10
— Mordecai, se présenta-t-il. Mordecai Cartafïlo.
Et la question qu’il me posa fut la même que celle de tous les prisonniers lors de leur première rencontre :
— Pour quelle raison es-tu incarcéré ?
— Meurtre, répondis-je dans un reniflement. Et avec cela, trahison et lèse-majesté, je pense, plus d’autres méfaits encore, probablement.
— Le meurtre suffira, précisa-t-il laconiquement. Tu n’as pas à t’en faire, mon gars. Ils passeront aisément sur les autres broutilles. On ne pourra pas te punir pour cela, une fois qu’on t’aura condamné pour meurtre. Cela constituerait ce qu’ils appellent une double peine, et c’est interdit par les lois de la cité.
Je lui jetai un regard aigre :
— Vous plaisantez, vieil homme. Il haussa les épaules.
— Chacun illumine les ténèbres comme il peut.
Nous restâmes tristement assis un moment. Puis je pris la parole :
— Vous êtes ici pour usure, n’est-ce pas ?
— Nullement. Je ne suis ici que parce qu’une certaine dame m’a accusé d’usure.
— Sacrée coïncidence, dites-moi. Figurez-vous que, si je suis ici, au moins indirectement, c’est aussi par la faute d’une dame.
— Ouais. Je n’ai employé ce mot que pour qualifier son rang social. Car, en réalité, ce n’est qu’une... (il cracha par terre) une shèquesa kàrove.
— Je ne comprends pas vos termes étrangers.
— Une putain de chienne galante, éructa-t-il en guise de traduction, comme s’il crachait à nouveau. Elle m’a imploré de lui consentir un prêt, me laissant en gage quelques lettres d’amour. Puis, s’étant retrouvée dans l’impossibilité de payer et voyant que je ne lui rendrais pas ses lettres, elle a voulu s’assurer que je ne les donnerais pas à un autre.
Je secouai la tête, empli de compassion.
— Votre cas est bien triste, mais le mien est encore plus ironique. Ma dame attendait de moi un service et s’est offerte elle-même en gage. La faveur demandée fut exécutée, mais pas par moi. Je ne m’en retrouve pas moins ici, récompensé d’une façon fort différente ! Il se peut d’ailleurs que ma dame ignore que je n’y suis pour rien. N’est-ce pas ironique ?
— Hilarant, marmonna-t-il dans sa barbe.
— Oui, Ilaria ! Vous la connaissez donc ?
— Pardon ? (Il me fixa d’un regard furieux.) Votre chienne s’appelle Ilaria, vous aussi ?
Je lui rendis un regard tout aussi furieux.
— Comment osez-vous traiter ma dame de putain de chienne ? Nous cessâmes alors de nous lancer des œillades courroucées et, nous asseyant sur les lits de planches, nous entreprîmes de comparer nos expériences. Il devint hélas très vite évident que nous avions bel et bien eu affaire tous deux à la même Dona Ilaria. Je confiai au vieux Cartafilo la totalité de mon aventure, la concluant en ces termes :
— Mais vous avez mentionné des lettres d’amour. Or je n’en ai envoyé aucune.
Il répliqua alors :
— Je suis désolé d’avoir à vous l’apprendre, jeune homme... Elles n’étaient pas signées de vous.
— Vous voulez dire qu’elle aimait quelqu’un d’autre en même temps ?
— Il semblerait bien.
Je maugréai :
— Elle m’aurait donc séduit juste pour que je sois son bras armé ! Je n’ai été qu’un sacré pigeon, dans cette affaire. Je crois avoir été d’une stupidité exceptionnelle, même...
— Il semblerait bien.
— Quant au seul et unique message que j’ai rédigé, actuellement en la possession des Signori délia Notte, c’est elle en personne qui a dû le glisser dans le mouchard. Mais enfin, pourquoi se conduirait-elle de la sorte à mon égard ?
— Elle n’a plus besoin de son bravo. Son mari étant décédé, son amant est désormais disponible, tu n’es qu’un élément encombrant qu’il faut écarter.
— Mais je n’ai pas tué son mari !
— Dans ce cas, qui l’aura fait ? Sans doute son amant. T’attends-tu qu’elle aille le dénoncer, alors que tu es le coupable désigné et la garantie de son impunité ?
Je ne trouvai rien à répondre à cela. Un moment après, il demanda :
— As-tu déjà entendu parler de la lamia ?
— Lamia ? C’est une sorcière, non ?
— Pas exactement. La lamia peut prendre la forme d’une très jeune femme, très belle aussi. Elle fait cela pour pousser les jeunes gens à tomber éperdument amoureux d’elle. Lorsqu’elle en a ferré un, elle lui fait l’amour de façon si voluptueuse et si épuisante qu’il se retrouve très vite à bout de force. Dès qu’il est assez faible et incapable de se défendre, elle le dévore vivant. Ce n’est qu’un simple mythe, évidemment, mais il demeure curieusement récurrent et vivace. Je l’ai rencontré dans tous les pays que j’ai visités autour de la Méditerranée. Et j’ai beaucoup voyagé. Il est étrange de constater le nombre de peuples différents qui s’accordent à lier beauté et soif de sang.
Je réfléchis à cette observation et lâchai :
— En assistant à ta flagellation, elle souriait, vieil homme.
— Tu ne m’en vois pas surpris. Elle atteindra sans doute un sommet d’extase en te voyant livré au Viandeur.
— Au quoi ?
— C’est ainsi que les vétérans de la prison appellent le bourreau. Le Viandeur.
Je me récriai, éperdu :
— Mais je ne peux pas être exécuté ! Je suis innocent ! Je suis d’une grande famille ! Je ne devrais même pas être enfermé avec un juif !
— Oh, pardonnez-moi, Votre Noblesse. L’obscurité qui règne ici a dû affecter mon acuité. Je vous avais pris pour un banal prisonnier jeté dans le Puits du Volcan.
— Je ne suis pas banal !
— Mes excuses, une fois encore, dit-il, et il tendit la main dans l’espace situé entre nos deux lits.
Il captura prestement quelque chose sur ma tunique et considéra sa prise de plus près.
— Ce n’est qu’une puce. Une puce tout ce qu’il y a de banal.
Il l’écrasa entre ses deux doigts. Aussi banale que moi, apparemment. Je grommelai :
— En tout cas, votre acuité m’a l’air tout à fait correcte.
— Si tu es vraiment un noble, jeune Marco, tu devrais faire ce que font ici tous les prisonniers nobles. T’agiter pour réclamer une cellule individuelle, avec une fenêtre donnant sur la rue ou sur l’eau. Tu pourrais alors laisser tomber une corde et passer des messages, ou récupérer des douceurs, histoire d’améliorer ton ordinaire. Ce n’est pas autorisé, en principe, mais dans le cas de gens issus de la noblesse le règlement s’adapte.
— Tu as l’air de sous-entendre que je pourrais être ici pour longtemps.
— Non..., soupira-t-il. Pas longtemps, sans doute.
Le sens lourd de cette remarque me fit dresser les cheveux sur la tête.
— Mais enfin, je te le répète, vieux fou : je suis innocent !
Il me rétorqua alors, d’un ton brusque et empreint de colère :
— Pourquoi me serines-tu cela à moi, mauvais drôle ? C’est aux Signori délia Notte qu’il faut aller t’expliquer ! Moi aussi je suis innocent mais, tu le vois, je suis assis ici en train de pourrir pour le reste de mes jours !
— Attends ! J’ai une idée, m’exclamai-je soudain. Si nous sommes ici, c’est à cause des ruses et des mensonges de Dona Ilaria. Si nous expliquons ça tous les deux ensemble aux Gentilshommes de la Nuit, il se pourrait qu’ils envisagent la véracité de nos accusations, non ?
Mordecai secoua la tête, sceptique.
— Qui croiraient-ils, selon toi ? Elle est la veuve d’un quasi-doge. Tu es accusé de meurtre, et moi convaincu d’usure.
— Tu as peut-être raison, convins-je, désillusionné. Quel malheur que tu sois juif !
Il me jaugea d’un air qui était tout sauf bienveillant.
— Les gens passent tout leur temps à me marteler cela. Tu ne vas pas t’y mettre à ton tour ?
— Je... C’est juste que le témoignage d’un juif est naturellement suspect.
— Je l’ai souvent remarqué, oui. Je me demande bien pourquoi, d’ailleurs.
— Eh bien, mais... vous avez quand même tué notre seigneur Jésus...
Il grogna et jeta :
— Moi, oui. Sûrement !
Comme dégoûté de ma présence, il me tourna le dos et s’allongea sur sa planche, ramenant sur lui sa volumineuse robe. Face au mur, il murmura :
— Juste parlé à l’homme... deux mots seulement... Puis, selon toute vraisemblance, il s’endormit.
Après un temps aussi long que lugubre, durant lequel le trou dans la porte s’était obscurci, le loquet de cette dernière fut bruyamment ouvert, et deux gardes rampèrent à l’intérieur, traînant un grand chaudron. Le vieux Cartafilo cessa aussitôt de ronfler et s’assit avec empressement. Les gardes nous donnèrent à chacun un bol de bois et nous servirent une louche de grumeaux tièdes et gluants. Après quoi ils sortirent en claquant la porte, nous laissant une faible lampe constituée d’un verre d’huile de poisson dans lequel, en émettant beaucoup de fumée et peu de lumière, brûlait une bande de chiffon. Je considérai la nourriture d’un œil peu enthousiaste.
— Du gruau de polenta, détailla Mordecai, écopant avidement le sien à deux doigts. Une horreur, mais tu ferais mieux de l’avaler. C’est le seul repas de la journée. Tu n’auras plus rien d’autre.
— Je n’ai pas faim, dis-je. Tu peux prendre ma part, si tu veux...
Il me l’arracha presque et ingurgita les deux rations avec force bruits de bouche et de déglutition. Quand il eut ainsi fait, il s’assit et se passa la langue sur les lèvres comme s’il ne voulait pas en laisser perdre une particule, m’observa de dessous ses sourcils broussailleux et finit par demander :
— Que manges-tu d’ordinaire, au souper ?
— Oh... eh bien, par exemple, un plat de tagliatelles au persuto... arrosé d’un petit zabagiòn...
— Délicieux, railla-t-il, sardonique. Je ne sais si je peux satisfaire un sybarite aussi raffiné que toi, mais peut-être qu’une de ces petites choses te ferait plaisir.
Il se mit à fourrager dans sa robe.
— La très tolérante loi vénitienne m’autorise, même ici, en prison, à observer certains rites religieux.
Je ne vis absolument pas quel rapport cela pouvait avoir avec les biscuits blancs de forme carrée qu’il sortit et me tendit, mais je les grignotai avec reconnaissance, bien qu’ils n’eussent guère de goût, et l’en remerciai.
Le lendemain, quand vint l’heure du repas, j’avais suffisamment faim pour ne plus faire la fine bouche. J’aurais sans doute avalé le gruau de la prison juste parce que cela constituait une coupure dans la monotonie ordinaire, car nous passions tout notre temps assis à ne rien faire, à dormir sur la rude planche de bois sans matelas qui nous servait de couche ou à marcher de long en large sur les deux ou trois pas d’envergure de la cellule, tout en ayant parfois une conversation morne. Ainsi s’écoulaient les jours, tout juste identifiables par l’alternance de lumière et d’obscurité qui passait par le trou de la porte, rythmés par les trois prières quotidiennes du juif. On comprend combien l’arrivée de cette épouvantable nourriture pouvait nous égayer !
L’expérience n’était peut-être pas si terrible que cela pour Mordecai qui, pour autant que je sache, avait passé la majeure partie de son existence antérieure recroquevillé dans sa minuscule boutique de change sur la Merceria, ce qui, en termes de confinement, ne devait pas le changer beaucoup. Mais, pour moi qui avais vécu au grand air, sans entrave et libre au milieu de mes amis, me retrouver ainsi emmuré dans le Volcan, c’était un peu comme être enterré vivant. Je réalisai combien la compagnie de ce juif, dans ma prison hors du temps, était une bénédiction, même si sa conversation n’était pas toujours des plus gaie et enjouée. Un jour, je lui expliquai que j’avais vu déjà plusieurs fois administrer des châtiments corporels entre les colonnes de Marc et Todaro, mais jamais encore une exécution.
— C’est que la plupart d’entre elles sont organisées ici, à l’intérieur de ces murs, afin que même les autres prisonniers ne puissent être au courant jusqu’à ce que leurs congénères disparaissent. L’homme condamné à mort est placé dans l’une des cellules des Giardini Foschi, les Sombres Jardins, comme on les appelle, dont les fenêtres sont toutes garnies de barreaux. Le Viandeur attend avec une grande patience à l’extérieur de la cellule, jusqu’à ce que le prisonnier, en se promenant, se retrouve devant la fenêtre le dos tourné. À cet instant, le Viandeur jette entre les barreaux une cordelette qui s’enroule autour de la gorge de l’homme, puis tire un coup sec : ou le cou casse tout net, ou la victime périt étranglée. Les Sombres Jardins se situent dans ce bâtiment, du côté du canal, et ici, dans ce corridor, il y a un bloc de pierre amovible : à la nuit tombée, le corps de la victime est glissé dans cette cavité secrète, tombe dans un bateau posté là exprès pour le récupérer et est emporté à la fosse commune. L’exécution n’est rendue publique qu’une fois accomplie. On évite ainsi bien des tourments. Venise ne tient pas que l’on sache que la vieille loi du talion romaine est encore si souvent utilisée ici. De ce fait, les exécutions publiques sont rares, et plutôt réservées à ceux qui ont commis des crimes vraiment abominables.
— Quel genre de crime ? demandai-je.
— Je me souviens avoir vu un homme exécuté de la sorte pour avoir violé une nonne, et un autre pour avoir divulgué à un étranger les secrets du travail du verre de Murano. J’inclinerais assez à croire que le meurtre du futur doge entre dans cette catégorie, si c’est ce que tu te demandes.
Je déglutis.
— Qu’est-ce que... comment cela se passe-t-il lorsque l’exécution est publique ?
— Le coupable s’agenouille entre les piliers, puis il est décapité par le Viandeur. Avant cela, toutefois, le bourreau lui aura coupé les parties de son corps en rapport avec le crime. Le violeur de nonne, par exemple, avait été émasculé. Le souffleur de verre avait eu, quant à lui, la langue arrachée. Le condamné se rend aux colonnes avec la partie coupable qu’on lui a ôtée suspendue autour du cou par une corde. Dans ton cas, je suppose que ce sera seulement la main.
— Et seulement ma tête, ajoutai-je d’un ton lourd.
— Essaie de ne pas rire, conseilla Mordecai.
— Rire ? ! répliquai-je, au supplice, et à ces mots, j’éclatai en effet de rire, tant ils étaient ridicules et grotesques. Tu plaisantes à nouveau, vieil homme.
Il haussa les épaules.
— On fait ce qu’on peut.
Un jour, un événement vint rompre la monotonie de ma captivité. La porte fut déverrouillée, et un étranger rampa dans notre cellule. Cet homme, assez jeune, n’était pas vêtu d’un uniforme, mais de la cape de la Fraternité de Justice. Il se présenta sous le nom de frère Ugo.
— Déjà, attaqua-t-il sans préambule, sachez que vous êtes redevable à la prison d’État d’un considérable casermagio au titre de votre pension d’incarcération. Si vous êtes pauvre et n’avez pas les moyens de l’acquitter, la Fraternité le fera pour vous tout le temps que vous resterez enfermé. Je suis un avocat patenté et je vous représenterai de mon mieux. Je ferai passer pour vous des messages à l’extérieur, vous en apporterai s’il vous en arrive, et je puis également vous pourvoir en certaines commodités, telles que du sel pour vos repas, de l’huile pour votre lampe et autres agréments de ce genre. Je peux enfin vous obtenir (son regard glissa sur le vieux Cartafilo, et il émit un léger reniflement de dégoût) une cellule particulière.
— Je doute fort être moins malheureux ailleurs, frère Ugo. Je préfère rester dans celle-ci.
— Comme vous voudrez, répliqua-t-il. À présent, je me suis mis en relation avec la maison Polo, dont vous semblez être le propriétaire en titre, bien que vous ne soyez pas encore majeur. Si vous le souhaitez, vous pouvez fort bien payer votre casermagio avec la caisse de la Compagnie et désigner un avocat de votre choix. Il vous suffira de signer une autorisation de paiement, et tous vos frais seront ainsi automatiquement couverts.
Je répondis, hésitant :
— Ce serait une humiliation publique pour ma Compagnie, et je ne me sens pas le droit de dilapider ainsi ses fonds...
— ... pour une cause perdue, acheva-t-il pour moi, en faisant un signe d’assentiment de la tête. Je comprends parfaitement votre position.
Saisi, je tentai de me récrier :
— Je n’ai pas dit que... C’est-à-dire, j’aimerais...
— L’alternative, c’est d’accepter l’aide de la Fraternité de Justice. Pour se rembourser de ses frais, celle-ci est alors autorisée à envoyer de par les rues deux mendiants qui réclament aux citoyens l’aumône, par pitié pour le pauvre Marco P...
— Amoredèi ! m’exclamai-je. Mais c’est infiniment plus humiliant encore !
— Vous n’êtes pas obligé de vous déterminer sur-le-champ. Discutons d’abord un peu de votre cas, si vous le voulez bien. Qu’avez-vous l’intention de plaider ?
— De plaider ? répliquai-je, indigné. Je n’entends pas plaider, mais bien protester ! Je suis innocent !
Frère Ugo lança un regard réprobateur vers le juif, par-dessus mon épaule, comme s’il le soupçonnait de m’avoir déjà donné conseil. Mordecai, lui, se contenta d’afficher un scepticisme amusé.
Je poursuivis, enfonçant le clou :
— Le premier témoin que je convoquerai sera Dona Ilaria. Quand elle se verra priée de raconter notre...
— Elle ne sera pas citée à comparaître, interrompit le frère. Les Gentilshommes de la Nuit ne le permettraient pas. Cette dame, que vient de frapper un deuil douloureux, demeure à l’heure qu’il est prostrée dans sa peine.
Je pouffai de mépris :
— Vous êtes en train de me dire qu’elle pleure son mari ?
— Ecoutez..., avança-t-il, hésitant, après avoir semblé peser différents éléments, si ce n’est pas le cas, vous pouvez en tout cas être sûr qu’elle montre une extrême désolation de ne pas être devenue dogaresse de Venise.
Le vieux Cartafilo réprima un gloussement. Peut-être émis-je à mon tour un petit bruit, mais plutôt de consternation devant cet aspect des choses que je n’avais pas envisagé. Ilaria devait bouillir de désappointement, de frustration, voire de colère, en effet. Lorsqu’elle avait émis le souhait d’être débarrassée de son mari, elle n’avait jamais rêvé une seconde de l’honneur qu’on allait lui accorder et dont elle aurait bénéficié en retour. Elle s’évertuerait sans doute, désormais, à oublier toute sa responsabilité dans cette affaire et ne songerait plus qu’à se venger de cette gloire perdue, pour ce titre qu’elle ne porterait jamais. Peu importait, au fond, sur qui elle reporterait sa rage, et existait-il, en l’occurrence, meilleure cible que moi ?
— Mais, si vous êtes innocent, jeune messire Marco, repartit Ugo, qui aurait assassiné cet homme ?
— Je pense qu’il s’agit d’un prêtre.
Il me couvrit d’un long regard, avant de frapper à la porte de la cellule pour qu’on vienne lui ouvrir. Comme la porte s’ouvrait à hauteur de ses genoux, il me suggéra :
— Je vous conseille de vous choisir un autre avocat. Si vous avez l’intention d’accuser de ce crime un révérend père et si votre principal témoin est une femme animée du seul désir de vengeance, il vous faudra le talent du plus extraordinaire défenseur de la République.
Ciao.
Dès qu’il fut sorti, je fis remarquer à Mordecai :
— Tout le monde ici semble penser que mon sort est scellé, coupable ou pas. Il existe pourtant sûrement des lois qui protègent l’innocent d’injustes accusations !
— Oh, presque certainement. Mais comme le stipule un vieux dicton : « Les lois de Venise, d’une équité suprême, sont toujours assidûment respectées... l’espace d’une semaine. » N’espère pas trop, tu risques d’être déçu.
— J’aurais un peu plus d’espoir si je pouvais compter sur une aide quelconque, notai-je. Et tu pourrais nous aider tous les deux, toi ! Présente à frère Ugo ces lettres que tu détiens, laisse-le les utiliser comme preuves. Nul doute que cela jetterait un léger voile de suspicion sur la dame et son amant, tu ne crois pas ?
Il m’observa avec ses yeux de myrtille et se gratta la barbe d’un air songeur, avant de répliquer :
— Penses-tu qu’il serait catholique d’agir de la sorte ?
— Eh bien... oui. Si c’était nécessaire pour me sauver la vie, et à toi pour retrouver la liberté, je ne vois vraiment rien là-dedans de pas catholique.
— Dans ce cas, tu me vois désolé de ne pas adhérer à ce genre de moralité, car jamais je ne pourrai agir ainsi. Je ne l’ai déjà pas fait pour me sauver de la flagellation, je ne le ferai pas davantage pour nous deux.
Je restai immobile, interdit.
— Mais au nom du Ciel, pourquoi donc ?
— Tout mon commerce est fondé sur la confiance. Je suis le seul prêteur à accepter de tels documents en gage. Je ne peux agréer cela que si je crois mes clients sincères dans leur désir de me rembourser avec intérêts. De leur côté, s’ils consentent à me confier des documents aussi sensibles, c’est qu’ils comptent sur moi pour ne jamais en divulguer le contenu. Penses-tu que, si ce n’était pas le cas, des femmes se départiraient ainsi de leurs lettres d’amour ?
— Mais enfin, je te l’ai dit, vieil homme, personne n’a jamais foi en un juif ! Tu vois comment Dona Ilaria t’a trahi ? N’est-ce pas la meilleure preuve qu’elle ne te faisait pas confiance, justement ?
— C’est certainement la preuve de quelque chose, je te le concède, admit-il, empli d’une ironie désabusée. Mais si, ne serait-ce qu’une fois, je venais de mon côté faillir à cette confiance, même suite à la plus sinistre des provocations, je n’aurais plus qu’à faire une croix sur le commerce que j’ai choisi. Non pas parce que les autres ne me jugeraient plus assez fiable, mais parce que moi, je l’estimerais.
— Mais quel commerce, vieux fou ? Tu vas sans doute croupir ici le reste de tes jours ! Tu l’as dit toi-même. Tu ne crois tout de même pas te conduire...
— Je peux encore me conduire selon ma conscience. Ce sera peut-être un maigre réconfort, mais c’est le seul que je puisse m’accorder. Je resterai sans doute tout simplement assis à gratter mes piqûres de puce ou de punaise et à voir s’émacier peu à peu ma chair naguère ferme et rebondie, mais j’aurai malgré tout la satisfaction de me sentir supérieur à la morale chrétienne qui m’a enfermé là.
Je grondai, féroce :
— Tu pourrais t’enorgueillir de la même façon tout en étant dehors...
— Zito[12] ! Suffit, maintenant. C’est folie de chercher à éduquer les fous. Nous ne reparlerons plus jamais de cela. Regarde là sur le sol, mon garçon. Tu vois comme moi ces deux grosses araignées ? Faisons-les courir l’une contre l’autre et parions d’incalculables fortunes sur le résultat. Allez, vas-y. Choisis la tienne...