XV

RELACHE DE TROIS JOURS.

Le premier jour, un courrier fut expédié au Havre, à l'armateur Plantier, afin qu'il eût à se rendre à Bayonne pour s'y occuper de la vente des prises; un contrebandier basque fut chargé des lettres adressées par Isabelle et Léon à don Ramon, marquis de Garba y Palos. Le mariage civil du corsaire Sans-Peur fut affiché à la porte de la maison commune, avec demande de dispenses de publications appuyée comme d'urgence par le citoyen commissaire de la marine. L'équipage entier eut campo et mit sens dessus dessous tous les cabarets de la ville. Le club des capitaines et des marins libres vota, en séance solennelle, qu'une ovation civique serait décernée au glorieux Sans-Peur, corsaire du Havre, digne concitoyen des corsaires de Bayonne.


Le second jour, des gens du port, payés à la journée, emmagasinèrent à bord cinq mois de vivres et autant de munitions qu'il était possible d'en embarquer.

A l'auberge où avait élu domicile le citoyen capitaine du Lion, Sans-Peur le Corsaire, ci-devant comte de Roqueforte, se rendit une députation de capitaines renommés pour la plupart. C'étaient: Soustra, qui, l'année suivante, commandant la corvette corsaire la Bayonnaise, enlevait à l'abordage la frégate anglaise l'Embuscade;—Bastiat et Dufourc, ses généreux armateurs;—Pellot et Jorlis, jeunes encore, et dont la renommée naissante n'atteignit son apogée qu'en 1811, à bord du Général Augereau et de l'Invincible Napoléon;—Dubédat, le capitaine, et Régal, son lieutenant, qui, avec la Citoyenne française de vingt-six canons, mirent hors de combat une frégate anglaise de soixante;—Darribeau, qui, en 1808, monta le corsaire Amiral Martin;—Brisson, Garrou, Halsouet, et dix autres dont les exploits sont demeurés célèbres dans les fastes de Bayonne.

Tous les marins du pays les escortaient.

Les sans-culottes les plus exaltés trouvèrent qu'on rendait beaucoup d'honneurs à un aristocrate fort mal défroqué, s'il fallait en croire les gens de son propre bord: «Il s'était marié en Espagne, au pied des autels catholiques, avec la sœur d'un marquis, et pavoisait son navire d'armoiries nobiliaires.» Au club de l'Égalité, on parla de dénoncer fraternellement à la commune le capitaine du Lion.

Les festins et les plaisirs des corsaires continuèrent à mettre en rumeur les bas quartiers, tandis qu'un banquet civique était offert à Léon, à Isabelle et aux officiers de leur bord, par toutes les notabilités maritimes de Bayonne. Quelques sans-culottes imprudents se firent rosser dans la rue des Cordeliers par les matelots du Lion, lesquels furent traités d'aristocrates et de suspects.


Le troisième jour, en dépit de la mauvaise grâce du citoyen adjoint, Léon de Roqueforte, dit Sans-Peur, et Isabelle de Garba y Palos furent unis, conformément aux lois de la République une et indivisible. Aux applaudissements de tous les marins, et malgré les murmures des clubistes ameutés qui n'osèrent plus faire des leurs, les jeunes et glorieux époux furent ramenés à leur bord, où Sans-Peur rendit un banquet splendide à ses amphitryons de la veille.—Le Lion devait appareiller après le dessert.

La vigie de la côte signala tout à coup, comme croisant au large, une frégate, une corvette et deux brigs, dont l'un paraissait de coupe anglaise.

—Eh bien! faisons escorte à notre frère et ami Sans-Peur! s'écrièrent les capitaines de Bayonne. A lui le commandement général!

—Frères, vous me comblez d'honneur! répondit Léon. A vos santés! au succès de nos armes, et vive la patrie!...

Après le banquet d'adieux, le feu d'artifice!...

—Chacun à son bord!... attrape à prendre le large!...

A la faveur d'un beau clair de lune et d'un bon vent de sud-est, l'escadrille des corsaires franchit la barre. Chaque navire traînait à sa remorque une grosse barque chargée de matières incendiaires.


XVI

JOURNAL DE ROUTE.

Le style marin est d'une admirable concision, non sur le gaillard d'avant lorsqu'on en est au chapitre des contes de bord ou des relations de campagne, mais sur le journal de route ou table de loch, à la colonne des événements. Aussi, le plus court moyen de raconter la traversée de Bayonne au Pérou faite par le Lion, serait-il de transcrire les pages les plus saillantes du journal rédigé par les officiers et pilotins de quart, sous le contrôle du capitaine; en sorte qu'on lirait tout d'abord:


10 mars.—Quart de huit heures à minuit.

«Beau temps, belle mer, fraîche brise de sud-est, à neuf heures et demie appareillé de conserve avec les six corsaires: l'Adour, le Basque libre, la Belle Républicaine, les Basses-Pyrénées, l'Égalité, le Sans-Souci, chacun notre brûlot à la traîne.—Quatre voiles en vue: une frégate, une corvette et deux brigs de guerre, courant largue tribord amures.—Couru droit dessus.—Rien de nouveau.

«L'officier de quart: Paul Déravis


Ce laconisme est excellent et mérite d'être imité, mais les termes techniques rendraient par trop obscure la transcription littérale de la table de loch.


11 mars.—Quart de minuit à quatre heures.

Le ciel était pur, un superbe clair de lune permettait aux deux[NT1-3] flottilles ennemies de juger de leurs manœuvres respectives[NT1-4]; toutefois les corsaires, naviguant de front vent arrière, masquaient ainsi les barques-brûlots qu'ils traînaient à leurs remorques.

A une heure et demie tout le monde sur le pont,—les chaloupes des corsaires de Bayonne sont mises à la mer pour remorquer à leur tour les brûlots, et les corsaires, maîtres du vent, se forment en ligne de bataille hors de portée de canon, tandis que quatre des brûlots, chargés de toile, se dirigent sur la frégate, et deux sur la corvette, le septième étant mis en réserve par les ordres de Sans-Peur.

La frégate et la corvette canonnent les barques incendiaires: l'une d'elles est coulée; trois autres abordent la frégate en y mettant le feu. La corvette évite les deux brûlots lancés sur elle, mais non sans faire un mouvement qui permet au trois-mâts-barque les Basses-Pyrénées de lui envoyer une bordée d'enfilade.

Quatre actions s'engagent simultanément.

Le Lion et le Sans-Souci, secondant les brûlots, canonnent, l'un par l'avant, l'autre par l'arrière, la malheureuse Guerrera, qui sauta vers trois heures du matin, après une agonie héroïque.

Le brig anglais est enlevé par l'abordage simultané de l'Adour et du Basque libre, pendant que le brig espagnol amène pavillon sous le feu de l'Égalité.

Mais la corvette anglaise la Dignity remporte un avantage signalé; non-seulement elle s'est débarrassée des deux brûlots lancés contre elle, mais encore elle coule le troisième, et serrant de près les Basses-Pyrénées, démâte le grand trois-mâts-barque.—La Belle Républicaine n'est pas mieux traitée; un grave incendie se déclare à son bord,—et à la faveur d'une saute de vent, la corvette prend chasse.

Voici en quels termes se termine sa relation des événements du quart:

«A quatre heures, jolie brise variable de l'est au nord-est. Le Basque libre va secourir la Belle Républicaine. L'Égalité donne la remorque aux Basses-Pyrénées. L'Adour, le Sans-Souci et le Lion chassent la corvette anglaise.

«L'officier de quart, Émile Féraux


Pendant le quart du jour qui finit à huit heures du matin, la Belle Républicaine, secourue par les équipages du Basque libre, des Basses-Pyrénées et de l'Égalité, parvient à éteindre son incendie.

Le Lion, l'Adour et le Sans-Souci mettent la Dignity dans l'absolue nécessité de s'échouer sur le cap de la Higuera.

Un signal de ralliement général réunit toute la flottille française dans les eaux des Basses-Pyrénées et de la Belle Républicaine, qui se regréent durant un déjeuner patriotique dont Isabelle fait encore les honneurs à tous les capitaines et principaux officiers.

Le journal de route parle des honneurs funèbres rendus aux braves tués en combattant, et ajoute:

«Adieux fraternels.—A onze heures, les corsaires de Bayonne et les deux brigs amarinés font route de leur bord en nous saluant de vingt et un coups de canon.—Rendu le salut coup pour coup. Lavé le pont. Service ordinaire de propreté.—A midi, dîner de l'équipage.

«L'officier de quart, Bédarieux


Le Lion gouvernait de manière à s'élever au vent, pour doubler dès le surlendemain les pointes occidentales de l'Espagne.

Isabelle s'étant tenue sur la dunette, à côté de son valeureux époux, tant que dura la bataille, son sang-froid fit l'admiration de tous les gens du bord.

Les capitaines, ses convives, lui décernèrent à l'envi le titre de Lionne de la mer. Elle leur répondit en souriant qu'elle s'efforcerait de s'en rendre digne par l'étude de leur beau métier.

Si la table de loch n'enregistra ni ces paroles ni les toasts portés à la vaillante compagne de Sans-Peur, à plus forte raison n'y est-il pas question de Roboam Owen, que le capitaine du Lion remarqua fort bien faisant son service à bord de la Dignity.

Sur la même corvette se trouvait aussi, mais dans les profondeurs de la cale, le misérable Pottle Trichenpot, qui rendait avec usure à tous les Français les malédictions du prudent grognard maître Taillevent. A peine l'équipage anglais eut-il pris terre au cap de la Higuera, que Pottle Trichenpot conçut le projet de se rendre au château de Garba, où il espérait bien trouver l'occasion de faire quelque mauvais coup. Provisoirement, comme s'il eût deviné que le loyal Roboam Owen préméditait le même voyage, il trouva le moyen d'entrer à son service.

Sous la date du 12 mars, le journal de bord disait que le Lion avait fait route vers le sud-sud-ouest.

Le 15, à la hauteur du détroit de Gibraltar, il mit ses masques, et prit l'apparence d'un gros brig marchand espagnol pour passer sous le canon d'une division de vaisseaux de ligne anglais. Le soir du même jour il amarinait, pillait et brûlait un vaisseau de la Compagnie des Indes.

Le 18, en vue de Madère, il capturait une goëlette espagnole bonne marcheuse, qui reçut un équipage de prise.

Le 25, relâche à Saint-Antoine, île du cap Vert, pour faire des provisions fraîches;—débarqué les prisonniers anglais et espagnols, bouches inutiles et embarrassantes;—appareillé le soir.

Le 1er avril, fête du passage de la ligne.

Le journal de route ne dit pas que Camuset et vingt autres furent baptisés par la pompe à incendie, avec toutes les farces et bouffonneries d'usage.

Tandis que Sans-Peur racontait à Isabelle l'histoire héroïque de ses navigations passées, le maître d'équipage en donnait une version non moins intéressante à la soubrette péruvienne.

Le calme plat qui dura jusqu'au 8 avril rendait les longs récits nécessaires. L'impatiente curiosité de Camuset lui valut chaque jour plusieurs taloches paternelles, qui accrurent son profond respect pour maître Taillevent.

Le 8, un temps à grains rafraîchit le brig et la goëlette, qui mirent le cap sur le Brésil. Isabelle, avec un petit porte-voix d'argent, commanda la manœuvre pour la première fois.

Les jours suivants, elle fit augmenter et diminuer de voiles, fit prendre et larguer des ris, et dirigea des virements de bord.

Le 20, le cap Frio fut signalé en même temps que plusieurs voiles. Branle-bas de combat. Enlevé trois gros navires marchands et un transport ennemi chargé de prisonniers français.

Le 26, à l'île Sainte-Catherine, vendu les prises, fait des provisions fraîches.

Le 2 mai, croisière au bas du Rio de la Plata. Rançonné, en l'espace de quatre jours, quinze bâtiments anglais ou espagnols.

Le 6, combat acharné contre une petite frégate hollandaise. La goëlette et un trois-mâts armé de Français sont coulés, mais la frégate est enlevée et reçoit un équipage de prise suffisant pour la manœuvre.

Les prisonniers de guerre sont abandonnés au bas du fleuve, sur un radeau de débris qu'escorte une de leurs chaloupes.

Sans-Peur reste à bord du Lion, sa frégate le suit.

Le 20 mai, relâche aux îles Malouines.

Isabelle, remplissant les fonctions d'officier de manœuvre, commande le mouillage dans la baie de la Soledad.

Taillevent, ravi, laisse tomber une larme d'enthousiasme sur son sifflet; le respect dû à la Lionne de la mer contient les applaudissements, mais non les murmures élogieux de l'équipage.

La mer est grosse, le froid piquant, le ciel chargé de nuages qui présagent de prochaines tempêtes; les baleines bondissent et lancent des jets d'eau écumante; les albatros, aux grandes ailes, leur livrent d'étranges combats.

Les corsaires vont à la chasse aux bœufs et au chevaux. On embarque à bord de la frégate un troupeau des uns et des autres. Les bœufs seront abattus pour la nourriture des équipages; les chevaux sont destinés à être débarqués sur les rives sauvages qu'habite le cacique Andrès.

Le 25, Isabelle commande l'appareillage par une brise fraîche et dans une situation périlleuse. Sans-Peur l'observe en souriant. Les officiers du bord sont émerveillés de la justesse de son coup d'œil.

—C'est un matelot! un matelot fini! murmura maître Taillevent.

—Pardonnerez! se permit de dire l'incorrigible Camuset, matelote, serait plus vrai, m'est avis.

Une taloche mémorable fut le prix de cette observation grammaticale.

—Bon homme, mais trop brutal!... soupira Camuset, dont les progrès en matelotage ne le cédaient point à ceux qu'avait faits en manœuvre madame la commandante. Par les plus mauvais temps, il prenait une empointure avec l'adresse d'un vieux gabier. Il commençait à avoir de l'idée, tellement qu'en diverses rencontres il se signala par sa présence d'esprit.

Au combat de la Plata, par exemple, un grappin d'abordage casse, il rattrape le bout de la chaîne, saute avec sur la vergue de misaine de l'ennemi, reçoit trois balles dans le corps, mais ne s'affale au poste des blessés qu'après avoir achevé un double amarrage d'une solidité à toute épreuve.

Cet exploit n'échappa point à l'œil clairvoyant du maître, qui en rendit compte à son capitaine en présence de tout l'équipage. Sur sa proposition expresse, Camuset, à l'âge de dix-neuf ans, fut élevé à la dignité de matelot de deuxième classe.

Le 1er juin, au sud du cap Horn, une effroyable tempête assaillit le brig corsaire et sa conserve la frégate.

Les brouillards et les nuits interminables de la saison finirent par les séparer, ce qui explique pourquoi, à partir du formidable coup de vent, il n'est plus question sur le journal de route du Lion de la frégate capturée par le travers de la Plata.


XVII

LE GRAND CHEF DES CONDORS ET BALEINE-AUX-YEUX-TERRIBLES.

Sur une côte rocailleuse, presque déserte, désolée, incessamment battue par les flots du grand Océan,—à plus de cent trente lieues au sud de la capitale du Pérou,—un groupe de serviteurs respectueux entoure le cacique Andrès de Saïri.

Le vieillard, pensif, est assis sur un rocher d'où ses yeux, rougis par les larmes, interrogent l'horizon, l'horizon toujours muet. L'âpre brise du large fouette les longs cheveux blancs qui encadrent sa figure austère. A ses pieds se tord la mer irritée, dont les vagues rendent un bruit monotone, triste comme ses soupirs.

L'aïeul d'Isabelle attendait.

Il attendait, cherchant l'avenir aux confins de ces ondes qui le séparent de l'enfant de sa vieillesse,—ne pouvant se résigner au présent,—rêvant avec amertume à son glorieux passé.

L'âge et la douleur avaient bien changé le valeureux compagnon d'armes de José Gabriel, grand chef des Condors. Le front appuyé sur sa main amaigrie, il songeait au héros dont il fut le vengeur, en maudissant le manque de foi des Espagnols qui laissaient renaître la tyrannie; il se rappelait en frémissant la fin terrible du frère de sa mère, de José Gabriel, son ami, son modèle et son prince.

Toute l'histoire de la grande insurrection de 1780 se déroulait dans ses pensées sombres comme le deuil de sa patrie, car aux heures de lutte et aux années de trêve succédaient les jours de servitude.

—Et désormais, hélas! murmurait-il, je ne suis plus qu'un vieillard impuissant!...

Les heures de lutte furent courtes, mais sublimes.

José Gabriel, le grand chef des Condors, avait fait trembler les Espagnols. A la tête d'une multitude indisciplinée, il sut l'emporter sur les troupes régulières, conquit rapidement six provinces, gagna plusieurs batailles, se fit proclamer inca sous le nom royal de Tupac Amaru, et fut sur le point d'affranchir la race opprimée.

Le sort des armes le trahit; il fut fait prisonnier et puni de son héroïsme par un supplice infâme.

Les Espagnols le mirent à mort avec des raffinements de cruauté dignes,—a dit un historien[5],—des premiers conquérants du Pérou.—En présence de sa femme et de ses enfants, on lui arracha la langue, puis on le fit écarteler.

[5] Frédéric Lacroix, Pérou et Bolivie.

Ces barbaries, loin d'intimider les insurgés, redoublèrent leur fureur en légitimant leurs représailles. Andrès, cacique de Tinta, prit le commandement;—à son tour, selon l'usage antique, il reçut le titre éminent de grand chef des Condors (Cuntur-Kanki).

Le soleil, le feu, l'aigle et le lion sont des emblèmes religieux ou nobiliaires, communs à la plupart des peuples. Chez les anciens Péruviens, le soleil passait pour Dieu; le feu, son symbole, était entretenu par des vierges soumises aux mêmes lois que les vestales romaines.—Le plus redoutable des oiseaux de proie de leurs montagnes, gigantesque vautour, le cuntur ou condor, donnait son nom aux guerriers, qu'on décorait également de celui de Puma, c'est-à-dire de lion. Ainsi, Léon de Roqueforte ne fut connu que sous le surnom fameux de Puma del mar, le lion de la mer.

«Un chef de guerre était appelé Apiu Cuntur, grand vautour; Cuntur Pusac était le titre réservé au chef de huit Condors; le titre supérieur, Cuntur-Kanki, n'était décerné qu'au chef des chefs, au général[6]

[6] Valdes y Palacios, Voyage de Cuzco au Para.

Après José Gabriel, son neveu Andrès sut s'illustrer par un grand stratagème dont l'histoire lui attribue tout le mérite.

Il avait mis le siége devant la ville de Sorata, où les Espagnols s'étaient retranchés derrière des fortifications de terre, défendues par une puissante artillerie. Les Péruviens, mal armés, ne parvenaient point à prendre la place. Andrès fait construire avec une merveilleuse promptitude une longue jetée qui réunit les eaux des montagnes d'Ancoma, dirige le torrent contre les remparts, ouvre la brèche par ce moyen et envahit la ville, dont les défenseurs furent massacrés en punition du supplice hideux infligé à l'Inca José Gabriel[7].

[7] Historique.

Les Espagnols durent, bientôt après, conclure un traité avec le cacique victorieux, qui venait en même temps de venger mille fois sa fille Catalina.

Enfin le marquis de Garba y Palos, retiré des prisons de Lima, ayant repris le gouvernement de Cuzco, les années de trêve commencèrent.

Isabelle grandit sous les yeux de son aïeul. Elle se développait en force et en grâce, telle que sa mère. Un noble rejeton de la race antique des Incas fleurissait sur une tige,—espagnole il est vrai, mais arrosée d'un sang vénéré par les nations indigènes.

Malheureusement, le marquis de Garba, rappelé en Espagne, fut remplacé par un despote. Les jours de servitude revinrent. Andrès ne dut son salut qu'au dévouement de ces mêmes sujets, qui sont à cette heure pieusement groupés autour de lui.

Il vivait au désert, dans les ruines d'un château-fort abandonné à la suite des fréquents tremblements de terre qui rendaient la contrée presque inhabitable. Ses compagnons d'exil ayant recouvert de branchages et de chaume l'enceinte dévastée, la meublèrent peu à peu avec un luxe inattendu.

Formés en petites troupes de cavaliers, ils pénétraient, par des chemins connus d'eux seuls, jusque dans l'intérieur du pays, dépassant parfois Tinta et Cuzco, villes situées à près de cent lieues de leur mystérieux asile.

On était parvenu à faire croire aux Espagnol que le vieil Andrès de Saïri était mort;—pour mieux les tromper, on célébra ses funérailles selon les rites péruviens. Les dépouilles mortelles qui passaient pour les siennes furent accompagnées avec pompe, durant un trajet de trente lieues, par les tribus quichuas du territoire, et enterrées dans l'île de Plomb, que baignent les eaux du lac Sacré[8].

[8] La géographie conserve à ce vaste et remarquable lac,—le plus grand de ceux qu'on connaisse dans l'Amérique méridionale,—son nom quichua ou péruvien de Titicaca, littéralement île de Plomb. Il s'appelle aussi lac de Chiquito ou Chucuito, du nom des peuples nomades qui campent sur ses bords et de celui d'une ville bien déchue aujourd'hui, qui comptait trente mille âmes lors de l'insurrection de José Gabriel Condor-Kanki, s'intitulant l'Inca Tupac Amaru.

Le lac de l'île de Plomb, situé sur le territoire habituel des républiques de Bolivie et du Pérou, est plus élevé au-dessus du niveau de la mer que le sommet du pic de Ténériffe; son bassin est formé par les plus hautes montagnes de toute l'Amérique. Il a plus de cent lieues de tour; sa plus grande longueur est d'environ quarante lieues du nord-ouest au sud-est; sa plus grande largeur de vingt à vingt-cinq.

Mais à l'état de légende pour les populations indigènes, à l'état de document pour les caciques, le bruit était incessamment répandu que le chef des Condors, retiré dans son aire, y attendait l'heure de s'abattre avec ses aiglons sur les Castillans traîtres à la parole jurée.

Les serviteurs d'Andrès montraient aux caciques péruviens,—aymaras ou chiquitos,—les franges du borla de leur grand chef; ils levèrent aisément ainsi l'impôt de la fidélité, de l'esclavage, de l'espérance.

Le vieux castel recouvert en chaume se meubla, s'arma, et surtout s'approvisionna d'armes et de munitions.

Par malheur, Andrès ne se sentait plus capable de diriger un nouveau soulèvement. Digne et ferme devant l'adversité, il ne pouvait parfois contenir sa trop juste douleur.

—Plus de deux ans, et rien!... toujours rien!... murmurait-il. Pour comble de maux, celui que j'attends aurait-il donc péri?... Je n'ai su qu'une chose, c'est que le marquis de Garba y Palos est mort en son château de Galice. Et là gémit à cette heure la fille de ma fille, Isabelle, mon sang, l'espoir de mes vieux jours!... O Lion de la mer! ne t'aurais-je revu un instant que pour te perdre encore!...

Un homme fort différent des cavaliers et des pêcheurs quichuas qui entouraient le vieillard, un homme dont la face et le corps presque nus étaient tatoués des insignes belliqueux en honneur à la Nouvelle-Zélande,—Parawâ (la Baleine), tel était son nom,—répondit avec emphase en langue espagnole:—Grand chef des Condors, toi qui n'es ni un Anglais maudit, ni un Castillan sans foi, pourquoi parles-tu comme une femme de race blanche!... Le Lion de la mer ne meurt pas!... Il ne meurt pas, le Puma des grandes eaux salées, le Vautour des mornes et des îles, le Feu qui éclaire et qui brûle, le Soleil de l'Océan!...—Il m'a dit: «—Parawâ, Grand-Poisson, parcours la mer, passe d'île en île, navigue sans cesse en montrant mon drapeau à mes peuples, mon drapeau d'or où bondit un lion de feu.»—Et moi, le Grand-Poisson, j'ai rangé mes esclaves sur les pagaies de ma pirogue de guerre, j'ai parcouru la mer, j'ai passé d'île en île, naviguant sans cesse sous le drapeau d'or où bondit le lion de feu!

—Nous savons tous, dit Andrès, que Parawâ, l'homme-baleine, est un serviteur fidèle et un navigateur habile.

Le Néo-Zélandais reprit:

Léo, le Puma del mar, le Rangatira-Rahi, grand chef des chefs des îles de la mer, m'a dit encore: «—Parawâ, guerrier-poisson, tu iras vers le cacique Andrès, qui est pour moi tel qu'un père, et tu lui crieras: «Courage!...» et tu crieras à tous les peuples: «Courage et patience!...» Car moi, je vais dans mon pays de France y faire connaître le lion Sans-Peur; je vais au pays d'Espagne y prendre pour femme la fille du chef des Condors!»

Andrès soupira sans interrompre Parawâ-la-baleine.

«—... Le soleil s'éteint au couchant et se rallume au levant, le Lion de la mer monte sur son vaisseau qui plonge dans la nuit, il reparaîtra dans la lumière des grandes montagnes!...» Ainsi m'a parlé la chef des chefs, Léo, qui est maintenant, sois-en sûr, l'époux de ta fille bien-aimée.

Andrès hochait la tête, le Néo-Zélandais s'écria vivement:

—Je ne suis qu'un homme et j'ai pu obéir... Il est atoua, esprit, maître et souverain, plus fort que la tempête!... Pourquoi donc restes-tu dans le doute et la douleur?—Je ne suis qu'un homme, un chef de guerriers,—il est vrai,—Parawâ-Touma, la baleine au regard terrible,—mais quand j'ai réussi à parcourir plus de trois mille lieues, tantôt avec ma pirogue, tantôt sur de petits navires de Taïti,—quand il m'a suffi à moi, pour rire de toutes les chances contraires et pour venir jusqu'à toi, d'être le serviteur qui a bu l'haleine de Léo,—peux-tu craindre, chef des Condors, que Léo l'Atoua ait été mangé par ses ennemis?... Il reviendra comme il l'a promis aux nations de l'Océan... Le Lion de la mer ne meurt pas!...

Porter la moindre atteinte à la confiance fanatique de Baleine-aux-yeux-terribles, eût été une faute dont Andrès, n'eut garde de se rendre coupable. Assez d'autres, dès lors, s'efforçaient d'ébranler la foi des Polynésiens en la puissance surhumaine de Léo l'Atoua. Les Anglais et leurs missionnaires sillonnaient déjà l'Océanie; et les premières colonies pénales étaient fondées sur les rives de la Nouvelle-Hollande, où la révolution de 1789 empêcha les Français de s'établir, selon les desseins du roi Louis XVI, dont Léon de Roqueforte avait connu avec détail les instructions officielles.

—Baleine-aux-yeux-terribles, répondit enfin le cacique, les années ont amassé la neige sur mon front. La vie des peuples est longue, et c'est pourquoi, de mon côté, je crie: Patience, aux Quichuas du Pérou; mais la vie d'un vieillard est courte; verrai-je jamais la jour de la délivrance? J'ai abandonné la terre de mes pères, j'ai fait ma demeure de ces ruines au bord de la grande mer; d'ici, à toute heure, je redemande à l'horizon le compagnon de nos combats. Si j'avais perdu tout espoir, vaillant Parawâ, je retournerais dans mes montagnes, et tu ne me verrais point assis sur un rocher desséché par la brise de mer, les regards toujours tournés vers les flots.

—Le chef des Condors parle avec sagesse! qu'il espère donc, et qu'il ne désespère jamais!...

—Jamais il ne désespérera, dit Andrès.

—Courage! Fils du Soleil, ne laisse point noyer dans la tristesse le cœur du vainqueur de Sorata.

—Baleine de l'Occident, le jour même où je déchaînais les torrents des montagnes contre les murs de Sorata, mon cœur était plongé dans une douleur qui dure encore! Mon prince et ma fille bien-aimée avaient péri sous les coups féroces des Espagnols. La tristesse, brave Parawâ, peut marcher à côté du courage. La tristesse convient au vieillard exilé que le sort sépare de sa dernière enfant.

—Parawâ-Touma hait la tristesse, dit le sauvage néo-zélandais en brandissant son méré ou casse-tête; il est à des milliers de lieues de sa terre, de sa nation, de ses femmes et de ses fils. La goëlette taïtienne qui l'a conduit vers toi, grand chef des Condors, s'est engloutie dans le tourbillon du Bourreau, la roche tranchante l'a ouverte comme une noix de cocotier, et tous ceux qui étaient à bord ont péri; seul, j'ai survécu. Et maintenant l'Océan s'étend entre ma hutte chérie et moi. Me vois-tu dans la tristesse?... Non! non! Qu'elle s'approche du cœur de Parawâ, il la chassera en chantant le Pi-hé qui remplit d'une joie terrible.

Le Pi-hé, hymne belliqueux de l'Union et de la Séparation, de la Vie et de la Mort, est le chant national des indigènes de la Nouvelle-Zélande. Il commence par une invocation à l'atoua Maoui (l'Esprit-Suprême), qui détruit l'homme, mais absorbe en lui son âme. Il se termine par la louange enthousiaste de ceux qui sont morts, et par de fières consolations données aux survivants.

Sur l'invitation d'Andrès, Parawâ consentit à faire entendre le Pi-hé.

Hommes et femmes, tous les Péruviens, Quichuas pur sang ou métis, formèrent cercle, tandis que le sauvage se recueillait profondément.

Il posa sa massue contre le rocher, se croisa les bras sur la poitrine, et modula quelques vers d'un rhythme étrange. Bientôt il leva les mains vers le ciel en jetant quelques éclats de voix; puis, saisissant son casse-tête, il le brandit avec fureur. Ses gestes étaient menaçants, ses regards vraiment terribles; par moments, quelques intonations douces se mêlaient à ses cris bizarres, il s'exaltait en jouant sa pantomime chantée; et malgré ce qu'avait de dur sa physionomie sillonnée de tatouages affreux, elle prenait un caractère qui fit impression sur les serviteurs chrétiens et civilisés du vieux cacique Andrès.

Qu'on juge donc de l'effet imposant et formidable du Pi-hé lorsque, dans une circonstance solennelle, il est chanté, ou pour mieux dire exécuté, par plusieurs milliers d'indigènes, poussant tous à la fois les mêmes cris, faisant tous à la fois les mêmes gestes de prière, de menace, de joie ou de fureur, avec une précision dont nos corps de ballets les mieux exercés ne sauraient donner une idée.

Après chacun des couplets, qui sont inégaux, mais tous très-longs, Parawâ poussait le cri de vie et de mort: Pi-hé!

Tout à coup, sans s'interrompre, il lui donna un accent triomphal. Sa main se dirigeait vers l'horizon. Quelques mots d'espagnol se mêlèrent aux paroles, «intraduisibles,» dit-on, du chant néo-zélandais.

Léo!... Puma del mar! Pi-hé!... Pi-hé!...

«Léon!... le Lion de la mer!... Vie et mort!... Vie et mort!»

Les Péruviens, cette fois, répétèrent le refrain Pi-hé; puis on se hâta de gonfler les balses pour aller au devant du navire.

Le cacique de Tinta se mit à genoux en adressant au Dieu des chrétiens d'ardentes actions de grâces, car à tous les mâts du brig se déployaient des bannières sacrées:

A l'arrière le pavillon français,

Au grand mât le lion rouge sur champ d'or,

Au mât de misaine, enfin, le soleil des Incas sur champ d'azur au chef d'argent, c'est-à-dire l'emblème national du Pérou sur l'écusson de Garba y Palos.

—Elle est à bord!... elle est à bord!... Isabelle, ma fille, est à bord! disait le chef des Condors en tremblant de bonheur.

Parawâ-Touma, Baleine-aux-yeux-terribles, se tenait fièrement, en brandissant son méré, sur la première des balses qui s'élancèrent à la rencontre du brig victorieux de Léon de Roqueforte.

—Ah! tonnerre des Cordillères! s'écria maître Taillevent, le plus brave des anthropophages de mes amis! cet excellent cannibale de Parawâ-Touma, le Grand-Poisson qui regarde à faire peur! Quelle chance de le retrouver ici!

Une exclamation pareille devait donner beaucoup à penser au jeune et vaillant Camuset. Or, depuis la grande victoire des corsaires de Bayonne, et surtout depuis que le Lion avait doublé le cap Horn, maître Taillevent, beaucoup moins discret que par le passé, tenait des propos inimaginables, dont il ne permettait à personne de douter, sous peine de coups de poing inimaginables aussi.


XVIII

SALVES DES ÉLÉMENTS.

L'ancre mordait le fond, lorsque Baleine-aux-yeux-terribles, son casse-tête au poing, bondit sur le pont du brig corsaire, courut vers la dunette, en criant: Pi-hé! puis, les bras croisés sur la poitrine, s'inclina religieusement devant Léo l'Atoua.

Isabelle ne voyait que son vénérable aïeul, debout maintenant sur le rocher, d'où il lui faisait des signes de tendresse; elle n'entendait que les clameurs enthousiastes des Quichuas qui, des balses ou de la rive, criaient: «Vive la fille des Incas! Vive le Lion de la mer!» Des larmes baignaient ses yeux, tandis que la folâtre Liména battait des mains en riant.

Léon, cependant, ne craignit pas d'arracher Isabelle à ses émotions filiales, pour lui présenter l'intrépide Parawâ.

—Tu connais mes marins d'Europe, disait-il, regarde l'un de mes plus vaillants serviteurs sur la mer immense dont je suis le lion.

Isabelle put à peine réprimer un premier mouvement de dégoût à l'aspect du farouche cannibale; elle sut être gracieuse pourtant, et d'un ton de reine:

—Mon époux, dit-elle, m'a instruite des grands combats de Baleine-aux-yeux-terribles, son ami fidèle.

—Gloire à Léo l'Atoua! Gloire au Lion qui sort de la mer! Et à vous, sa dame, bonheur sur les eaux et sur les terres, sous la lune et sous le soleil!

S'adressant ensuite à Sans-Peur dans une langue inconnue de tous, si ce n'est de Taillevent:

—Ton drapeau a été vu dans tes îles; partout il a été salué avec joie; mais partout aussi, les hommes de l'Angleterre menacent les peuples de la fureur des hommes terribles de la tribu de Surville et de Marion.

C'est sous ce nom redouté que les Français étaient et sont, encore de nos jours, désignés aux indigènes par les navigateurs anglais.

—Ah! brigands d'Anglais de malheur! dit maître Taillevent qui s'était rapproché de son ami Parawâ, ils n'ont pas manqué de gâter nos affaires par ici, pendant que nous courions un bord de l'autre côté du cap Horn.

—Et qu'a dit Parawâ-Touma? demandait Léon.

—Il a dit: «La langue des hommes de la tribu de Touté[9] est double; ils viennent pour nous acheter et nous vendre; Léo l'Atoua est leur ennemi. Léo l'Atoua est un grand guerrier, un chef juste et puissant, le père des hommes tatoués; son haleine est le courage; son œil gauche est le soleil.»

[9]—Les Anglais,—le nom du capitaine Cook, corrompu par la prononciation des Polynésiens, étant devenu Touté.

Pendant quelques minutes encore, Léon interrogea Parawâ en sa langue;—puis, satisfait de ses réponses, il le regarda fixement et fit un pas vers lui.

Alors, avec une joie grave, l'indigène se rapprochant de même, appuya le nez contre le sien en aspirant son haleine.

Tel est le salut fraternel qui, à la Nouvelle-Zélande, équivaut à nos embrassements.

Après avoir bu l'haleine de l'Atoua, Rangatira-Rahi, ou chef des chefs, Baleine-aux-yeux-terribles, Rangatira-para-parao, c'est-à-dire chef de rang supérieur, ne dédaigna pas d'accorder un honneur semblable à son vieil ami Taillevent, bien que celui ci, d'après la hiérarchie néo-zélandaise, ne fût qu'un Rangatira-iti, ou sous-chef.

Le canot du capitaine déborda bientôt.

Escorté par les balses, il se dirigeait vers le rivage aux acclamations de tous les Quichuas fidèles à la fortune d'Andrès de Saïri.

Le brig le Lion fit une salve de trois bordées.

Isabelle aborda enfin et se jeta dans les bras débiles de son illustre aïeul, le vainqueur de Sorata.

Au même instant, une secousse de tremblement de terre se fit sentir; la mer gronda, les rochers gémirent, les rares arbres qui entouraient le vieux château se balancèrent comme ébranlés, et les condors qui planaient au-dessus des mornes poussèrent des cris aigus.

—Amis! s'écria Léon de Roqueforte, la terre et la mer du Pérou saluent le retour de votre reine!

—Pi-hé! pi-hé!... vie et mort! hurlait Baleine-aux-yeux-terribles.

—Attention! criait à bord maître Taillevent, tenons-nous parés à filer le câble par le bout.

Déjà le premier lieutenant rangeait son monde aux postes d'appareillage.


XIX

TREMBLEMENT DE TERRE.

Les tremblements de terre, très fréquents au Pérou, y ont occasionné d'effroyables désastres. En 1678 et 1682, Lima et le port de Callao, situé à deux petites lieues, furent éprouvés cruellement; en 1746, les deux villes s'écroulèrent, et la mer couvrit l'emplacement occupé par l'ancien Callao, dont on aperçoit encore les ruines sous les eaux dans la partie de la baie appelée mar Braba. Sur quatre mille habitants, d'après la tradition, il n'en survécut qu'un seul.

Le 19 octobre 1682, la ville de Pisco fut engloutie. En 1755, à l'époque du fameux tremblement de terre de Lisbonne, Quito s'écroula de fond en comble.—De nos jours, les villes d'Aréquipa, d'Arica et vingt autres ont souffert les plus grands dommages, malgré la nature des constructions faites désormais en vue de résister aux secousses.

La baie de Quiron, où le brig corsaire le Lion venait de jeter l'ancre, était sans contredit le point du littoral le plus dévasté par les convulsions souterraines. La forme abrupte des mornes, fendus comme par des haches géantes,—les déchirements du rivage,—les incroyables différences des fonds sous-marins, insondables en certains points très voisins de la côte,—la coupe étrange des récifs qui la bordaient,—le bouleversement des terres arables qui, en plusieurs endroits, s'étaient évidemment déplacées, le démontraient moins encore que l'abandon du territoire par tous ses colons primitifs.

En 1755, la bourgade de Quiron disparut dans un gouffre d'où s'échappèrent des flammes; la garnison espagnole s'enfuit du château, dont il ne resta que les murs d'enceinte. Durant plusieurs années consécutives, des grondements semblables au bruit du tonnerre ne cessèrent de se faire entendre. Il fut avéré dans la province que sous ce sol mouvant existait une cavité volcanique, où plages et montagnes s'effondreraient quelque jour. Personne n'osa se fixer à moins de cinq ou six lieues. La terreur s'accrut avec le temps, si bien que les gens du pays avaient l'habitude de faire un long circuit pour éviter de traverser cette région maudite.

Plus elle était déserte, plus elle convenait au cacique Andrès et à Léon de Roqueforte, qui s'y rembarqua, en 1790, sur la goëlette taïtienne avec laquelle il avait mystérieusement abordé au Pérou. En 1791, après avoir répandu le bruit de sa mort, le vieux chef des Quichuas s'y établit. Depuis, les secousses de tremblement de terre avaient été rares et sans grands effets. Celle qui se faisait sentir maintenant était formidable.

La nature semblait s'être reposée longuement avant de faire un effort suprême pour déchirer les flancs de la montagne de Quiron.

Les serviteurs du cacique se souvinrent de l'opinion accréditée;—ils crurent à bon droit que l'heure dernière sonnait pour eux;—les uns se jetèrent à genoux en faisant le signe de la croix, les autres poussèrent des cris affreux.

La contenance calme d'Andrès, que l'écroulement du monde entier n'aurait pu distraire de ses émotions de bonheur, le sang-froid radieux d'Isabelle, et surtout les nobles paroles du Lion de la mer raffermirent leur courage au moment même où le péril augmentait.

Un craquement strident, prolongé, métallique, indéfinissable, à vrai dire, puisque aucun autre bruit ne saurait en donner l'idée, retentit au loin. La terre et les flots gémissaient. Tout à coup, à égale distance des récifs de l'ouest et de la plage, au centre de la chaîne de mornes rocailleux qui forment la côte nord de la baie, un éclat se fit dans le sens vertical; quelques blocs énormes se détachèrent de la montagne, et roulant avec fracas, laissèrent apercevoir une caverne profonde. L'ouverture de cet antre, jusqu'alors fermée, affectait la forme d'un angle très aigu, d'environ cinquante pieds de large sur la ligne du niveau de la mer, qui, du reste, n'y pénétra point. De la distance où se trouvaient Andrès, Isabelle et Léon, l'on ne pouvait juger de sa configuration intérieure.

D'autres craquements ouvrirent d'autres fissures, diverses chutes de rochers eurent lieu çà et là, il sembla même que la disposition des récifs venait de changer.

La mer, arrachée de son lit, s'éleva par sept fois à une hauteur effrayante; par sept fois, laissant le fond à sec, elle recula vers le large, à tel point que le brig le Lion toucha par la quille, et faillit se briser. Mais le câble était filé par le bout, quelques voiles s'ouvraient à un vent encore frais; le navire, entraîné au dehors, parvint à s'y maintenir.

Le canot qui venait d'amener à terre Isabelle et son époux fut fracassé tout d'abord; heureusement les matelots purent s'accrocher aux balses que les ras de marée les plus furieux ne sauraient submerger.

Le plateau sur lequel étaient réunis Andrès, Isabelle et leurs amis oscilla sur ses bases et se fendit sous leurs pieds; mais on n'eut à déplorer aucun malheur.

Le brig était hors de péril: étrangers ou Péruviens, tous les hommes étaient sains et saufs, et le vieux château de Quiron ne souffrit point.

Soit que ses murs, contretenus par des étais, dussent à leur vétusté même l'élasticité qui manque aux constructions neuves, soit par l'effet de la disposition des terrains ou par toute autre cause, il résista.

Et quand les épais nuages de poussière soulevés par la commotion furent lentement retombés, Andrès, qui venait d'embrasser et de remercier avec effusion le Lion de la mer, désormais son fils, put s'écrier enfin:

—Venez vous reposer, mes enfants, dans la demeure que le Ciel nous a conservée.

—Oui, mon père, allons, dit Léon de Roqueforte en lui offrant l'appui de son bras. Je n'y entrerai pas, cependant, avant d'avoir jeté un coup d'œil dans cette cavité qui s'est ouverte,—miraculeusement peut-être,—à l'instant même où nous abordions.

—Quel est donc ton dessein? demandait le cacique.

—A quoi bon en parler, si je n'ai qu'une idée vaine?

On gravit la pente sablonneuse qui conduisait de l'observatoire d'Andrès au château de Quiron. Une joie respectueuse rayonnait sur les fronts de tous les serviteurs.

Parawâ, qui suivait de près le Rangatira-Rahi, son atoua, disait en langue espagnole:

—Le Lion de la mer ne meurt pas!... non, non! il ne meurt pas, le Puma des grandes eaux salées, le Vautour des mornes et des îles, le Feu qui éclaire et qui brûle, le Soleil de l'Océan!... Ce qu'il annonce arrive. Ce qu'il dit est vrai toujours. Ce qu'il a promis, il le donne. Ce qu'il se propose, il le fait.—A tous les peuples qu'il aime, bonheur! A vous donc, bonheur, hommes de la tribu du chef des Condors!

Ces paroles du sauvage cannibale faisaient impression sur les Quichuas, bien que ceux-ci fussent relativement civilisés.

Ils étaient chrétiens, possédaient pour la plupart quelques connaissances élémentaires, devaient à leur contact avec les Espagnols des idées opposées aux féroces préjugés d'un anthropophage, et appartenaient à une nation sortie de la barbarie fort antérieurement à la conquête des Pizarre; mais aucun d'eux n'était de la classe supérieure. Serviteurs d'Andrès, pêcheurs, chasseurs, mineurs ou simples paysans, ils ne possédaient pas l'éducation nécessaire pour se soustraire à l'influence de l'enthousiaste Parawâ. Eux-mêmes fondaient, d'ailleurs, leurs plus chères espérances sur le retour du Lion de la mer et de la fille des Incas; comment ne se seraient-ils pas complus à écouter le Néo-Zélandais, dont l'intelligence naturelle était, du reste, bien au-dessus de la leur?

Devant eux, le dernier représentant de la race toujours vénérée de leurs anciens rois marchait appuyé sur l'épaule d'Isabelle, leur reine, et sur le bras du Lion de la mer, leur vengeur, leur libérateur et leur prince. Ils croyaient donc, avec Parawâ, que la terre, la mer, le ciel du Pérou et les Condors, emblèmes vivants de leur patrie, avaient salué comme eux le débarquement des jeunes époux.

Aux approches du château de Quiron, Sans-Peur, laissant Isabelle avec son aïeul, fit un signe au Néo-Zélandais; puis, ils se dirigèrent ensemble vers la grande caverne, d'où s'échappaient d'épaisses vapeurs.

Une chaussée de roches empêchait seule la mer de remplir le bassin qui en occupait le fond. Cramponnés à quelques saillies, le capitaine et son sauvage s'aventurèrent dans la galerie naturelle. Sous une voûte de cent cinquante pieds environ, elle décrivait une sorte de courbe et se prolongeait fort avant vers la gauche.

—Victoire! s'écria Léon de Roqueforte.

—Pi-hé! dit le fanatique insulaire, la terre a obéi à Léo l'Atoua!

—Non, Parawâ, ce n'est point à moi qu'elle a obéi, reprit Léon de Roqueforte, comme pour atténuer le blasphème naïf de son compagnon; non! mais le Dieu tout-puissant qui protège les opprimés a permis qu'un phénomène terrible servît mes projets.

Il voulait bien passer pour un atoua, pour un génie disposant d'une force supérieure,—et d'un bout à l'autre de la Polynésie, des circonstances étranges avaient contribué à propager cette croyance,—mais il aurait craint d'attirer sur sa tête les châtiments célestes en se laissant attribuer un pouvoir qui n'appartient qu'à Dieu.

—Toute âme est immortelle; en ce sens, je suis atoua, je suis esprit, je le suis encore comme dépositaire de la grande pensée royale qui survit en moi, et qui me survivra, je l'espère, avec la protection du Ciel.»

Telle était, à ses propres yeux, la justification de Léon de Roqueforte; il se laissa rattacher, par un mythe étrange, à la mémoire de Surville et de Marion; il jugea nécessaire de laisser croire aux peuples qu'il était immortel.

Léo l'Atoua, le Lion de la mer, ne meurt point! devint la formule des larges desseins de civilisation et de liberté qui guidaient Léon lui-même. Les Polynésiens dévoués à sa cause la prirent au propre; ils en firent un cri de ralliement qui, mille fois en son absence, retentit dans les combats.

Au sortir de l'immense caverne voûtée, casemate naturelle, dont un cratère de volcan occupait les profondeurs, Baleine-aux-yeux-terribles, croisant les bras sur la poitrine, dit d'un accent pénétré:

—Léo l'Atoua, dans le ventre de la montagne, a crié: «Victoire!» Léo l'Atoua voulait donc que le roc s'ouvrît comme un fruit mûr. Dans quel dessein? Parawâ ne le sait point, mais le Grand Esprit du Ciel, Maouï, l'Ombre immortelle, le sait. Et Maouï a ordonné ce que Léo voulait, parce que Léo est un atoua sage, juste et brave devant le Souffle tout-puissant de Maouï.

Maouï, ailleurs Nouï, est le Dieu triple: «L'habitant du ciel, le dieu de la colère et de la mort, et le dieu des éléments.»—Ou encore, d'après une classification très différente: «Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu l'Oiseau.»—Enfin, suivant quelques indigènes, Maouï-Moua et Maouï-Potiki seraient leurs dieux principaux, devenus un seul et même Dieu, attendu que l'aîné tua, mangea et s'assimila ainsi son frère. Et de cette fable dériveraient la coutume de manger les ennemis et la croyance qu'en les dévorant, on absorbe en soi leur courage, leur intelligence, leur âme.—En tous cas, les Néo-Zélandais définissent Dieu ou Maouï, l'Atoua suprême, par les remarquables qualifications d'Ombre immortelle et de Souffle-tout-puissant.

—Plaise à Dieu que Parawâ dise vrai! répondit Léon avec une émotion pieuse.

Il mesurait de l'œil la longue ouverture de la caverne et se réjouissait en remarquant combien il serait facile de la dissimuler, car elle était oblique et fort étroite au sommet. On pourrait aisément la murer avec un léger échaffaudage de terre grasse mêlée à des roches brisées et au besoin la rendre impénétrable.

Parawâ reçut ordre de rallier les canotiers de l'embarcation brisée, de monter avec eux la plus grande des balses et de se rendre à bord du brig pour dire au lieutenant de revenir au mouillage.


XX

VASTES DESSEINS.

Léon de Roqueforte se dirigea vers le château de Quiron, où Isabelle, quand il reparut, achevait de faire à son aïeul le récit de ses deux ans d'exil en Espagne, de la mort de son père, de la conduite de don Ramon, de la romanesque histoire de son mariage et de la glorieuse traversée du brig le Lion.

Le vieux cacique était vivement ému.

—Mon fils, vous avez dépassé mes espérances, dit-il; vous ne vous êtes point borné à combler mes vœux en me ramenant ma fille bien-aimée; vous avez encore servi avec votre valeur ordinaire la cause de notre affranchissement; vous revenez avec un brig bien armé, avec des armes et des munitions de guerre, et vous avez en outre à vos ordres une belle frégate, à ce que m'apprend Isabelle.

—Trop faiblement armée d'un équipage de prise, et hors d'état de résister à un navire de même rang.

—Nous compléterons son équipage! s'écria Andrès. Votre dernière victoire navale, en grandissant votre renommée, prédisposera, je l'espère, en notre faveur la République française, protectrice naturelle des peuples esclaves qui veulent s'émanciper. Et vous saurez accomplir avec son concours la mission que vous aviez reçue du roi Louis XVI.

Léon de Roqueforte hocha la tête, non qu'il trouvât la proposition par trop contradictoire dans les termes, mais parce qu'il avait vu de près et sainement apprécié la situation de la France.

—Noble Andrès, dit-il, ne nous faisons pas d'illusions. La vie de l'homme est courte relativement à celle des peuples. Ouvrier de l'avenir, verrai-je, moi qui parle, les jours de la délivrance? L'Amérique du Sud, tout entière, s'émancipera comme s'est émancipée celle du Nord. Le Portugal d'un côté, l'Espagne de l'autre, perdront leurs vastes possessions comme l'Angleterre a perdu les siennes. Des États nouveaux se formeront; le Mexique, la Nouvelle-Grenade, le Chili, le Paraguay, le Brésil, le Pérou, deviendront autant d'empires indépendants; une politique nouvelle régira ces contrées. Malheur, alors, malheur aux nations indigènes qui se laisseront dépouiller de leurs droits!... Dès aujourd'hui, mon père, nos efforts doivent tendre à les préparer à jouer leur rôle dans la guerre que je prévois, sans pouvoir en assigner la date.

—Bien! fit Andrès, le dernier Inca sortant de la tombe parlera dans ce sens aux peuples qui le vénèrent!

—Votre fille, s'écria Isabelle, parcourra les plaines et les montagnes en criant à ses frères: «Combattez en hommes libres!...»

—Qu'est-il arrivé aux États-Unis d'Amérique? ajouta Léon: les malheureux Indiens, depuis la proclamation de l'indépendance, sont restés dans la même situation que sous la domination anglaise.

—Oui! dit Andrès, faisant un cruel retour vers le passé, il en a été là comme ici autrefois. Les peuples asservis n'ont retiré aucun avantage des querelles de leurs oppresseurs. Dès l'origine de la conquête, lorsque les Castillans se déchiraient entre eux, lorsque les Pizarre et les Almagro s'égorgeaient dans notre infortuné pays, pourquoi les Péruviens ne surent-ils point profiter de leurs guerres civiles, ainsi que les Espagnols avaient profité des nôtres? O José Gabriel, grand chef des Condors, mon glorieux prédécesseur, que n'étais-tu vivant à cette époque!... Mais elle reviendra, dis-tu, mon cher fils?... Tu crois que les Espagnols d'Europe et ceux d'Amérique se diviseront... C'est bien! soyons prêts, et alors, point de transactions, point d'alliances avec l'un ni avec l'autre parti!...

Léon de Roqueforte approuvait-il ces paroles?—non, assurément;—mais se gardant bien d'engager une discussion non moins inutile que prématurée:

—La vieille Europe, dit-il, tremble sur ses bases séculaires; le monde est plus profondément ébranlé que ces rivages ne l'étaient tout à l'heure. Ici les montagnes se fondent, des cavités souterraines s'entr'ouvrent à miracle...

—Léon, un seul mot, demanda Isabelle, cette caverne est-elle ce que vous désiriez?

—Oui, mon amie; j'en ai remercié Dieu.

—Remercions-le donc, nous aussi, ma fille!... dit Andrès en se levant et en découvrant son front vénérable. J'ignore à quoi peut servir cet antre profond; mais les Espagnols de Sorata ignoraient aussi à quoi servirait la digue immense que je fis construire pour renverser leurs fortifications surchargées d'artillerie.

Isabelle et son aïeul se tournèrent vers une sainte image du Rédempteur, placée au point le plus apparent de la salle où avait lieu leur mémorable conférence de famille.—Léon les imita; et après un instant de religieux silence:

—Ici, continua-t-il, le sol bondit comme une mer agitée, ses entrailles se déchirent et la terre du Pérou offre dans son sein un asile mystérieux à mes vaisseaux. Je puis cacher sous les voûtes de la grande caverne, non-seulement ma frégate et plusieurs autres bâtiments, mais encore des approvisionnements pour plusieurs années de guerre. Je cherchais un arsenal; j'avais conçu déjà divers projets d'une exécution très difficile, la difficulté s'est résolue. J'ai mieux que tout ce que je rêvais. Telle est la cause de ma joie. Voilà mon secret, que je ne dévoile qu'à vous, car il faudra procéder avec une prudente défiance; voilà le bienfait miraculeux dont nous venons de remercier la Providence divine.

—Les enfants du Pérou, dit le successeur des Incas, savent garder les secrets mieux qu'aucun autre peuple. Chacun sait que, durant trente ans, nos pères ont conspiré contre la domination espagnole sans qu'aucun d'eux ait trahi leur vaste complot[10].

[10] Historique.

—Le chef des Condors, quand il en sera temps, me fera aider par les plus discrets de ses serviteurs; moi, de mon côté, je n'emploierai que mes marins les plus fidèles.—Eh bien, de même qu'un formidable tremblement de terre me vient aujourd'hui en aide, de même la terrible commotion européenne qui renverse les trônes et allume la grande guerre entre toutes les grandes nations, aura pour conséquence l'affranchissement des peuples de l'Amérique. En attendant le contre-coup de la révolution du vieux monde, que le monde nouveau se tienne sur ses gardes! Tôt ou tard,—mais qui saurait dire quand?—les laves du volcan qui fait explosion en France se répandront, comme un torrent de feu, jusqu'en ces contrées. Alors, l'heure sera venue de courir aux armes!

Léon, après un moment de silence, reprit avec lenteur:

—Quant à moi, vous le savez, Andrès, et toi, Isabelle, qui connais maintenant toute ma vie, tu le sais mieux encore, ce n'est pas à l'affranchissement du Pérou que je dois consacrer mes principaux efforts.—Avant tout, je suis Français, et mon devoir, qu'un roi de France m'a légué, est de m'opposer par tous les moyens à ce qu'aucune influence étrangère ne prédomine sur ces mers, leurs îles et leurs rivages. L'Angleterre est prête à recueillir l'héritage de l'Espagne.—Esclavage pour esclavage, à quoi bon changer? L'Angleterre a l'ambition d'assujettir tous les peuples de la mer; la France ne veut que les civiliser en protégeant leur indépendance. Or, tandis qu'en Europe éclate la guerre qui, de longtemps sans doute, ne permettra point à la France de tourner les yeux vers ces parages,—mon rôle obscur à moi est de paralyser les efforts qu'y fait l'Angleterre, efforts prévus par le roi Louis XVI depuis l'époque de la guerre d'Amérique. Telle est ma mission, elle sied à mon patriotisme et à mon amour de l'humanité; elle coïncide avec les intérêts de ma patrie, avec ceux de la vôtre. Soyez indépendants, peuples de l'Amérique du Sud, mais vous, braves indigènes des archipels du grand Océan, ne devenez pas esclaves! Mexicains et Péruviens, secouez le joug de l'Espagne, mais qu'aucun peuple nouveau ne subisse celui des Anglais! Nos descendants verront les Indes imiter les Amériques; il ne faut point qu'alors l'Angleterre règne sur un nouvel empire dans l'Océanie, où j'ai juré de la combattre, où je dois l'empêcher de faire de rapides progrès à la faveur des guerres qui ensanglantent la vieille Europe.

—Je ne puis que vous louer, mon cher fils, dit Andrès, et pourtant je déplore que vous vous proposiez des tâches si diverses. Le Pérou est à plus de six cents lieues des îles polynésiennes les moins éloignées; nous abandonnerez-vous donc sans cesse?

—Si ma tâche est complexe, elle est une, répondit Sans-Peur. Je suis marin et corsaire, la mer est mon champ de bataille naturel; mais celui qui a fait sa compagne de la fille des Incas ne négligera jamais les intérêts sacrés du Pérou. Ma mission, je le sais, est au-dessus des forces d'un seul homme, je ne l'accomplirai point tout entière; mes fils, s'il plaît à Dieu, continueront mon œuvre de libérateur.

Isabelle rougit à ces mots; Andrès se prit à sourire; l'entretien devint intime, tendre et paternel.

On parla du fils que Léon se promettait déjà, de l'aîné de la famille, de l'enfant du Lion et de l'Amazone. Comment nommerait-on dignement ce descendant des Mérovingiens, des Incas et des rois d'Aragon, cet héritier des nobles ambitions du comte Léon de Roqueforte, l'Atoua de la Polynésie, le Puma del mar, Sans-Peur le Corsaire?

Le vieux cacique opina pour un nom emprunté aux annales du Pérou; rien ne valait à ses yeux Manco-Capac, Sinchi-Roca ou Tupac Amaru.—Léon proposa Mérovée, Clodion et Clovis.—Isabelle souriait sans réclamer pour que son fils s'appelât Sanche, Garcie ou Ramon.

—Et si j'avais une fille? dit-elle malicieusement.

—C'est impossible! s'écria le vieil Andrès avec feu.

Sur quoi le capitaine se prit à rire de bon cœur.


Le brig le Lion avait regagné son mouillage. Camuset entendait sans y rien comprendre Baleine-aux-yeux-terribles qui causait avec maître Taillevent. En matelot bas normand qu'il était, l'honnête garçon se permettait de traiter d'affreux charabia l'idiome harmonieux et sonore de la Nouvelle-Zélande.

Les deux anciens amis se racontaient alternativement leurs navigations, leurs aventures, leurs combats.

Parawâ se vantait parfois d'avoir mangé quelqu'un de ses ennemis tués à la guerre.

Léo l'Atoua vous a pourtant interdit cette vilaine coutume, objectait le maître, qui, racontant à sa manière la révolution française, faisait rugir l'aristocratique cannibale.

Taillevent n'avait d'autre but que d'exalter l'audace de son capitaine, qui, malgré sa qualité de gentilhomme, osa fréquenter les ports de France sous le régime de la Terreur.

Parawâ trouvait que la persécution des Rangatiras (des nobles et des chefs) par les Tangata-itis et les Tangata-waris (les bourgeois et les gens du peuple) était le comble de la barbarie; la mort du Rangatira-rahi Louis XVI lui parut monstrueuse.

—Moi, dit-il, quand je tue un chef, mon ennemi, c'est pour le manger, afin que sa vertu s'ajoute à la mienne; mais eux, vos Tangatas, quel avantage ont-ils eu à tuer ce grand chef qui était, je m'en souviens, l'ami de Léo l'Atoua?

Maître Taillevent, se trouvant incapable de faire comprendre la fraternité de la guillotine à un anthropophage pareil, lui raconta les courses de son capitaine dans la Manche, dans le golfe et sur les côtes de Galice.

—Est il donc heureux ce maître Taillevent! pensait le jeune Camuset; il vous parle espagnol, il vous parle sauvage, mieux que je ne parle français et anglais!...

La nuit était descendue sur la baie de Quiron.

Dans leurs cases, qui n'étaient, pour la plupart, que des dépendances du vieux château, les Péruviens se disaient:

—Le Lion de la mer a ramené la fille du Soleil, la terre des Incas a tremblé d'espoir et d'orgueil. Et nous savons, nous, que le grand chef des Condors n'est pas endormi dans l'île de plomb.


XXI

LES DÉBUTS DU LION.

Les vastes desseins auxquels Léon de Roqueforte devait consacrer son existence aventureuse lui furent inspirés par des causes diverses, dont la combinaison décida de sa destinée.

Dès l'enfance, d'abord, son imagination s'enflamma aux vieilles traditions de sa famille, qui, de tout temps, s'était montrée hostile à l'autorité royale. Tour à tour vassaux rebelles, chefs de partisans, ligueurs, frondeurs, conspirateurs, ou au moins boudeurs obstinés, les Roqueforte, dont l'arbre généalogique est hérissé des noms mérovingiens de Clodomir, Chilpéric, Thierry, Childebert, et autres analogues, ne se résignèrent jamais complètement à n'être que de simples comtes lorrains.

L'oncle de Léon servait néanmoins dans la marine du roi. Le désir romanesque d'aller fonder par delà les mers une nouvelle monarchie mérovingienne fut le mobile, aussi puéril que bizarre, qui poussa Léon à s'embarquer, dès l'âge de treize ans, sous les ordres de son oncle.

Moins d'un an après, il s'enflammait pour la cause de l'indépendance américaine, qui passionnait la plupart des jeunes officiers de la marine française.

Au retour d'une brillante campagne de guerre dans les Antilles et à la Nouvelle-Angleterre, le vicomte de Roqueforte, capitaine de vaisseau du plus grand mérite, reçut la mission délicate d'explorer l'Océanie et d'y faire prévaloir l'influence française. On sait comment se termina cette campagne de circumnavigation, dont le roi Louis XVI avait, de sa propre main, tracé l'itinéraire.

La frégate du vicomte de Roqueforte périt après un beau combat en vue des côtes du Pérou.—Léon se trouva dépositaire de tous les documents officiels renfermés, selon l'usage, dans une boîte de plomb.

Mêlé tout aussitôt à l'insurrection péruvienne et craignant que ces pièces importantes ne fussent détruites, il les apprit par cœur; il les confia ensuite à son matelot Taillevent, qui lui-même en connaissait la substance.

Cette étude remplit Léon d'une admiration enthousiaste.

Dès lors, il rattacha très logiquement les projets libéraux du roi, non à ses vaines idées d'enfance, mais à la cause de tous les peuples d'outre-mer opprimés par les nations européennes. Il avait combattu sous le drapeau de la France pour les Américains du Nord; il combattait sous la bannière des Incas pour les Péruviens; et les instructions royales disaient littéralement:

«La France ne veut pas conquérir, mais protéger. Les établissements qu'elle fondera aux terres australes ne seront des points militaires que pour résister à l'influence britannique. Il importe de respecter l'indépendance des indigènes, de les civiliser, de les convertir au catholicisme, de leur faire aimer notre pavillon, et non de les asservir.»

Le vicomte de Roqueforte s'était fort habilement conformé à ces vues généreuses; les rapports et mémoires qu'il adressait au roi en étaient la preuve. Il y passait en revue tous les archipels; il déterminait les principaux points sur lesquels la France devrait fonder des établissements défensifs; il relatait ses conférences avec les chefs et donnait un aperçu judicieux des querelles intestines des peuplades importantes.

Partout où sa frégate avait relâché, il avait recherché la cause la plus juste afin de l'embrasser au nom de la France, fort estimée en général depuis le voyage de Bougainville, fort redoutée depuis ceux de Surville et de Marion du Fresne.

Cependant les Anglais avaient fait des progrès immenses. Le renom du capitaine Cook l'emportait sur celui de tous les autres navigateurs. A l'île d'Haouaï (Sandwich), où il avait été massacré le 14 février 1779, après y avoir été accueilli comme le dieu Rono, attendu par les insulaires, la légende antique reprenait le dessus. Les indigènes rendaient les honneurs divins à sa mémoire, et croyaient fermement qu'il ressusciterait pour se venger[11].

[11] Historique.

Léon de Roqueforte s'écria en lisant ce passage:

—Armons-nous des mêmes armes que nos ennemis. Aux légendes, opposons les légendes. Ce que les indigènes des Sandwich croient de l'Anglais Cook, dont ils font leur dieu Rono, il faudrait que tous les Polynésiens le crussent d'un Français tel que Marion du Fresne. En 1771, à la Nouvelle-Zélande, les naturels, jaloux d'user de représailles envers les compatriotes de Surville, massacrent Marion. Eh bien, que Marion, Surville et Bougainville lui-même, deviennent pour eux un seul Atoua, un esprit sévère, mais bienfaisant; terrible, mais juste; représentant l'influence libérale de la France, comme le dieu Rono, qu'ils appellent aussi Touté, représente le pouvoir tyrannique de l'Angleterre.

A dix-sept ans, dans les gorges du Pérou, entre deux combats, Léon de Roqueforte conçut cette idée. Au bout de peu d'années, il l'avait mise à exécution; la légende du Lion de la mer luttait contre celle du dieu Rono. Une foule de circonstances non moins invraisemblables que celle qui fit un dieu du capitaine Cook le servirent à la vérité; mais aussi eut-il toujours la présence d'esprit nécessaire pour les faire tourner à son avantage.


En 1781, les insurgés péruviens s'étaient divisés par bandes, dont l'une, sous les ordres de Léon, se dirigeait vers la mer. Les Espagnols l'attaquèrent avec des forces supérieures dans la vallée de Siguay. Léon les repousse; il va remporter une victoire qui rouvrira les communications entre l'intérieur et le littoral. Mais, hélas! le jeune capitaine, frappé d'une balle, tombe sur le champ de bataille; on l'y laisse pour mort; les Quichuas, épouvantés, se débandent et retombent sous la domination espagnole.

Léon dut son salut au fidèle Taillevent, qui, chargé de son corps, franchit à la nage un bras de rivière, trouve asile dans la hutte d'un mineur, l'y soigne, le guérit, et enfin se rend au port d'Aréquipa, où il finit par s'enrôler à bord d'un petit bâtiment du pays. A la faveur d'un déguisement, Léon se risque dans la ville, s'introduit dans le navire, s'y cache et ne se montre qu'en pleine mer.

Avec le coup d'œil d'un franc matelot, Taillevent avait bien jugé que le caboteur devait faire quelque commerce interlope. En effet, son patron exportait des matières d'or et d'argent en dépit des lois espagnoles, et avait des rapports secrets avec des contrebandiers établis aux îles Gallapagos. La fraude ayant été découverte, un garde-côte se tenait embusqué au lieu du rendez-vous ordinaire. On n'a que le temps de prendre chasse. L'équipage aurait été condamné aux travaux des mines, le patron à la corde; Léon et Taillevent ne pouvaient espérer aucune grâce. La consternation régnait à bord. Léon se nomme enfin, il promet de sauver la barque pourvu qu'on lui jure obéissance; de l'aveu commun, il s'empare du commandement.

De là date sa vie de grandes aventures maritimes.

Une navigation audacieuse au milieu des récifs et un naufrage simulé le débarrassent de son chasseur; il ravitaille le navire tant bien que mal aux Gallapagos, part pour les îles Marquises, s'y fait reconnaître par un chef de tribu, ami du vicomte son oncle, embrasse les querelles de ce chef et ne tarde pas à diriger un hardi coup de main contre un trois-mâts anglais mouillé à Nouka-Hiva.

Le trois-mâts enlevé prend le nom de Lion de la mer, il arbore le drapeau de la France; puis, armé de contrebandiers, d'insulaires et même d'un certain nombre d'aventuriers français recueillis ça et là, il parcourt tous les archipels, où Léon renoue des relations utiles avec les principaux chefs.

La nature de l'équipage met le jeune capitaine dans l'impossibilité absolue de regagner les mers d'Europe; il veut pourtant donner de ses nouvelles en France, et songe à se rendre dans les possessions hollandaises ou espagnoles.

Aux approches des Moluques, il est attaqué par des pirates chinois qui, croyant faire une belle prise, sont pris eux-mêmes et pendus à bout de vergues.

Léon se transporte sur la jonque armée de quelques bouches à feu, et navigue de conserve avec son trois-mâts.

Aux abords de Manille, sans explications aucunes, il est salué par la bordée à mitraille d'un brig de guerre espagnol. Cette agression brutale le met dans le cas de légitime défense; le brig, pris à l'abordage, devient le navire amiral de Léon, qui, après un tel exploit, n'a plus la témérité de se rendre à Manille. En vain le capitaine espagnol se confond en excuses et réclame la restitution de son bâtiment.

—La France indemnisera l'Espagne s'il y a lieu, lui répond Léon de Roqueforte. Malgré la paix des deux couronnes, vous m'avez attaqué; malgré la paix, je déclare votre brig de bonne prise.

—Mais, à votre allure, j'ai cru que vous étiez un pirate chinois.

—J'avais arboré mes couleurs. Du reste, voici un pli adressé au ministre de la marine française; il ne relate que des faits dont vous convenez vous-même. Fondez vos réclamations sur mon rapport, et que Dieu vous garde!

Une chaloupe fut mise à la disposition du capitaine espagnol et de ses gens, tandis que Léon se dirigeait vers la Nouvelle-Zélande, où une belle corvette anglaise était au mouillage dans la baie des Iles, quand les trois navires parurent à l'horizon.


XXII

DERRIÈRE LE RIDEAU.

Au point du jour, moins de douze heures après le tremblement de terre de Quiron, Taillevent et Parawâ, tout en fumant la pipe sur le gaillard d'avant, feuilletaient leurs vieux souvenirs et parlaient de la fameuse journée de la baie des Iles.

—Quelle entrée!... Quel branle-bas!... Quels coups de feu!... Te rappelles-tu la chose, mon vieux sauvage?

—Quand j'entendis le canon, quand je vis le pavillon de Léo l'Atoua, nous faisant à nous le signal du ralliement général à vos bords, je poussai le cri de guerre: «Pi-Hé!...» je me jetai dans ma pirogue...

Parawâ s'interrompit brusquement.

—J'entends le canon! murmura-t-il.

—Vrai? fit le maître.

—J'entends le canon, là-bas! répéta le Néo-Zélandais en désignant du geste le côté du sud-ouest.

Le maître d'équipage donna le coup de sifflet du silence; les matelots interrompirent leurs travaux du matin, le silence se fit.

Et chacun entendit fort distinctement le canon qui grondait au large, par delà les terres du sud-ouest.

—Ah! tonnerre du tonnerre! s'écria maître Taillevent, c'est notre pauvre frégate, je parie, qui est chassée par quelque croiseur espagnol. Un canot à la mer! Qu'on aille prévenir le capitaine!

Déjà une balse se détachait du rivage; Léon, qui la montait, faisait signe de lever l'ancre en larguant les voiles.

A peine était-il sur le pont que le brig prit le large.

Andrès, Isabelle et leurs serviteurs priaient pour Sans-Peur le Corsaire.

Du sommet du promontoire. Ils aperçurent bientôt la Lionne, qui fuyait chassée de près par une frégate espagnole. Le brig gouvernait sur elles.

—O mon Dieu!... dit Isabelle, il a voulu partir seul! et je tremble... Pourquoi ne suis-je point à bord avec lui?

—Ma fille, tu m'oublies, répondit le vieux cacique d'un ton de doux reproche; tu ne m'as été rendue qu'hier, chère enfant, et je serais déjà séparé de toi, et tu partagerais leurs grands dangers!... Prends pitié de ma faiblesse; je frémis, moi aussi, mais au moins je puis te presser sur mon cœur.

Isabelle, d'un regard enflammé, suivait les mouvements des trois navires; digne compagne de l'habile corsaire, elle expliquait leurs manœuvres aux Péruviens étonnés:

—Il ne veut que sauver sa frégate!... Il évitera un combat trop inégal!... Mais non!... Il s'avance toujours!... il se met en travers... L'espagnole court droit sur lui... elle va l'écraser!...

Une bordée éclata; un épais nuage de fumée enveloppait les trois combattants.

Le rideau qui s'épaississait à chaque bordée nouvelle, ne tarda point à cacher aux Péruviens les deux frégates et le brig le Lion. Aucun d'eux n'ignorait que la frégate espagnole, complétement armée en guerre, présentait une force bien supérieure à celle de Léon de Roqueforte. Les alarmes d'Isabelle s'étaient trahies; elle cessa de parler; alors le vieux cacique lui dit, avec un accent de tendresse:

—Ayons confiance, mon enfant, dans le Dieu qui, jusqu'à ce jour, n'a cessé de protéger ton époux. Admire l'enchaînement des faits providentiels qui l'ont successivement conduit à toutes les extrémités du monde pour y accomplir de grands devoirs. Tantôt sa valeur honore et fait respecter le pavillon de sa patrie; tantôt il embrasse la cause d'un peuple malheureux dont il relèvera le courage. Ici, tu le vois apparaître en libérateur; là, il venge des offenses ou punit des crimes. En Espagne, il t'arrache à une sorte de servitude; il change, par ses nobles exemples, la jalousie de don Ramon en une amitié généreuse, il te rend un frère. En France, malgré les troubles civils, il se fait glorifier par tous les partis; un roi lui lègue une de ses plus grandes pensées; une République le compte parmi ses plus braves citoyens. Un jour, guidé par un sentiment pieux, il aborde sur ces rives inhospitalières dont l'Espagne bannit tous les pavillons étrangers; il m'y retrouve, et jure de consoler ma vieillesse, en me ramenant la fille de ma fille;—hier, enfin, je t'ai serrée dans mes bras; et aujourd'hui, je tremblerais!... je douterais de la justice et de la bonté divines!

—Je suis pleine de foi, comme vous! interrompit Isabelle; mes espérances égalent les vôtres! Ce canon qui retentit dans mon cœur me dit: «Victoire! et salut!...» Mais aussi je ne puis oublier que le sort des armes trahit les plus braves!

—Ma fille, reprit le vieillard, étouffe ces craintes; ne te rappelle que le cri des peuples qui aiment ton époux: «Le Lion de la mer ne meurt pas!...»

—Les décrets de Dieu sont impénétrables, répondit Isabelle. José Gabriel périt ignominieusement, et le vainqueur de Sorata en est réduit à vivre caché dans des ruines!

Andrès courba le front en soupirant. Isabelle ajoutait à voix basse:

—Les revers, trop souvent, suivent les succès. Léon lui-même, après avoir eu sous ses ordres une escadre entière, a dû battre les mers avec une frêle pirogue.

—Sans cela, aurait-il jamais revu la France; aurait-il pu continuer son œuvre en temps de paix, comme en temps de guerre?

Andrès faisait allusion à l'un des plus dramatiques épisodes de la carrière du héros de l'Océanie. Pour inspirer à sa fille une confiance qui, par moments, lui manquait à lui-même, il citait tour à tour les principaux événements d'une vie de périls, thème des entretiens héroïques de maître Taillevent et du Néo-Zélandais Parawâ.


XXIII

HISTOIRE DE DIX ANNÉES.

Origines de la légende.

Après leur évasion du Pérou, Léon et Taillevent avaient successivement combattu aux îles Marquises et dans les principaux groupes de l'Océanie, peuplés par la belle race polynésienne, au teint légèrement bronzé, au front haut et intelligent, aux longs cheveux noirs, aux formes correctes.

Guidé par les précieux mémoires du vicomte de Roqueforte, son oncle, qui, fort souvent, l'avait associé au travail de sa relation du voyage, Léon, mûri de bonne heure par l'expérience des grandes aventures, avait un avantage immense sur tout autre Européen placé dans une position semblable à la sienne. Endurci à toutes les fatigues par ses campagnes dans les Andes et les Cordillères, il était habitué à exercer le commandement. Il possédait les éléments des principaux idiomes polynésiens, qui, d'ailleurs, se ressemblent beaucoup entre eux; il n'ignorait pas l'hydrographie des mers qu'il sillonnait, et se trouvait muni, depuis la prise du trois-mâts anglais, des meilleures cartes marines du temps.

Ainsi, tout concourut à le rendre apte aux entreprises dont il se chargea, un peu malgré lui,—devançant et dépassant de la sorte les instructions données par le roi au vicomte son oncle. Toutes les fois qu'il se mêla aux querelles des indigènes: à Taïti, où il se fit confondre avec Bougainville; dans l'archipel de Samoa ou des Navigateurs, aux îles Tonga, et enfin à la Nouvelle-Zélande, il ne se trompa jamais de voie. Partout il se fit des partisans, partout il recruta des matelots parmi les naturels.

Et la légende de Léo l'Atoua naquit comme un fruit de sa sagesse et de sa valeur.

Ce Lion de la mer, qui sortait du milieu des tempêtes pour soulever ou réconcilier les peuplades, semblait doué d'une science supérieure; son énergie, sa bravoure complétaient le prestige.

A la Nouvelle-Zélande surtout, Léon prit à cœur de se créer un point d'appui. Cette grande terre offrait des ressources précieuses. Nulle part en Polynésie, si ce n'est pourtant aux îles Tonga, les naturels ne sont plus avancés dans l'art de la navigation et aussi propres à devenir d'excellents matelots. Nulle part il n'était plus facile de trouver des alliés; il ne s'agissait que de les choisir parmi les ennemis invétérés des Wangaroas qui avaient attaqué Surville et massacré Marion du Fresne.

Parawâ, dès lors, reconnut Léon pour Rangatira-rahi, chef des chefs d'une ligue offensive et défensive, dont le centre fut la baie des Iles.

Déjà pourtant les Anglais avaient plusieurs fois mouillé dans cette vaste baie, explorée notamment par le capitaine Cook; mais Léon, en accordant son concours aux ennemis des Wangaroas, ne manqua pas de leur inspirer la haine ardente des Anglais.

La corvette de la tribu de Touté ne rencontra que des dispositions hostiles parmi les indigènes du littoral. Si elle ne fut point attaquée tout d'abord, c'est que Parawâ et les divers chefs de peuplades, après avoir compté ses canons, jugèrent impossible de la vaincre. Mais à peine eurent-ils aperçu le pavillon de Léo l'Atoua, leur Rangatira-rahi, que dans toutes les criques, sur tous les îlots, sur toutes les rives, le cri de guerre «Pi-hé!» fut poussé comme par un seul homme.

Cent pirogues chargées de combattants rallient la jonque chinoise, le trois-mâts et le brig enlevé devant Manille.

Une action sanglante s'engage aussitôt.

Léon ne pouvait avoir le dessus qu'en abordant la corvette, qui, par ses manœuvres de voiles et d'artillerie, évita longtemps le choc. L'artillerie du brig espagnol, et à plus forte raison celle de la jonque, ne portaient pas assez loin. Le trois-mâts était à peine armé en guerre. Il fallait se hâter de jouer quitte ou double, sinon la corvette parvenait à gagner le large.

Au risque d'être coulé, le jeune capitaine court droit sur l'ennemi, en ordonnant à ses deux conserves d'imiter sa manœuvre. Le brig et la jonque sont criblés, mais atteignent le but; le trois-mâts s'accroche enfin; malgré la fusillade, malgré la mitraille qui éclate à bout portant, les Néo-Zélandais montent à l'assaut.

Le dénoûment fut un carnage affreux.

Parawâ déploya toute sa férocité de Rangatira de haut rang; la hache de maître Taillevent rivalisa cruellement avec son casse-tête.

Les Anglais, trop certains de n'obtenir aucun quartier, se défendirent avec le courage du désespoir. Malgré tous les efforts du jeune capitaine français, aucun d'eux n'échappa aux fureurs cannibales de ses alliés. Les corps des officiers servirent à un banquet dont les horreurs empêchaient Léon de jouir de son triomphe.

Mais comment lutter tout d'abord contre les préjugés atroces des Néo-Zélandais? Comment les empêcher de se conformer à leurs coutumes fondées sur des croyances barbares? Pour sauver la vie d'un prisonnier, Léon n'aurait pas hésité à compromettre son autorité encore mal affermie, et il aurait succombé sans doute. Pour arracher des cadavres aux anthropophages, fallait-il compromettre l'avenir, périr obscurément aux antipodes, laisser ignorer au roi de France les progrès faits dans les autres îles, et laisser disparaître tous les résultats de la mission donnée au vicomte de Roqueforte?

Avec le deuil dans le cœur, Léon se retira sur sa nouvelle corvette, après avoir avisé aux plus urgentes réparations de ses navires. Le peu d'Européens qu'il avait sous ses ordres le secondèrent activement. On échoua en lieu sûr le brig et le trois-mâts; on lança la jonque au plein pour la démolir, afin d'utiliser ses matériaux.

Cependant, le repas triomphal des Néo-Zélandais, dont les chants d'ivresse retentissaient au sommet de leur , ou enceinte fortifiée, provoqua quelques grossières railleries parmi les rares matelots français ou les anciens contrebandiers péruviens qui travaillaient sous les ordres de Taillevent.

—Silence!... mille fois silence!... s'écria sévèrement le jeune capitaine. Quoi! ces usages atroces vous font rire!... L'aveuglement de Parawâ et des siens devrait tout au plus vous inspirer de la pitié; par moments, j'ai honte de m'être allié à ces êtres féroces...

—Pardonnerez! capitaine, dit le maître, nos sauvages nous ont tout de même paré une fière coque. Et quant aux Anglais, dame!... être mangés par les vers, les machouarans, les requins ou les amis de notre ami Parawâ, foi de matelot, je n'en fais pas la différence!... Tenez, franchement, là, si j'avais le choix,—un fichu choix, parlant par respect,—eh bien, j'aimerais mieux être mangé rôti que tout cru, et à la sauce aux piments, que tombant en pourriture comme un vieux fromage.

—Il ne s'agit point de toi, mon garçon, mais des Néo-Zélandais, dont le cannibalisme fait disparaître les meilleures qualités. Je veux que, dès demain, chacun de vous leur dise que Léo l'Atoua est irrité, qu'il réprouve, qu'il interdit pour l'avenir de semblables festins...

—On fera [NT1-5] ce que vous ordonnerez, mon capitaine, mais si les sauvages qui sont en goût se fâchent et nous mangent à notre tour, dame!... minute, avant d'être embroché, je répéterai que mon choix était un fichu choix!...

—Assez, Taillevent!... interrompit Léon.

Puis il rentra dans sa chambre, réfléchit longuement, reconnut le danger qu'il y aurait à s'aliéner les indigènes et songea au moyen d'opposer leurs coutumes à leurs coutumes, leurs superstitions à leur préjugé le plus féroce.

—Je me ferai tabou! s'écria-t-il enfin.

L'on nomme tabou, dans toute la Polynésie, depuis la Nouvelle-Zélande jusqu'à l'archipel d'Haouaï (Sandwich), une interdiction sacrée qui peut frapper tout être vivant ou tout objet inanimé, lequel dès lors devient le tabou proprement dit. «Le but primitif du tabou fut, sans aucun doute, d'apaiser la colère de la divinité, et de se la rendre favorable, en s'imposant une privation volontaire proportionnée à la grandeur de l'offense ou du courroux présumé de Dieu[12].» Un animal, une plante, une île, un cours d'eau taboués par l'ariki ou prêtre, sont inviolables sous peine de sacrilége.—«Le prédécesseur du roi d'Haouaï Taméha-Méha était tellement tabou, qu'on ne devait jamais le voir pendant le jour, et que l'on mettait à mort quiconque l'aurait entrevu, ne fût-ce que par hasard[13].» A la Nouvelle-Zélande, le tabou porte les naturels à s'opposer à l'importation dans leur île des bêtes à cornes, parce qu'elles ne respecteraient pas les lieux consacrés.

[12] Domeny de Rienzi.—Océanie.

[13] Lesson.

Dès qu'il eut pris sa résolution, Léon rassembla ses trois premiers subalternes et leur assigna leurs emplois. Le commandement du brig pris devant Manille fut donné à l'ancien patron des contrebandiers péruviens;—celui du trois-mâts enlevé à Nouka-Hiva échut au plus intelligent des matelots français, espèce d'aventurier cosmopolite qui répondait au sobriquet de Tourvif;—quant à la corvette, Taillevent en resta chargé, ainsi que de la direction supérieure.—Les ordres les plus précis concernant les réparations furent donnés à ces trois chefs.

—Maintenant, je vous quitte, ajouta Léon, et demain quand les insulaires vous demanderont Léo l'Atoua, vous leur direz qu'il s'est taboué par l'ordre de Maouï, le Dieu tout-puissant, qui règne sur le ciel et sur la terre.

Léon se jeta dans une pirogue et disparut, non sans avoir secrètement donné ses instructions au fidèle Taillevent.

Celui-ci, déjà grognard, quoique de dix ans plus jeune qu'à l'époque du tremblement de terre de Quiron,—grogna, mais obéit.

Le lendemain, la consternation se répandit parmi les amis de Parawâ et les autres Polynésiens des équipages. Les Européens eux-mêmes étaient fort inquiets de l'absence de leur capitaine. On n'en travaillait qu'avec plus d'ardeur aux réparations qui durèrent près d'un mois.

Pendant ce mois entier, Léon se tint caché dans un îlot déjà taboué pour une cause différente; de là, au moyen de sa lunette d'approche, il pouvait observer ses gens. La nuit il mettait sa pirogue à flot et communiquait, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, avec Taillevent, qui lui apportait mystérieusement des vivres et le tenait au courant de toutes choses.

Or, les tribus de Parawâ et de ses alliés continuant à être en guerre contre les Wangaroas et les leurs, une expédition victorieuse revint ramenant des prisonniers qu'on s'apprêtait à immoler et à manger, selon les rites antiques.

La nuit était sombre, les indigènes dansaient le Pi-hé avec cet ensemble extraordinaire qui a toujours fait la surprise des navigateurs; les arikis allaient frapper les victimes; tout à coup, au-dessus des palissades du talus le plus élevé, un dieu leur apparaît tenant d'une main une torche rouge, de l'autre une épée flamboyante.

Des cercles de feu détonnent en tourbillonnant autour de sa tête et de ses bras, devant sa poitrine, devant sa face semblable au soleil. Par moments, des gerbes d'étoiles s'échappant de sa chevelure, retombent en pluie de feu sur les insulaires; des serpents de feu glissent sous ses pieds et rampent sur les palissades; des flammes bleues s'élèvent soudainement de tous côtés.

Tandis que ce spectacle magique émerveille les naturels, tous les Européens de la flottille pénètrent dans l'enceinte en criant:

Léo l'Atoua redescendu du ciel!...

Il eût été plus vrai de dire que l'agile capitaine avait grimpé par le côté le plus escarpé du Pâ, mais cette version n'eût certainement pas obtenu le résultat désiré. Les Européens, à commencer par Taillevent, se prosternaient; les indigènes, Rangatiras, Arikis ou Tangatas, en firent autant.

Léon, débarrassé de son attirail de cerceaux et de fils de fer, que Taillevent fit disparaître avant le jour, s'avançait au milieu des Wangaroas prisonniers.

—Maouï, le Dieu tout-puissant, s'écriait-il, le Rangatira-rahi de la terre et de la mer, a dit à Léo l'Atoua:—«Va!... le meurtre des hommes de Marion est assez vengé.—La nourriture humaine est abominable devant Maouï.»

A ces mots, presque téméraires, Léon posant la main sur les têtes des prisonniers les déclara tabous.

Personne n'osa murmurer, tant les fusées, les pétards, les soleils et les moines, fabriqués sur l'îlot, avaient frappé de stupeur tous les indigènes. Léo l'Atoua n'eut qu'à faire un signe pour emmener les prisonniers jusqu'à son bord, où il ordonna de les mettre aux fers.

Dès le point du jour, il envoya de riches présents en étoffes chinoises et en ustensiles à ses fidèles alliés; puis il eut une longue conférence politique et religieuse avec Parawâ, qui se retira satisfait;—enfin, il mit sous voiles, laissant les insulaires sous une profonde impression d'admiration, de terreur, d'enthousiasme et de reconnaissance.


Le chemin de Versailles.

Les Néo-Zélandais sont ombrageux, vindicatifs et dissimulés; la haine se transmet parmi eux de génération en génération. Aussi le navigateur prudent ne doit-il se fier qu'avec une extrême réserve à ceux qui pourraient avoir quelques griefs contre sa nation ou contre lui. Mais d'un autre côté, l'état d'esclavage enlève aux vaincus presque toute leur dangereuse énergie.

Les Wangaroas, successivement retirés des fers, furent tout d'abord traités en esclaves. Maître Taillevent les instruisait au métier de matelots, les observait avec soin, et signalait à son capitaine ceux chez qui la reconnaissance prenait le dessus.

Grâce au prestige de Léo l'Atoua, la plupart devinrent de bons serviteurs. Les autres furent jetés sur les côtes de la Nouvelle-Hollande où Léon avait établi sa croisière, et où il eut l'occasion de faire quelques prises.

Malheureusement, faute de capitaines capables, il fut obligé de les brûler.

Deux années de navigations hardies et d'aventures étranges eurent pour résultat que dans tous les principaux archipels le Lion de la mer n'exerçait pas moins d'influence qu'à la baie des Iles.

Aux Marquises, comme à la Nouvelle-Zélande, il fut proclamé chef des chefs.

Aux Samoa, on lui éleva des autels.

Dans l'archipel Haouaï, malgré la légende qui faisait un dieu du capitaine Cook, il parvint à gagner la confiance des chefs, et contribua puissamment ainsi à l'excellent accueil qui attendait Lapérouse en 1786.

A Taïti, la reine régente Hidia, mère de Pomaré II, lui donna le nom de frère; elle lui facilita les moyens d'établir des chantiers de construction et de réparation pour ses navires.

Aux îles Tonga, un parti puissant avait embrassé sa cause.

Mais avec ses équipages polynésiens, il ne pouvait songer à regagner les mers d'Europe; ses matelots européens ne demandaient qu'à s'établir dans les îles; plusieurs fois il dut y consentir. Le défaut d'officiers le plaçait enfin, à chaque instant, dans les plus difficiles positions.

Il résolut de former à la grande navigation quelques indigènes intelligents, et jeta spécialement les yeux sur le Néo-Zélandais Parawâ, qui, dans ses pirogues de guerre, avait accompli déjà des voyages de plus de cent lieues hors de vue des côtes.

Comme tous les Rangatiras, Baleine-aux-yeux-terribles possédait des notions astronomiques fort remarquables.

«D'après le témoignage des explorateurs, durant l'été les Néo-Zélandais consacrent des heures entières à étudier les mouvements célestes et à veiller le moment ou telle ou telle étoile paraîtra sur l'horizon.»—«Ils savent très bien reconnaître leur direction pendant le jour par celle du soleil, et la nuit, par celle des étoiles. En mer, ils indiquent très exactement ainsi le gisement de leur île[14]

[14] Dumont d'Urville,—Marsden,—Nicholas,—D. de Rienzi.

Plaçant son jeune fils Hihi (Rayons du soleil) à la tête de sa tribu, sous la tutelle d'un Rangatira fidèle à sa famille, Parawâ consentit à s'embarquer, et devint rapidement capable de manœuvrer un navire.

Alors, les pavillons du Lion de la mer acquirent une grande renommée dans toute la Polynésie. Les matelots qui avaient servi sous ses ordres, répartis dans les divers archipels, y représentaient fort ardemment son influence antibritannique. Mais, d'un autre côté, les Anglais, instruits de ce qui se passait dans ces parages lointains, commençaient à y expédier des navires de guerre.

L'escadrille de Léon de Roqueforte fut activement pourchassée.

Son brig s'échoua sur les récifs de Tonga; le patron, traité en pirate, fut pendu; les indigènes du parti de Léo l'Atoua sauvèrent les canons en plongeant, mais n'en tirèrent aucun parti.

Tourvif, dans les environs des îles Fidji, perdit son trois-mâts sur des écueils sous-marins.

Plusieurs bâtiments de rang inférieur, et entre autres une grande barque de cabotage montée par le vaillant Parawâ, coulèrent sous le feu des Anglais. Parawâ réussit à se sauver à la nage, et plus tard regagna son île dans une pirogue de Tonga,—voyage de près de cinq cent lieues, qui n'est pas sans précédents.

Cependant Léon avait appris à Taïti que la paix était conclue entre l'Angleterre et la France. Le droit des gens lui interdisait de continuer à faire la course; il s'abstint donc, à son grand regret, d'attaquer plusieurs bâtiments de commerce dont la capture eût été facile.

Mais les croiseurs envoyés à sa poursuite, considérant que la corvette était anglaise d'origine, montée par un équipage de Polynésiens et commandée par un aventurier sans commission régulière d'aucun gouvernement, ne daignèrent même point parlementer.

Ses signaux pacifiques ne reçurent d'autre réponse qu'une double bordée. Pris entre deux ennemis, n'ayant pour matelots que des indigènes fort aguerris, à la vérité, mais incapables de l'emporter sur d'excellents marins anglais, le jeune capitaine n'hésita pas à mettre le feu à son bord et à s'accrocher au navire de dessous le vent.

Cette terrible scène navale eut lieu vers la fin de 1785, au mouillage d'Ouléa, dans les Carolines.

—A la mer!... à la mer!... crie Léon.

Tous ses gens s'y précipitent et gagnent la terre à la nage.

Presque au même instant, Taillevent allume les mèches destinées à faire sauter la corvette. Une pirogue des Carolines est amarrée sous la voûte d'arcasse; Léon et Taillevent s'y affalent, et ont à peine le temps de déborder. Une double explosion a lieu coup sur coup; la baie se couvre de débris.

—Parés! dit Taillevent en saisissant une pagaie.

Léon en fait autant; leur frêle canot disparaît bientôt dans des bancs de rochers inabordables pour les embarcations anglaises.

—Eh bien, capitaine, dit Taillevent, nous voici tout juste aussi avancés qu'il y a six ans sur la côte du Pérou.

—Doucement, maître, nous étions à califourchon sur un espar, ne sachant que devenir, et nous sommes aujourd'hui dans une excellente pirogue parfaitement approvisionnée...

—M'est avis, malgré ça, que nous n'en valons guère mieux!... Les Anglais nous cherchent à terre...

—Nous gagnerons le large cette nuit.

—Comme vous voudrez, capitaine. Moi je dis seulement qu'après tous nos combats sur terre, sur mer, au Pérou, à la Nouvelle-Zélande, au diable vert, nous en sommes revenus tout net au commencement du rouleau.

—Comment! s'écria Léon avec feu. L'influence française est établie d'un bout à l'autre de l'océan Pacifique; nous avons des auxiliaires, des amis, des alliés dans toutes les îles principales; les instructions du roi ont été suivies et, j'ose le dire, dépassées...

—Le roi!... le roi!... murmura Taillevent, est-ce qu'il en saura jamais rien?

—Assurément, puisque je vais le lui dire.

—Vous y allez... avec cette pirogue?

—Sans doute!

—Sans doute... répéta maître Taillevent.

—Tels que tu nous vois, mon brave camarade, nous sommes sur le chemin de Versailles.

—Ah!... je n'aurais pas cru...

—Évidemment, car je n'ai plus d'autre parti à prendre.

Entortillé par le Roi.

Maître Taillevent se permit de penser que son capitaine se faisait de singulières illusions,—ce qui ne l'empêcha pas, à nuit tombée, d'établir la voile de la pirogue et de l'orienter selon ses ordres.

—Tant que j'ai eu des navires dont les équipages étaient polynésiens, je n'ai pu les abandonner, disait Léon. Tant que la guerre a été légitime, mes prises, bien que fort rares en ces mers peu fréquentées, m'ont suffi pour entretenir mes forces et solder mes gens; mon poste était ici. Mais la paix paralyse mes moyens d'action; la perte de mon dernier bâtiment me rend toute liberté d'agir. Avec ma corvette j'allais me risquer dans les îles de la Sonde et tâcher d'y recruter chez les Hollandais un équipage européen; y serais-je parvenu? n'aurions-nous pas encore été traités de pirates?—Ensuite, en bonne conscience, j'étais tenu, au risque d'être pris par les Anglais, de traverser encore une fois la Polynésie, pour rendre nos pauvres camarades à leurs îles. La force des choses me dégage de cette obligation... A Versailles donc! à Versailles! tout droit.

—Versailles!... tout droit! murmurait Taillevent médusé par la merveilleuse confiance de son capitaine, qui cependant eut raison de point en point, car,—au mois de mai 1780, exactement à l'époque où Lapérouse relâchait aux îles Haouaï,—le jeune comte de Roqueforte avait l'honneur d'être reçu en audience particulière dans le cabinet du roi Louis XVI.

Une ceinture de doublons d'Espagne, dont Léon ne se démunissait jamais, facilita singulièrement le retour en Europe. D'abord, atteindre avec la pirogue d'Ouléa l'établissement espagnol de Guaham ou San-Juan, aux îles Mariannes, ne fut que l'affaire de peu de jours et ne présenta aucune difficulté sérieuse, puisque les Carolins font fréquemment le même voyage.—Deux naufragés qu'il faut bien croire sur parole inspirent peu de défiance. Léon et Taillevent prirent passage sur un grand bateau-poste espagnol en partance pour les Philippines, où d'aventure se trouvait en relâche forcée pour cause d'avaries un trois-mâts anglais, qui, après ses réparations, devait retourner en Angleterre.

Taillevent fit une affreuse grimace quand il s'agit de s'embarquer sur ce navire.

—Tu n'es jamais content, fit Léon; eh bien, aurais-je le choix entre un bâtiment français et celui-ci, je n'hésiterais point...

—Ni moi non plus!...

—Tu prendrais le français?

—Parbleu, capitaine!

—Mais moi, je ne renoncerais pas à une excellente occasion de me perfectionner en prononciation anglaise.

—Au fait, ceci est une idée! murmura Taillevent. Parler anglais comme un Anglais pur sang, ça peut servir!... Compris la consigne: «Ouvrir l'oreille, dénouer sa langue à la mode english, cacher la fameuse boîte de plomb, et n'avoir jamais tant seulement connu le bout du nez d'un sauvage.»


Personne n'ignore que le roi Louis XVI avait une prédilection marquée pour la marine, les grandes découvertes maritimes et les études géographiques. Les rapports et mémoires du vicomte de Roqueforte l'intéressèrent au plus haut degré;—la curiosité royale fut singulièrement surexcitée par l'esquisse très succinte des voyages de Léon, qui ne parlait point de ses combats et sollicitait une audience très secrète pour causer de haute politique.

Des renseignements furent pris sur la personne du jeune comte de Roqueforte.—On acquit des preuves incontestables de son identité. Reconnu par les officiers de marine, ses anciens camarades, il l'avait été de même par tous les membres de sa famille et venait d'être mis en possession du double héritage du comte son père et du vicomte son oncle.

L'audience en tête à tête fut accordée et renouvelée plusieurs fois, à la grande surprise des familiers du roi, qui ne daigna jamais leur apprendre quel en avait été l'objet. Plusieurs fois, en l'espace de six semaines, le roi s'était enfermé dans son cabinet, durant trois heures consécutives, avec un jeune homme de vingt-quatre ans que l'on s'attendait à voir combler de faveurs.

Le tout se borna au grade honoraire de lieutenant de vaisseau et à la décoration de la croix de Saint-Louis.

On sut seulement qu'un soir, le comte de Roqueforte avait présenté au roi un grossier marin, qui était sorti de son cabinet les yeux remplis de larmes. Quelque valet curieux lui ayant demandé pourquoi il pleurait:

—Eh! tonnerre de chien! repartit le rustre, on pleurerait à moins; le roi m'a fiché au bec toute la tabatière de Monsieur!

Maître Taillevent, non moins discret que grognard, reprit le soir même la route de Normandie; il avait le cœur gros:—Dame! comme si son attachement à Léon de Roqueforte n'avait pas suffi, le roi en personne venait de l'entortiller.

—Adieu donc, encore une fois, ma vieille cabane et ma bonne femme de mère! et le petit cabotage tout tranquille entre Port-Bail et Jersey!... Adieu, Tom Lebon, mon matelot, mon vrai,—anglais de nation, français de cœur et de parole,—avec qui je fumerais une pipe trois fois la semaine à sa case, et qui, trois autres fois, la fumerait à Port-Bail dans la nôtre!... Adieu le brave maître Camuset de chez nous, qui m'envoyait des calottes si soignées du temps que j'étais mousse à bord du Soleil royal! Adieu le petit bonheur, la promenade grand largue, les amusettes et les braves filles du pays, pas sauvagesses, normandes, dont auxquelles je n'avais qu'à dire: «Ça y est!» pour avoir une femme à mon gré avec des petits enfants à l'effet de divertir ma vieille mère.—Et dire que le roi m'a nommé pilote d'emblée!... dire que j'ai de quoi m'acheter une barque et deux aussi!... sans compter la maison que je vous rebâtis à neuf dès l'arrivée à Port-Bail!... Dire que mon nid est fait, quoi!... et je vas le quitter, nom d'un tonnerre à la voile!... Allons! attrape à t'en retourner chez les sauvages, au tremblement du diable, aux Marquises de l'enfer, chez les Quichuas du cacique Andrès, chez les faces tatouées et les anthropophages. Attrape à se frotter le bout du nez contre les nez de ces oiseaux-là, qui est la mode dans leur nation de se donner une poignée de main. Il y a des braves et des amis partout; je n'aurai plus tant regret au voyage, quand je mangerai à la gamelle avec le prince Baleine-aux-yeux-terribles, Rangatira Parawâ-Touma en langage de l'endroit; mais qui est-ce donc qui me remplacera proche ma vieille mère?... Ce que c'est pourtant qu'un roi de France, bonhomme et pas fier, qui vous appelle: «—Mon brave, mon ami, matelot, vrai marin, héros, l'enflammé, volcan,» des noms à vous faire peter la tête.—On ne pense plus à rien.—Quand Sa Majesté me dit: «—Votre mère, camarade, je m'en charge!»—J'ai répondu: «Merci!»—Moi, camarade au roi Louis XVI!—Et je n'ai pas eu l'idée, tant seulement, de répondre: «—Pardonnerez, sire le roi, elle n'a qu'un fils, et se faisant vieille, elle aimerait mieux le garder.»—Non!... «Paré à tout!... Majesté, paré à se faire hacher à la minute!» Voilà ma parole, et ça y est!... J'ai été entortillé, voilà!... Et ma pauvre mère en pleurera toutes les larmes de ses vieux yeux, hormis que je fasse une invention... Ah! l'idée!... l'idée!... avoir de l'idée!...

Six lieues plus loin, Taillevent se traita d'imbécile:

—L'idée, parbleu! c'est Tom Lebon de Jersey!... Il me vaut bien, celui-là! Je lui donne ma mère, ma case, ma barque et la femme que je n'ai pas, et il sera le père aux enfants que j'aurais eus... Bon! je pensais qu'on ne peut pas se dédoubler, et j'avais mon matelot!... Attrape à faire la noce, vivement! Pour lors, je m'en vas à la volonté du roi avec mon capitaine... Mon capitaine!... En voilà encore un qui en avait bien fait assez pour demeurer à chasser le lièvre en Lorraine dans le château à papa, et pour s'y marier à son goût!... Non, il vous vend la moitié de ses biens pour les placer en navires de long cours chez M. Plantier du Havre, la perle des armateurs, par exemple!... Mauvais placement, tout de même. Sans être notaire, je m'y connais!... En avons-nous usé des navires!... Et ça va recommencer, après la noce, s'entend!

Le problème était résolu. Taillevent reprit les trois quarts de sa meilleure humeur; le quatrième quart demeura au regret de ne pouvoir rien changer à l'acte de naissance de son matelot Tom Lebon. Celui-ci, né natif de Jersey, étant sujet anglais, ne pouvait commander comme patron une barque française. En conséquence, le joli petit bâtiment caboteur acheté des deniers de maître Taillevent dut battre pavillon britannique. Mais sous tous les autres rapports, le programme du vaillant maître et pilote fut littéralement exécuté.

Tom Lebon bénéficia de toutes les munificences royales au lieu et place de son matelot Taillevent. Tom Lebon épousa la belle Normande que Taillevent se serait proposé de prendre pour femme. Tom Lebon habita la maisonnette neuve de la mère Taillevent. Tom Lebon jura d'être son fils comme l'était Taillevent. Tom Lebon commanda le caboteur appelé, comme de raison, Taillevent, et enfin, Tom Lebon, digne matelot de son matelot,—fut celui qui pleura le plus lorsque Taillevent, le cœur léger, partit en lui laissant tout son bonheur.

Dans le grand Océan.

Après un an de séjour en France, maître Taillevent appareillait du Havre à bord du trois-mâts de la maison Plantier, le Lion, armé en guerre par autorisation spéciale du roi, et commandé par le jeune comte de Roqueforte, lequel, voulant demeurer absolument indépendant, n'avait pas accepté de grade effectif dans la marine de l'État. Son titre honoraire, faveur exceptionnelle, lui donnait, avec le droit de porter l'épaulette, une assimilation dans l'armée navale, un rang utile en cas de conflit, et, par suite, une considération de la plus haute importance dans les ports étrangers. En outre tout navire monté par lui jouissait du privilége de battre flamme, c'est-à-dire d'arborer le signe distinctif des navires de l'État. Et cela, bien entendu, sans qu'il lui fût interdit de faire le commerce.

Léon de Roqueforte se trouvait donc, de par le roi de France, dans des conditions à peu près sans précédents, pourvu d'une commission qui devait le faire respecter par les bâtiments anglais, et jouissant de la liberté d'action la plus illimitée.

Il fit route par le cap de Bonne-Espérance, relâcha dans un certain nombre de ports anglais, hollandais, espagnols ou portugais des Indes orientales et des archipels de la Malaisie, et enfin, rentrant en quelque sorte dans ses domaines d'outre-mer, il jeta l'ancre à la baie des Iles, le 1er janvier 1788.

Du sommet de son fortifié, Baleine-aux-yeux-terribles reconnut les pavillons de son Rangatira-rahi, les couleurs de la France, la chape de saint Martin, les armoiries de Roqueforte, et la tête tatouée sur champ d'azur étoilé d'or, qui était l'emblème de Léo l'Atoua pour les Néo-Zélandais.

Alors, un cri qui ne devait pas tarder à être répété avec enthousiasme d'un bout à l'autre de la Polynésie, retentit pour la première fois:

«Le Lion de la mer ne meurt pas!»

—Non! non! hommes de la tribu de Touté, il n'est pas mort, le Lion de la mer!... et vous nous aviez menti.

«Le Lion de la mer ne meurt pas.»

—Il tue sous lui des vaisseaux,—il marche sur les mers,—il vole dans le ciel,—il vit dans le feu comme sous les flots de l'Océan.

«Le Lion de la mer ne meurt pas!»

Trois ans s'étaient écoulés depuis le combat naval d'Ouléa, dont les Anglais avaient répandu la fatale nouvelle; le retour de Léo l'Atoua fut assimilé à une résurrection, et sa légende grandit, prenant de proche en proche des proportions plus fabuleuses.

On lit textuellement dans le Voyage de Lapérouse:

«Quoique les Français fussent les premiers qui, dans ces derniers temps, eussent abordé sur l'île de Mowée[15], je ne crus pas devoir en prendre possession au nom du roi. Les usages des Européens sont, à cet égard, trop complétement ridicules. Les philosophes doivent sans doute gémir de voir que des hommes, par cela seul qu'ils ont des canons et des baïonnettes, comptent pour rien soixante mille de leurs semblables; que sans respect pour les droits les plus sacrés, ils regardent comme un objet de conquête une terre que ses habitants ont arrosée de leur sueur, et qui, depuis tant de siècles, sert de tombeau à leurs ancêtres.»

[15] Maouvi, Mowi ou Mawi, aux îles Haouaï ou Sandwich.

Ce que l'infortuné Lapérouse rédigeait ainsi n'était autre chose que la pensée de l'infortuné Louis XVI.

Le sage navigateur et le roi vertueux, destinés tous deux à périr par des catastrophes à jamais déplorables, se prononçaient d'après les mêmes principes d'équité absolue.—Or, ces principes ayant servi de base aux instructions données, pendant la guerre d'Amérique, au vicomte de Roqueforte dont son neveu Léon continuait l'œuvre libérale, et l'Angleterre, s'étant toujours et partout conduite en vertu des principes opposés, il était fatalement nécessaire de lutter contre elle,—par la guerre, en temps de guerre,—par d'adroites négociations, des traités d'alliance et de protectorat en temps de paix.

Léon avait ardemment adopté les vues du roi;—ses précédents étaient irréprochables, car il s'était rigoureusement conformé au droit des gens. On pourrait bien lui reprocher d'avoir parfois usé de charlatanisme pour imposer aux naturels; mais les Anglais lui avaient donné l'exemple de cette ruse,—fort innocente, on en conviendra,—pourvu que le but final n'ait rien de contraire à l'humanité.

Et le but de la France était de civiliser l'Océanie sans porter atteinte à l'indépendance des indigènes,—d'utiliser, dans l'intérêt de toutes les nations, les ressources maritimes d'une partie du monde qui égale à elle seule tout le reste de notre globe, d'ouvrir des marchés nouveaux au commerce à venir, de défricher des champs immenses pour les livrer à l'industrie humaine.

L'œuvre commençait par des explorations et par l'établissement de relations ordinairement pacifiques, toujours d'une stricte justice. Léon de Roqueforte, en effet, ne prêta jamais son appui qu'à des causes légitimes, et après ses victoires ne négligea rien pour pacifier les querelles les plus invétérées.

L'œuvre devait se poursuivre en devenant commerciale, d'une part,—et d'autre part, religieuse. Alors la prédication de l'Évangile ferait disparaître l'échafaudage de fables héroïques sur lesquelles s'appuyait le précurseur de la civilisation.

En disant: d'une part commerciale, d'autre part religieuse, on a clairement exprimé que le projet éminemment français du roi Louis XVI n'avait rien de commun avec les missions mercantiles des Anglais.—Ce qui devrait toujours être distinct, n'y fut jamais confondu.

Personne n'ignore que les trafiquants en missions répandus par l'Angleterre dans les principaux archipels y distribuent leurs Bibles en prime pour faciliter l'achat de leurs pacotilles. Ils vendent des articles Birmingham ou du rhum des Antilles, et prêchent ou baptisent par-dessus le marché.

Cet amalgame indécent de la religion de Jésus-Christ avec l'exploitation usuraire des indigènes, à qui l'on achète par exemple la concession perpétuelle d'un vaste territoire pour une douzaine de couteaux, rappelle inévitablement l'évangile des marchands du temple.

Le mythe du Lion de la mer qui ne meurt point, ne porta du moins aucune atteinte à la dignité de la foi chrétienne.


A Paris, Léon avait eu soin de faire fabriquer chez un passementier habile un rouleau de petites franges d'or d'un travail presque inimitable.—A l'instar des Incas, il voulait que le moindre fragment de ce tissu métallique fût un témoignage de la véracité de ses messagers, car précédemment, dans des circonstances graves, on avait plusieurs fois menti en son nom. Tout ordre important fut accompagné de l'envoi d'une frange d'or qui, selon le cas, devait être détruite par le feu ou renvoyée à Léo l'Atoua. A défaut de l'usage de l'écriture, ce procédé offrait des garanties précieuses.

Les deux premières années de navigation du Lion, d'archipel en archipel, amenèrent les meilleurs résultats.

Il intervint dans les troubles de Taïti et parvint à les apaiser.

Il ouvrit les voies aux règnes glorieux de Finau Ier sur les îles Tonga, et du grand Taméha-Méha sur celles d'Haouaï.

A la Nouvelle-Zélande, il répandit des germes féconds de civilisation, de tolérance et de progrès.

De toutes parts, il plantait des jalons utiles, posant ainsi les bases d'une vaste confédération de princes insulaires unis sous le protectorat de la France.

Il avait l'art de se servir des instruments les plus dangereux et d'assouplir des natures en apparence indomptables.—Ainsi, la férocité de Parawâ et l'ambition effrénée de Finau Ier cédèrent devant lui.

En plusieurs points, d'anciens compagnons de Léon, tels que l'aventureux Tourvif, avaient été proclamés grands chefs. Sans efforts apparents, il les maintint dans sa dépendance; il fit comprendre aux plus intelligents la nécessité de laisser croire à la légende de Léo l'Atoua, l'immortel Lion de la mer; il imposa aux autres une crainte superstitieuse.

Partout, le cannibalisme était déjà considéré comme impie;—les prêtres indigènes n'osèrent qu'en peu d'endroits protester contre cette doctrine. Généralement, les naturels, honteux de leur abominable coutume, se cachaient pour dévorer leurs ennemis. Les banquets de chair humaine cessèrent d'être des fêtes triomphales. Parawâ lui-même en vint à céder sur ce point, quoiqu'il dût retomber à plusieurs reprises sous l'empire des préjugés de sa nation. Quelques peuplades renoncèrent solennellement et sincèrement à l'anthropophagie.

Léon chercha Lapérouse, n'eut pas le bonheur de le rencontrer, et, le croyant reparti pour l'Europe, ne put, selon les désirs du roi, entrer en rapports avec ce grand navigateur.

Les travaux de sa mission civilisatrice furent activement poursuivis.—Ainsi le tabou, dont les rigueurs sont parfois d'atroces barbaries, fut atténué en divers points, et notamment aux îles Haouaï, où Taméha-Méha Ier devait abolir la coutume de massacrer sur les autels des dieux tous les prisonniers de guerre et tous les violateurs des tabous les plus absurdes.

La condition des esclaves fut adoucie dans celles des îles où les mœurs n'étaient plus par trop féroces. Sans heurter de front les préjugés des naturels, Léon de Roqueforte les sapait ainsi avec une ténacité vraiment admirable.

Les constructions navales faisaient des progrès rapides.

Les communications avec la France s'établissaient peu à peu. Deux bâtiments envoyés par l'armateur Plantier étaient venus prendre les dépêches de Léon et lui apporter des marchandises européennes, pour lesquelles ils reçurent en échange de l'huile de baleine, de la nacre de perle, du corail et autres produits océaniens.

Le dernier de ces bâtiments transmit à Léon la nouvelle de la révolution de 1789, qui devait porter un coup fatal à ses généreux desseins. Il la reçut au mois de septembre 1790, à son mouillage de Nouka-Hiva, dans les îles Marquises, et sans en être trop alarmé, il crut pourtant nécessaire de retourner en France afin d'avoir un nouvel entretien avec le roi.

Toutefois, jugeant indispensable pour l'avenir d'avoir exploré avec soin les côtes inhospitalières des possessions espagnoles, il monte sur sa plus légère goëlette taïtienne; avec une prudente audace, il longe, la sonde à la main, tout le littoral du Pérou.

Comme s'il eût pressenti dès lors que le continent américain subirait les conséquences de la révolution française, ou plutôt dans la pensée qu'il aurait par la suite besoin d'y trouver asile, le jeune capitaine tenait à revoir Andrès avant de partir des mers du Sud. Cachant sa nationalité sous les couleurs de l'Espagne, il saura tromper la vigilance de tous les gardes-côtes, fera de précieux travaux hydrographiques et se munira d'une foule de notions maritimes de la plus haute importance.

Son atterrissage dans la baie de Quiron fut une véritable découverte.

Malgré toutes les protestations de Taillevent, laissé à la garde du frêle navire, Léon s'aventure seul dans l'intérieur; il se rend à Lima, déguisé en mineur métis, y voit Isabelle, ne peut parler à son noble père, et se met aussitôt à la recherche d'Andrès, qu'il trouve en butte aux premières persécutions du successeur du marquis de Garba y Palos.

L'anse de Quiron est, dès lors, le lieu de rendez-vous assigné au cacique de Tinta.

Non sans avoir affronté des périls de tous genres, Léon rejoint sa goëlette et vole à Nouka-Hiva, où son trois-mâts doit l'attendre. Une nouvelle fâcheuse, apportée par un léger bâtiment que monte Parawâ, l'empêche de prendre la route du cap Horn.

—Les Anglais, fondent une ville à la Nouvelle-Hollande.

Devant un tel événement, ce serait une faute que d'aller en Europe sans avoir conféré avec tous les principaux chefs, ou au moins sans leur avoir fait distribuer des franges d'or, avec l'ordre de résister à tous les envahissements des Anglais jusqu'au retour de Léo l'Atoua.

Et c'est pourquoi, au lieu de courir directement à la recherche d'Isabelle, Léon parcourt encore toutes les îles polynésiennes.

En 1791, il mouille à Botany-Bay, il voit de ses propres yeux la ville naissante de Sidney; puis, le deuil dans l'âme, il s'éloigne de Port-Jackson en se promettant de proposer au roi la fondation d'une colonie rivale.

Au milieu de 1792, il arrive en France, où son trois-mâts délabré doit aussitôt être livré au fer des démolisseurs.

L'équipage licencié se disperse.

Retour et chute du rideau.

Maître Taillèrent, tout joyeux, se rend à Port-Bail, où il retrouvera sa vieille mère, berçant les deux premiers enfants de son matelot Tom Lebon. L'aîné commence à balbutier, Taillevent se fait appeler papa, et en pleure presque de joie.

Léon, consterné, entre dans Paris pour être témoin des plus terribles scènes révolutionnaires.

Peu de jours avant le 10 août, il eut pourtant une heure d'entretien avec le roi captif aux Tuileries. Ses relations de voyage eurent le don de distraire l'infortuné monarque des terribles préoccupations qui l'empêchaient désormais de se livrer à l'étude de la géographie et de la marine.

Une carte de l'Océanie sous les yeux, Louis XVI écoutait avec intérêt. Charmé par les récits du jeune navigateur, il applaudissait à ses efforts; il l'encouragea vivement à poursuivre l'œuvre entreprise.

Le Ça ira se fit entendre sous les fenêtres.

—Hélas! je ne puis plus rien! dit le roi; j'ai encore des serviteurs fidèles, je n'ai plus de sujets. Apprenez, cependant, que sur la demande de l'Assemblée nationale, M. d'Entrecasteaux a reçu la mission d'aller à la recherche de M. de Lapérouse, dont nous n'avons plus de nouvelles. L'expédition, partie de Brest le 28 septembre de l'année dernière, a des instructions conformes à mes vues antérieures, car, n'ignorant pas que l'Angleterre s'établit à la Nouvelle-Hollande, j'ai devancé vos désirs en chargeant le général d'Entrecasteaux de choisir dans les mêmes parages un emplacement où nous fonderons une colonie.

Au moment où le roi parlait ainsi, d'Entrecasteaux avait exploré déjà une partie du littoral australien. Peu de mois après, pénétrant dans la rivière des Cygnes, qui lui doit ce nom, il en faisait l'étude approfondie; la position lui paraissait favorable à l'occupation projetée.

—Quant à vous, monsieur le comte, ajouta le roi, n'oubliez pas que votre premier devoir est de continuer à servir la France dans des mers que nul ne connaît aussi bien que vous. Évitez donc de vous mêler à nos troubles. Assez d'autres compliquent ma situation douloureuse. La cause de la civilisation est trop belle pour que vous l'abandonniez, serait-ce pour la mienne.

—Sire! dit Léon, la cause de Votre Majesté est sacrée. La servir c'est encore servir tous les peuples dont Votre Majesté est le père. Les États-Unis d'Amérique, qui lui doivent leur indépendance, le savent!... Et l'Angleterre s'en souvient cruellement quand elle soudoie les révolutionnaires de France, pour asservir le monde à la faveur de nos dissensions!... Les Anglais, Sire, sont vos implacables ennemis...

—Ah! plût à Dieu que je n'en eusse point d'autres! s'écria le roi avec une noble fierté. Plus d'hésitations dans ma conduite, alors!... J'irais moi-même commander mon armée navale...

Mais l'odieux Ça ira se fit entendre encore, et Louis XVI, découragé, congédia le jeune comte de Roqueforte, qui ne put s'empêcher de combattre pour lui à la journée du 10 août.

Laissé parmi les morts, Léon dut la vie à l'humanité d'un fougueux patriote, dont la femme le soigna comme un fils.

La République fut proclamée. La guerre avec l'Angleterre était imminente.

Léon se rend à Port-Bail, chez son fidèle Taillevent, qu'exaspèrent maintenant les événements politiques.

—Ah! mon capitaine, disait-il, les pires sauvages ne sont pas à la Nouvelle-Zélande... Mais, tremblement du diable! ces sans-culottes-là ne voient donc pas qu'ils font les affaires des Anglais!... Nous y perdrons nos colonies, notre marine, notre commerce...

Le jour de la déclaration de guerre, le Taillevent, monté par Tom Lebon, se trouvait par malheur du côté de Jersey. Par ce fait seul, le petit bâtiment était perdu pour la famille. Tom Lebon en personne, attendu ses relations trop intimes avec les Français, fut pressé comme matelot et enrôlé dans la marine britannique.

—Enfants! s'écria Léon, souffrirons-nous que la barque des Taillevent reste au pouvoir des Anglais? A moi, les gens de bonne volonté!...

Il ne fut fils d'honnête femme parmi les matelots et pêcheurs du canton qui ne se déclarât prêt à le suivre. Toutes les barques, toutes les armes à feu du pays sont mises à contribution. A nuit tombée, la flottille met sous voiles.

De cette nuit-là date le nom de Sans-Peur, le nom de Sans-Peur le Corsaire de la République.

La marée et l'obscurité sont ses auxiliaires.—Taillevent et la plupart des marins de Port-Bail connaissent d'enfance l'entrée du port et le lieu où est amarré le caboteur en litige.

Un garde-côte anglais hèle la première embarcation, elle répond: Pêcheur, et passe. Une seconde, une troisième passent de même; mais une quatrième plus grande se montre. Une défiance fort légitime s'empare des Anglais, qui sont armés et ordonnent au caboteur de mettre en panne.

A cet ordre, Taillevent donne un coup de barre à la barque; Léon s'écrie:

Sans-Peur!...

C'est le signal de l'abordage, de la mêlée, de l'incendie et d'un carnage affreux.

Les gens des trois premières barques de pêche ont déjà surpris l'unique gardien du Taillevent et démarré le fameux chasse-marée acheté des deniers dont le roi avait gratifié le maître d'équipage.—D'autres mettent le feu à bord des navires anglais du port.

Les forts se garnissent de soldats, le tocsin d'alarme sonne, le canon gronde bientôt.

Sans-Peur commande maintenant à bord du garde-côte enlevé; il dirige la retraite, et finit par ramener à Port-Bail le double de barques qu'il n'en avait au départ.

Ce coup de main improvisé fit un tort incalculable aux Anglais de Jersey, et ne coûta pas la vie d'un seul homme.

Le Taillevent n'étant pas susceptible d'armer en course, fut utilisé dans la rivière. Mais le garde-côte capturé, joli brig de dix canons, prit le nom de Lion, fut nationalisé français et transformé en corsaire.

La renommée de Sans-Peur grandit en peu de jours, grâce à un combat heureux suivi de la destruction d'un convoi et de quelques captures importantes conduites au Havre pour y être vendues par les soins du citoyen Plantier.

Le Lion, qui escortait ses prises, est attaqué non loin du Havre par une corvette de guerre.

Un combat inégal s'engage; tous les gens du pays accourent, on voit avec enthousiasme l'héroïque résistance du petit brig français, qui coule enfin, entraînant avec lui la corvette accrochée par ses grappins d'abordage.

Moins d'une heure après, une chaloupe triomphante, criblée de trous et dont il faut étancher l'eau avec les seilles, les chapeaux, les gamelles, ramène l'équipage vainqueur.

Sans-Peur le Corsaire est salué par les acclamations de toute la population maritime. On l'escorte jusqu'à la demeure du citoyen Plantier, son armateur.

Chemin faisant, on apprend le coup de main de Jersey, ainsi que le combat suivant.

Le surnom de Sans-Peur devient populaire. Qu'importe le vrai nom de celui qui l'a conquis si vaillamment? Personne, parmi les plus ardents clubistes, n'osa reprocher sa qualité d'aristocrate au brave Léon de Roqueforte, qui vengeait à sa manière, sur les Anglais, la mort du roi Louis XVI.

L'esquisse des courses de Sans-Peur dans la Manche, en vue des rivages britanniques, a été tracée; et l'on sait mieux encore comment, ayant assis sa réputation dans les mers d'Europe, il put, sans compromettre l'avenir, songer enfin à son mariage et à ses grands projets d'outre-mer.

Isabelle est enlevée du château de Garba.

Le cacique Andrès l'a revue.

La caverne du Lion s'est ouverte à miracle.

Un combat appelle au large Sans-Peur le Corsaire.

Un nuage de fumée l'enveloppe.

Mais tout à coup les canons se taisent, le nuage se dissipe, le rideau est tombé.

Un cri de joie s'échappe de la poitrine d'Isabelle.

—Non! non! le Lion de la mer ne meurt pas! Tel est celui des Péruviens, dont les clameurs montent vers le ciel.

Et le vénérable Andrès rend à Dieu de ferventes actions de grâce.


XXIV

LE SOMMEIL DE LA LIONNE.

Le front ceint d'un bandeau qui cachait une balafre faite par un éclat de bois et qui lui donnait l'apparence d'un Cupidon nautique, le jeune Camuset demandait à son mentor Taillevent:

—Mais pourquoi donc laissons-nous là cette frégate espagnole au lieu de l'achever?

—Ta ra ta ta ta! fit le maître. Je vas te le dire, mon gars, par la raison qu'à bord du Soleil royal, ton vieux père m'expliqua de même le pourquoi-z-et le comment donc d'une manœuvre de M. le bailli de Suffren, qui se contentait, cette fois-là, de mettre les Anglais en déroute sans leur prendre tant seulement un bout de fil de caret.

—Ah!... Eh bien?...

—C'est tout bêtement, comme disait ton père, vu que les petits poissons n'ont pas le gosier assez large pour avaler les gros.

Sur quoi l'intelligent Camuset, dont l'œil droit était sous le bandeau, ouvrit l'œil gauche comme un fanal de combat, et Taillevent alla fumer un calumet de consolation avec Baleine-aux-yeux-terribles.

—Quel guignon de n'être pas de force à vous amariner cette frégate! s'écria-t-il en néo-zélandais.

—Mes amis, disait de son côté Sans-Peur le Corsaire, l'équipage ennemi est par trop nombreux; au lieu de tenter l'abordage, j'ai dû me borner à faire diversion pour sauver notre frégate à nous!... mais notre dernier mot n'est pas dit. Dès demain nous aurons pris notre revanche.

La manœuvre du Lion avait été magnifique.

Il commença par se mettre en travers à l'arrière de la frégate chasseresse, qui fut bien obligée de manœuvrer pour lui présenter le côté. Avec une adresse merveilleuse, le Lion tournait en même temps, évitant son feu tout en lui envoyant des bordées qui gênèrent bientôt ses mouvements. Cependant, la prise, d'après les signaux du jeune capitaine, continuait à gouverner sur la baie de Quiron.

Le commandant espagnol, furieux de voir que l'autre frégate lui échappait, n'essaya plus que d'aborder le brig, dont la fameuse pièce de bronze brisa son gouvernail et fit tomber son mât d'artimon.

Mais toute l'habileté de Sans-Peur ne l'empêcha point de recevoir à fleur d'eau une bordée entière au moment où il prenait chasse pour battre en retraite.

Or, c'était en faisant jouer les pompes que maître Taillevent répondait à l'intéressant Camuset; c'était en achevant d'établir les dernières voiles qu'il fumait la pipe avec son ami Parawâ-Touma.

La Santa-Cruz,—tel était le nom de la frégate espagnole,—une fois réparée, pouvait venir attaquer les deux navires français, à l'ancre dans la baie de Quiron. Mais on avait une nuit devant soi. Sans-Peur sut l'utiliser.

A bord du Lion, on pompe; on épuise l'eau de la cale avec tous les engins possibles; une voile est passée sous la carène, des plaques de plomb sont clouées sur les trous de boulets, on bouche les fentes et les éclats avec de l'étoupe et des coins de bois.

Cependant les balses péruviennes entourent la frégate la Lionne; elles transportent à terre les chevaux embarqués aux îles Malouines,—spectacle curieux qui transforme pour un instant les eaux de la petite rade en une sorte de cirque équestre.

Avant le coucher du soleil, tous les chevaux étaient parqués autour du vieux château. Mais ceux que possédait auparavant le cacique Andrès, montés par quelques fidèles serviteurs, se dispersaient le long du rivage, les uns courant vers le nord, les autres vers le sud. Sans-Peur avait donné l'ordre d'acheter autant de balses que l'on pourrait en trouver dans les ports, les anses et les criques de vingt lieues à la ronde.

Tandis que les cavaliers péruviens partent pour remplir cette mission, le brig est remorqué au fond de la baie, par delà le banc de récifs, dans un bassin naturel où la mer est presque calme. On lui fait une ceinture de balses qui le soutiendront à flot. Puis, son équipage l'évacue et passe sur la frégate la Lionne.

—Eh quoi! s'écrie Isabelle, encore un combat!...

—Si la Santa-Cruz ose venir nous attaquer, il faut être prêt à repousser ses attaques, répond Sans-Peur; mais si elle s'éloigne, il faut la poursuivre pour qu'elle ne répande point l'alarme sur les côtes du Pérou et qu'on ne découvre pas notre asile.

—Eh bien, je veux y être cette fois!... reprend la jeune femme.

—Je vous accompagnerai donc, moi aussi! ajoute Andrès. Le Lion de la mer ne refusera point une place sur son bord à celui qui fut autrefois son général.

Les Quichuas demandent à embarquer avec leur cacique.

Léon y consent.

Les blessés, confiés aux soins des femmes, restent seuls dans le château de Quiron. Au point du jour, tous les préparatifs sont achevés.

Mais de son côté, la Santa-Cruz a établi un gouvernail et un mât de fortune. Les voiles hautes, elle s'avance vers la Lionne, qui, les sabords fermés, semble dormir sur ses ancres.

L'équipage espagnol est composé de quatre cents marins aguerris. L'équipage de la frégate française est formé d'éléments divers; mais la disproportion des forces a cessé. Cent vingt corsaires normands, bretons ou aventuriers, embarqués les uns à Port-Bail, les autres au Havre, une centaine d'autres Français de provenances diverses, recrutés par force majeure depuis Bayonne jusqu'au bas de la Plata, et enfin soixante ou quatre-vingts Quichuas, en partie pêcheurs, tous pleins de bonne volonté, sont rangés sous les ordres de Léon.

Un rôle de combat est improvisé. On saura utiliser les plus inhabiles au métier de marin.

Après avoir bien examiné la situation des deux navires, le commandant de la Santa-Cruz disait à ses officiers:

—Les Français ont espéré que leur demi-succès d'hier sauverait leur frégate. Ils ont supposé que nous n'oserions pas les relancer jusqu'ici. Leur insolente audace n'aura servi de rien; leur prise sera reprise sous leurs yeux. Quant à leur brig, qui s'est retranché derrière des récifs dont nous ne pouvons approcher, il a beau avoir pris la meilleure position possible, il ne nous échappera point. Nous lui coupons la retraite avec la frégate, et nous débarquons six pièces de gros calibre que nous établissons en batterie sur la hauteur pour le foudroyer.

A bord de la Lionne, embossée tout près du rivage, régnait un silence de mort.

Le pavillon n'était pas arboré, mais frappé sur sa drisse, dont le bout pendait à l'arrière le long de la fenêtre; les rideaux cachaient Sans-Peur aux gens de la frégate ennemie.

Andrès et Isabelle, assis sur le canapé de la galerie, le questionnaient tout bas:

—Le piége est bien tendu, répondait-il; l'ennemi y donne tête baissée. Ah! nous avons affaire au plus imprudent fanfaron de toutes les Espagnes!

Un garde-marine posté dans la hune de misaine de la Santa-Cruz annonça qu'il n'y avait pas un seul homme sur le pont de la frégate française, où chacun l'entendit fort distinctement.—Si bien que le jeune Camuset faillit éclater de rire, mais un regard menaçant de Taillevent le contraignit à se mordre les lèvres.

Les gens de la Lionne, rassemblés dans sa batterie basse, voyaient la Santa-Cruz qui s'avançait témérairement, jetait l'ancre, carguait ses voiles et s'apprêtait à mettre ses canots à la mer.

—Attention! dit Sans-Peur à demi-voix.

—Attention! répétèrent les officiers et les maîtres, espacés de canon en canon.

La frégate espagnole, pivotant sur elle-même, se présenta forcément dans le sens de sa longueur.

Au même instant, le pavillon français se déploie comme par magie à l'arrière de la Lionne.

Le commandement Feu! retentit.

Les quatorze canons de tribord de la batterie basse vomissent chacun un double projectile. Le pont se peuple, et les pièces des gaillards mariant leur feu à celui des canons de la batterie, la mâture de la Santa-Cruz s'écroule.

Le câble était filé par le bout, les focs hissés; la Lionne abordait la frégate espagnole, où corsaires et Péruviens se précipitaient avec furie.

Surpris par cette brusque attaque, les gens de la Santa-Cruz ont à peine le temps de se mettre en défense; le jeune Camuset, pour sa part, a l'honneur de faire capituler leur commandant, qu'il saisit au collet en lui présentant la bouche d'un pistolet d'abordage.

Parawâ et maître Taillevent se signalèrent comme de raison; les Espagnols mirent bas les armes.


XXV

PROBLÈME RÉSOLU.

L'action impétueuse, dont Isabelle et le cacique Andrès furent témoins du haut de la dunette de la Lionne, ne dura pas plus d'un quart d'heure. Jamais Sans-Peur n'avait enlevé un navire ennemi avec moins de difficulté. Sincèrement, il en était au regret.

Isabelle s'aperçut de son impression;

—Eh, mon Dieu! rien de plus simple, répondit-il, nous voici sur les bras près de quatre cents prisonniers à nourrir et à garder, quand nous ne sommes que trois cents, et lorsque j'ai à conduire à bonne fin une foule d'importants projets. Je tenais à m'emparer des canons et des munitions de guerre; je me souciais médiocrement de la frégate; quant à l'équipage, il m'embarrasse au delà de toute expression.

—Eh bien, dit Isabelle, renvoyez vos prisonniers par terre ou par mer, sous parole de ne plus porter les armes contre la France.

Le cacique Andrès hocha la tête.

—Ce serait tout simple en Europe, répondait Sans-Peur, mais ici, puis-je exiger qu'on garde le secret de notre asile?

—Déportez vos prisonniers sur quelque terre déserte, dit Andrès. Nous leur fournirons tous les moyens d'y vivre jusqu'à la paix, et à la paix, vous irez les délivrer vous-même.

—J'y songeais... j'avais déjà pensé aux bords du détroit de Magellan, et à plusieurs de mes îles les moins connues; mais peut-être avons-nous mieux à faire...

Provisoirement, les prisonniers furent mis aux fers dans la cale de leur frégate, rase comme un ponton. Deux pierriers chargés à mitraille étaient braqués à l'ouvert de chaque panneau, et une garde de quarante hommes qui devait être relevée de vingt-quatre heures en vingt-quatre heures, fut chargée de leur surveillance. En outre, la Santa-Cruz se trouvait amarrée entre la Lionne et le brig le Lion, de manière à pouvoir être coulée bas au premier signe de révolte.

Toutes les mesures de sûreté une fois prises, il était juste d'accorder quelque repos aux corsaires, qui se répandirent gaîment sur le rivage, où les Quichuas de la petite colonie d'Andrès,—hommes, femmes et jeunes filles,—les fêtèrent de leur mieux.

L'anse désolée de Quiron retentit de chants de victoire. Il y eut un grand bal, rondes, cachuchas et festins, feux de joie et cavalcades,—on sait que les chevaux ne manquaient point.

Maître Taillevent ne se mêla point à la danse, car, de compagnie avec Parawâ, il explorait le canton et notamment la grande caverne.

—Je veux bien que le vieux Nick me croque, dit le maître, si je sais ce que mon capitaine veut faire de ce trou-là.

—Il veut y cacher sa frégate, dit Parawâ d'un ton confidentiel.

—Mais il n'y a pas d'eau, pas de chenal, pas de porte.

—Le Lion de la mer est un atoua. Comme la terre s'est ouverte, les rochers s'ouvriront et la mer remplira le bassin...

—A savoir! murmura le maître.

Tandis que l'incrédule Taillevent émettait des doutes incapables d'ébranler la foi robuste de Baleine-aux-yeux-terribles, Léon, de retour au château avec Isabelle et Andrès, rompit le silence en s'écriant:

—J'ai trouvé!... oui, j'ai trouvé!...

Le cacique et la jeune femme écoutaient attentifs.

—Je suis à trois mille lieues de la France, dont les Anglais bloquent les côtes. Je ne puis guère compter sur les envois de mon armateur; il faut donc que je me crée toutes mes ressources par moi-même. Les deux tiers de mes gens n'ont d'autre mobile que l'appât du gain; je leur ai promis d'immenses richesses pour les décider à me suivre dans ces mers, où nous ne ferons pourtant que d'assez tristes captures. Déjà mes hommes ont droit à leurs parts de prise sur les deux frégates; en outre, il faut les solder. Eh bien, pas de déportation! je traiterai mes prisonniers comme nous aurions été traités nous-mêmes, si nous avions eu le dessous.—La loi du talion est la loi de la guerre!... Je les condamne aux mines!...

—Aux mines? répéta Isabelle étonnée.

—Je comprends! dit Andrès.

—Indiquez-moi donc, mon père, la mine d'or la moins éloignée de la mer.

—A vingt lieues, sur le versant des montagnes qui font face au grand lac, les Espagnols exploitent plusieurs riches mines d'or et d'argent.

—Dès ce soir, Isabelle, j'irai à la recherche de celle qui sera la nôtre.

—Dès ce soir nous partirons, répéta la jeune femme.

—Le vieux chef des Condors est encore capable de monter à cheval! ajouta Andrès.

—Bien!... à ce soir, dit Léon.

Puis il se rendit à bord de la Lionne pour y écrire les instructions qu'il devait laisser à ses officiers.

Le soir même, sous sa conduite, une petite caravane de Quichuas sortait du territoire de Quiron et s'engageait dans les plaines habitées par les sujets espagnols. Maître Taillevent, Camuset et quelques autres matelots de Port-Bail, déguisés en gauchos, c'est-à-dire en cavaliers du pays, complétaient l'escorte du dernier successeur des Incas, Andrès, qui passait pour mort, et de sa fille Isabelle, la Lionne de la mer.


XXVI

L'ILE DE PLOMB.

En voyant maître Taillevent drapé dans un poncho péruvien, le chapeau à larges bords sur l'oreille, et se tenant à cheval aussi solidement que s'il eût été au bout d'une vergue, Camuset, accoutré de même, mais toujours sur le point d'être désarçonné, dit avec un accent admiratif:

—Eh! nom du nom d'une bouffarde! maître, vous savez donc aussi monter à cheval!... et vous n'en disiez rien à bord!...

—Le vrai moyen de ne pas trop parler, c'est de se taire; retiens ça, Camuset, ça peut servir.

—Pour ne pas déraper, maître, je n'en sais rien! Un voyage par terre, c'est amusant, je ne dis pas non, étant particulièrement charmé d'être de la compagnie, mais le cheval!... le cheval!... quel tangage!... Je croche les crins de l'avant et la queue, bah!... je ne suis pas solide pour deux liards!...

—Patience! on chavire une fois, deux fois et quatre aussi; j'ai connu la chose voici dix ans passés, du temps de nos anciens branle-bas dans ces montagnes; on tombe, on se ramasse, si tant seulement on ne s'est pas cassé le cou, et voilà!...

—Voilà!... merci! murmura Camuset, dont l'air emprunté faisait sourire la caravane.

Avant la troisième lieue, Camuset était tombé quatre fois; mais ensuite il lâcha la queue de sa monture, et ne s'en trouva que mieux assis.

—C'est tout de même amusant de naviguer par terre!... disait-il en dépit d'une foule d'autres inconvénients très douloureux pour un cavalier novice ou pour un novice cavalier, ce qui, cette fois, était tout un.

La lune éclairait la marche de la petite caravane divisée par groupes, dont le premier, composé de guides excellents, explorait le terrain et devait, en cas d'alerte, se replier sur le noyau central où Andrès, malgré son grand âge, exerçait le commandement.

Avant le jour, on se trouvait dans d'étroits défilés.

Les marins, pour la plupart, furent obligés de mettre pied à terre et de remorquer leurs chevaux, tandis que les Péruviens continuaient aisément leur route sur le versant des précipices.

—Malgré ça, disait Camuset, on serait plus commodément grand largue par une jolie brise dans une bonne embarcation.

—Bon! tu trouvais de l'agrément à louvoyer sur le plancher des veaux! dit Taillevent, qui, pour sa part, chevauchait en fumant sa vieille pipe.

—De l'agrément, maître, il y en a tout de même, répondit Camuset. Aïe!.... mon soulier est défoncé par ces cailloux sauvages.

—Connu!... sois calme, quand tu auras fait encore une couple de lieues, tu seras nu-pieds...

—Mais ça coupe pis qu'un rasoir.

—On ne les a pourtant pas repassés, mon gars! Tranquillise-toi, attends les ronces, les épines et les cierges du Pérou; tu m'en diras des nouvelles du charme de louvoyer dans les mornes.

—Vous voulez rire, maître; eh bien, là, sans mentir, j'y en trouve du charme. C'est que ça ne ressemble pas aux pommiers de Normandie, da!...

Sur ces propos, entremêlés de digressions de tous genres, on pénétra dans une gorge de rochers où l'on campa jusqu'à la nuit suivante. Une tente fut dressée pour Andrès et les femmes. Quichuas et matelots dormirent sur la mousse.

Sans-Peur avait organisé un service de vedettes. Elles signalèrent les rencontres fâcheuses et facilitèrent les moyens de les éviter, jusqu'à ce qu'on fût aux bords du lac de l'île de Plomb. La troupe s'arrêta enfin dans un canton habité par une tribu nomade d'Aymaras, dont le chef n'ignorait point qu'Andrès vivait encore.

Un messager lui remit, selon l'antique usage, une frange de la borla du vieux cacique.

Le chef aymara la reçut avec un profond respect.

—Qu'est-il ordonné au serviteur du grand chef des Condors? demanda-t-il.

—Le grand chef des Condors et le Lion de la mer, époux d'Isabelle, la fille des Incas, sont dans la vallée du Torrent.

—Dieu! l'heure est donc venue!

—Je l'ignore! Je suis chargé seulement de te dire de faire préparer des barques et d'envoyer des hommes fidèles à la garde de leurs chevaux.

Une heure après, la caravane, singulièrement réduite par le départ de messagers expédiés dans les divers cantons des alentours, voguait sur les eaux profondes du lac des Cordillères.

—A la bonne heure! ceci me connaît! s'était écrié Camuset en saisissant une rame.

Les barques montées par les compagnons du dernier successeur des Incas, les déposèrent bientôt sur l'île sainte, au milieu des ruines de l'antique temple du Soleil.

La nuit enveloppait les cimes des Cordillères et les eaux froides du grand lac. De toutes les rives, des pirogues se dirigeaient vers l'île de Plomb, berceau de la race des Incas, et maintenant son sépulcre.

Les pierres des tombeaux reflétaient les pâles rayons de l'astre des nuits.

Au milieu d'un silence funèbre, les barques touchaient les divers points de l'îlot sacré; un mot de passe était échangé entre les sentinelles et les rameurs. Les indigènes mettaient pied à terre; ils recevaient l'ordre de se coucher dans les ruines et d'attendre; puis les canots repartaient pour aller se charger d'autres indigènes des diverses tribus de la montagne.

Ainsi l'îlot solitaire se peuplait peu à peu.

Avant le jour, il fut couvert d'une multitude de chefs et de guerriers aymaras, chiquitos ou quichuas, dont quelques-uns avaient fait plus de cinquante lieues pour se trouver au rendez-vous national.

Le soleil, à son lever, éclaira une scène solennelle qui empruntait à son théâtre un caractère mystérieux.

Au centre d'une enceinte formée par des fûts de colonnes brisées, couvertes de végétation et ombragées par des arbres séculaires, se trouvait une tombe sur laquelle on lisait:

«Ici reposent les restes mortels d'Andrès de Saïri, cacique de Tinta, dernier grand chef des Condors.—Dieu garde son âme!»

Or la pierre du tombeau ne le recouvrait plus.

Elle avait été dressée de manière à faire face au peuple; son inscription funéraire était devenue celle d'un vaste piédestal, au-dessus duquel s'élevait le trône du vieillard.

Quand il fut permis aux Péruviens de s'approcher, ils virent avec un étonnement religieux la tombe ouverte et vide aux pieds du successeur des Incas.

Drapé dans le manteau royal, couronné de la borla aux franges d'or, Andrès tenait à la main un sceptre d'une forme antique. Sur un siège moins haut, était assise à sa droite Isabelle, la fille de l'héroïque Catalina, telle maintenant qu'on avait autrefois connu la compagne du marquis de Garba y Palos. Un groupe de chefs respectés les entourait. Au premier rang, on remarquait, portant le drapeau du Soleil, celui qu'on avait si souvent vu à la tête des plus braves, pendant l'insurrection de Tupac Amaru, celui qu'on avait pleuré comme un frère, et dont la légende célébrait encore les grands exploits sous le nom de Lion de la mer.

Il semblait qu'une triple résurrection eut lieu dans l'île sainte où le premier des Incas[16], le fils du Soleil, était jadis descendu des cieux avec sa compagne[17], pour répandre la lumière parmi les nations sauvages du Pérou.