonnai, lamentable :

— J’avais espéré qu’il pourrait me faire sortir d’ici.

— Non, mon garçon, tu vas devoir t’en sortir par tes propres moyens, soutint mon oncle, et mon cœur se serra.

Mais, tout en continuant d’inspecter notre cellule, il expliqua, comme s’il pensait à voix haute :

— De toutes les catastrophes qui peuvent s’abattre sur une cité, la pire qu’ait jamais crainte Venise est sans doute le risque d’un vaste incendie. Ce désastre serait particulièrement à redouter s’il venait à menacer le palais des Doges, avec les précieuses archives qu’il renferme, ou la basilique Saint-Marc et les irremplaçables merveilles qu’elle contient. Du fait que le palais est situé juste à côté de cette prison, d’un côté, et que l’église lui est adjacente, de l’autre, les gardes d’ici, au Volcan, ont toujours pris d’infinies précautions – et j’imagine que les choses n’ont point changé – afin de garder l’œil sur la moindre flamme de chandelle.

— Ah çà, pour sûr. D’ailleurs, ils...

— Ferme-la. S’ils le font, c’est parce que si, de nuit, une telle lampe mettait le feu, disons, à ces planches de bois qui vous servent de lits, par exemple, l’alerte serait donnée en urgence, et l’on se démènerait pour tenter de l’éteindre au plus vite en y jetant des seaux d’eau. On devrait bien vite tirer de la cellule en flammes le prisonnier menacé, afin d’éteindre l’incendie. Si alors, profitant de la panique et de la fumée dégagée, ce prisonnier réussissait à gagner le couloir des Sombres Jardins, du côté de la prison qui donne sur le canal, il pourrait songer à faire coulisser la trappe de pierre qui se trouve par là dans le mur et communique avec l’extérieur. S’il réussissait à procéder de la sorte – disons, demain soir –, il aurait de grandes chances de trouver une embarcation juste dessous, prête à le récupérer.

Matteo finit par reposer les yeux sur moi. J’étais trop occupé à imaginer les possibilités qui s’offraient soudain pour répliquer quoi que ce fût, mais le vieux Mordecai prit la parole sans qu’on l’y ait invité :

— La chose a déjà été tentée, par le passé. À cause de cela, une loi stipule désormais que tout prisonnier qui se livrera à un incendie volontaire et criminel (et ce quelle que soit la faute commise avant son incarcération) sera condamné à périr par le feu. Cette sentence est de plus sans appel.

Oncle Matteo sourit d’un air sardonique.

— Merci, Mathusalem.

Se tournant vers moi, il ajouta sobrement :

— Raison de plus pour réussir l’essai du premier coup. Puis il frappa du pied la porte pour alerter le garde.

— À demain soir, neveu.

Je demeurai éveillé une bonne partie de la nuit. Non que ce genre d’évasion requît un plan bien élaboré. Ce qui me maintint éveillé, c’était tout simplement l’euphorie de m’imaginer de nouveau libre. C’est alors que le vieux Cartafilo, qui semblait endormi, se releva brusquement pour m’assener :

— J’espère que ta famille sait ce qu’elle fait. Une autre loi a prévu que l’on tiendrait responsable le plus proche parent du prisonnier fautif. Le père, lorsque c’est un fils, le mari si sa femme est détenue, le maître s’il s’agit d’un esclave. Si un prisonnier s’échappe suite à un incendie volontaire, on brûlera à sa place celui qui en est responsable.

— Mon oncle ne semble pas homme à se laisser tellement impressionner par les lois, fis-je observer non sans une certaine fierté, ni même à être angoissé à l’idée de mourir sur le bûcher. Mais, quoi qu’il en soit, Mordecai, je ne puis rien tenter sans ton accord et ta participation. Nous devons tenter cette évasion ensemble, non ? Qu’en penses-tu ?

Il se tut un long moment, puis murmura :

— Je te répondrai qu’il est peut-être préférable de mourir brutalement dévoré par les flammes que périr à petit feu de ce lent mal qu’est l’emprisonnement... De toute façon, il y a bien longtemps que j’ai enterré le dernier de mes proches.

Le soir suivant arriva donc. Lorsque le couvre-feu sonna et que les gardiens nous ordonnèrent d’éteindre notre lampe, nous nous contentâmes de dissimuler son faible éclat derrière le baquet que nous utilisions en guise de pot de chambre. Dès que le garde eut tourné les talons, je répandis toute l’huile de poisson de la chandelle sur les planches où nous dormions. Mordecai sacrifia sa robe du dessus (presque verte de moisissure, ce qui contribuerait à épaissir la fumée), et nous la posâmes en tas sous mon lit avant d’y mettre le feu à l’aide de la mèche de chiffon. Mordecai et moi attisâmes ensuite les flammes, battant frénétiquement des bras de façon à pousser la fumée à travers le trou de la porte, en criant à tue-tête : « Au feu ! Au feu ! », et bientôt des bruits de pas précipités se firent entendre dans le corridor.

À partir de cet instant, comme l’avait prévu mon oncle, la panique et l’extrême confusion régnèrent. On nous tira de notre cellule afin que des hommes puissent y pénétrer en rampant avec des baquets d’eau. La fumée s’éleva en volutes autour de notre sortie, et les gardes nous poussèrent prestement hors de leur passage. En dépit de leur nombre dans le couloir, ils ne firent pas attention à nous. À la faveur de la fumée et de l’obscurité, il nous fut aisé de dévaler le couloir et de franchir un coude au-delà duquel Mordecai m’indiqua : « Par ici ! », s’élançant devant lui avec une prestesse que l’on n’aurait pas attendue d’un homme de cet âge. Il avait fréquenté la prison assez longtemps pour en connaître les moindres recoins et me conduisit sans aucune hésitation jusqu’à ce que nous apercevions une lumière au fond d’un long corridor. Il s’arrêta alors derrière un angle, inspecta attentivement les environs, puis me fit signe de le suivre. Nous tournâmes dans un dernier couloir plus petit, éclairé de deux ou trois lampes murales mais vide.

Mordecai s’agenouilla, me demandant de l’aider, et je vis qu’une large dalle de pierre scellée dans le mur était munie d’anneaux de fer. Mordecai en saisit un, moi l’autre, et nous tirâmes de toutes nos forces la pierre qui se souleva, se révélant nettement plus mince que celles qui l’entouraient. Un air merveilleusement frais, moite et imprégné d’une odeur de sel pénétra par l’ouverture. Je me remis sur pied, pris une profonde inspiration et, l’instant d’après, frappé par derrière, je tombai au sol. Un garde, surgi de je ne sais où, hurlait à l’aide.

Il y eut un moment de confusion totale. Le garde se jeta sur moi, et nous roulâmes sur la dalle de pierre, tandis que Mordecai, couché près du trou, nous regardait bouche bée, les yeux écarquillés. Je me retrouvai tout à coup positionné au-dessus du garde et en tirai avantage. Je me tenais agenouillé de façon à faire peser tout mon corps sur sa poitrine, mes genoux écrasant ses bras écartés au sol. Pressant de mes deux mains sur sa bouche grande ouverte, je me tournai vers Mordecai et haletai :

— Je ne vais pas tenir... longtemps.

— Attends, mon gars, dit-il. Laisse-moi faire.

— Non. L’un de nous peut s’échapper. Pars, toi.

J’entendis des bruits de pas cavalcadant quelque part dans les couloirs et venant dans notre direction.

— Vite !

Péniblement, entre deux grognements douloureux, je réussis encore à lui glisser :

— Tu m’as... laissé le choix... entre les deux araignées. Vas-y !

Mordecai me gratifia d’un regard un peu incrédule et prononça lentement :

— Une telle faveur ne peut se payer que d’une faveur équivalente... et il se glissa par l’ouverture, puis disparut.

J’eus le temps d’entendre son corps tomber dans l’eau, puis je cédai et fus maîtrisé.

Je fus traîné sans ménagement le long des couloirs et littéralement jeté dans une nouvelle cellule. Elle n’avait rien de nouveau, entendons-nous bien : elle était tout aussi antique que les autres, mais différente. Equipée d’une seule planche en guise de lit, elle était close d’une porte sans aucun trou et ne disposait même pas d’un moignon de bougie en guise éclairage. Je m’assis là dans la pénombre, meurtri de douloureuses ecchymoses, et envisageai ma situation. En tentant de m’évader, j’avais compromis tout espoir de prétendre à l’innocence pour ce dont on m’avait accusé. En manquant cette évasion, je m’étais moi-même condamné au bûcher. Ma seule maigre consolation était d’avoir obtenu une cellule individuelle. Je n’avais plus de compagnon pour me voir pleurer.

Comme les gardes me privèrent longtemps de toute nourriture, y compris de l’infâme gruau de la prison, et comme je vécus dès lors dans la monotonie d’une pénombre perpétuelle, il me serait impossible de préciser depuis combien de temps je me trouvais dans la cellule lorsque quelqu’un y pénétra. C’était à nouveau le frère de Justice.

— Je suppose que le droit de visite de mon oncle a été supprimé, demandai-je, sans illusion.

— Je doute qu’il ait lui-même envie de revenir, me répondit frère Ugo. Je suppose qu’en repêchant en lieu et place de son neveu un vieux juif tout mouillé, il a dû proférer quelques jurons impies et bien carabinés.

— Et comme je n’aurai désormais plus aucun besoin d’un avocat, je suppose que vous n’êtes venu ici que pour me procurer un ultime réconfort.

— Je vous apporte des nouvelles qui devraient, dans une certaine mesure, vous réconforter, en effet. Le Conseil a élu ce matin un nouveau doge.

— Ah, je vois. Ils avaient différé l’élection jusqu’à ce qu’ils tiennent l’assassin de celui qui aurait dû le devenir. Et ils m’ont, à présent. En quoi avez-vous pu croire que cela pourrait me réconforter ?

— Vous l’avez peut-être oublié, mais votre père et votre oncle font partie du Conseil. Or il se trouve que, depuis leur miraculeux retour après leur longue absence, ils sont devenus les membres les plus populaires de la communauté des marchands. Ils ont donc pu exercer, au cours de cette élection, une influence non négligeable sur les votes de tous les nobles commerçants. Un candidat du nom de Lorenzo Tiepolo, qui convoitait ardemment le titre de doge, s’est arrangé pour obtenir le vote marchand en promettant une faveur à l’égard de votre père et de votre oncle.

— Une faveur de quel ordre ? m’enquis-je, n’osant même plus espérer de nouveau.

— Il est de tradition que le nouveau doge, lorsqu’il entre en fonction, prononce une amnistie. Le Sérénissime Tiepolo serait prêt à pardonner votre félonne tentative d’incendie, laquelle a permis l’évasion du sieur Mordecai Cartafilo.

— Je ne serai donc pas brûlé comme un incendiaire, commentai-je. Je me contenterai d’avoir la main coupée et d’être décapité pour assassinat.

— Non, pas du tout. Vous avez raison de penser qu’ils tiennent l’assassin, mais tort de croire qu’ils pensent que c’est vous. Un autre homme a confessé avoir commis ce meurtre.

Heureusement que la cellule était petite, car je serais tombé à la renverse. Je me contentai donc de chanceler et m’affaissai contre le mur.

Le frère continua, avec une lenteur insupportable :

— Ne vous ai-je pas annoncé que je vous apportais des nouvelles réconfortantes ? Vous avez de meilleurs avocats que vous ne le croyez, et ils se sont bien affairés pour vous. Le juif que vous avez libéré ne s’est pas contenté de prendre le large en bateau pour une terre lointaine, comme on aurait pu s’y attendre. Il n’a même pas cherché à se dissimuler dans le dédale des petites rues du quartier juif. Plutôt que cela, il est allé rendre visite à un prêtre (pas un rabbin, mais un prêtre chrétien), l’un des ecclésiastiques de second rang à Saint-Marc.

— J’ai tenté d’attirer votre attention sur ce prêtre, m’écriai-je.

— Eh bien oui, il semble en effet que ce prêtre ait été l’amant secret de Dona Ilaria, mais elle n’a pas tardé à lui tenir rigueur, apparemment, de l’avoir empêchée d’être la future dogaresse. Quand il s’est vu repoussé, il a conçu un immense remords d’avoir perpétré ce lâche assassinat dont il ne pouvait finalement tirer aucun bénéfice. Bien sûr, il aurait pu se taire et garder à jamais cette affaire entre Dieu et lui-même. C’est alors que Mordecai Cartafilo est entré en jeu. Il semble que le juif lui ait parlé de certains papiers fort explicites qu’il détenait. Il n’a même pas eu besoin de les lui montrer, les mentionner a suffi à transformer les remords secrets du prêtre en vrai repentir, et, dans le secret du confessionnal, il est allé avouer toute l’affaire à ses supérieurs. Il se trouve à l’heure qu’il est assigné à résidence dans les appartements de la maison canoniale. Dona Ilaria, qui est quant à elle considérée comme complice de ce crime, a également été consignée chez elle sous bonne garde.

— Que va-t-il se passer, à présent ?

— Tous doivent attendre que le nouveau doge entre en fonction. Il est fort probable que Lorenzo Tiepolo tente d’éviter que son début de règne ne soit marqué du sceau du scandale. En effet, les personnes impliquées ici sont autrement plus importantes qu’un simple enfant jouant à l’apprenti bravo. La veuve de l’ex-prétendant au trône du doge, un prêtre de la basilique Saint-Marc... On peut penser que le nouveau doge va tout faire pour minimiser les remous. Il essaiera de faire juger le prêtre par un tribunal ecclésiastique plutôt que par la Quarantia, et je parierais que le coupable sera finalement exilé dans quelque paroisse retirée du territoire continental de Venise. Quant à Dona Ilaria, le doge la contraindra sans doute à prendre le voile dans un couvent discret. Cette procédure a déjà un précédent : il y a bientôt un siècle, en France, une situation similaire s’était présentée, dans laquelle un prêtre et une grande dame avaient également été impliqués.

— Et que va-t-il advenir de moi ?

— Dès que le doge aura coiffé le bonnet blanc, il procédera à la proclamation des amnisties, et vous serez du nombre. Vous serez absous de la tentative d’incendie et vous avez été mis hors de cause pour l’assassinat. Vous serez donc libéré de prison.

— Libre ! haletai-je.

— À la vérité, peut-être même un peu plus libre que vous n’auriez pu le souhaiter.

— Comment cela ?

— Je vous l’ai dit, le doge va tout faire pour qu’on oublie au plus vite cette sordide affaire. S’il vous laissait tout bonnement errer à nouveau libre dans les rues de Venise, votre simple présence serait un rappel constant de ce qui s’est produit. Votre amnistie est donc conditionnelle, elle est soumise à votre bannissement. Vous êtes exilé. Vous allez devoir quitter Venise à tout jamais.

Durant les quelques jours que j’eus encore à passer en prison, je réfléchis à tout ce qui venait d’arriver. Certes, il était douloureux d’avoir à quitter Venise la Sérénissime, Venise la Ville lumière. Mais à tout prendre, cela valait certainement mieux que de finir décapité sur la piazzetta ou de rester à me morfondre dans les geôles du Volcan, où ne m’auraient attendu ni sérénité ni lumière. J’en vins presque à plaindre le sort du prêtre qui avait porté le coup fatal à ma place. Nul doute qu’en tant que jeune prêtre à la basilique il aurait pu espérer un avancement rapide dans la hiérarchie ecclésiastique, ce qui ne serait plus possible à l’issue de sa lointaine mutation aux allures d’éviction. L’exil d’Ilaria ne serait guère plus enviable, et là où elle irait, sa beauté ne lui serait plus d’une grande utilité. Mais qui sait... Elle qui avait été si prodigue de ses talents en tant que femme mariée saurait peut-être les faire valoir en tant que fiancée du Christ ? Elle aurait en tout cas de nombreuses occasions, cette fois, de fredonner le fameux hymne du couvent, comme elle l’avait appelé en ma présence. Néanmoins, si nous comparions notre sort à l’irrévocable destin qui avait frappé notre victime, nous nous en tirions relativement bien, tous les trois.

Je fus libéré de prison avec moins de cérémonie encore que lorsque j’y avais été jeté. Les gardiens vinrent déverrouiller la porte de ma cellule, me conduisirent à travers des couloirs, me firent descendre des escaliers, ouvrirent devant moi une dernière porte, et, soudain, je fus dehors. Je n’eus qu’à franchir la porte du Blé pour me retrouver au soleil sur la rive de la lagune et me sentir aussi libre que les innombrables mouettes qui tournoyaient en bord de mer. C’était, ma foi, une fort agréable sensation, mais j’avoue que je me serais senti encore mieux si j’avais eu la possibilité d’enfiler des vêtements propres avant de sortir de prison. Ayant passé toute ma détention dans la même tenue, j’empestais un mélange d’huile de poisson et de fumée, sans compter les effluves d’urine. Mes habits étaient déchirés depuis la lutte de ma tentative d’évasion, et ce qu’il en restait était aussi crasseux que chiffonné. Pour couronner le tout, une ombre de barbe était apparue sur mes joues ; même si elle n’était sans doute pas encore très voyante, elle ne faisait que contribuer à accroître ma sensation de débraillé. J’aurais rêvé, on le comprendra, de circonstances plus favorables pour la première rencontre de ma vie avec mon père. Mais lui et mon oncle étaient là, sur le quai, tous deux tirés à quatre épingles dans leurs élégantes robes de membres du Conseil, sans doute revêtues à l’occasion de l’intronisation du doge.

— Étreins ton fils ! mugit mon oncle. Embrasse ton admirable nigaud de fils, porteur du nom de notre frère et de notre saint patron ! Ne trouves-tu pas qu’il a l’air bien misérable, pour avoir déclenché un tel vacarme ?

— Mon père ? fis-je, soudain terriblement timoré, en me tournant à demi vers l’autre homme.

— Mon fils ? me répondit-il, presque aussi hésitant, mais ouvrant déjà les bras.

Je m’étais attendu à trouver quelqu’un d’encore plus impressionnant que mon oncle, mon père étant l’aîné. Mais il ne payait pas de mine à côté de son frère ; il n’était pas aussi gros et costaud, et sa voix était bien plus douce. Comme mon oncle, il portait une barbe de voyageur, mais nettement taillée. Elle n’était pas d’un inquiétant noir corbeau, mais, comme ses cheveux, d’un discret châtain clair, de la même teinte que les miens.

— Mon fils. Mon orphelin de garçon..., prononça mon père avec un authentique accent de tendresse dans la voix.

Il m’embrassa, mais me repoussa bien vite à bout de bras et, l’air gêné, ajouta :

— Tu sens toujours comme ça ?

— Non, père. J’ai été enfermé durant...

— Tu as l’air d’oublier, Nico, que nous avons affaire là à un fieffé gibier de potence, qui a nargué les piliers et crânement joué au bravo ! tonna mon oncle. Le chéri des matrones mal mariées, le surineur des coins sombres, un ardent manieur d’épée et un libérateur de juifs !

— Je vois... Allons, sourit mon père avec indulgence, il faut bien que l’oisillon déploie un peu ses ailes s’il veut pouvoir s’éloigner du nid. Viens, mon garçon, rentrons chez nous.

Marco Polo 1 - Vers l'orient
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