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Ce n’était pas un bien grand poisson, et l’enfant n’était pas très grand non plus. Il devait avoir à peu près ma taille et mon âge, et je ne fus nullement blessé lorsque le poisson m’atteignit pile entre les deux épaules. Mais il laissa une odeur nauséabonde sur ma tunique de soie de Lucques, but clairement visé par le garçon dont les haillons étaient déjà saturés de cette puanteur. Il se mit à danser de joie, se moquant ouvertement de moi, et pointa son doigt dans ma direction en chantant d’un air narquois :

 

Un ducato, un ducaton !

Bùtelo... bùtelo... zo per el cavron[3] !

 

Ce n’est qu’un fragment de comptine enfantine que l’on chante lors de jeux de lancer, mais il avait remplacé le dernier mot par un autre qui, bien que je n’eusse pas été en mesure, à l’époque, d’en donner l’exacte signification, me semblait tout à fait être l’insulte qu’un homme peut lancer à un autre. Je n’étais pas un homme, il n’en était pas un non plus, mais, à l’évidence, mon honneur était en jeu. J’interrompis sa danse de moquerie en marchant droit sur lui et lui collai directement mon poing dans la figure. De son nez jaillit un sang rouge et brillant.

L’instant d’après, je me retrouvai écrabouillé sous le poids de quatre autres vauriens. Mon assaillant n’était pas venu se promener seul sur les débarcadères et n’était pas non plus le seul à détester les beaux habits que me mettait tante Julia pour aller à l’école. Les planches craquèrent un instant sous les soubresauts de notre lutte. De nombreux badauds s’étaient arrêtés pour nous regarder, et les plus frustes ne se gênaient pas pour lancer des encouragements : « Trouez-lui le cuir ! », « Cassez-lui la gueule, à ce minable ! » ou « Fourrez-le dans son cartable ! » Je luttais avec vaillance, mais je ne pouvais répliquer qu’à un seul garçon à la fois, alors qu’ils étaient cinq à me rouer de coups. Bientôt, je me trouvai à bout de souffle, bras immobilisés. J’étais juste allongé là, en train de me faire démolir et battre comme plâtre.

— Relevez-le ! commanda soudain une voix impérieuse, à l’extérieur de notre amas enchevêtré.

Ce n’était qu’une voix de fausset flûtée, mais son ton était comminatoire, sans appel. Les cinq garçons cessèrent de me pilonner et, l’un après l’autre, quoique d’assez mauvaise grâce, s’écartèrent de moi. Bien que libéré de leur pression, je dus rester encore un moment allongé, le temps de reprendre ma respiration avant de pouvoir me relever.

Les autres garçons, couvant la personne responsable de cette interruption d’un regard maussade, s’éloignaient en traînant par terre leurs pieds nus. Je fus surpris de voir que c’était à une simple fille qu’ils avaient obéi. Elle était tout aussi mal vêtue et parfumée qu’eux, mais plus petite et plus jeune. Elle portait cette robe courte, droite et ajustée que revêtent toutes les Vénitiennes avant l’âge de douze ans. Ou, du moins, les restes de ce qui avait pu en être une. La sienne était si hachée en lambeaux que c’en aurait presque été indécent si les parties dévoilées de son corps n’avaient pas été du même gris miteux que sa robe. Peut-être tenait-elle une vague autorité du fait que, contrairement aux autres vauriens, elle portait à ses pieds des chaussures : les sabots de bois du pauvre.

La jeune fille s’approcha de moi et, d’un geste assez maternel, épousseta un peu mes vêtements dont la teinte était à présent voisine de sa tenue à elle. Elle m’apprit aussi qu’elle était la sœur du jeune garçon dont j’avais ensanglanté le nez.

— Maman a dit à Boldo de ne jamais se battre, dit-elle avant d’ajouter : Papa lui a toujours recommandé de se battre sans l’aide de quiconque.

Je répliquai, haletant :

— Il aurait pu en écouter un des deux.

— Ma sœur est une menteuse ! On n’en a pas, de maman. Ni de papa !

— Bon, n’empêche que si on en avait c’est ce qu’ils te diraient. À présent, ramasse-moi ce poisson, Boldo. Il a été assez dur à voler.

Et à moi, elle demanda :

— Quel est ton nom ? Lui, c’est Ubaldo Tagiabue. Moi, c’est Doris.

Tagiabue veut dire « taillé comme un bœuf », et j’avais entendu dire à l’école que Doris était la sœur du dieu païen Oceanus. Mais cette Doris-là semblait un peu maigrichonne pour mériter ce nom et bien trop sale pour avoir l’air d’une quelconque déesse des eaux. Il n’empêche : elle était là, debout, loyale comme le bœuf et impérieuse telle une déesse, tandis que nous regardions son frère se pencher avec obéissance sur le poisson qu’il avait balancé. À la vérité, il ne pouvait pas précisément le ramasser, vu qu’il avait été plusieurs fois piétiné durant la bagarre ; il dut donc plus ou moins en rassembler les morceaux.

— Tu dois lui avoir fait quelque chose de terrible, me dit Doris, pour qu’il te lance dessus notre dîner.

— Je n’ai rien fait du tout, répliquai-je sans mentir. Jusqu’à ce que je le frappe. Et ça, c’est parce qu’il m’avait traité de cavròn.

Elle me regarda d’un air amusé et lança :

— Tu sais ce que ça veut dire ?

— Oui, ça veut dire que l’on doit se battre.

Elle eut l’air encore plus amusé et ajouta :

— Un cavròn, c’est un type qui laisse d’autres hommes se servir de sa femme.

Je me demandai alors, si c’était tout ce que ce mot voulait dire, en quoi cette insulte pouvait être à ce point mortelle. Je connaissais plusieurs hommes dont les femmes étaient soit lavandières, soit couturières, et dont les services étaient utilisés par beaucoup d’autres hommes, sans que cela provoquât ni vendetta privée ni réprobation publique. Tandis que je lui répliquais quelque chose dans ce style, Doris explosa de rire :

— Marco... mique ! railla-t-elle. Ça veut dire que les hommes enfilent leur chandelle dans le fourreau de la dame, et qu’ensemble ils dansent la danse de Saint-Vito !

Sans doute devinez-vous la signification de ces mots dans le jargon de la rue, aussi je ne chercherai pas à vous décrire l’image bizarre qu’ils évoquèrent dans mon esprit ignorant. Mais quelques respectables gentilshommes à l’allure de marchands qui passaient aux environs à cet instant précis esquissèrent un violent mouvement de recul, tandis que leurs diverses barbes et moustaches se hérissaient tels des oursins en entendant ces obscénités sortir en hurlant d’une bouche aussi petite et féminine que celle de Doris.

Me mettant sous le nez les pauvres restes de son poisson qu’il tenait délicatement rassemblés dans la coupe de ses mains noircies, Ubaldo me demanda :

— Tu dîneras avec nous ?

Je ne le fis pas, mais, cet après-midi-là, lui et moi oubliâmes notre querelle et devînmes amis.

Nous avions peut-être onze ou douze ans à l’époque, Doris deux ans de moins. Durant les années qui suivirent, je passai la majeure partie de mes journées en leur compagnie et celle de leurs compagnons, une cour de moutards des docks plutôt changeante. Durant ces mêmes années, rien ne m’aurait été plus aisé que de fréquenter tous les bien-nourris et les bien-vêtus, cette progéniture suffisante et collet-monté des illustrissimes familles qu’étaient les Balbi ou les Cornari (tante Julia déployait du reste des trésors de persuasion pour que je le fisse), mais je leur préférais mes vils et remuants amis. Admirateur de leur langage caustique, je m’empressai de l’adopter. Leur indépendance également me séduisait, ainsi que leur attitude bravache face à l’existence, et je faisais de mon mieux pour les imiter. Comme on pouvait s’y attendre, le fait que je refuse de me dépouiller de ces attitudes, à la maison ou ailleurs, ne contribuait nullement à renforcer l’amour que les autres pouvaient me porter.

Au cours de mes peu fréquentes apparitions à l’école, je me mis à désigner frère Evariste de plusieurs surnoms appris de Boldo (comme il bel di Roma ou il Culiseo), et les autres écoliers ne tardèrent pas à m’emboîter le pas. Le frère maître d’école, averti de la chose, sembla au début plutôt flatté, jusqu’à ce qu’il se rende graduellement compte que nous n’étions pas vraiment en train de le comparer à la grande et antique merveille architecturale de Rome, le Colisée, mais que nous nous livrions plutôt à un sordide jeu de mots sur « cul », puisque nous l’appelions en effet « trou du cul ». À la maison, il ne se passait pas un jour sans que je scandalise les domestiques. Une fois, ayant commis je ne sais quel méfait, je surpris par hasard une conversation entre tante Julia et maître Attilio, le majordome de la maison.

— Crispo ! entendis-je s’exclamer le vieil homme. (C’était sa façon délicate d’éviter les paroles trop profanes, « par le Christ ! », mais il s’arrangeait pour leur donner une sonorité outragée et dégoûtée.) Savez-vous la dernière de ce petit morveux ? Il a traité notre batelier de couillon noir de merde, et le pauvre Michel est en larmes, à présent. N’est-il pas d’une incroyable cruauté de s’adresser de la sorte à un esclave et de lui rappeler ainsi sa condition ?

— Mais enfin, Attilio, que puis-je faire ? gémit Julia. Je ne peux tout de même pas frapper ce garçon et risquer de blesser sa précieuse personne.

Le chef des domestiques répliqua sombrement :

— Mieux vaudrait pour lui se prendre une bonne correction ici, dans l’intimité de cette maison, plutôt que se voir un jour infliger un châtiment public entre les deux colonnes !

— Si seulement je parvenais à le tenir constamment à l’œil..., reniflait ma nounou. Mais je ne peux tout de même pas lui donner la chasse à travers les rues de la ville ! Depuis qu’il s’est mis en tête de rôder avec ces petites racailles du port...

— Bientôt, vous verrez, il va s’acoquiner avec les bravi, si ça continue, gronda Attilio. Je te préviens, femme : tu es en train de faire de cet enfant un vrai bimbo viziato.

Un bimbo viziato désigne un enfant gâté jusqu’à la pourriture, ce que j’étais, et j’aurais été enchanté de cette promotion qui me faisait passer de l’enfant gâté au statut éminent de bravo. Dans la fraîcheur de ma naïveté d’enfant, je pensais que les bravi étaient ce que leur nom impliquait, mais, bien entendu, ils étaient tout sauf braves.

Les rôdeurs furtifs désignés sous le nom de bravi sont en effet les Vandales modernes de Venise. Ces jeunes gens, parfois issus de bonne famille, ne s’embarrassent d’aucune morale et n’exercent aucun métier bien défini. Leur seule habileté réside dans leur basse duplicité, additionnée d’un brin de talent au maniement de l’épée. Ils n’ont d’autre ambition que de récolter un ducat, si l’occasion s’en présente, en commettant quelque crime crapuleux. Ceux qui ont recours à leurs services peuvent être des politiciens à la recherche d’un avancement plus rapide ou des commerçants désireux de couper court à une concurrence déplaisante, le tout par des moyens à la fois discrets et expéditifs. Mais, ironie de l’histoire, les services des bravi sont le plus souvent loués par des amants soucieux d’éliminer tout type d’obstacle à leur amour, un mari encombrant ou une épouse trop jalouse. Si, de jour, vous croisiez un jeune homme en train de plastronner en se donnant de grands airs de chevalier errant, c’était ou un bravo ou quelqu’un qui voulait y ressembler. Si vous en rencontriez un de nuit, il avait de fortes chances d’être masqué et enveloppé d’un manteau qui cachait une fine cotte de mailles, rôdant de préférence à l’écart des lampadaires. Lorsqu’il vous frappait d’un coup d’épée ou de stylet, c’était toujours dans le dos.

Ceci est loin d’être une digression dans mon histoire, puisque je devais finir par devenir un bravo. En quelque sorte.

Toujours est-il que j’étais en train de vous décrire l’époque où j’étais encore un enfant gâté, alors que tante Julia se plaignait de me voir si souvent en compagnie de ces gosses des bateaux. A l’évidence, et à n’en juger que par la grande gueule et les manières détestables acquises desdites fréquentations, elle avait d’excellentes raisons de les désapprouver. Mais il fallait être slave pour ne pas trouver naturel que j’aille baguenauder le long des docks, car aucun natif de Venise n’y aurait trouvé à redire. Vénitien, j’avais le sel de la mer dans les veines, et tout me poussait vers elle. J’étais un enfant, aussi ne tentai-je rien pour résister à cet appel, me retrouver avec mes amis étant pour moi la façon la plus évidente de vivre cette complicité maritime.

J’ai depuis lors visité nombre de cités portuaires, mais n’en ai vu aucune aussi intimement liée à la mer que Venise. La mer n’est pas seulement notre gagne-pain (car c’est également le cas de Gênes, de Constantinople et du Cherbourg de notre imaginaire Beauduin), elle est ici absolument indissoluble de notre existence. Elle baigne les côtes de la moindre île et du plus petit îlot qui composent Venise, se déverse dans les canaux de la cité et, parfois, lorsque le vent et le courant se conjuguent, venant du même quartier, elle vient lécher jusqu’aux marches de la basilique Saint-Marc, ce qui permet à un gondolier de pousser son embarcation jusque sous les arches de la vaste place du même nom.

De tous les ports du monde, seule Venise réclame la mer pour fiancée et célèbre chaque année ses épousailles, avec prêtres et protocole. Jeudi dernier encore, j’ai eu l’occasion d’assister à cette cérémonie. C’était le jour de l’Ascension, et j’étais l’un des invités d’honneur à bord du somptueux vaisseau incrusté d’or de notre doge, Jean Soranzo[4]. Son splendide Bucentaure doré, mû par la force de quarante rameurs, n’était que l’un des bateaux d’une vaste flotte peuplée de marins et de pêcheurs, de prêtres, de ménestrels et d’illustrissimes citoyens, qui s’avançait en une majestueuse procession en direction de la lagune. Parvenu au Lido, le plus maritime de nos îlots, le doge Soranzo récita l’ancestrale proclamation, « Ti sposiamo, o mare nostro, in cigno di vero et perpetuo dominio[5] », avant de jeter à la mer une alliance en or, tandis que les prêtres dirigeaient, au nom de notre congrégation née de la mer, une prière implorant qu’au cours des douze mois à venir celle-ci se révélât aussi généreuse et soumise qu’une fiancée humaine. Si la tradition ne ment pas (elle affirme que la cérémonie s’est tenue chaque jour de l’Ascension depuis l’an mille), c’est une fortune considérable de plus de trois cents anneaux d’or qui repose au fond de la mer, au large des plages du Lido.

La mer ne se contente pas d’entourer Venise et de s’insinuer en elle par ses canaux : elle existe à l’intérieur de chaque Vénitien ; elle sale la sueur de ses bras laborieux, les larmes de chagrin ou de joie qui coulent de ses yeux, mais aussi le discours de sa langue. Nulle part ailleurs dans le monde je n’ai vu des hommes se rencontrer et se souhaiter le bonjour au cri joyeux de Che bon vento ?, phrase qui signifie « Quel bon vent ? » et veut dire, pour tout Vénitien : « Quel bon vent t’a poussé sur la mer, jusqu’à l’heureuse destination de Venise ? »

Ubaldo Tagiabue, sa sœur Doris et les autres hôtes des docks avaient une façon de saluer encore plus laconique, mais qui ne manquait pas de sel, elle non plus. Ils se contentaient de dire : « Sana capàna », abréviation d’un salut « à la santé de notre confrérie », celle des gens de mer. Lorsque, après nous être fréquentés depuis un certain temps, ils consentirent à me saluer de cette phrase, je me sentis des leurs et en fus très fier.

Ces enfants vivaient, tel un nid de rats des docks, dans l’épave décrépite d’un vieux chaland de remorquage qui traînait dans la boue au large, du côté de la cité donnant sur le Lagon mort. Au-delà se dresse la petite île cimetière de San Michèle, l’île de la Mort. En réalité, ils ne passaient dans cette coque humide et sombre que leurs heures de sommeil, celles de la journée étant dévolues à la récupération de parcelles de nourriture ou de vêtements. Leur alimentation reposait presque entièrement sur le poisson : lorsqu’ils ne parvenaient pas à voler d’autres aliments, ils pouvaient toujours descendre au marché aux poissons à la tombée du jour, moment où, en vertu de la loi vénitienne visant à empêcher la vente de tout poisson avarié, les marchands étaient tenus d’éparpiller sur le sol tous les invendus. Il y avait toujours une foule de pauvres gens qui venaient ramper et se battre pour ces restes, au goût à peine meilleur que le poisson mort échoué le long des digues.

J’apportais à mes nouveaux amis tous les restes des repas que je prenais à la maison ou que j’avais victorieusement chapardés en cuisine. Lorsque je parvenais à leur apporter des raviolis au chou frisé ou de la confiture de navet, cela ajoutait au moins quelques légumes à leur régime. Il y avait à l’occasion des œufs, du fromage, des macaronis, et même de la bonne viande dès que je pouvais dérober un morceau de mortadelle ou de porc en gelée. Une fois, je parvins à leur offrir un plat qu’ils trouvèrent vraiment merveilleux. J’avais toujours cru que, la veille de Noël, le Babbo apportait à tous les Vénitiens la traditionnelle tourte aux lasagnes de saison. Mais lorsque, le jour de Noël, j’en apportai une portion à Ubaldo et à Doris, leurs yeux s’agrandirent d’incrédulité : à chaque raisin, chaque pignon resté intact, à chaque oignon et chaque écorce d’orange confite trouvés préservés dans la pâte, ils poussèrent des exclamations de plaisir.

Je leur offris aussi les vêtements (mis de côté parce que trop petits ou usagés) que je pouvais tirer soit de ma garde-robe, pour les garçons, soit de celle de ma défunte mère, pour les filles. Tout n’allait pas toujours à tout le monde, mais diable, ils n’en avaient cure. Doris et les trois ou quatre autres filles paradaient avec fierté dans des robes et des châles bien trop grands pour elles, s’emmêlant les pieds dans leurs plis. J’allai même jusqu’à emporter (pour mon propre usage lorsque j’étais en leur compagnie) plusieurs de mes anciennes tuniques, ainsi que des chausses si abîmées que tante Julia les avait consignées dans l’armoire à chiffons de la maison. J’ôtais d’office tous les beaux vêtements qui venaient de chez moi, les coinçant entre les planches d’une barque, puis j’enfilais mes nippes usagées, histoire de me donner l’air d’un simple polisson comme les autres, jusqu’à ce qu’il fût l’heure de revenir me changer pour rentrer.

Vous vous demandez peut-être pourquoi je ne donnais pas d’argent à mes amis, au lieu de mes maigres cadeaux. Mais vous devez vous souvenir que j’étais orphelin, au même titre qu’eux tous, soumis à un placement strict et trop jeune pour pouvoir disposer en quelque façon de l’argent amassé dans les coffres de la famille Polo. L’argent dont nous disposions pour le train de vie de la maison était octroyé par la compagnie, des mains mêmes de notre trésorier, Isidoro Priuli. Dès que tante Julia, le majordome ou un autre membre de la domesticité avait besoin d’acheter pour la Casa Polo quelque article ou provision que ce fut, il se rendait au marché avec un page de la Compagnie. Ce dernier transportait la bourse et comptait un à un les ducats, sequins ou soldi dépensés, établissant une facture pour tout achat. S’il y avait quelque chose dont j’avais personnellement besoin ou que je désirais, et pourvu que je pusse fournir de bons arguments, on me l’achetait. Si je contractais une dette, on la réglait pour moi. Mais jamais, à aucun moment, je n’ai possédé plus de quelques pièces de cuivre, juste bonnes à tinter dans ma poche.

Je fis aussi en sorte d’améliorer le niveau de vie des enfants des bateaux en leur conseillant des vols de plus grande envergure. Ils s’étaient en effet toujours contentés de chaparder chez les marchands et les bonimenteurs de leur misérable voisinage ; ils dépouillaient de petits négociants presque aussi pauvres qu’eux, dont les biens méritaient à peine d’être volés. Je guidai les enfants vers mon quartier, plus riche, où les marchandises en vente étaient de bien meilleure qualité. Une fois arrivés là, nous imaginâmes une façon de voler plus efficace que la simple technique du vol à l’arraché.

La Merceria est la plus large, la plus droite et la plus longue rue de Venise ; c’est du reste la seule qui puisse mériter ces trois adjectifs. De chaque côté s’alignent des échoppes ouvertes ; entre elles, de longues rangées d’étals et de charrettes font des affaires peut-être encore plus florissantes, vendant de tout, de la mercerie aux sabliers, et toute la gamme des produits d’épicerie, des denrées de base aux mets les plus délicats.

Imaginez que nous ayons repéré, sur l’éventaire d’un boucher, un plateau de côtelettes de veau qui mettaient l’eau à la bouche aux enfants. L’un des garçons, nommé Daniele, était notre coureur le plus rapide. C’était donc lui qui se frayait un chemin à coups de coude jusqu’à l’étal, se saisissait d’une poignée de côtelettes et partait en courant, manquant d’assommer une petite fille qui avait eu le tort de se mettre dans son passage. Daniele continuait de courir, stupidement en apparence, le long de cette large rue droite et ouverte qu’était la Merceria, où il demeurait bien visible et facile à pourchasser. Ce qui poussait bien sûr le garçon boucher et deux ou trois clients outragés à lui courir après, en hurlant « alto ! » et « salva ! » ou encore « au voleur ! ».

Mais la fille bousculée n’était autre que notre Doris, et Daniele avait profité de ce moment de confusion pour lui refiler d’un geste vif les côtelettes dérobées. Vite oubliée dans la bousculade, Doris s’éclipsait en un éclair par l’une des allées étroites et sinueuses qui menaient hors de la zone commerçante. Pendant ce temps, la course de Daniele étant quelque peu entravée par la foule des acheteurs, il se retrouvait bientôt en grand danger d’être capturé. Ses poursuivants s’étant rapprochés tout près de lui, d’autres passants tentaient de le ceinturer, et tous braillaient, appelant à l’aide un sbiro. Les sbiri sont les policiers de Venise – de vrais gorilles. L’un d’entre eux, répondant aux appels, fendait la foule en diagonale pour intercepter le voleur. Mais j’étais alors dans le coin, car je m’arrangeais toujours pour me trouver où il le fallait dans ce genre de situation. Daniele stoppait sa course, et je lançais la mienne, focalisant sur moi l’attention générale et devenant le gibier, avant d’aller me jeter délibérément entre les bras simiesques de l’agent.

Après m’être fait copieusement souffleter les oreilles, j’étais reconnu, comme il fallait s’y attendre. L’agent et les citoyens en colère me traînaient jusque chez moi, non loin de la Merceria. Lorsqu’on avait frappé au portail d’entrée, le pauvre majordome Attilio venait ouvrir. Contraint d’écouter jusqu’au bout le concert d’accusations et de condamnations, il appliquait d’un air las l’empreinte de son pouce sur un paghero, qui est une reconnaissance de dette, après quoi, dans la foulée, la maison Polo était mise en demeure de rembourser le préjudice subi par le boucher. Le policier, après m’avoir infligé une sévère admonestation et m’avoir sérieusement secoué, finissait par lâcher mon col, et la foule se dispersait.

Bien que je n’aie pas eu à m’interposer de la sorte à chaque fois que les enfants du port volaient quelque chose (le plus souvent, la manœuvre était adroitement exécutée, le voleur et le receleur parvenant tous deux à prendre la poudre d’escampette), je n’en fus pas moins traîné à la Casa Polo plus de fois que je ne puis m’en souvenir. Ce qui ne contribua pas à modifier l’opinion de maître Attilio : tante Julia avait bien élevé le premier mouton noir de toute la lignée des Polo.

On aurait pu imaginer que ces gamins du port nourriraient une relative hostilité envers la participation d’un « gosse de riches » à leurs fredaines et qu’ils vivraient mal mon implicite « condescendance » à leur offrir des cadeaux. Il n’en fut rien. La populace a beau admirer, envier ou même injurier les privilégiés, elle réserve son ressentiment actif et sa répugnance à ceux de sa condition, qui sont, après tout, leurs premiers concurrents en ce bas monde. Ce n’est pas le riche qui vient disputer au pauvre les restes avariés jetés au sol sur le marché aux poissons. Du coup, lorsque je fis mon apparition, résolu à donner ce que je pouvais sans rien prendre, les gens du port tolérèrent ma présence, peut-être mieux encore que si j’avais été un mendiant affamé.

Marco Polo 1 - Vers l'orient
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