Project Gutenberg's Sans-peur le corsaire, by Gabriel de La Landelle

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Title: Sans-peur le corsaire

Author: Gabriel de La Landelle

Release Date: August 7, 2007 [EBook #22262]

Language: French


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Notes de transcription:

[NT1] Les mots signalés par NT1 ne sont pas lisibles sur l'original et ont dû être interprétés par leur contexte. [NT1-1] [NT1-2] [NT1-3] [NT1-4] [NT1-5] [NT1-6]
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SANS-PEUR LE CORSAIRE





RENE HATON Libraire-Editeur 35 rue Bonaparte PARIS


OUVRAGES DE M. G. DE LA LANDELLE.

LE DERNIER DES FLIBUSTIERS. 1 vol. in-8, franco... 4 fr. 50

Inspiré par des sentiments patriotiques, exécuté par un auteur expérimenté qui sait avec une science parfaite mêler le plaisant au sévère, d'un intérêt puissant constamment soutenu, le Dernier des Flibustiers est rigoureusement historique par le fond comme par les détails, par les récits d'aventures comme par les peintures de mœurs. Il résume et met en scènes la biographie extraordinaire d'un héros polonais rendu célèbre par ses faits d'armes, sa captivité au Kamtchatka, son audacieuse évasion, ses explorations maritimes et surtout par ses travaux de colonisateur.

Sous ce dernier rapport, l'ouvrage emprunte aux événements contemporains l'attrait de l'actualité; car le principal théâtre des événements est Madagascar, dont Réniowski fut sur le point de donner à la France l'entière possession. Aussi bien l'auteur a cru devoir compléter le Dernier des Flibustiers par une notice succincte, mais très complète, consacrée à l'histoire de la grande île africaine, depuis les temps les plus reculés jusqu'à l'époque actuelle.


DANS LES AIRS. Histoire élémentaire de l'aéronautique. Un vol. In-12, 2 fr.

Surexciter la curiosité en passant la revue historique de tout ce qui a été inventé ou essayé par les hommes pour s'élever ou se mouvoir dans les airs,—donner à ce recueil de propositions ingénieuses, de découvertes inattendues, d'étranges expériences et de tentatives des natures les plus diverses, un très vif intérêt à l'aide d'une foule de récits souvent dramatiques, toujours instructifs,—ou, en d'autres termes, emprunter à l'histoire même l'exposition complète des éléments de la science aéronautique,—tel est l'objet que s'est proposé un vulgarisateur d'une incontestable compétence, M. G. de la Landelle, dont les études spéciales sur la question remontent à 1861. D'innombrables recherches donnent à son ouvrage une base sérieuse. Son esprit enjoué en corrige adroitement les passages les plus ardus et c'est le sourire aux lèvres qu'on y recueille telles leçons, telles démonstrations qui ne seraient pas mieux formulées à grand renfort d'x algébriques. Le lecteur captivé s'étonne, par exemple, d'être diverti par l'étude préliminaire des poids et mesures des animaux volants, dialogue récréatif qui sert d'entrée en matière.

L'examen des précédents historiques depuis le moine écossais Roger Bacon, le docteur admirable du XIIIe siècle, jusqu'aux Pères Honoré Fabri, François Lanu et autres savants précurseurs des découvertes modernes, démontrent clairement que jamais l'Église n'a entravé les œuvres de la science lorsqu'elle reste dans le domaine des lois naturelles. Les titres de gloire des Mongolfier, depuis le temps des croisades et l'importation du papier en Europe, jusqu'à nos jours, ont été énumérés par l'auteur avec une prédilection dont on lui sait d'autant plus gré que cette intéressante revue est remplie de traits anecdotiques charmants. L'histoire du cerf-volant, celle du parachute, les nombreux travaux de l'école moderne de l'aviation, l'esquisse des aventures dramatiques du Géant, l'examen des divers systèmes en présence, les biographies plus ou moins accidentées d'un certain nombre d'inventeurs ou de chercheurs aventureux, les ascensions scientifiques et l'effroyable catastrophe du Zénith, les services rendus à la France par l'aérostation durant le siége de Paris, fournissent les principaux sujets d'un ouvrage que nous offrons au public avec la conviction qu'il y trouvera l'agréable et l'utile mélangés dans des proportions parfaites. Ajouterons-nous que les nombreux documents qu'il renferme le recommandent en outre aux spécialistes, car en somme la forme ne saurait emporter le fond.

En dépit des pédants dont l'ennui est le cheval de bataille, le fond, en effet, ne saurait perdre à être traité sous une allure littéraire par un homme d'esprit, conteur expert, et qui comme tel, n'en a été que mieux à même de donner de l'entrain à ses relations d'essais, d'aventures, de doctrines opposées et de solutions multiples.


AVENTURES ET EMBUSCADES. Histoire d'une colonisation au
Brésil. Un vol. In-12 2 fr.

Le titre de cet ouvrage indique son genre mouvementé et la nature d'intérêt qu'il provoque. Son sous-titre en dit l'objet d'une manière générale, mais ne peut, en aucune sorte, faire pressentir le but élevé que s'est proposé l'auteur. En peignant avec une consciencieuse exactitude les mœurs des naturels du Brésil, et en relatant les travaux d'un colonisateur tout à la fois prudent et hardi alliant la sagesse avec la valeur, il s'est surtout attaché à faire ressortir l'influence bienfaisante du christianisme sur les populations des contrées vierges de l'Amérique du Sud. Dans ce dessein, il met en présence des hordes sauvages dont il représente les rivalités implacables, une poignée d'émigrants, les uns libres et chrétiens, Portugais, fuyant les persécutions du redoutable Pombal, après le mémorable tremblement de terre de Lisbonne, les autres esclaves, nègres récemment arrivés d'Afrique, allant de concert à la recherche d'une patrie nouvelle. La donnée de l'ouvrage est historique comme l'on voit, l'étude ethnologique est constante, les conclusions d'ordre supérieur sont les fusions des races et leur régénération pacifique par la propagation de la foi.


LES LÉGENDES DE LA MER. 1 vol. in-12 2 fr.


G. DE LA LANDELLE

SANS-PEUR LE CORSAIRE

PARIS

RENÉ HATON, LIBRAIRE-ÉDITEUR
35, RUE BONAPARTE, 35

1886

Tous droits réservés



SANS-PEUR LE CORSAIRE



I

L'AMAZONE ET LE LION.

Sur la crête de la falaise à pic, l'éclair,—au milieu des brisants battus par les lames du large, le tonnerre, «le tonnerre à la voile» disaient les matelots.

Là-haut, au ras des précipices, la grâce, une jeune amazone se détachant en silhouette sur le ciel bleu d'Espagne;—en bas, dans le chaos, le courage, un hardi capitaine, le lion des ouragans, se confondant, lui, son léger navire et ses toiles ouvertes à la brise, avec les rochers noirs et leur écume irisée.

Dans le ciel, l'azur serein,—au ras des flots, des milliers d'arcs-en-ciel mouvants.

Pas un nuage. Le soleil flamboyait; et ses rayons se subdivisant à l'infini dans les jets de l'onde, le lion, qui semblait courir droit au naufrage, voguait à travers toutes les couleurs chatoyantes du prisme; tandis que l'amazone, sur son coursier emporté le mors aux dents, s'en allait fulgurante, rasant les bords escarpés de droite et de gauche, vers la pointe extrême de la falaise.

Deux catastrophes imminentes! Des éblouissements radieux! Splendide, mais horrible!

Quelles imprudences! Quelle témérité! Délire et démence!


Des groupes sinistres ricanaient au bas du morne:

—Belles épaves tout à l'heure!

—Il est bien joli le brig corsaire français, et nous savons tous qu'il y a dans sa coque de riches affaires à cueillir.

—Par-dessus le marché, on tirera de jolis profits de la chute de la senorita et de son petit cheval du Pérou, tout caparaçonné d'ornements d'argent et d'or, à la mode des Incas.

—A-t-elle son beau collier de perles?

—A-t-elle sa ceinture royale?

—Elle va si vite qu'on n'en voit rien; mais on peut être sûr que bijoux de grand prix ne lui manquent pas.

—Le brig de Sans-Peur le Corsaire est bondé de trésors.

—Et cette nuit, il vient encore de piller des Anglais.

—Est-ce bien sûr?

—On a entendu le canon, voilà!

—La bague enrichie de diamants de dona Isabelle vaut bien au moins deux sacs de doublons?

—Oh! la belle journée qui commence!


Délire et démence peut-être; double course vertigineuse!

Mais d'une part de nobles et de grands desseins, comme de l'autre d'abjectes convoitises.

Dans l'iris de l'écume saline, un héros sublime de sang-froid, et sur cette falaise abrupte une céleste créature digne d'être protégée par les anges de la Pureté, de la Piété filiale, de la Reconnaissance, de tous les sentiments généreux.

Belle, svelte, gracieuse,—belle d'une beauté inconnue même dans les Espagnes,—svelte comme le palmier indien,—plus gracieuse que l'oiseau du paradis,—dona Isabelle avait pour mobile l'amour de sa lointaine patrie, le souvenir pieux de son noble aïeul. La fille des Incas espérait, frémissante; elle avait tremblé pour celui en qui elle retrouverait un libérateur. Certes! elle obéit à un mouvement irréfléchi, lorsque après ses ferventes prières, réveillée en sursaut par le canon, elle s'élança de son prie-Dieu sur son coursier péruvien;—certes, ce fut avec une sorte de délire qu'elle prit l'abrupt chemin de la falaise, et qu'elle osa stimuler la vitesse de sa fougueuse monture, au point d'être ensuite incapable de la maîtriser;—mais rien dans cette âme pieuse qui ne fût louable. Son exaltation était la religion des ancêtres. Elle se souvenait du vieux cacique Andrès de Saïri, son aïeul, et l'image de l'héroïque Catalina, sa mère, lui était apparue disant:—«Oui! ma fille, c'est lui, c'est bien lui, c'est le Lion de la mer! vivant encore! Va donc! cours à sa rencontre!...»

Un brig corsaire, ou pour mieux dire un aigle des flots, fier, effilé, audacieux, menaçant,—fier comme le glorieux pavillon français qui fouette la brise au-dessus de sa poupe,—effilé comme le roi des airs dont il affecte la forme, dont il a le vol rapide,—plus audacieux qu'un démon,—plus menaçant que le lion dont il porte le nom sur son tableau d'arrière et l'image sculptée à son extrême avant, exécutait la plus hardie des manœuvres que l'on puisse concevoir. Toutes voiles hautes, il brave la tempête qui siffle dans ses agrès, la mer qui rugit sous son éperon, les écueils qui se dressent écumants dans ses eaux.

—O mon Dieu! murmura l'amazone en voyant le navire gouverner droit sur un chenal que les vieux pilotes de la côte de Galice déclaraient impraticable. Il va se briser! Il va périr!...

—Elle! Isabelle! lancée de la sorte au-dessus du précipice!... Son cheval l'emporte! Elle est perdue!... disait à demi-voix le capitaine du brig le Lion.

Et celui que les plus hardis marins de l'Océan avaient, d'une commune voix, surnommé Sans-Peur, Léon de Roqueforte, qui revenait du large, vainqueur d'une corvette anglaise, le modèle des corsaires de la république française proclamée depuis cinq mois, le héros de la nuit, le brave entre les plus braves,—épouvanté par la témérité de la jeune fille,—pâlit en commandant d'une voix terrible de jeter l'ancre et de carguer toutes les voiles à la fois.

Isabelle poussa un cri de terreur; la foule accourue sur le rivage y répondit par des clameurs bien diverses.

On entendit des rires moqueurs et des applaudissements barbares, des accents de pitié, d'admiration, d'enthousiasme, et des vœux impies pour un naufrage «infaillible.»

L'équipage du Lion obéissait aveuglément. Le brig mouillait au milieu d'un tourbillon entre les brisants et la côte. Ses voiles avaient été carguées avec une merveilleuse promptitude, et l'ancre ayant mordu sur une roche, il pivotait en reculant vers la falaise dont sa poupe passa si près que son pavillon la frôla et s'y colla un instant.

Alors,—en cet instant même,—de l'extrémité de la vergue basse qu'on nomme le gui, un homme s'élança, par un bond désespéré, sur une des aspérités de la côte à pic, il criait:

—Coupe le câble! Hisse le foc! Allez mouiller sous le château de Garba!...

Puis, d'un élan furieux, il gravit le roc, et se dressant devant le cheval de l'amazone, il en saisit la bride avec sa main ensanglantée.

Le cheval cabré ne s'arrêta point, mais fit un écart.

La bride s'était rompue.

Un corps lourd tombait dans l'abîme.

Mais Isabelle, adroitement enlevée de sa selle, était dans les bras du capitaine Léon, qui bientôt s'inclinant devant elle dit avec joie:

—Dieu soit béni, mademoiselle, je suis arrivé à temps.

—Pour me sauver, seigneur capitaine, vous avez tout exposé, votre navire, votre vie... Ah! combien j'ai tremblé pour vous!

—Merci de cette noble parole, dona Isabelle. Et vous me voyez trop heureux, maintenant, car j'ai pu agir avant de parler... Mais, ajouta le capitaine en souriant, vous êtes cause que je ne mérite plus mon surnom: J'ai eu peur.


II

DÉSAPPOINTEMENTS.

Les ordres du capitaine corsaire furent admirablement exécutés. Léon de Roqueforte pouvait compter sur ses valeureux compagnons.

Avant même qu'il se fût jeté au devant de l'étalon fougueux, la hache de maître Taillevent frappait le câble, le foc était orienté de nouveau, et, trompant l'attente des naufrageurs, le Lion secouait sa crinière d'écume en gouvernant vers le mouillage qu'il avait abandonné la veille au coucher du soleil.

—Quel homme! quel homme! mille noms d'un tremblement à la voile! s'écria l'alerte maître d'équipage quand la manœuvre fut achevée. Il sauta pis qu'un baril de poudre, foi de matelot! Tout le connaît, le feu, l'eau, la brise carabinée, tout, jusqu'à la terre, jusqu'aux chevaux...

—Pardonnerez, maître,—osa répondre Camuset le novice, qui, malgré les usages républicains, ne se serait pas permis de tutoyer son ancien et supérieur;—pardonnerez! Le cheval n'a guère eu goût à la connaissance, m'est avis, vu qu'il s'est affolé en grand comme un paquet de bêtisailles, parlant par respect...

A défaut de mieux, les pillards du rivage écorchaient le malheureux cheval, et maître Taillevent disait à ses camarades:

—Voilà des coquins qui espéraient meilleure chance!... Un faux coup de barre, garçons, notre vaillant Lion était traité pis que cette pauvre bête...

—Et le capitaine ne serait pas à la promenade avec la princesse de là-haut.

—Camuset! Camuset! tu vas te faire amurer, dit le maître en serrant son poing vigoureux.

Le novice recula prudemment.

—Est-ce que j'ai mal parlé? murmura-t-il.

—Celui qui se mêle des affaires du capitaine parle toujours mal. Ainsi, pas un mot de plus, ou gare dessous! Va-t'en au poste des blessés, failli mousse, tu sais bien qu'il y a là de la besogne pour toi.

Camuset fila son nœud, pour parler en style du gaillard d'avant; mais les corsaires groupés autour de leur maître d'équipage continuèrent la causerie, tandis que les riverains désappointés voyaient le brig naviguer à son aise dans la crique située en dedans des récifs.


Les riverains, pourtant, n'étaient pas les plus désappointés.

Du balcon de son antique[NT1-1] château, le jeune seigneur don Ramon de Gerba venait, à l'aide d'une lunette d'approche, de suivre tous les mouvements du brig et de l'amazone, son imprudente sœur.

—Mort de mon âme! grommela-t-il en bon espagnol, un excellent cheval tué, le brig sauvé encore une fois, ma sœur l'Indienne en tête-à-tête avec cet aventurier français, et une occasion rare perdue!...

La qualification d'Indienne donnée avec amertume à dona Isabelle par son aîné pourrait démontrer jusqu'à quel point étaient fraternels les regrets de don Ramon pour la rare occasion qu'il perdait. Certes, il n'aurait pas eu grand souci de l'excellent cheval, si Sans-Peur le Corsaire n'avait pu arriver à temps.

—Mais aussi, pourquoi le marquis de Garba y Palos, son père, le laissant tout enfant en Espagne, avait-il épousé, au Pérou, une femme de race trop illustre et trop ardemment éprise de l'amour de ses infortunés compatriotes?

Cette femme était la mère d'Isabelle, la célèbre Catalina de Saïri.

En 1780, lors de la dernière insurrection des Péruviens indigènes, elle avait péri massacrée par les soldats espagnols. Isabelle, âgée alors de sept ans, conservait le cruel souvenir d'une journée d'horreur qui lui rendait odieux les oppresseurs de sa nation.

Depuis près d'une année, la jeune fille avait fermé les yeux du marquis son père, mort au château de Garba;—elle n'aspirait maintenant qu'à retourner au Pérou et à s'éloigner d'un frère qui la regardait au moins comme une étrangère, sinon comme une ennemie.

Don Ramon rentra dans son appartement avec humeur et se rapprocha du brasero rempli de charbons ardents, car la brise était froide. Puis, roulant entre les doigts un papelito catalan, il songea aux biens considérables que le marquis son père avait laissés au Pérou.—Sans Isabelle, qui en était la seule héritière, il les aurait fait vendre et serait devenu le plus riche seigneur des côtes de Galice.

On reconnaîtra que Sans-Peur le Corsaire avait assez mal mérité de don Ramon de Garba y Palos en sauvant la vie à sa sœur. Sans-Peur le Corsaire, il est vrai, tenait fort peu aux bonnes grâces de Sa Seigneurie don Ramon de Garba y Palos.


III

RECONNAISSANCE.

Par un mouvement soudain qui n'était ni de la timidité, ni de la retenue, ni de la fierté, dona Isabelle, l'amazone péruvienne, s'était reculée. Immobile, silencieuse, plus troublée peut-être qu'à l'instant où elle s'était vue suspendue sur l'abîme, elle contemplait comme une vision d'outre-tombe le héros qui lui disait:

—Mademoiselle, ce n'est point un hasard qui m'a fait choisir cette crique pour lieu d'abri. J'étais au Pérou, il y a deux ans... il y a deux ans, quand vous en partiez...

La voix maternelle retentissait dans le cœur de l'intrépide jeune fille:—«C'est lui! c'est bien lui! c'est le Lion de la mer, vivant encore!...»

—Je vous revis alors, avec une joie et une douleur sans égales; votre noble père était rendu à la liberté, vous étiez à son bras, radieuse, profondément émue et fière des clameurs enthousiastes qui saluaient votre délivrance, mais une barrière infranchissable nous séparait...

—Oh! oui, c'est lui! c'est bien le Lion de la mer, vivant encore! murmurait dona Isabelle, qu'une réminiscence vague, mais constante, n'avait cessé de préoccuper depuis l'instant où elle s'était rencontrée, huit ou dix jours auparavant, avec le capitaine du brig le Lion.

Le corsaire, mouillé sous les murs du château, n'en était pas assez loin pour que, de sa fenêtre, dona Isabelle ne vît parfaitement Léon chaque fois qu'il était sur le pont de son bord.

Dès le premier jour, il s'inclina respectueusement à sa vue.

Elle se recula étonnée de la fixité de son regard et du geste éloquent qu'il fit comme pour remercier le Ciel de ce qu'elle lui apparaissait.

Le soir, une guitare péruvienne modula les airs qui avaient bercé son enfance.

Le lendemain, le capitaine français, de crainte de l'intimider, ne se montra point; mais il n'eut point de peine à voir avec quelle attention elle regarda plusieurs pavillons aux emblèmes, connus d'elle seule, que déroulèrent et replièrent successivement quelques hommes du bord.

Elle avait ressenti coup sur coup d'indéfinissables impressions.

Les airs du pays natal retentissaient dans le silence de la nuit, et en fermant les yeux, elle vit en ses plus lointains souvenirs d'enfance cet étranger à grands cheveux blonds, aux traits aquilins, au teint blanc et ardemment coloré, au sourire doux et fier, ce corsaire français qui l'avait saluée en levant les mains au ciel.

Les jours suivants, elle ne se permit même plus d'entr'ouvrir ses rideaux; mais attirée par un charme secret et puissant, elle ne cessait d'observer à la dérobée. Et toujours se reproduisait en elle la même impression, la même réminiscence mystérieuse qui se transformant en vision se traduisit en ces paroles de Catalina, sa mère:—«Oui! ma fille, c'est bien lui! c'est le Lion de la mer, vivant encore!...»

Et le canon retentissait, et tandis qu'agenouillée sur son prie-Dieu, elle demandait au Ciel comme un miracle que son rêve fût une réalité, et que celui pour le salut éternel de qui elle priait depuis sa tendre enfance fût à la fois Sans-Peur le Corsaire et le Lion de la mer,—tandis qu'elle délirait palpitante, son petit cheval péruvien hennit en frappant des pieds.

—Je voudrais garder le silence, mademoiselle, disait Léon, et pourtant il faut que je parle. Pour vous épargner une douleur, je donnerais ma vie, et cependant, il faut que j'éveille en vous d'affreux souvenirs.

Isabelle poussa un cri,—cri d'horreur, de reconnaissance et de joie:

—Ah!... mon Dieu!... C'est vous qui vengiez ma mère, c'est vous qui m'arrachiez aux assassins et me rendiez à mon malheureux aïeul... Vous êtes le Lion de la mer?

—Les Péruviens indigènes m'appelaient ainsi! dit l'aventureux capitaine.

—On nous fit croire que vous aviez péri; nous avons pleuré votre généreuse mémoire.

Isabelle s'était agenouillée; de pieuses larmes baignaient ses yeux. Elle invoquait sa mère Catalina, l'Indienne; elle remerciait Dieu de la mettre providentiellement en présence de celui qui l'avait, tout enfant, sauvée du massacre.

Léon s'unit de cœur aux saintes pensées de la jeune fille. De quelques instants, il ne rompit le silence.

Les gens du pays remarquaient, au sommet de la falaise, les mouvements du corsaire et ceux de la noble demoiselle. La curiosité en poussa quelques-uns à gravir le sentier par lequel descendaient enfin le corsaire français et la jeune fille appuyée à son bras.


IV

LE LION DE LA MER.

Léon de Roqueforte disait:

—J'avais dix-sept ans,—c'était pendant la guerre d'Amérique, et je servais dans la marine de roi Louis XVI, de douloureuse mémoire, en qualité d'enseigne de vaisseau.

Au nom du roi Louis XVI, décapité le mois précédent, sur la place de la Révolution, le corsaire de la république se découvrit le front avec un respect religieux.

Un groupe de curieux s'approchaient:

—Le démon de la mer!...

—Un tueur de rois!...

—Un bourreau de France!...

—Un damné maudit!...

—Il n'est pas laid, malgré ça!...

—De ma vie je n'ai vu plus beau cavalier, dit une femme.

—Satan est plus beau encore quand il ose reprendre sa forme d'ange du ciel!...

Sans-Peur devina plutôt qu'il n'entendit ces propos, et s'adressant à celui des Galiciens qui paraissait le plus vigoureux:

—Homme, lui dit-il en espagnol et d'un ton hautain, la demoiselle de Garba y Palos est à pied, et tu oses nous regarder en face!

—Mais, seigneur capitaine, que voulez-vous, je ne suis pas un cheval!...

—Je vois bien, drôle, que tu n'es qu'un mulet manqué, repartit le corsaire en riant. Cours à la pasada des Rois mages, et reviens avec trois chevaux, tu nous accompagneras!... Marche!

En même temps, il lui jeta deux pièces d'or. Il distribua en outre quelque argent au reste du groupe, pour aller chanter le cantique de Notre-Dame-du-Salut à l'endroit même où Isabelle avait été sauvée.

Ensuite, il continua son récit:

—Notre corvette, commandée par le vicomte de Roqueforte, mon oncle, venait d'explorer les Iles de l'Océanie; elle avait visité à plusieurs reprises les Marquises, Taïti, Tonga, la Nouvelle-Zélande et les côtes de la Nouvelle-Hollande, où le roi se proposait de fonder une colonie; nous nous dirigions sur le Callao pour expédier de là nos dépêches en Europe, avant de continuer nos explorations. Tout à coup, deux frégates anglaises nous appuient la chasse. Elles avaient à en venger une troisième que nous avions mise hors de combat dans la mer des Moluques, six mois auparavant. On nous cherchait, comme je l'ai su depuis. Une corvette contre deux frégates n'est pas de force à lutter, nous prîmes chasse. Par malheur pour mes braves camarades,—par bonheur pour moi, j'ose le dire aujourd'hui,—le combat ne put être évité. Notre corvette fut coulée après six heures d'une défense héroïque; la plupart de nos gens périrent et le reste fut fait prisonniers de guerre à l'exception de deux hommes, un matelot et un enseigne. Le matelot s'appelle Taillevent; il est aujourd'hui maître d'équipage du corsaire le Lion, et l'enseigne, vous le devinez, dona Isabelle, c'est moi!... J'avais été chargé par mon oncle et commandant, blessé à mort, des dépêches destinées au roi et au ministre de la marine; je les portais à la ceinture dans une petite boîte de plomb. Lorsque les canots anglais vinrent nous recueillir, je me laissai couler au dernier moment. Je me retrouvai bientôt seul avec Taillevent sur les débris de notre navire:

«—Ah! monsieur de Roqueforte! quelle chance! me dit-il, nous sommes deux.

«—Camarade, répondis-je, il y a mieux que moi de sauvé. Les dépêches pour le roi sont à ma ceinture. Si je péris et que tu en réchappes, je t'en charge.

«—Soyez calme, mon capitaine,» répliqua-t-il en me donnant pour la première fois un titre que je n'ai jamais voulu perdre.

J'étais capitaine d'un tronçon de mât, et tout mon équipage se composait de Taillevent.—La côte de Pérou était à trois lieues; un courant fort rapide nous poussait du sud au nord parallèlement à elle. Je n'avais pas mangé depuis près de dix heures, et je sentais que mes forces s'épuisaient. Taillevent s'en aperçut:

«—Je n'ai que vingt et un ans, me dit-il, mais ce n'est pas pour la première fois, capitaine, que je coule avec mon navire. Ce matin, voyant les deux frégates nous gagner, j'ai eu souvenance de mon plus grand mal de l'autre fois, à savoir de souffrir la faim et la soif deux jours et deux nuits d'une bordée.

«—Ah! ah! m'écriai-je, tu aurais des vivres sur toi?

«—Une ration de fromage, à votre service, capitaine, et mieux que ça, une topette de sec dans cette corne d'amorce.»

Nous partageâmes fraternellement le fromage et l'eau-de-vie, après avoir mis en réserve la moitié de notre petite provision pour le lendemain matin.—Le soleil se couchait.

Au beau milieu de la nuit, notre tronçon de mât heurta violemment un corps dur; nous nous retrouvâmes à la nage.

«—Diable de roche! disait Taillevent.

«—Rattrapons notre espar avant tout!» criai-je.

Mais l'obscurité profonde nous empêchait de le revoir, il était emporté dans le remous du récif el verdugo (le bourreau) trop tranchant et trop accore pour que nous pussions y grimper.

«—Je ne trouve rien! faisons la planche! le courant nous emportera vers l'espar!...

«—Peut-être!...»

Peut-être, car repoussé par le choc, notre mât avait aussi bien pu glisser dans le contre-courant. Tout à coup, une vive fusillade illumine la mer; nous apercevons de tous côtés des balses péruviennes qui fuyaient, chassées par une grande péniche espagnole.


Isabelle de Garba, née au Pérou, n'avait pas besoin qu'on lui expliquât qu'on y appelle balsa, en français balse, une sorte de radeau d'un genre fort singulier.

Deux outres formées de peaux de veaux marins fortement cousues ensemble, gonflées comme d'énormes vessies, et terminées en pointe comme des souliers à la poulaine, servent de base à un plancher triangulaire de bois très léger. L'ensemble est assez large pour que, d'ordinaire, trois passagers et un rameur y trouvent place. L'Indien qui conduit imprime le mouvement au moyen d'une pagaie à deux pelles. On voit, en outre, des balses de grandes dimensions, qui ont plus de soixante pieds de long sur dix-huit ou vingt de large; elles naviguent fort bien le long des côtes.

Grandes ou petites, les balses poursuivies étaient chargées d'une foule d'indigènes de la faction de José Gabriel Cuntur Kanki, littéralement le condor par excellence, le grand maître des cavaliers, chef de la grande insurrection contre la domination de l'Espagne et les habitants de race espagnole[1].

[1] Historique.

Prenant le nom et le titre de son aïeul Tupac Amaru, le dernier des Incas, le héros péruvien avait obtenu d'éclatants succès et régnait déjà sur plusieurs provinces. Mais ses partisans du littoral, mis en déroute, se trouvaient réduits à n'avoir d'autre refuge que leurs frêles radeaux.

Les balles des soldats de la péniche perçaient les outres de veau marin, les balses coulaient.

Léon et Taillevent n'hésitèrent point à s'accrocher aux débris de l'une des plus grandes.—Elle flottait encore.—Ils y montent, se trouvent confondus avec les Indiens au désespoir, armés pour la plupart, et qui, faisant de nécessité vertu, s'apprêtent à se défendre contre la péniche.

Une foule de petites balses se groupaient autour du radeau.

La lune se leva. Les Péruviens virent deux inconnus au milieu d'eux:

—Je suis le Lion de la mer! s'écrie Léon en langue espagnole; courage! cette péniche est à nous, suivez-moi!

Les indigènes croient à un secours du Ciel.

Le jeune étranger a les cheveux blonds et le teint d'une blancheur rare parmi les Espagnols; il vient de surgir par miracle du sein des flots. Il donne des ordres, il promet la victoire.

Est-ce un ange, est-ce un lion transformé en guerrier, est-ce l'un des génies protecteurs de la race opprimée? Quoi qu'il soit, c'est un vengeur. Il commande, on obéit.

Léon et Taillevent, qui le seconde, sont déjà sur une balse de grandeur moyenne où pagaient plusieurs rameurs habiles. Ils ont saisi des armes, ils se montrent pleins d'une invincible ardeur.

De sauvages cris de triomphe ont retenti. Une confiance superstitieuse succède parmi les naturels à leur terreur panique; les balses qui se dispersaient se rallient. Par les ordres de Léon, elles abordent de tous les côtés à la fois la péniche, prise d'assaut en quelques instants.

Le Lion de la mer en est proclamé capitaine.


—Ce fut ainsi, mademoiselle, poursuivit Sans-Peur le Corsaire, que je combattis pour la première fois en faveur de vos infortunés compatriotes, dont la cause, d'ailleurs, avait déjà toutes mes sympathies. La force des choses m'y poussa. Je n'étais point libre de rester neutre. Et du reste, la politique ombrageuse des Espagnols, qui nous fermaient leurs ports, me les rendait odieux. J'avais à craindre, en abordant sur leurs terres, d'être tout au moins traité en suspect, honteusement fouillé et dépouillé de mes dépêches pour le roi de France. J'agissais donc de manière à sauvegarder ma mission en me jetant à corps perdu dans les rangs d'une insurrection qui me protégeait. J'en fus immédiatement l'un des chefs principaux.

—Les exploits du Lion de la mer sont gravés dans ma mémoire, dit Isabelle d'une voix émue.

—José Gabriel, ou, comme nous l'appelions, l'inca Tupac Amaru, m'accueillit noblement. Votre aïeul, le brave Andrès, son neveu, devint mon mentor et mon compagnon d'armes. Je connus alors la marquise Catalina, votre mère; vous étiez enfant, j'étais à peine sorti de l'adolescence, et bien des fois j'admirai vos grâces naissantes en prenant plaisir à partager vos jeux.

—J'aurais dû vous reconnaître plus tôt, dit Isabelle, mais mon aïeul Andrès vous crut mort; je me souviens qu'il fit réciter des prières publiques par tous ses malheureux sujets pour le repos de l'âme du Lion de la mer.

—Votre aïeul, mon vieil ami, sait maintenant que je vis; il compte sur moi pour lui ramener la fille de sa fille. Mon brig corsaire est à vos ordres. Vous en serez la reine. L'Océan nous est ouvert; mais hâtons-nous; avant peu, sans doute, la guerre s'allumera entre l'Espagne et la République française.

—Fuir l'Espagne, revoir ma patrie et mon noble aïeul sont mes vœux les plus ardents, répondit la jeune fille avec impétuosité.

—Bien! dit Léon d'une voix contenue. Mais, en un mot, maintenant, décidez du bonheur de ma vie.

Ils étaient en ce moment au bas de la falaise, non loin de posada des Rois mages, où leurs chevaux devaient les attendre.

La jeune fille leva les yeux vers le ciel; puis, comme si elle le prenait à témoin de ses paroles:

—Hier soir, quand don Ramon, mon frère, fut averti qu'un navire de guerre anglais croisait à l'ouvert de la passe et que le Lion mettait sous voiles, je priai du fond de l'âme pour Sans-Peur le corsaire français. J'ai passé la nuit à demander au ciel le succès de vos armes. Dès l'instant où vous m'étiez apparu, un écho mystérieux avait retenti au fond de mon cœur; ma mémoire infidèle se taisait, mon âme avait parlé. Et l'esprit de ma sainte mère m'est apparue en me disant: «—C'est lui!» Ce matin, au point du jour, quand le canon a grondé au large, je me suis élancée sur le plus impétueux de nos chevaux pour aller à l'extrémité de la falaise voir quel était le vainqueur... Ah! si le brig de Léon de Roqueforte avait succombé, aurais-je eu la force de retourner vers le château de mon frère?...

—Je suis trop heureux! s'écriait Léon avec transport.

—Et moi, je bénis le ciel, dont les bienfaits dépassent mes espérances. Ma vie, que vous avez sauvée deux fois, devait vous appartenir.

Léon de Roqueforte plia le genou et baisa respectueusement la main de l'amazone.

—Soyez mon époux et mon seigneur! dit-elle ensuite.

—Eh bien! au château de Garba! s'écria le capitaine corsaire. Il est au-dessous de vous et de moi, madame, d'user de ruse à cette heure. Tout au grand jour du soleil! Il ne faut pas que la fille des Incas et du marquis de Garba y Palos passe un seul instant pour avoir été enlevée par un aventurier sans aveu. Non! mille fois non! Je veux que la bénédiction nuptiale nous soit donnée dans le château de vos ancêtres paternels. Votre honneur de jeune fille l'exige, et il le faut encore pour celui des Roqueforte, dont le sang ne le cède à celui d'aucune maison royale des deux mondes!... Ah! ah! continua Sans-Peur en riant, pour un corsaire de la République, je suis passablement aristocrate. Quand vous saurez toute mon histoire, vous la trouverez tissue de contradictions apparentes plus étranges encore... Tout cela, pourtant, se tient, se lie et ne fait qu'un. Dans ma patrie, aujourd'hui, les propos que je tiens méritent la mort; je n'en suis pas plus mauvais patriote pour cela; les Anglais le savent!... Mais l'heure presse!... A cheval! J'ai vaincu au large ce matin, j'ai hâte de remporter ce soir une victoire plus douce.

—Léon, dit la jeune fille, vous semblez ne tenir aucun compte des volontés de don Ramon de Garba, mon frère.

—Je connais d'avance ses sentiments, mais s'il est de fer, je suis de feu, moi!... s'il a ses miquelets et ses vassaux, j'ai mon équipage!... s'il me suscite des obstacles, je les pulvériserai.

Sur ces mots, changeant de ton, comme il lui arrivait sans cesse:

—Quelque pressé qu'on soit, dona Isabelle, il faut déjeuner, surtout lorsqu'on ne sait quand on dînera. J'ai passé la moitié de la nuit à surveiller les mouvements de l'ennemi; au point du jour, j'ai livré combat, et le feu lui même s'éteint faute d'aliments.

Ce jeu de mots fit sourire l'amazone, qui ne refusa point de partager la collation matinale.

Le repas fut court et frugal. Dès qu'il fut achevé, Sans-Peur offrit l'appui de son épaule à la jeune fille, qui sauta légèrement à cheval; lui-même fut aussitôt en selle. Le Galicien de la falaise, écuyer improvisé, se tenait prêt à les suivre.


V

BRANLE-BAS DE COMBAT.

La crique de Garba n'est défendue par aucun fort.—Soit négligence de la part du gouvernement espagnol, soit confiance dans les bancs de récifs qui en rendent l'entrée presque inabordable, soit enfin parce qu'il n'existe aux alentours aucune place de quelque importance, elle est ouverte à tout navire audacieux qui, comme le Lion, ose se risquer parmi les brisants.

Sans-Peur était trop habile marin pour qu'une savante prudence ne tempérât point sa témérité. Il jouait sa vie avec un sang-froid merveilleux; il n'exposait pas niaisement son navire aux probabilités du naufrage. Aussi, n'avait-il rien moins fallu qu'un triple intérêt d'amitié reconnaissante, d'ambition et d'union conjugale, pour que le capitaine du Lion choisît un tel abri, pendant la saison d'hiver, quand les coups de vent des Açores mettent à chaque instant en fureur les eaux dangereuses de ces parages.

Il avait fallu plus encore pour que l'effrayante manœuvre de la matinée eût été combinée et exécutée par un tel marin.

Mais surpasser en audace Isabelle l'amazone, et cela pour lui sauver la vie, c'était assurer d'un coup le triple but qu'il se proposait,—non depuis quelques jours, mais depuis de longues années, et surtout depuis le moment où,—déguisé en simple mineur péruvien,—il avait revu la jeune fille passant au bras du marquis son père, et s'embarquant pour l'Espagne.

Et tout l'édifice de son avenir s'écroulait, s'il la laissait misérablement périr.—Il risqua tout; il réussit.

Le succès justifia sa tentative presque insensée, qui ravit d'admiration les corsaires, en imprimant aux Galiciens du canton une terreur superstitieuse.

Il avait su être plus que téméraire, on le prit pour un démon.

Il sut être magnifique en semant l'or à pleines mains.

Il fut adroit en ordonnant des prières à Notre-Dame-du-Salut;—mais au demeurant, cette adresse ne fût point hypocrite: il avait la foi d'un matelot, tout gentilhomme et tout républicain qu'il était. Le comte Léon de Roqueforte n'était pas un freluquet de cour trouvant matière à railleries dans les mystères de la religion chrétienne; le corsaire républicain Sans-Peur n'était pas un sans-culotte voulant à la Diderot «des boyaux du dernier prêtre, serrer le cou du dernier roi.»

Du reste, il était roi lui-même,—il était roi, comme on le verra,—et ne souhaitait aucunement de finir par la corde, fût-elle de boyaux.

—S'il veut qu'on prie la sainte Vierge, il n'est ni le diable de l'enfer, ni un suppôt de Satan, disaient les femmes émerveillées de la beauté virile du corsaire aux cheveux d'or.

En Galice, les montagnards ont cela de commun avec les Basques leurs voisins, qu'ils se piquent d'être alertes et habiles à l'exercice du saut. Le bond du capitaine corsaire, de l'extrémité d'une vergue mobile sur la pointe aiguë et glissante du roc, son agilité à le gravir devaient prédisposer en sa faveur un certain nombre de jeunes gens.

A la posada des Rois mages, il avait payé sans compter et libéralement fait l'aumône aux curieux attroupés sur son passage.

Son courage, son dévouement, sa belle mine, sa récente victoire, le succès de sa manœuvre dans les récifs de la passe, et enfin sa conduite envers la fille du marquis de Garba, transformaient presque en sympathie les préventions des riverains. Les plus timides voyaient à sa ceinture une paire de pistolets étincelants. Les plus hostiles songeaient aux cent vingt hommes d'équipage et aux dix-sept canons du brig, dont la pièce de bronze à pivot était,—au dire des bavards,—un prodige d'artillerie.

Du milieu de la foule partit un souhait qui plut à Léon et à Isabelle:

—Bonheur aux futurs époux.

—Pour boire à leur mariage, qui sera célébré ce soir dans la chapelle du château! répondit Léon en jetant une dernière bourse d'or à l'hôtelier des Rois mages.

Et les fiancés partirent au galop.


Déjà depuis près d'une heure le Lion avait repris son mouillage sous le château de Garba.

Maître Taillevent, perché sur l'affût de la longue pièce à pivot, dirigeait les travaux du bord, surveillait la réparation des avaries, et attendait impatiemment que son capitaine reparût.

—Tiens! il est à cheval! s'écria Camuset le novice, revenu de l'infirmerie où les pansements étaient enfin achevés.

—Tu vois donc bien, failli mousse, que ça le connaît, les chevaux. Ah! si tu avais vu ce que j'ai vu, moi...

—Et qu'avez-vous donc vu, maître Taillevent? demanda fort avidement le novice, qui eut le tort, cette fois, de se rapprocher si bien qu'une taloche magistrale le renseigna au mieux sur les dangers de l'indiscrétion.

Un éclat de rire bruyant fut le seul témoignage de compassion donné par les matelots corsaires à l'intéressant Camuset.

—Ils vont comme la brise de nordet, le capitaine, la dame et un sauvage de l'endroit.

A peine en vue du brig, Léon agita son chapeau.

—Lieutenant, dit le maître, ordre du capitaine de mettre toutes les embarcations à la mer.

Au lieu de se recouvrir, Léon abaissa son chapeau.

—Nous tenir parés à les armer en guerre au premier signal! ajouta maître Taillevent.

—Bon!... du nouveau!... Attrape à s'amuser! firent les corsaires.

Un troisième geste de Léon apprit au maître que son capitaine l'appelait à terre avec quelques hommes de bonne volonté.—Un canot déborda.


Don Ramon de Garba y Palos, qui ne cessait de maugréer contre le voisinage assez peu rassurant du brig corsaire, alors qu'une rupture était imminente entre l'Espagne et la République, avait, dès l'origine, pris toutes les précautions en son pouvoir. Il s'était assuré que la milice du canton était en état de se lever en armes; il avait à grands frais fourni des fusils et de la poudre à tous ses vassaux; enfin, il avait obtenu du gouverneur de la Corogne une garde extraordinaire de miquelets qu'il nourrissait et payait, soldats, caporaux et sergent, dépense tout au moins fort désagréable.

Lorsqu'il vit sa sœur revenir de compagnie avec le capitaine corsaire, dont le navire avait repris son poste, il fut alarmé, fit sonner la cloche du château, rassembla les miquelets et s'arma jusqu'aux dents.

—A la bonne heure! dit Sans-Peur le Corsaire, on va nous recevoir avec les honneurs qui nous sont dus.

Mais il ne s'en tint pas à ce propos badin, et voyant accourir de divers côtés des Galiciens armés d'escopettes, il déchargea en l'air un de ses pistolets, ce qui signifiait pour son lieutenant: «—Branle-bas de combat.»

Taillevent et ses camarades, cartouchières et pistolets en ceinture, sabre ou hache d'abordage au côté, le mousqueton sur l'épaule, gravissaient la colline au pas de course.

Don Ramon, qui avait fait barricader ses portes, attendait à son balcon. Son peloton de miquelets se tenait derrière lui. Par tous les sentiers affluaient des mariniers, de simples paysans, des mendiants, des bohémiens prêts à se mêler à la bagarre.

Léon et Isabelle s'avancèrent sans descendre de cheval. Les gens du Lion, maître Taillevent en tête, les rejoignaient.

—Bien! très bien! dona Isabelle, la fête aura toute la solennité, tout le retentissement que je veux. Par sainte Clotilde et saint Cloud, patrons de ma race, notre mariage ne manquera pas de témoins!

A ces mots, élevant la voix et saluant avec courtoisie:

—Marquis de Garba y Palos, dit le capitaine, Votre Seigneurie voudrait-elle faire au comte Léon de Roqueforte l'honneur de le recevoir?

—Monsieur le Français, répondit le marquis avec hauteur, la porte de mon château ne s'ouvrira que pour ma sœur Isabelle de Garba y Palos.

—Monsieur mon frère, dit aussitôt la jeune fille, Isabelle de Garba croit avoir le droit d'introduire dans la maison de son père le héros qui vient de lui sauver la vie.

Des murmures en sens divers se faisaient entendre dans la foule. Les miquelets, impassibles, attendaient des ordres; Léon, qui avait eu soin de recharger son pistolet, vit ses gens à leur poste et sourit.

—Mademoiselle ma sœur, vous manquez de respect au chef de votre famille!... Rentrez, et rentrez seule, je l'exige!... Si cet homme vous a sauvé la vie, nous saurons lui témoigner notre reconnaissance plus tard... Maintenant, obéissez!...

Maître Taillevent ne put s'empêcher de dire:

—En voilà une finesse cousue de fil d'Espagne!...

—J'ai fait choix d'un époux, répondait Isabelle; je comptais vous le présenter en sœur soumise et respectueuse; votre accueil étrange m'oblige à vous déclarer que je ne rentrerai point sans lui dans notre château.

—Et moi, s'écria don Ramon, je vous déclare indigne du nom de Garba y Palos, déchue de tous vos droits et à jamais étrangère à ma famille.

Léon dit avec calme:

—En quoi indigne?... Pourquoi déchue?... Mademoiselle de Garba y Palos rentrera dans sa demeure; j'ai l'honneur de vous le déclarer sur ma parole, moi!...

—De quoi se mêle cet homme?... interrompit le marquis. Osez violer mon domicile, vous ne serez qu'un pirate!... Je suis prêt, vous le voyez, à repousser la force par la force.

—Dieu me garde d'user de violence envers le frère de dona Isabelle, reprit Léon, qui mesurait ses paroles sans lâcher la crosse de son pistolet et sans perdre de vue les moindres gestes du châtelain. Mais, à cause de moi, vous fermez votre porte à mademoiselle, dont je suis le cavalier. Gens d'Espagne, je vous prends tous à témoin; écoutez-moi!

Le silence, un moment troublé par des cris et des murmures, se rétablit à ces mots.

—Je jure devant Dieu, et je proclame publiquement que, du consentement du noble Andrès de Saïri, cacique de Tinta, au Pérou, je suis le fiancé de sa petite-fille et unique héritière dona Isabelle de Garba...

—Imposture! interrompit don Ramon en dirigeant un pistolet sur Léon de Roqueforte.

Isabelle jeta un cri.

—Taillevent, retiens-la! dit le corsaire qui ajustait don Ramon.

Le maître empêcha l'amazone de se placer devant son fiancé, sous le coup d'une arme fratricide.

Matelots français, soldats et miliciens espagnols apprêtèrent leurs fusils; la foule poussait des hurlements.

A bord du brig, le canon de bronze était pointé à toute volée sur l'antique castel des seigneurs de Garba.


VI

MARIAGE DE HAUTE LUTTE.

De part et d'autre les fusils étaient en joue. Les miquelets, les miliciens et les vassaux de don Ramon ajustaient le petit peloton français, composé de Taillevent, de ses camarades et de Sans-Peur le Corsaire, qui reprit à très haute voix:

—Je veux la paix!... et je tremble pour vous, gens d'Espagne; car au premier coup de mousquet, mon brig ouvre le feu à boulets et à mitraille, mes lions de mer débarquent, et ceux de nous qui auraient péri seraient terriblement vengés.—Relevez donc vos armes sans maladresses... Tâchons de nous entendre!

—Par pitié pour vous-même, mon frère, soyez prudent, ajouta Isabelle.

Profitant du conseil, le sergent des miquelets, de son autorité privée, fit redresser les armes.

Taillevent l'imita aussitôt.

Don Ramon, découragé, abaissa son pistolet.

Léon de Roqueforte en fit autant, et dit:

—Au nom du sens commun, seigneur marquis, convenez que si j'avais l'intention de violer le droit des gens, je serais un grand fou! Venir frapper tout tranquillement à votre porte, au lieu d'emmener à mon bord mademoiselle votre sœur, de faire feu sur votre château sans canons et de descendre ensuite à la tête de mes gens pour piller ses ruines; parlementer au lieu d'agir, et s'aventurer presque seul sur vos domaines si bien gardés, mais ce serait de l'ineptie. Je ne suis et ne serai jamais pirate, don Ramon. Je ne souffre point qu'on m'assimile de près ni de loin à un écumeur de mer, à un pillard sans aveu. J'ai l'honneur d'être corsaire de la République française; je suis régulièrement pourvu de lettres de marque pour courir sus aux ennemis de ma patrie, je me sais en pays ami et n'ai garde de violer le territoire espagnol. La force est de mon côté, je n'en fais pas usage. Vous me menacez, j'attends patiemment l'effet de vos menaces. Vous semblez craindre que j'attaque votre domicile, soyez sans craintes. Je puis au besoin être téméraire, je ne suis pas sans raison.

Si les bohémiens, les naufrageurs de la côte et les bandits de la montagne, tout disposés à profiter des résultats désastreux de la bagarre ne furent point trop satisfaits de ce discours, en revanche, les paysans, les miliciens et les miquelets eux-mêmes se réjouissaient de la tournure des choses.

—Quel brave et loyal hidalgo français! disaient les femmes.

—Il a cent fois raison, murmuraient les gens pacifiques.

Don Ramon fronçait les sourcils avec humeur.

—Mais enfin, monsieur, dit-il, je suis bien libre, ce me semble, de ne pas vous recevoir.

—D'accord! fit Léon en souriant. Seulement, au nom du sens commun pour la seconde fois, je trouve que pour parler de nos affaires de famille, nous serions beaucoup mieux, mademoiselle votre sœur, vous et moi, autour du brasero, que vous sur un balcon et nous à cheval, par la froide brise qui souffle du large.

Don Ramon fit un geste maussade.

—Je ne veux pas entendre parler de vos prétendues affaires de famille. Que ma sœur rentre chez elle, et finissons-en...

Sur ces mots, il fit mine de se retirer.

—Comme il vous plaira! dit Léon de Roqueforte en haussant les épaules.

Sans plus se soucier de don Ramon, il descendit de cheval, aida Isabelle à en descendre aussi, et dit à son Galicien:

—J'épouse mademoiselle dans une heure; prends ces chevaux, va me chercher un tabellion et un prêtre... Cent piastres pour toi à ton retour.

—Mais, monsieur!... s'écria don Ramon stupéfait; de quel droit...

—Assez! interrompit Léon. Vous venez de mettre tout le pays en rumeur sans le moindre motif. Je ne vous répondrai plus que chez vous ou chez moi, c'est-à-dire à mon bord; choisissez! Eh! que diable pouvez-vous donc redouter en me recevant, quand c'est moi, au contraire, qui devrais refuser d'entrer dans votre château rempli de gens armés par vos ordres!... Assez, vous dis-je!

—Ah! monsieur le capitaine! s'écria Isabelle, il va ouvrir maintenant; mais, au nom du ciel, n'entrez pas!...

—Ma sœur! dit don Ramon avec colère, me prenez-vous donc pour un assassin?—Qu'on ouvre! qu'on ouvre à deux battants!

—Vous m'avez reniée et déshéritée; je ne suis plus votre sœur!

—De grâce, mademoiselle, n'envenimons pas la querelle; entrons! dit Léon de Roqueforte en lui offrant le bras et sans même se retourner pour donner ses ordres à maître Taillevent.

Mais celui-ci s'emparait de la position la plus convenable. Il postait ses compagnons à la garde du seul chemin qui conduisît au lieu de débarquement, se mettait en faction sur le perron du château, et se tenait ainsi prêt, en cas d'alerte, à donner au brig le signal du combat, tout en courant au secours de son intrépide capitaine.


Le grand salon du château de Garba, situé au rez-de-chaussée au delà du vestibule, était une pièce sombre et sévère, de forme octogone, très haute de plafond, carrelée en pierre, et communiquant par des corridors avec les tourelles où les miquelets tenaient présentement garnison. Il était, du reste, assez mal meublé de siéges armoriés mais vermoulus, d'une longue table en bois de chêne et de quelques trophées couverts de poussière.

De vieux portraits de famille noircis par le temps en décoraient les murs, tapissés de velours bien déchiqueté par les vers.

Parmi les portraits, Léon remarqua ceux du marquis de Garba y Palos, ancien gouverneur de Cuzco, et de ses deux femmes: l'une, la mère de don Ramon, en costume espagnol du milieu du dix-huitième siècle; l'autre, la mère d'Isabelle, en costume de Péruvienne indigène de la classe supérieure, le manto noir rejeté sur l'épaule, la robe blanche, à demi-montante, sans garnitures, col ni fraise, les cheveux longs, bouclés, et retenus sur le front par un cercle d'or formant diadème.

L'infortunée Catalina était représentée avec des bracelets ornés de pierreries et un collier de rubis, un éventail chinois à la main, et souriant de cet irrésistible sourire qui charma le marquis de Garba y Palos dès le premier jour qu'elle lui apparut.

A l'époque où le fier hidalgo, devenu veuf, fut appelé à un gouvernement dans les possessions espagnoles du Pérou, une paix profonde y régnait entre les descendants des Indiens courbés sous le joug et ceux de la race conquérante; mais les abus des corregidores ou commandants de districts devenaient plus intolérables de jour en jour. Quelques plaintes étaient parvenues jusqu'en Espagne; le marquis, dont la cour connaissait le caractère juste, ferme et intègre, reçut la mission de les apprécier à leur valeur, pour y donner ordre si elles étaient fondées.

Dès son arrivée, il se mit donc en rapports directs avec les chefs des naturels, les caciques, comme l'on disait vulgairement, quoique le vrai nom péruvien fût curacas. La conquête du Mexique ayant précédé celle du Pérou, les Castillans importèrent les dénominations mexicaines dans leur nouvelle conquête, où le nom de cacique prévalut même parmi les indigènes.

José Gabriel, qui passait déjà pour être de la race divine des Incas, Andrès de Saïri, son neveu, père de Catalina, se présentèrent des premiers devant le gouverneur de Cuzco. Les premiers, ils lui firent entendre les doléances des malheureux habitants du pays.

—Seigneur gouverneur, dit Andrès, les corregidores chargés de nous fournir les objets qui nous sont nécessaires, abusent de leur privilége et forcent les plus pauvres à payer fort cher toutes sortes de marchandises inutiles.

—Expliquez-vous.

—Les Indiens n'ont presque pas de barbe et marchent nu-pieds, ils sont obligés d'acheter des rasoirs et des bas de soie. Ils ont la vue excellente, on les contraint à s'approvisionner de lunettes.

—Est-ce bien possible?... mais c'est aussi absurde qu'odieux.

—Ah! monseigneur, reprit José Gabriel, ces exactions ridicules sont encore peu de chose, car enfin les pauvres gens parviennent à revendre tant bien que mal ces genres d'objets; mais lorsqu'on leur fait acheter à prix d'or des mules moribondes, des vivres avariés, des articles sans valeur, on les ruine absolument. Ce régime dépeuple nos villages; on y meurt de faim et de désespoir. Que Votre Excellence prenne enfin pitié de nos maux!...

Le marquis de Garba y Palos, indigné de la rapacité de ses subalternes, prit énergiquement la défense des Indiens. Il cassa plusieurs des coupables corregidores; il conquit l'amour des naturels, qui le regardaient comme leur sauveur; il s'attira par contre-coup la haine des trafiquants et de tous les drôles qui profitaient antérieurement des abus.

Des plaintes furent portées contre le gouverneur de Cuzco, que les Espagnols accusaient de partialité en faveur des indigènes; elles demeurèrent sans résultats tant que la calomnie ne put s'appuyer sur aucun fait de nature à influencer le vice-roi.

Mais le marquis avait vu la belle Catalina, fille du cacique Andrès. Elle aimait en lui le protecteur de sa race; ils s'unirent publiquement aux pieds des autels, en l'église des Dominicains, bâtie sur l'emplacement de l'antique temple du Soleil.

Le gouverneur crut que la politique se conciliait fort bien avec son mariage. En épousant une noble jeune fille de la race des anciens rois, il achèverait de s'attacher les indigènes et de leur rendre moins pénible la domination espagnole; en même temps il démontrerait à ses subordonnés, d'une manière éclatante, que leurs exactions ne seraient plus tolérées. Ce calcul était faux.

La calomnie trouvait enfin son levier.

On dit que le gouverneur de Cuzco s'alliait avec les caciques pour s'enrichir au détriment du trésor royal; on représenta son mariage comme un pacte fait avec la nation vaincue; on ajouta qu'il s'était mésallié par avarice; on donna même à entendre qu'il visait à s'insurger contre la couronne. D'autre part, on ne manqua pas de prétendre que, loin de protéger les indigènes, il se servait de leurs anciens tyrans pour les pressurer à son profit.

Tous ses actes devaient être dénaturés par des rapports perfides.

Et la vice-royauté du Pérou venait d'échoir à un homme du parti opposé à celui du marquis de Garba y Palos.

L'œuvre civilisatrice et paternelle qu'il avait entreprise, les fruits de sept années d'efforts incessants, tout fut perdu en quelques jours.

Le gouverneur de Cuzco, violemment arrêté dans son palais, fut conduit avec les fers aux pieds et aux mains à Lima, où on le jeta dans un cachot.

Alors dona Catalina, emmenant sa fille Isabelle, se réfugia chez le cacique de Tinta, son père.

Tous les abus réprimés à grand'peine recommencèrent avec une recrudescence qui les rendit plus sensibles. L'insurrection de 1780 éclata.

José Gabriel en fut le chef, Andrès l'un des héros.

Le marquis, étroitement incarcéré à Lima, ne fut point envoyé en Espagne comme il le demandait, mais soumis aux plus cruels traitements, tandis que Catalina, son enfant dans ses bras, parcourait le pays en criant vengeance, soulevait les populations et les conduisait au combat avec l'espoir de fondre un jour sur la capitale pour y délivrer son malheureux époux.

On sait comment périt cette femme digne à tous égards de son illustre origine; on sait comment elle fut vengée par Léon de Roqueforte, le Lion de la mer, qui, se trouvant tout à coup en présence de son image, dit avec une pieuse émotion:

—Isabelle, je prends a témoin votre infortunée mère de mon dévouement à votre aïeul Andrès et de mon attachement sans bornes pour vous.

Don Ramon entrait dans la salle par la porte opposée à celle du vestibule.


Brun, pâle, maigre, à traits réguliers et qui ne manquaient pas de caractère, le jeune marquis de Garba y Palos était Espagnol de pied en cap. Élevé en Galice par ses vieux parents maternels, il avait appris dès l'enfance à blâmer tous les actes d'un père qu'il ne connut que fort peu, et dont la juste prédilection pour sa fille Isabelle irrita sa jalousie. Il avait les qualités de sa race ainsi qu'il en avait les défauts: le sentiment de l'hospitalité, par exemple, dominait son naturel ombrageux.

Du haut de son balcon il venait d'être rude jusqu'à la grossièreté; mais Léon était sous son toit maintenant, il se piqua de courtoisie envers cet hôte qu'il recevait de guerre lasse, et saluant sans roideur:

—Monsieur le capitaine, dit-il, que Dieu garde Votre Seigneurie!

Léon, qui n'ignorait aucune des formules de la politesse castillane, répondit sur le même ton:

—Puisse Votre Excellence vivre de longues années avec la bénédiction de Dieu!

Isabelle, bien résolue à exiger la réparation des insultes publiques de son frère, observait en silence dans une attitude à la fois fière et réservée.

Don Ramon présenta un siége au corsaire; ils s'assirent, Isabelle resta debout, sa cravache à la main.

—Monsieur le marquis, dit Léon, mes instants sont comptés; avant le coucher du soleil, je veux être sous voiles; vous me permettrez donc d'aller droit au fait.

Après une inclination silencieuse de don Ramon, le corsaire ajouta:

—J'ai pris, il y a dix jours, mon mouillage sous les murs de votre château, avec le dessein, bien arrêté dans mon esprit depuis deux ans, d'épouser mademoiselle votre sœur.—Qui je suis, pourquoi et comment j'ai formé cet espoir de bonheur, vous allez le savoir. Avant tout, je devais m'assurer que le cœur et la main de dona Isabelle fussent libres, qu'aucune parole n'était donnée, et qu'en un mot je n'arrivais pas trop tard. J'espérais que le glorieux marquis votre père dont Dieu ait l'âme! vivait encore.

Don Ramon et Léon se levèrent, Isabelle s'inclina au souhait pieux de Léon; les deux cavaliers se rassirent, la conférence continua.

—Je voulais enfin me présenter d'une manière éclatante à celle aux pieds de qui je dépose mes vœux. J'ai eu le temps d'apprendre tout ce qu'il m'importait de savoir, et notre combat de ce matin m'a fourni l'occasion que je cherchais. Le Lion a pris à l'abordage et brûlé une corvette anglaise; ma cale est pleine de prisonniers de guerre; c'est même un motif de plus pour que j'aie hâte de toucher en France, où je les déposerai; après quoi je donnerai suite à mes vastes projets, qui se rattachent d'ailleurs à mon mariage.

Don Ramon se contint non sans un mouvement d'humeur qui n'échappa point à Isabelle.

—Qui je suis? continua le corsaire. Le chef des plus braves entre les enfants de la mer,—l'égal des plus grands et des plus fiers, monsieur le marquis,—un citoyen français, avant tout citoyen du monde,—un homme dont la vie est chère à des peuples entiers,—un fléau pour les méchants et les traîtres,—un ami sûr et dévoué pour les gens de bien.

—Vous me pardonnerez, seigneur capitaine, dit don Ramon avec une nuance d'ironie, de ne pas bien comprendre ces titres nouveaux pour moi. Votre renommée n'est point parvenue jusqu'en ces montagnes reculées, votre naissance et votre fortune seraient-elles à son niveau?

—Sous le rapport de la naissance, et même sous celui de la fortune, le comte de Roqueforte ne le cède point aux Garba y Palos.

—Les Garba y Palos descendent des rois d'Aragon.

—Je le sais, et je sais de même que dona Isabelle descend par sa mère des illustres souverains du Pérou.

—Pour Dieu! s'écria don Ramon, prétendriez-vous être issu de Charlemagne?

—De plus loin et de plus haut, avec la permission de Votre Excellence. Charlemagne portait la couronne du dernier Mérovingien, aïeul de ma race; les Roqueforte sont fils de Clovis, leurs titres de famille l'attestent.

Un sourire d'incrédulité rida les lèvres de don Ramon.

Léon de Roqueforte dit avec une insouciance railleuse:

—Oh! tout ceci, mon cher hôte, n'est pas article de foi. Seulement la tradition de ma famille vaut tout au moins celle de la vôtre, avouez-le. Entre nous, je fais peu de cas de nos prétentions respectives et de nos parchemins. Je suis, je suis moi-même; voilà mon plus beau titre. Je suis, sur les mers d'Europe, Sans-Peur le Corsaire: ce nom, je ne me le suis pas donné par ma bouche, par mes actions à la bonne heure. Au Pérou et dans le grand Océan, je suis le Lion de le mer!

—Le Lion de la mer, vous!... s'écria don Ramon en se levant avec une évidente colère.

—Ah! ah! dit Léon, ce nom-là ne vous est plus inconnu. Tant mieux!... Je suis le Lion de la mer que dix nations de l'Océanie reconnaissent pour leur grand chef. Roi sur mon brig corsaire, je suis plus puissant encore à la Nouvelle-Zélande, à Tonga, aux Marquises... Je vois avec plaisir que le Lion de la mer n'est point étranger au fils du loyal gouverneur de Cuzco...

—L'insurgé! le rebelle! l'aventurier! dit avec dédain don Ramon, nourri dans la haine de l'homme qui avait préservé du massacre Isabelle enfant.

Combien de fois chez ses parents maternels n'avait-il pas entendu maudire le Lion de la mer! Ce nom résumait tous les griefs de sa famille galicienne. Sans l'intrépide inconnu qui le portait, Isabelle eût péri, et dès lors plus de vestiges de la prétendue mésalliance du marquis avec la Péruvienne, point de rivalités, plus de partage de la fortune, plus de tracas, plus d'ennuis, plus d'influence étrangère.

Aux qualifications d'insurgé, de rebelle et d'aventurier, Sans-Peur le Corsaire, loin de répliquer avec violence, salua galamment comme si don Ramon lui eût décerné des éloges; mais Isabelle s'écriait:

—Le vengeur de ma mère lâchement assassinée! mon sauveur à moi! le compagnon d'armes et l'ami de mon aïeul! le serviteur dévoué de la plus juste des causes!...

Demonio! interrompit don Ramon. Taisez-vous, Isabelle. Cet homme ose se faire gloire d'être l'allié des José Gabriel et des Andrès de Saïri... Cet homme se fait un mérite d'avoir combattu les Espagnols...

—Oui, certes! s'écria Sans-Peur à bout de patience. Si le marquis votre père vivait encore, il m'accueillerait comme un fils et vous maudirait, vous, comme un enfant dénaturé. Notre cause était la sienne...

—Mon père fut un insensé qui épousa une femme barbare.

—Paroles impies! disait Isabelle. Vous nous insulterez donc tous, vivants ou morts, tous, mon aïeul, ma mère, mon fiancé, moi, et jusqu'à mon père!... Vous l'avez appelé insensé, vous; eh bien! c'est moi qui vous renie maintenant... Osez regarder son portrait... osez lever les yeux sur sa fille!

Don Ramon voulut répondre à ce défi.

Il pâlit en voyant derrière sa sœur le tabellion et le prêtre amenés par le Galicien qui les avait mis au courant de la situation.—Ils avaient tout entendu; leur désapprobation se lisait sur leurs traits.

—Au nom de Dieu, marquis de Garba, rétractez-vous! dit le prêtre avec autorité.

Le comte de Roqueforte remettait au tabellion un pli qu'il destinait d'abord au frère d'Isabelle, mais au seul nom de Lion de la mer, la conférence avait dégénéré en querelle; bien des explications regrettables faisaient ainsi défaut.

—Maître, disait Léon au notaire, lisez et procédez conformément aux lois.

L'acte rédigé en due forme était le consentement d'Andrès de Saïri, cacique de Tinta, au mariage de sa petite-fille et unique héritière, Isabelle de Garba y Palos, avec le comte de Roqueforte son ami. On y avait annexé l'état des biens laissés au Pérou par le défunt marquis, et la copie du testament déposé par lui à Lima avant de se rembarquer pour l'Espagne.

—Ces pièces sont parfaitement en règle, dit l'homme de loi. Prévenu par votre messager, j'ai apporté tout ce qu'il me faut pour dresser le contrat de mariage.

—Faites large la part de don Ramon, dit le corsaire. Ceci n'est pas pour moi une étroite question d'argent.

Léon rejoignit Isabelle.

—Votre frère va se rendre aux paroles de ce vénérable prêtre. Oubliez ses emportements, noble amie, daignez partager ma joie. Dans une heure, vous aurez à jamais rompu avec l'Espagne et avec la famille de votre frère; dans une heure, vous serez Française, et rattachée cependant par un lien nouveau à la patrie de votre mère, dont la cause fut la mienne.

Isabelle, doucement émue, se laissait captiver par les doux propos de Léon, qui bientôt ne lui parla plus que du passé:

—Je vous vis en costume de voyage. L'enfant de Catalina était devenue jeune fille, et l'emportait par ses grâces même sur les grâces de sa mère. Je vous aurais reconnue à votre ressemblance avec elle. Vous m'apparaissiez radieuse comme le soleil dont vos aïeux se disaient les fils; je fus ravi en extase. Je revenais au Pérou, après dix ans d'absence, avec le dessein d'y rejoindre votre aïeul, mon vieil ami, et de m'y présenter à votre père qui ne m'a jamais connu que de nom. J'y revenais, non sans penser que vous étiez sans doute une charmante jeune fille, et que vous pourriez bien être celle qui s'associerait à mon étrange destinée; mais ce n'était là qu'une idée sans consistance. A votre seul aspect, elle se transforma en résolution inébranlable. Il y a deux ans que je vous connais, Isabelle, telle que vous connaît le brave Andrès, et telle que vous êtes, Ô digne fille de Catalina!—deux ans que votre souvenir se marie à toutes mes pensées, se mêle à tous mes desseins et grandit avec mes plus grandes ambitions.

—Mais me direz-vous, demanda Isabelle, pourquoi m'ayant vue avec mon père, vous ne nous avez point parlé?

—La fatalité m'en empêcha. Écoutez!... L'accès du Pérou m'était doublement interdit; j'étais étranger, j'étais proscrit comme ayant pris part à l'insurrection de José Gabriel. Votre aïeul fut amnistié en vertu d'une capitulation royale; votre père, délivré de prison, fut remis en possession de ses titres et dignités, avec la noble mission d'achever par la douceur la pacification de la contrée; mais moi, je n'étais amnistié, ni gracié; je ne pouvais même l'être, à cause de ma qualité d'étranger. Qu'on reconnût le Lion de la mer, il était pris et condamné au dernier supplice, comme le fut l'illustre José Gabriel.

—Et vous osiez revenir au Pérou, imprudent!

—J'abordai secrètement sur une plage isolée, où je me travestis en mineur. Je brunis légèrement mes cheveux et mon teint pour me donner l'apparence d'un métis aux yeux bleus[2]. Puis je me rendis à Lima, où je m'informai du marquis votre père. J'apprends qu'arrivé de Cuzco depuis peu de jours, il va partir avec vous pour l'Europe; je cours à son hôtel, il en sortait.—Il en sortait entouré d'une foule de personnages que j'aurais bravés sans doute s'il ne se fût agi que de ma liberté ou de ma vie, mais une entrevue publique de votre père avec le Lion de la mer l'aurait compromis.—Il ne m'avait jamais vu, et d'ailleurs j'étais méconnaissable sous mon déguisement. Que faire? comment parler? Je vous suivis mêlé à la foule qui vous admirait, mon Isabelle; je jurai que vous seriez, avec la permission du Ciel, la compagne de ma vie!

[2] Métis, fils d'un blanc et d'une Indienne, généralement robuste, basané, mais glabre. Dans l'intérieur du Pérou, on trouve un grand nombre de métis; là, leur teint est moins foncé: pendant leur enfance, ils ont les yeux bleus et les cheveux blonds; mais, avec l'âge, leurs yeux et leurs cheveux brunissent.

—Léon, vos récits emplissent mon cœur d'une ineffable joie; tout ce que vous dites me pénètre et me charme.

—J'eus la douleur de vous voir vous embarquer sans pouvoir me nommer à votre père. Jusqu'au dernier instant, je fis des efforts inouïs; je m'embarquais dans un canot qui suivit le vôtre; je vis votre vaisseau mettre sous voiles, et pour me faire recueillir à bord, je me jetai à la nage en criant au secours.

—Dieu!... je m'en souviens!... mon père voulait qu'on allât vous sauver; mais le commandant du vaisseau dit que votre ruse n'était pas nouvelle, que les esclaves fugitifs s'en servaient souvent pour se faire transporter en Espagne et devenir libres.—Mon père insista: «—Remarquez, seigneur marquis, répondit le commandant, que cet homme nage comme un poisson et qu'il peut aisément remonter dans sa barque.»—Et, en effet, on vous vit à la longue-vue regagner votre canot et puis vous diriger sur la terre.

—Ce n'était point ma liberté, mais mon bonheur qui s'enfuyait avec vous, dona Isabelle. Je repris terre, le deuil dans l'âme; mais rien n'égale ma persévérance. Ce que je veux une fois, je le veux toujours; je sais lasser la fortune par ma ténacité. Aussi me voyez-vous à cette heure au château de Garba. Votre main est dans ma main. Un notaire dresse notre contrat de mariage, et l'on pare l'autel de la Vierge pour y bénir notre union.

—Vous me transportez d'admiration, vous me ravissez de bonheur! dit Isabelle frémissante.

—Je partis pour Cuzco, j'y retrouvai votre aïeul Andrès qui m'avait cru mort et rendit au ciel des actions de grâces en me serrant dans ses bras. Votre destinée l'inquiétait; il pressentait que votre père ne vivrait que peu d'années; il devinait que sa chère Isabelle serait la malvenue dans la maison de Garba y Palos: «—Léo, mon cher fils, au nom de notre vieille amitié, promets-moi de veiller sur elle!...» «—Accordez-moi sa main!...» m'écriai-je alors.—Il se mit à genoux et remercia Dieu qui lui envoyait un secours providentiel. Il bénit mes vœux.—Je repartis du Pérou très peu de temps après, ignorant encore la grande révolution de 1789. Ses conséquences qui ébranlent le monde retardèrent, comme vous le saurez, l'exécution de mes desseins. Ce que le gouvernement espagnol était parvenu à cacher dans ses possessions d'outre-mer, si habilement isolées du reste des nations, tous les peuples le savaient déjà. Il fallut que le Lion de la mer parcourût son vaste empire, avant de pouvoir revenir en Europe. En France, il dut se faire reconnaître et se signaler comme corsaire. Ce n'a point été sans dangers que le comte de Roqueforte est parvenu, à la faveur de son surnom de Sans-Peur, à équiper le navire qu'il met à vos ordres. Voilà pourquoi depuis la fin de 1790, depuis deux mortelles années perdues pour notre bonheur, le noble Andrès nous attend. Dans peu de mois, Isabelle, il vous aura pressée sur son cœur.

—Mais les ports du Pérou sont toujours fermés aux navires des nations étrangères, objecta la jeune fille.

—Si Dieu me prête vie, ces ports inhospitaliers s'ouvriront largement à tous les pavillons.

—Mais vous êtes toujours dans ce pays un rebelle, un insurgé, un proscrit?

—Oui, sans doute... Qu'importe! je suis toujours aussi le Lion de la mer. Les côtes du Pérou n'ont pas de secrets pour moi. J'en ai sondé toutes les passes, j'en connais tous les écueils, tous les courants, tous les dangers, qui seront mes auxiliaires à l'heure du péril, et je sais dans quelle anse isolée nous attend Andrès de Saïri.


Don Ramon ne s'était pas rendu aux ordres évangéliques du prêtre, l'un des plus vénérables ecclésiastiques du canton. Après avoir parlé au nom du ciel, le ministre de paix employa des arguments purement terrestres:

—Comment pourriez-vous désormais vous opposer au mariage de mademoiselle votre sœur? Regardez ce qui se passe autour de votre château. Les miquelets et les miliciens fraternisent avec les marins français; tout le pays prend un air de fête. Les jeunes filles apportent des bouquets; tous les gens du canton, convaincus de la générosité du capitaine Sans-Peur, s'assemblent dans l'espoir qu'il leur donnera des marques de sa munificence...

C'était à deux pas de la porte du vestibule, auprès de la fenêtre ouverte sur la cour d'honneur, que le bon prêtre parlait ainsi. Don Ramon l'interrompit avec rage:

—Je ne suis donc plus maître chez moi!... Il faudrait subir la loi de cet étranger!... Non! non! je le tuerai plutôt de ma propre main!...

Le prêtre se plaça devant don Ramon qui essaya de le repousser, mais Taillevent n'avait fait qu'un bond; de ses mains vigoureuses, il avait saisi les deux bras de l'hidalgo:

—Voyons un peu, s'il vous plaît!... Tuez!... Allons! ne vous gênez pas!... disait-il en ricanant.

—Laisse donc le marquis! s'écria Sans-Peur.

—Pardon, capitaine, un malheur est trop vite arrivé!

A ces mots, les pistolets de don Ramon lui furent enlevés avec une dextérité charmante.

Par les ordres d'Isabelle, les portes de la grande salle s'ouvrirent à tous venants.

Et le tabellion commença la lecture du contrat de mariage, tandis que la chapelle du château était envahie par la foule.

Suivant les intentions de Léon de Roqueforte, et du consentement d'Isabelle, l'acte avantageait au delà de toute prévision le jeune marquis de Garba y Palos.

Don Ramon, confus, découragé, abattu et touché par les paroles du prêtre autant que par la magnanimité de Léon, céda enfin; il apposa sa signature sur l'acte notarié.

—Je savais bien, seigneur marquis, que nous finirions par être d'accord, dit Sans-Peur le Corsaire en lui tendant la main.

Le jeune hidalgo y posa la sienne.

Isabelle était trop heureuse pour en exiger davantage.

La cloche de la chapelle sonnait enfin à toute volée, le brig le Lion pavoisait en faisant des salves d'artillerie, et la moitié de l'équipage, en élégants costumes de fantaisie, prenait place à la droite de l'autel dont les miquelets et les miliciens, ravis d'un dénoûment si pacifique, occupaient la gauche.

La toilette de la mariée ne dura qu'un instant. Vingt couronnes de fleurs d'oranger lui étaient offertes; elle n'eut que l'embarras du choix.

Au moment où la bénédiction nuptiale fut donnée aux époux, sous le poêle tenu d'un côté par don Ramon et de l'autre par maître Taillevent, le fidèle matelot du capitaine, l'un des officiers du brig fit un signal.

Une double bordée ébranla les échos de la petite baie de Garba.

Au sortir de la chapelle, le repas de noces fut servi. Don Ramon en fit très convenablement les honneurs à son beau-frère, aux officiers et au maître d'équipage du brig français, ainsi qu'au notaire et au prêtre.

Ensuite, l'attente des riverains fut largement comblée; Taillevent défonça deux barils de piastres d'Espagne provenant de la prise faite le matin. Le Galicien, pour sa part, reçut le double de la récompense promise.

Mais après le dessert, tandis que, du haut du perron, Sans Peur le Corsaire et sa jeune femme présidaient à ces libéralités, un homme couvert de poussière s'approcha de don Ramon et lui remit avec mystère une dépêche du gouverneur de la Corogne.

Don Ramon se retira pour la lire secrètement.

La brise du sud soufflait encore avec violence, mais les bois de chêne vert et les murailles du château garantissaient de la froidure l'esplanade où dardaient les rayons obliques du soleil.

Dans un ciel sans nuages, le disque enflammé descendait perpendiculairement au-dessus de l'extrémité de la falaise.

Un bohémien, qui s'accompagnait sur la mandoline, improvisait ainsi:

«En toutes saisons, sur la terre d'Espagne,
Il est des heures dont le soleil fait son nid.
Les grâces et la pauvreté se réchauffent à sa chaleur.
En toutes saisons, sur la terre d'Espagne,
On trouve des fleurs d'oranger pour couronner les mariées.
Beaux époux qui donnez aux pauvres,
Vous êtes le soleil et la fleur parfumée.
On chantera longtemps, sur les montagnes de Galice,
Sans Peur, le capitaine des lions de la mer,
Et la royale Isabelle du Pérou, la terre de l'or.»

Corsaires, soldats, paysans, paysannes, se tenant par la main, dansaient et chantaient.

On ne se faisait pas, non plus, faute de boire.

Le brig avait fourni le vin de France, les caves du château et l'hôtellerie des Rois mages fournissaient le vin d'Espagne.

Les Galiciens criaient: «Vive le généreux capitaine Sans-Peur!... Vive le Lion!... Vive Isabelle... Que Dieu leur donne longues années!»

Les corsaires faisaient entendre des hourras joyeux.

De haute lutte, leur capitaine venait de conclure en peu d'instants un mariage rêvé, ambitionné, ardemment voulu depuis longtemps; en un clin d'œil, à la baguette, il avait réalisé ses vœux. Au dire des matelots, Sans-Peur enlevait ce soir à l'abordage le contrat, la bénédiction nuptiale et la belle des belles, comme le matin la corvette anglaise the Hope (l'Espérance), un nom d'heureux augure.

La dépêche remise au frère d'Isabelle était ainsi conçue:

«La guerre est déclarée à la République française. Une frégate de Sa Majesté Catholique appareille pour couper la route au redoutable corsaire mouillé sous votre château. Employez tous les moyens pour retarder son départ. Usez de ruse; attirez le capitaine chez vous; donnez-lui des fêtes. Il nous importe de délivrer les nombreux prisonniers anglais qu'il retient à son bord. Dès demain il vous arrivera des troupes et six pièces d'artillerie qui coopéreront avec les canots de notre frégate la Guerrera pour le surprendre au mouillage.

«Dieu vous garde longues années!»


VII

PAVOIS ET ADIEUX.

Reconnaissant à la cime des mâts et aux bouts des vergues des bannières qu'un jour Taillevent, Camuset et quelques camarades avaient déroulées pour l'avertir, Isabelle admirait les étranges pavois du brig corsaire.

—Au Callao et sur les mers que j'ai parcourues, disait-elle, j'ai vu parfois des navires arborer en signe d'allégresse des pavillons aux vives couleurs, mais je n'en ai jamais vu de pareils aux vôtres.

—Assurément, dit Léon. En général, on se borne à hisser en tête des mâts et au bout des vergues les pavillons des diverses nations amies, disposés suivant un ordre qui indique le degré d'honneur qu'on veut leur faire, et on achève le pavois au moyen de pavillons de signaux placés arbitrairement. Aujourd'hui, chère Isabelle, j'ai autrement procédé. Ces pavois ont été imaginés en songeant à vous et à notre union. Ils disent ma vie et la vôtre; ils sont le symbole de notre passé, de notre gloire, de notre avenir. Je me suis complu dès longtemps à les composer pour la fête de notre mariage.—Isabelle, me disais-je, sera surprise de voir ces bannières; elle m'en demandera la signification, et je lui répondrai avec bonheur.

—Parlez donc, parlez! Isabelle est heureuse et fière de vous entendre.

—A l'arrière, d'abord, le pavillon de la France surmonte celui d'Angleterre, renversé en signe de défaite. Ceci est un détail improvisé ce matin pour compléter mon bouquet naval. Au grand mât flotte la bannière des Roqueforte, d'or au lion rampant[3] de gueules[4], selon le blason de ma famille. Au mât de misaine, le pennon de la vôtre, azur au chef d'argent. A tribord de la grande vergue, la première place d'honneur, le pavillon d'Espagne, suivant l'usage marin qui veut qu'on rende ainsi hommage à la nation amie dans les eaux de laquelle on est mouillé. A babord, vous reconnaissez les couleurs du Pérou, votre patrie. A ma vergue de misaine, les antiques traditions de nos deux familles sont représentées, d'un côté, par le drapeau du royaume d'Aragon, de l'autre par la chape bleue de Saint-Martin, qui fut celui de la première race des rois Francs. En Océanie, quand j'arborais cette bannière sacrée à la tête de mon grand mât, mes peuples disaient avec un respect profond: «Le Lion célèbre sur son vaisseau la mémoire de ses pères.»

[3] Rampant, en blason, signifie droit, debout, par opposition à passant, qui veut dire marchant.

[4] Gueules, rouge.

—La République française, dit Isabelle, tolérerait-elle tant de démonstrations aristocratiques?

—J'en doute fort, répondit Léon. Mais si j'envoie le rapport de mon combat de ce matin à la Convention nationale, je m'abstiendrai de lui faire part de mon mariage et de ma manière de pavoiser.

—Ne craignez-vous pas les indiscrétions de vos gens, les rapports des espions, l'esprit ombrageux du nouveau gouvernement de la France?

—C'est en France surtout que je suis Sans-Peur le Corsaire... Mais, dites-moi, au-dessus du pavillon de l'Espagne reconnaissez-vous l'emblème qui se déroule au gré de la brise?

—Je reconnais sur un fond d'azur le Soleil des Incas, répondit Isabelle, et du côté opposé, le serpent Uscaguai à tête de cerf, et portant à la queue des clochettes d'or. Plus loin, je vois le cercle de feu que le père de ma mère fit peindre sur le drapeau de Tinta, et enfin le glorieux étendard de José Gabriel. Je ne doutais pas de vos paroles, cher Léon, mais ces enseignes symétriquement déployées, ces insignes, qui, dès le lendemain de votre entrée au port, furent déroulées pour moi, sont autant de preuves éloquentes de leur sincérité.

—A égale distance du grand mât et du mât de misaine, entre les deux flèches, Isabelle, le grand oriflamme blanc qui se balance porte notre chiffre brodé; il est consacré à notre mariage, et lorsque mon navire grandira sous mes pieds, quand mon brig se transformera en corvette, en frégate, en vaisseau de haut bord, quand le bâtiment que nous monterons sera un trois-mâts, cet oriflamme, aux jours de fête, flottera au sommet du plus grand.

—Vous espérez donc métamorphoser votre navire?

—Je referai sans doute ce que j'ai déjà fait bien souvent. Comme un hardi cavalier tue ses chevaux sous lui, ainsi j'ai tué sous moi des bâtiments de tous genres depuis le jour où de mon tronçon de mât brisé je passai capitaine de la péniche enlevée aux Espagnols par les balses péruviennes. Le navire change, son nom reste. Le Lion coule, brûle ou saute, vive le Lion! Tel que le phénix, il revint toujours. Et quand les peuples de l'Océanie le voient glisser au large de leurs îles, aujourd'hui goëlette légère, demain vaste trois-mâts, simple pirogue ou brig armé de canons, corvette, aviso ou jonque chinoise, ils le reconnaissent à ses couleurs,—d'or au lion rouge,—et disent en leurs idiomes: «C'est le Lion qui a changé de tatouage.»—Tous les autres pavillons que vous voyez d'ici dans ma mâture ont leur signification précise. Ils représentent mes relations avec les îles Marquises, Taïti, Tonga, la Nouvelle-Zélande, et les contrées diverses dont je suis le grand chef, le libérateur ou le simple allié. Chacune de ces enseignes est une page de mon aventureuse histoire; l'oriflamme blanc à notre chiffre, chère Isabelle, était réservé au plus beau jour de ma vie.—Mais où donc est don Ramon, votre frère? s'écria tout à coup Léon de Roqueforte.

—Mer d'huile! fond de vase! veillez au grain, capitaine, dit tout bas maître Taillevent, il y a encore quelque trahison dans le coin...

—Explique-toi.

—On a l'œil américain. Votre marquis vient de recevoir à la muette un pli cacheté qui sent le roussi.

—Mets ta cravate rouge en ceinture et rallie nos gens d'un coup de sifflet.

Au coup de sifflet qui domina la clameur générale et retentit, longuement répété par les échos de la falaise, les gens qui étaient à bord et ceux qui étaient à terre tournèrent, tous, les yeux du côté de maître Taillevent.—Ils remarquèrent tous sa ceinture rouge, et comprirent qu'il s'agissait de se tenir sur ses gardes.

Les danseuses galiciennes furent abandonnées sans merci.—Chacun se porta vivement à son poste. Les rameurs coururent à leurs canots, les officiers se mirent à la tête de leurs escouades respectives, les pavois arborés à bord furent amenés en un clin d'œil, et l'on put voir à chaque sabord un petit mouvement qui consistait à refouler sur la charge de salut un double projectile,—précaution toute naturelle du reste, car, même en temps de paix, un navire bien commandé ne prend jamais la mer sans avoir chargé ses pièces d'artillerie.

—Camarades, disait Sans-Peur, il est temps d'appareiller!... Adieu donc aux bonnes gens de ce pays, et en route!...

Don Ramon accourait, tandis que les effets d'Isabelle étaient emportés à bord de la chaloupe par les soins de sa camériste, jeune Péruvienne qui l'avait accompagnée en Espagne et qui, s'attachant à sa destinée, devait embarquer avec elle.

Le novice Camuset, en cette occasion, se signala par un zèle admirable. On le vit se charger de boîtes, de cartons et de colifichets avec une ardeur héroïque; dix fois, il courut de la chaloupe au perron du château, dix fois il fit preuve du plus aimable empressement.

—Mon frère, disait don Ramon, c'est à votre bord que je voudrais vous faire mes adieux!

—Très bien, répondit le corsaire; je ne vous l'aurais pas proposé, mais je suis heureux de vous recevoir à mon tour.

On s'embarqua.

Les voiles trouées, les cordages coupés, les espars avariés par le combat du matin avaient été, dès la première heure de mouillage, réparés ou changés en vertu des ordres du second, qui reçut à bord son capitaine, Isabelle et don Ramon avec tous les honneurs d'usage.

Les chaloupes et canots furent rehissés, l'ancre arrachée du fond, les voiles établies avec ensemble. Une barque du pays se mit à la remorque du brig, et le léger navire s'élança, bâbord amures, vers les passes rocailleuses qu'il devait franchir pour la quatrième fois avec autant d'audace que de bonheur.

Pendant l'appareillage que dirigea le capitaine, don Ramon, le front radieux, n'avait cessé de causer fraternellement avec Isabelle, qui souriait à l'écouter. Dès que la manœuvre fut finie et que le Lion, couché sur le flanc de tribord, navigua sur la mer houleuse sans courir aucun danger:

—Mon frère et ami, dit le jeune marquis à Sans-Peur le Corsaire, c'est en présence de votre équipage, témoin de nos querelles de ce matin, que je veux à présent vous adresser des paroles de paix et d'adieu.

—Sur l'arrière tous, et silence à bord!... commanda Léon de Roqueforte.

Les deux tiers des matelots comprenaient l'espagnol et devaient naturellement servir d'interprètes à leurs camarades.

—Braves Français, dit don Ramon avec une emphase castillane qui convenait à son allure hautaine, hier, ce matin, quelques minutes encore avant l'union de votre valeureux capitaine avec la fille de mon père vénéré, s'il n'eût dépendu que de ma volonté, votre navire se fût abîmé dans les flots. Seul contre tous, jusqu'au dernier moment, j'ai opposé la plus vive résistance à un dessein qui contrariait mes vues. Je ne m'en repens pas, je ne désapprouve point ma propre conduite, je ne renie point ce que j'ai fait.—Mais, à cette heure, ma main a serré la main de Léon de Roqueforte, un acte régulier signé de mon nom, et la bénédiction d'un prêtre chrétien font de lui l'époux de ma sœur, il a mangé du pain et du sel sous le toit de ma maison; il est mon ami, mon frère et mon hôte.—Or, par le nom sacré de Dieu qui m'entend, le marquis de Garba y Palos n'est et ne sera jamais traître à l'amitié, à la famille ni à l'hospitalité.—Voici une dépêche que m'envoie le gouverneur de la Corogne; elle m'est arrivée une heure trop tard par la volonté du Ciel; je veux vous la lire à tous.

Il lut.—Et l'équipage applaudit.—Et Isabelle, se jetant dans ses bras, dit avec transport:

—C'est à partir d'à présent, Ramon, que vous êtes vraiment mon frère!

—Devant eux, ma noble sœur, je ne devais pas m'humilier, dit le jeune marquis à voix basse, mais je m'incline devant toi; pardonne-moi ma trop longue erreur!

—En exprimant sa vénération pour notre père, don Ramon a rétracté sa seule parole coupable. Quant au reste, je sais faire la part des préventions injustes dans lesquelles on t'éleva. J'étais pour toi une étrangère qui usurpait ton nom et la meilleure part de tes richesses.

—Tu es ma sœur, et tu m'as abandonné plus de biens que je n'y avais droit.

—Ma mère fut pour tous les tiens une femme d'une contrée barbare, une beauté sauvage dont les attraits séduisirent le marquis notre père...

—Ta mère est une héroïne dont je vénérerai le grand souvenir.

—Mon époux, mon aïeul, ma race étaient maudits par les tiens.

—Mes yeux se sont ouverts, ils sont éblouis par la grandeur de ton époux. Je suis fier, maintenant, d'être le frère d'un héros.

Les gens de l'équipage d'un côté, les officiers et leur capitaine de l'autre, s'entretenaient encore de la solennelle déclaration du marquis espagnol, quand Isabelle, au comble de la joie, se rapprocha de son époux et lui dit:

—Répondez maintenant.

Le silence se rétablit, et Léon de Roqueforte dit d'une voix mâle et fière:

—Soyez loué comme vous méritez de l'être, monsieur le marquis, mon frère et mon ami désormais. Vos adieux rachètent noblement l'accueil hostile que vous me faisiez ce matin. Au moment où la guerre s'allume entre nos deux patries, la paix se conclut entre nos deux familles qui n'en feront qu'une à l'avenir. Si nous nous rencontrons dans les combats, nous nous épargnerons loyalement, nous nous porterons secours en frères. Tous les miens recevront l'ordre de protéger les biens et la personne du marquis de Garba y Palos. Et si, ce qu'à Dieu ne plaise, le gouvernement espagnol vous persécutait pour ce que vous venez de faire, sachez que votre cause serait ma cause, comme ma fortune serait la vôtre. En tous pays, vous avez le droit de trouver aide et appui parmi les sujets, les serviteurs, les compagnons d'armes ou les amis du Lion de la mer. En foi de quoi, seigneur marquis, je vous donne cette poignée de franges d'or tressées à la péruvienne comme les franges du borla royal, bandeau des Incas. Les anciens monarques du Pérou n'avaient qu'à confier à un de leurs officiers un insigne semblable, pour que d'une extrémité à l'autre de leur empire on obéît à sa vue. J'ai adopté cet usage. Ces franges sont ma crinière de lion. Quiconque en possède un seul brin est reçu en allié par tous les chefs des îles du grand Océan, depuis le Pérou jusqu'aux Carolines.

Don Ramon, sur ces mots, échangea une accolade fraternelle avec Léon de Roqueforte; il embrassa de nouveau sa sœur et descendit enfin dans sa barque aux acclamations de l'équipage entier.

Seul, maître Taillevent fronçait les sourcils. Léon s'en aperçut:

—Qu'as-tu encore, éternel grognard?

—Pardonnerez, capitaine; je ne doute pas plus que vous de la bonne foi de votre beau-frère... Il a du bon, ce segnor à maigre échine!... Mais les panneaux de la cale étaient grands ouverts... et on a connu des Anglais qui entendent l'espagnol...

—Ces Anglais-ci sont prisonniers.

—Demain peut-être ils seront libres.

—La guerre commence à peine. Nous allons à Bayonne.

—On ne sait jamais où on va toutes fois et quantes on met le cap au large. Voici deux ans passés, m'est avis, que nous sommes en route pour le château de Garba, et au lieu de nous y marier comme nous le voulions, nous avons fait les cinq cents coups aux quatre coins du monde...

—J'ai atteint le but, pourtant!

—Oui, capitaine; mais, une heure plus tard, nous étions de bonne prise...

—Eh bien! ça aurait chauffé dur!

—On le sait... mais on sait aussi que, par la brise qui souffle de Paris, tout votre attirail de prince, de grand chef, de roi et de comte, n'est pas sain à Bayonne en Bayonnais.

—Je veux faire enregistrer mon mariage en France; je veux revoir mes braves camarades, les corsaires de Bayonne; je veux me débarrasser de mes prisonniers.

—Ce que vous voulez, capitaine, je le veux toujours; c'est connu. Ce que vous aimez, je l'aime. Ce que vous haïssez, je le hais. Votre vie, c'est ma vie...

—Brave Taillevent! dit le corsaire en lui tendant la main que le maître serra dans les siennes avec une émotion reconnaissante.

—Mais...

—Voyons ton mais, dit Léon en souriant.

—Mais, dame! ça s'entend; si votre vie est ma vie, j'ai, fichtre, bien le droit d'y veiller, et j'y veille. Vos Anglais d'en bas, je les voudrais au fin fond de l'eau; vos camarades de Bayonne au tonnerre à la voile, et les ports de notre république à deux bonnes mille lieues à l'arrière de ce navire. Voilà!...

—C'est bien!

Taillevent salua et alla reprendre son poste au pied du grand mât, non sans mâcher avec humeur son sifflet de manœuvre.

—Sans-Peur... Sans-Peur, grommelait-il, mais sans peau ou sans tête, ça ne serait plus si gai... J'en ai vu guillotiner au Havre qui n'avaient pas dit le quart de ce qu'il crie en plein gaillard-d'arrière... Il y a des espions et des traîtres partout, en comptant ou sans compter nos Anglais...

Le monologue du digne grognard d'eau salée se prolongea ainsi de manière à défrayer tout le grand quart. Camuset s'avançait à l'étourdie, comptant trouver le maître sur son bien dire; mais le grognement aigu qui faisait ronfler son sifflet en sourdine détourna fort heureusement la curiosité du novice. Il recula, glissa dans le panneau de l'entrepont, faillit se casser le nez, et se releva en disant:

—Quel ours salé!... quel ours à la moutarde!... Son capitaine est aux anges, et pour la noce il vous a une mine à faire chavirer le Grand Chasse-Foudre!... J'espère bien que cette mine-là ne sera jamais du goût à Mademoiselle Liména, et voilà ce qui me console!...

Isabelle suivait des yeux don Ramon, emporté à terre par sa barque galicienne; ses regards émus s'arrêtaient sur les tourelles du vieux château de Garba, sur la terre où reposaient les restes mortels de son père, sur la haute falaise où Léon lui avait sauvé la vie. Mille pensées confuses se heurtaient dans son esprit. Faisait-elle un rêve? Était-il bien possible qu'elle fût mariée au Lion de la mer?

—Ce n'est point un rêve, dit Léon en se penchant sur elle.

—Eh quoi! vous lisez dans ma pensée?

Le canot de don Ramon disparut derrière les récifs. Peu d'instants s'écoulèrent. Puis, au sommet du morne, on vit un homme à cheval qui demeura là, tel qu'une statue, les yeux fixés sur le brig emporté vers l'horizon.

Aux dernières lueurs du jour, Isabelle et Léon le reconnurent.

—Mon frère, dit la jeune femme, craint d'apercevoir au large la frégate qui vous cherche, mais vous...

—Je l'attends!... Je n'ai que dix-sept canons, elle en a quarante ou davantage... je n'ai que cent vingt hommes en comptant mes blessés, elle en a trois ou quatre cents... cette mer houleuse est plus nuisible à ma marche qu'à la sienne... Mais ne serais-je point Sans-Peur le Corsaire, je m'avancerais plein de confiance, Isabelle. Notre amour est béni!... Oh! soyez sans inquiétudes; mes mesures sont prises, et je ne livrerai point un combat trop inégal.

—Serez-vous maître de l'éviter?

—Le lion, quand il le veut, sait se conduira en renard. Un de nos grands marins, que l'Espagne dispute à la France, Jacobsen, né à Dunkerque, l'un des ancêtres de Jean Bart, se glorifiait du surnom de Renard de la mer. Je ne dédaignerais pas d'être appelé de même si je n'avais conquis des surnoms qui valent au moins autant. Tous les stratagèmes sont permis au plus faible, tous, excepté de faire feu sous de fausses couleurs.—Le soleil s'éteint à l'occident, notre pavillon descend en même temps que lui, on ouvre l'œil aux bossoirs. Venez dans ma chambre de capitaine, et laissez à mes braves compagnons le soin de veiller.

Le brig s'étant assez élevé au large, arrivait au nord pour doubler le cap Finistère. Les ordres pour la nuit étaient donnés à l'officier de service.

—Bon quart partout! dit le capitaine; qu'au premier signal chacun soit à son poste de combat!

—Adieu, mon frère, adieu! murmurait Isabelle.

Léon lui offrait le bras, la soutenait au roulis, et la conduisait vers la dunette, disposée, depuis le jour de l'armement, en chambre nuptiale d'un étrange caractère.

Une pointe de terre venait de s'interposer entre la falaise et le brig le Lion.

Don Ramon, marquis de Garba y Palos, pressant enfin les flancs de son étalon noir, reprit la route du vieux château.

Et une fois dans la grande salle, s'adressant aux portraits de son père, de sa mère et de Catalina la Péruvienne:

—Êtes-vous contents de moi? demanda-t-il au milieu du plus profond silence.

Quel écho mystérieux lui répondit? Fût-ce les esprits familiers du sombre castel? Fût-ce la voix de sa conscience? On ne sait.

Mais des paroles bénies le ravirent comme en extase, et la nuit entière s'écoula pour lui dans la joie suprême d'un grand devoir accompli.


VIII

LA CHAMBRE NUPTIALE.

Le brig corsaire le Lion, construit et approvisionné au Havre, par les soins du citoyen Plantier, armateur et correspondant de Léon de Roqueforte, avait été emménagé avec une sollicitude toute spéciale par son valeureux capitaine.

Ses officiers et matelots remarquérent, dès leur embarquement, que la dunette, plus haute qu'aucune autre, occupait près du double de l'emplacement réservé d'ordinaire à cette élévation,—qu'on supprime parfois, et qui le plus souvent ne couvre que quelques pieds du pont en arrière de la roue du gouvernail.

—Paraît que notre capitaine tient à être bien logé! dirent les corsaires.

Mais le capitaine ne se logea point dans la dunette, ce qui donna lieu aux plus étranges suppositions. Il s'était réservé, à l'extrême arrière de l'entrepont, une très petite cellule communiquant, il est vrai, par un panneau avec la chambre mystérieuse, où personne, si ce n'est Taillevent, n'avait encore pénétré.

L'indiscret Camuset, s'étant avisé de demander ce qu'il y avait dans la dunette, reçut, pour toute réponse, une taloche tellement magistrale, que les anciens eux-mêmes se gardèrent de questionner le maître d'équipage.

Garantie contre les regards curieux par des cloisons ou des vitraux dépolis, les sabords fermés par des mantelets à jour derrière lesquels se croisaient d'épais rideaux, la dunette dont les gens du bord ignoraient le contenu, fournit aux bavards un thème inépuisable de contes ultra-fantastiques.—Les moins superstitieux admettaient que Sans-Peur en faisait son arsenal particulier, rempli d'armes inconnues et d'artifices diaboliques au moyen desquels il se rirait d'une escadre entière.

Le matin, au moment du branle-bas de combat, force fut pourtant d'ouvrir la dunette pour faire usage des quatre canons qu'elle contenait. Taillevent et le capitaine en avaient, pendant la nuit, retiré plusieurs coffres qu'on logea provisoirement dans des recoins de la cale: mais ce déménagement ne pouvait être que partiel. Aussi les canonniers, en démarrant leurs canons, furent-ils bien surpris de voir, à l'arrière, au-dessus de la tête du gouvernail, un magnifique lit suspendu à double suspension, des meubles, des tentures, des tapis d'une élégance exquise et d'une richesse inusitée.

Les quatre canons et leurs ustensiles participaient du luxe de l'appartement. Les affûts étaient en bois d'ébène incrusté d'ivoire, les roues en gayac poli, les pièces en bronze sculpté, les bragues et autres cordages nécessaires à la manœuvre en fil d'une admirable blancheur, les caisses des poulies en acajou femelle massif, les couvre-lumière en argent relevé en bosses. Les refouloirs, écouvillons, boutefeux, pinces, anspects, seaux, bailles et fanaux de combat, les énormes crocs, anneaux et pilons qui servent à l'amarrage des bouches à feu, devaient à l'art ou à la matière une physionomie qui les empêchait de déparer la chambre nuptiale.—On peut même dire qu'ils l'embellissaient.

L'ameublement de ce boudoir marin fut singulièrement mis en désordre pendant le combat; mais dès que l'action fut terminée, tout fut rapidement rétabli en l'état primitif.

Les bavards n'eurent pas beau jeu cette fois; il y avait à bord trop d'ouvrage; on mettait les prisonniers aux fers, on bouchait les voies d'eau, on lavait les ponts tachés de sang et de poudre, on réparait les manœuvres courantes, on rétablissait les cloisons, et l'on jouait serré contre la fraîche brise, la mer houleuse et les brisants de la passe.

En apercevant Isabelle au sommet de la falaise, les moins malicieux devinèrent:

—La dunette, parbleu, c'était la chambre de madame!...


Léon ouvrit la porte donnant sur le pont; la main de l'intrépide amazone tremblait dans sa main:

—Voici votre appartement, madame, dit le corsaire souriant à son trouble, puissiez-vous le trouver digne de vous.

Liména venait d'allumer les candélabres qui se balançaient au roulis et illuminaient l'intérieur de la dunette. La jeune fille attendait sa maîtresse.

—C'est une merveille, mon ami! dit Isabelle rassurée par la présence de sa camériste. Quel luxe attentif! quelle délicatesse ingénieuse! Vous avez su rassembler dans ce petit palais de fée tout ce que peut désirer une jeune femme.—Dieu! s'écria-t-elle en se retournant, les portraits de mon père et de ma mère, ici!...

—Ces portraits ont été copiés au Pérou sur les originaux que possède le cacique Andrès.

—Je regrettais les images chéries de mes parents; vous avez voulu, noble ami, qu'aucun regret ne pût troubler mon bonheur!

—Cher ange, dit Léon, un capitaine vigilant a toujours quelque ronde à faire, quelques ordres à donner. Liména va vous servir; ensuite elle descendra dans sa chambrette située au-dessous de notre appartement. Permettez-vous que je revienne bientôt!...

Isabelle baissa les yeux en balbutiant un consentement timide; Léon, dont le cœur battait, sut être mari et capitaine sans trahir aucune de ses émotions, sans négliger le moindre de ses devoirs. Le sang-froid devant le péril est moins admirable peut-être que le calme devant le bonheur. Léon, nature forte, voulut se vaincre. Il agit avec le même ordre, la même attention, la même activité méthodique qu'à l'heure la plus indifférente de sa vie d'officier de mer. Ses subalternes, harassés de fatigue par une journée de dangers, de travaux et de plaisirs non interrompus, attendaient peut-être, pour se relâcher, l'instant où il se retirerait auprès de sa jeune compagne. Il jugea nécessaire de se montrer plus vigilant que jamais.

Quand il reparut sur le pont, un murmure d'étonnement parcourut les groupes des gens de quart.

Il examina la voilure et donna quelques ordres au lieutenant de service; puis il passa sur l'avant, interrogea l'horizon qu'argentait la lune à son lever, chercha dans le lointain la frégate ennemie, et ne découvrant rien, il encouragea ses vigies du bossoir à faire bonne veille:

—Point de cris; si vous apercevez une voile, qu'on m'avertisse sans bruit.

—Suffit, capitaine, on coulera doucettement la chose dans le pertuis de l'oreille au lieutenant.

Après avoir pris ses mesures pour que la quiétude d'Isabelle ne pût être troublée, il se rendit au poste des blessés afin de s'assurer qu'ils étaient soignés convenablement. Il adressa quelques encouragements paternels à ceux qui ne dormaient pas encore. Il descendit ensuite à fond de cale, où les soldats et matelots anglais prisonniers étaient aux fers sous la surveillance de quelques factionnaires. Un silence profond y régnait.

Liména caquetait avec un entrain folâtre.

—Heureusement, chère maîtresse, disait-elle, nous sommes amarinées par nos grands voyages. Nous avons le pied marin; voyez comme je vais et viens malgré ce roulis. Et nous ne craignons plus le mal de mer, comme voici deux ans passés, en partant du Callao. Ah! l'on est vaillante quand on a doublé le cap Horn en plein hiver, au mois de juillet. Quand je disais aux gens de Garba que j'ai toujours vu l'hiver en été avant de venir en Espagne, ils me traitaient de menteuse ou de folle.

—Menteuse, ils avaient tort; mais folle...

—Laissez-moi dire, belle petite chère dame, car vous voici dame et lionne de la mer, encore; vous souvenez-vous de mon rêve du mois passé? Je vous peignais, comme ce soir, et vos cheveux prenaient la couleur fauve...

—Si je suis lionne, tu peux te vanter d'être une fameuse pie.


IX

MAITRE TAILLEVENT.

En remontant de la cale dans l'entrepont, Léon vit Taillevent endormi tout habillé et tout armé dans un hamac pendu à côté du panneau des prisonniers de guerre.

Le maître avait pourtant à l'extrême avant un petit réduit particulier, appelé, selon l'usage, la fosse au lions; mais il avait trouvé sage d'être plus près, en cas d'accident, du lieu le plus dangereux du navire.

—Brave et loyal serviteur, pensa Léon, il fait toujours plus que son devoir.

La tête du maître était à moitié hors de son hamac; il écoutait d'instinct, ou pour mieux dire l'oreille était encore éveillée tandis que le corps reposait. Évidemment, il serait debout au moindre bruit suspect.

—Il dort maintenant, il dort à la hâte et d'un sommeil léger, parce qu'il sait bien que je ne puis être endormi. Encore suis-je bien sûr que dix hommes pour un ont l'ordre de l'éveiller avant le milieu de la nuit. Et pourquoi tout ce zèle? Par ambition? il n'en a point; par amour du gain? il ne tient pas à l'argent; par passion pour notre existence aventureuse? non, il ne désirait autrefois qu'une barque de caboteur à Port-Bail, sur la côte de Normandie, et ses goûts n'ont pas changé. Pourquoi donc? parce qu'il partage obscurément, depuis quinze ans bientôt, tous les dangers que je cours. A moi les honneurs, les richesses, les dignités, les succès, la gloire, le bonheur; à lui les privations, les fatigues, les soucis, et cela sans autre compensation que l'amitié de son capitaine.

Le maître, tout en dormant, dit quelques mots mal articulés; Léon saisit seulement ceux-ci:

—Sois curieux, c'est le cas, espèce de mousse!... Allons, Camuset, ouvre l'oreille!...

Léon sourit, traversa le faux-pont où dormaient les hommes qui n'étaient pas de quart, et pénétra dans le logement réservé à son état-major.

Là, dans une étroite cabine, ouverte et gardée à vue par un factionnaire, se trouvaient deux officiers anglais prisonniers, un lieutenant et un master, les seuls qui eussent survécu au combat.

Léon leur demanda s'ils avaient été convenablement traités, et s'excusa de n'avoir encore pu leur permettre de monter sur le pont.

Le lieutenant parut touché de la courtoisie du capitaine français. Il répondit en faisant allusion à son mariage, avec une simplicité d'autant plus agréable au corsaire que celui-ci l'avait remarqué comme un brave pendant l'action du matin.

Quant au master, il dit sèchement que des officiers devraient toujours être laissés libres sur parole.

—Monsieur, je n'aime pas les leçons, interrompit Léon avec vivacité.

—Et moi, monsieur, répliqua le master d'un ton insolent, j'aime à en donner à mes ennemis.

Depuis quelques instants, un bruit sourd de ferrailles se faisait entendre à fond de cale. Le master le prit sans doute pour un signal, car il bondit hors de sa cabine, arracha brusquement un pistolet au factionnaire, et fit feu sur Léon de Roqueforte.

Les cris: «Trahison! révolte! aux armes!» retentissaient de toutes parts.

Isabelle, échevelée, se précipitait hors de la dunette; Liména, tremblante, essayait de la retenir.

Sautant hors de son hamac, maître Taillevent sabrait déjà les révoltés tout en criant:

—Ah! brigand de Camuset! tu as mangé la consigne!... tu n'as pas été assez curieux!

—Pardonnerez, maître, dit le novice qui se dressait à côté de lui, je sais tout!...

Les fanaux étaient éteints dans le faux-pont; à la faveur de l'obscurité, les Anglais essayaient de monter sur le gaillard d'avant, mais rencontraient une résistance singulièrement énergique.

Camuset, pour sa part, s'en donnait d'estoc et de taille.

—Tu sais tout, sauvage de Landerneau, il est bien temps!

—Mais c'est moi qui ai fait la chose...

—Quelle chose, donc?

—Leur révolte, maître...

—La belle besogne!... Tais-toi, innocent, et tapons dessus!

Camuset, on le sait déjà, tapait en conscience, secondant ainsi de son mieux le brave Taillevent.

—Courage! courage, enfants! criait en anglais le plus enragé des prisonniers de guerre; voici la frégate espagnole!... Leur capitaine est mort!... En avant!... Hourra!

Les Anglais, armés de leurs fers, de boulets de canon trouvés dans la cale et de quelques armes blanches enlevées aux matelots endormis, dirigeaient tous leurs efforts sur les deux panneaux de l'avant.


X

DROITS DES PRISONNIERS.

L'état-major du corsaire le Lion était fort nombreux pour un état-major de brig du commerce.

Un corsaire, étant armé par des particuliers, ne fait point partie de la marine militaire;—tout belliqueux qu'il est, il il se trouve donc rangé dans la catégorie des bâtiments marchands;—aussi les corsaires s'intitulent-ils en riant: Marchands de boulets.

A bord se trouvaient six capitaines de prise, embarqués en supplément, outre le premier lieutenant ou second, le lieutenant, le sous-lieutenant, et quatre pilotins susceptibles de faire fonctions d'officiers.

Les pilotins, sur les navires de guerre, ne sont que des mousses attachés au service de la timonerie;—les pilotins du commerce sont des jeunes gens destinés à devenir lieutenants, et, plus tard, capitaines dans la marine marchande. Les quatre pilotins du Lion couchaient dans des hamacs suspendus au milieu du carré ou chambre du brig;—les domiciles des officiers et du chirurgien donnaient sur la même pièce, très long boyau partagé en deux par l'escalier d'arrière, et qui se prolongeait jusqu'à la chambrette échue en partage maintenant à la soubrette Liména.

Au bruit du coup de pistolet tiré sur le capitaine, toutes les portes s'ouvrirent;—les deux pilotins qui n'étaient pas de quart se jetaient bas de leurs hamacs;—déjà justice était faite.

Le matelot de faction, à qui le master avait arraché son pistolet, avait le sabre en main. D'un coup de manchette, il abaissa l'arme et le poignet du prisonnier; la balle se perdit dans le bordage. D'un coup de pointe, il l'étendit mort à ses pieds, en disant:

—Pardon, excuse, capitaine; si ce bruit a réveillé madame, il n'y a pas de ma faute.

Sans-Peur tenait en joue le lieutenant anglais, que dans leur fureur les officiers et pilotins menaçaient aussi de leurs armes.

Roboam Owen, le prisonnier, demeura impassible.

—Par ma foi, monsieur, lui dit Sans-Peur en langue anglaise, vous êtes un homme comme je les aime.

Avec un sourire triste et fier, le lieutenant anglais répondit en français:

—Si mon pauvre camarade avait voulu me croire, il n'aurait pas tenté de se révolter sans chance de réussite.

—C'est bien cela, monsieur! reprit le capitaine. Des prisonniers de guerre ont toujours le droit de s'insurger pour redevenir libres; mais la question est de ne pas manquer son coup. Venez donc inviter vos malheureux compagnons à ne pas se faire égorger jusqu'au dernier.

D'un geste impérieux, Léon avait montré le faux-pont à ses officiers qui s'y précipitaient. Puis, il monta sur le gaillard d'arrière, emmenant avec lui le lieutenant Roboam Owen.

Isabelle, à leur vue, poussa un cri de joie, voulut courir vers son époux, mais tomba défaillante entre les bras de Liména, que Léon seconda aussitôt.

Alors, pressant Isabelle contre son cœur:

—Monsieur! hâtez-vous!... dit-il à l'officier anglais.

Celui-ci se portait au bord du grand panneau, et d'une voix éclatante:

—Camarades, on vous a trompés! cria-t-il. La frégate espagnole n'est pas en vue, et les Français sont à leurs postes!... Bas les armes!...

—Tout le monde sur le pont! ajouta Sans-Peur le Corsaire.

Puis il dit à voix basse à son premier lieutenant:

—L'appel général!... Les prisonniers aux fers sur le pont, au pied du mât de misaine!... Les cadavres à la mer!... et ensuite, à coucher qui n'est pas de quart!...

—Mais l'officier anglais?

—Libre sur parole tant qu'il n'y aura pas d'ennemi en vue, ou aux arrêts forcés, à son choix.

—Je vous donne ma parole, capitaine, dit Roboam Owen en bon français, et mille grâces!

—Très bien!... Bonne nuit, messieurs!...

A ces mots prononcés d'une voix ferme et douce, Léon emporta Isabelle dans la dunette dont la porte se referma. Comme une mère met son enfant dans un berceau, il déposa la jeune femme encore palpitante sur la couchette à roulis, et congédia Liména, qui descendit dans sa cellule par l'escalier intérieur.

—J'étais à genoux, murmura Isabelle; je faisais ma prière du soir pour vous, mon ami, quand ce bruit affreux...

—Oubliez cela, interrompit Léon, mais laissez-moi me rappeler que mon bon ange priait pour moi!...

Les candélabres étaient éteints; la chambre nuptiale n'était éclairée que par la lampe de la boussole appendue au-dessus du chevet des nouveaux mariés.—Léon accrocha sa ceinture de corsaire à l'affût d'un canon voisin.

La mer bruissait en se brisant contre le gouvernail dont la barre gémissait sous ses pieds. La brise sifflait dans la voilure et le gréement. Mâts, vergues, échelles, cloisons craquaient aux balancements du roulis. Sur le pont, on entendait achever l'appel général.


XI

LES OREILLES DE CAMUSET.

L'appel fini, l'oreille du novice Camuset se trouva comme par enchantement entre un pouce et un index inflexibles:

—Aïe! aïe! maître, pardonnerez! balbutia le pauvre garçon.

—Chut! fit Taillevent en serrant plus fort.

Quand il eut descendu l'escalier du grand panneau où tout à l'heure on se battait avec furie, traversé le faux-pont encore désert, ouvert et refermé la porte de sa fosse aux lions, le maître d'équipage lâcha enfin la malheureuse oreille plus rouge qu'un coquelicot de juin.

—Explique-toi, ver de cambuse, mais parle bas!... dit-il en s'asseyant sur un rouleau de cordages. Si tes raisons sont bonnes, tu en seras peut-être quitte pour passer le restant de la nuit au bout de la grande vergue...

—Si elles sont bonnes? répéta le novice consterné; que ferez-vous donc, mon Dieu, si vous les trouvez mauvaises?

—Toujours trop curieux! fit le terrible maître en grinçant des dents comme un cannibale de la Nouvelle-Zélande.

A la vue de cet éblouissant râtelier, le novice se souvint qu'au dire du gaillard d'avant le maître avait fraternisé avec bon nombre de peuplades chez lesquelles les oreilles passent pour le mets le plus délicat.

—Commençons par le commencement, reprit Taillevent toujours en sourdine; ce soir, après le branle-bas de couchage, qu'est-ce que je t'ai dit?

—Vous m'avez dit tout doucettement: «Mon petit Camuset, c'est le cas d'être curieux!...» Et là, sans mentir, cette parole-là m'a étonné pis qu'un miracle.

—N'embardons pas, mousse de malheur!

—Pardonnerez, maître, vous m'avez dit de plus: «Mon garçon, tu entends nativement l'anglais, naturellement et particulièrement, personnellement?—Oui, maître, vu que maître Camuset mon père s'étant fait contrebandier sur la côte de Normandie...»

—Connu, après?

—Après donc, maître, vous me montrez ce trou noir qui est pour le présent derrière vous, et vous me dites: «Glisse-toi là dedans comme un serpent, sans bruit, et arrive jusqu'à l'endroit où les prisonniers sont aux fers; écoute, regarde, veille au grain, et s'ils font, par malheur, quelque mauvaise invention, viens en double me réveiller dans mon hamac, premier croc de tribord ras le grand panneau.»

—Eh bien! enfant damné de la colique, pourquoi ne m'as-tu pas réveillé?... mais réponds-donc, ou je te mange!...

—Pardonnerez, maître!... Je m'affale à la muette par votre scélérat de trou, je tombe dans la soute aux voiles quasi étouffé, je décroche la fermeture sans faire plus de bruit qu'une mouche; me voilà dans la cale à eau, je m'y reconnais. Je rampe sur les boulets, je me hale à plat ventre entre les barriques, d'une vitesse à faire quatorze lieues en quinze jours. J'arrive sur la fin proche le grand câble, et je reste là sans bouger pieds ni pattes pis qu'un lézard empaillé.

—Ça n'est pas trop mal, navigue toujours!

—Nos factionnaires, maître, en avaient assez de la journée de tremblement, de noces et de tra la la d'aujourd'hui, qui donc est déjà hier, vu que...

Un grognement magistral coupa court à la digression.

—Il y avait en faction sous le fanal devant le grand câble, ce pauvre Farlipon, une manière d'endormi qui se frottait les yeux et bâillait...

—Il peut dormir à son aise, maintenant! dit le maître d'un ton farouche.

Camuset en frissonna, car l'infortuné factionnaire avait été la première victime de la révolte, si bien qu'on venait de jeter son corps à la mer pendant l'appel général.

—Un des Anglais, un maigre, pâle, rouge de crin, mauvaise figure, que je connais particulièrement de nom et de surnom pour des motifs particuliers...

—Son nom, langue de jacasse?

—Pottle Trichenpot, sans vous commander, maître...

—Après, failli chien, après?

—Ce Pottle donc se lève en douceur sur le coude, voit le Farlipon qui roupille et commence à bavarder avec son voisin, si bas, si bas, que j'avais grand mal à l'entendre. Ils se disaient en se disant, qu'il dit, un tas d'histoires qu'un autre que moi, maître Taillevent, pas même vous, sans vous offenser, n'y aurait compris goutte, par la raison particulière qu'il fallait savoir ce que je savais, à seule fin d'avoir la finesse de deviner ce qui s'appelle particulièrement leurs inventions...

Crispé par cet amphigouri, le maître d'équipage lança comme un grappin sa main gauche sur l'oreille la moins rouge de Camuset, et le poing droit fermé:

—Navigue droit, sans embardées, marsouin! ou je...

—Dame, maître, mangez-moi, là!... et que ça finisse!... Je raconte comme je peux, et faut m'écouter si vous voulez savoir.

—Si ton plan est de filer la chose en longueur, tu n'y gagneras rien. Autant de palabres de trop, autant d'heures en plus au bout de la grande vergue!

Le maître lâcha l'oreille devenue cramoisie, et montrant un mince cordage:

—Tu as raison, gringalet de mauvais temps! pour savoir, faut écouter, je t'écoute. Je n'ouvrirai plus le bec; mais toutes fois et quantes tu dériveras, je fais un nœud sur cette ligne. Autant de nœuds, autant d'heures que tu passeras à reverdir, tu sais où. C'est clair! Saille de l'avant à ton idée.

Camuset remonta au déluge.

—Arrivé au mouillage, l'état-major au met à déjeuner, comme de juste...

Taillevent fit un premier nœud pour cette parenthèse inutilisable[NT1-2].

—Mais ce n'est pas juste, ce nœud-là!

Un deuxième nœud suivit le premier. Camuset soupira et reprit:

—Notre second me dit de porter un beau poulet rôti aux officiers anglais prisonniers, et sur la fin, le master, celui qui est mort...

Troisième nœud, deuxième soupir.

— ... demande permission d'envoyer les restes à son domestique à lui, qu'il dit, dit-il, qui est malade. C'est donc moi, sans vous offenser, qui ai reçu ordre de notre second de servir à ce brigand de Pottle la carcasse où il a trouvé le ressort de la montre du master avec un billet rapport à l'heure de la révolte. Ils avaient déjà scié tous les cadenas des fers, quand j'écoutais par votre ordre.

Le maître fronçait les sourcils sans rompre le silence.

—Notre second, pensait-il, a fait une boulette gros calibre, et pour un fils de contrebandier, ce novice-là ne vaut pas un gabelou de deux liards.

—Ah! bâtard que je suis, que je me dis en moi-même, poursuivit le novice, je n'ai pas fouillé la carcasse de la bigaille; je vas être cause d'un malheur. Le papier, bien sur, parle d'un signal pour s'entendre avec leurs officiers; et ils espèrent apparemment que la frégate espagnole soit à nous appuyer la chasse; allons réveiller maître Taillevent.

Maître Taillevent, avec une admirable équité, défit l'un des nœuds, comme pour récompenser Camuset de ses louables intentions. Le novice respira, et avec moins d'inquiétude:

—Le tonnerre de chien, dit-il, c'est que, pour mieux entendre, j'étais quasiment au milieu des Anglais, et que le genou de Pottle portait sur le pan de ma vareuse. Si je bouge, il le sent; il se retourne; on m'étrangle net, et je ne pourrai plus prévenir maître Taillevent.

Un autre nœud fut défait.

Camuset, encouragé par cette approbation tacite, expliqua comment il avait adroitement coupé sa propre vareuse avec son couteau déjà ouvert à tout événement. Mais cette opération fut aussi longue que difficile. Les prisonniers, faisant semblant de ronfler, s'agitaient sourdement; Pottle tapait à intervalles égaux sur une barrique vide. Ce signal, que le master attendait, avait pour objet de l'informer que tous les crampons des fers étaient sciés, et qu'au moment favorable on s'insurgerait en masse.

Bien que le master eût écrit son billet fort avant l'arrivée à bord de don Ramon et sans qu'il fût encore question de la frégate espagnole, le moment favorable était parfaitement désigné par ces mots:

«Quand les corsaires, accablés de fatigue par les excès qu'ils ne manqueront pas de faire dès l'arrivée au mouillage, seront assoupis, profiter de la première occasion qui pourrait coïncider avec leur état d'abattement.

«Désigner d'avance six hommes qui se glisseront un à un dans l'entre-pont pour y éteindre les fanaux, pour s'emparer d'armes qu'ils jetteront à leurs camarades, et pour nous rejoindre vivement, le lieutenant Owen et moi, dans le carré.

«Guetter continuellement les factionnaires, les surprendre, les tuer et les désarmer sans bruit. Puis, faire irruption par les deux panneaux à la fois. S'emparer à l'arrière de la roue du gouvernail et masquer les voiles; à l'avant, se saisir de la mèche à feu et de la pièce à pivot.»

Tout cela était fort bien combiné. La nouvelle du mariage du capitaine, le discours de don Ramon, et la certitude qu'une frégate espagnole était à la recherche du corsaire, exaltèrent les espérances des prisonniers, très nombreux et vaillamment déterminés à prendre leur revanche.

Camuset, muni des instructions de maître Taillevent, fit de son mieux en apprenti corsaire plein de bonne volonté. Libre enfin de ses mouvements, il se rapprocha du factionnaire Farlipon et lui donna un coup de poing dans les mollets.

Par malheur, Farlipon qui rêvait se réveilla en criant:

—La frégate espagnole!

Ce cri, diversement interprété par les prisonniers impatients, fit éclater la révolte. La rumeur fut soudaine. Le master l'entendit, et jouant quitte ou double, périt comme on l'a vu.

Le novice Camuset n'eut que le temps de se rejeter dans la soute aux voiles et de regrimper par le trou noir; mais il fit une diligence telle, que maître Taillevent, satisfait, laissa tomber le bout de ligne en disant:

—Mais Pottle... as-tu revu ton Pottle?

—Non, maître, puisque vous m'avez pris par l'oreille pendant qu'on mettait les Anglais aux fers sur le pont.

—Bon! es-tu sûr que ce Pottle n'est pas mort?

—Bien sûr, puisque le lieutenant Owen et notre second effaçaient sur le rôle un nom chaque fois qu'on jetait un corps à la mer.

—Mais alors, tu as dû entendre appeler Pottle? Il a dû répondre: Présent.

—Je n'ai rien entendu; on l'a passé.

—Prends-moi ce fanal, et montons sur le pont, que je fasse la connaissance de cette peste-là!...

Pottle Trichenpot ne se trouva point parmi les prisonniers aux fers sur le pont.

—Tonnerre d'enfer! cria Taillevent d'une voix menaçante, il y a encore quelque trahison sous roche. Il ne faut pas beaucoup de coquins pour mettre le feu à bord d'un navire! Camuset, Camuset, retrouve-moi ton Pottle, ou tu n'es pas blanc!

Le novice s'était cru à l'abri des fureurs du maître. Hélas! à ces mots: «Tu n'es pas blanc!» il se rappela que les requins passent pour trouver la chair des nègres plus savoureuse que celle des hommes de race blanche; mentalement, il décerna l'épithète de requin au menaçant maître d'équipage. Mais presque aussitôt, avec un accent de joie:

—Pottle!... Il ne peut être qu'à la fosse aux lions!

—Chez moi?

—Chez vous, maître!

—Il y a une lampe allumée, gare au feu! courons!

Taillevent et quelques matelots couraient à la chambre du maître d'équipage, mais Camuset, se jetant dans la cale, reprit pour la troisième fois le chemin du trou noir.

Il avait deviné qu'au moment de la bagarre Pottle devait être caché dans la soute aux voiles, demeurée ouverte. De là, il avait dû entendre tout ce qui s'était passé entre le maître et lui; ensuite, il devait être monté dans la fosse aux lions.

Pour lui couper la retraite, Camuset se précipita dans la soute.

Quand Taillevent rouvrit sa porte, Pottle se replongea dans le trou. Un vacarme horrible s'y fit entendre sur le champ, car Camuset lui livrait bataille au milieu d'une obscurité profonde.

Un prompt secours fut porté au novice, qui s'écria tout d'abord:

—Il avait allumé une mèche... ça sent le roussi dans la soute!...

—Que personne ne crie au feu! dit le maître.

Et laissant Pottle entre les mains de ses matelots, il alla inspecter la soute aux voiles. La mèche y brûlait et avait même attaqué quelques chiffons. Un seau d'eau suffit pour éteindre l'incendie.

—Il n'aurait plus manqué que le feu pour la nuit de noces de mon capitaine! Assez de misères comme ça.—Toi, Camuset, tu peux aller te coucher, je t'exempte de quart.

—Pardonnerez, maître, pardonnerez, murmura le novice abasourdi d'une telle faveur, c'est-il pour de bon?

Taillevent, qui ne riait guère, se prit à rire bruyamment. Il tenait, d'ailleurs, par la cravate le blême Trichenpot, qu'il traîna sur le pont, tandis que les matelots,—avec une brutalité dont on pouvait bien les absoudre,—lui distribuaient par derrière les horions les moins respectueux.

—Oh! shoking! le fond du haut-de-chausse céda, et les incivils corsaires continuaient avec leurs souliers ferrés.—Pottle hurlait, mais il ne hurla pas longtemps, attendu que Taillevent le bâillonna pour qu'il ne troublât point le sommeil des nouveaux époux.

L'heureux Camuset se coucha en bénissant sa bonne étoile, mais tout habillé, selon la consigne; Pottle, au contraire, ne se coucha point, mais fut déshabillé jusqu'à la ceinture, d'après les ordres de Taillevent, qui le fit attacher par les quatre membres à l'échelle des haubans de misaine.

La brise était fraîche, le froid très vif, le pauvre garçon courait grand risque d'attraper un mauvais rhume. Un fouet à douze branches était pendu à son cou en attendant le jour.

Deux heures du matin sonnaient à la cloche du bord.

A cette époque, sur les navires corsaires et même sur les bâtiments de l'État, les corrections corporelles à coups de corde pouvaient être infligées sur l'ordre d'un simple officier; mais, à bord du Lion, le capitaine avait expressément défendu qu'il en fût ainsi. Les sévères mesures provisoires prises par le maître furent donc approuvées par le lieutenant de quart qui veillait sur la dunette, tandis qu'à l'avant les gens de bossoir ouvraient l'œil avec une extrême vigilance.

Maître Taillevent, parfaitement tranquillisé, non sans peine, se retira enfin dans sa fosse aux lions, en attendant le quart du jour qui commence à quatre heures et se prolonge jusqu'à huit.

—La grosse affaire, maintenant, pensait-il en s'endormant, c'est la frégate espagnole. Tout autre que mon capitaine aurait le cap au large; lui, point. Il court au nord longeant la terre, mais il a son plan, ça le regarde...


XII

STRATAGÈMES ET RUSES DE GUERRE.

A bord, les plus hardis trouvaient au moins fort dangereuse la route suivie par le Lion.

Le lieutenant Roboam Owen, laissé libre sur parole, en fit la remarque, et le dit même à l'officier de quart.

—Notre capitaine ne se conduit jamais comme les autres: au lieu de prendre à l'avance des détours pour éviter le danger, il court droit dessus et prétend que c'est le vrai moyen d'y échapper.

—Oh! oh! cette opinion a du bon: votre capitaine sait que la fortune déjoue à plaisir les combinaisons timides.

—Il doit à son audace incroyable le surnom de Sans-Peur. Pendant qu'on nous armait ce brig-ci au Havre, nous croisions dans la Manche avec une goëlette de six canons. Il ne déviait pas de sa route pour la rencontre d'un vaisseau de ligne. Tantôt il déguisait le navire sous des masques en hissant pavillon étranger; tantôt il se bornait à ralentir sa vitesse de manière à laisser passer l'ennemi en vue, et sa confiance détournait les soupçons; quelquefois il courait droit dessus, le hélait en anglais, lui donnait de fausses indications, et poursuivait son chemin, tandis que le croiseur, trompé par ses renseignements, prenait une autre route.

—Votre capitaine, je m'en suis aperçu, parle l'anglais avec une rare pureté. Cependant, il risquait bien gros en osant mentir à des navires de guerre.

—Un jour, reprit l'officier de quart, nous chassions deux bâtiments marchands séparés de leur convoi par quelque accident de mer. Tout à coup, à l'arrière, on signale une frégate. Le capitaine, qui la reconnaît pour anglaise, calcule qu'elle n'a pu encore voir les deux bâtiments chassés. Nous changeons de route cap pour cap, nous nous chargeons de toile à tout rompre, nous approchons à portée de voix. Pour ma part, je traitais notre capitaine d'écervelé; je m'attendais à être pris sans miséricorde; mais lui, avec une adresse surprenante, donne à la frégate le signalement des deux navires, dit les avoir rencontrés en détresse sous le vent, prétexte une mission pressée qui l'a contraint à ne pas les secourir, supplie le commandant de ne point manquer à ce devoir d'humanité, salue et reprend chasse. La frégate aussitôt gouverne dans l'aire de vent indiquée. Elle nous laisse ainsi le champ libre, nous rejoignons nos deux gros marchands, nous les amarinons, et ils ont été pour nous de très bonne prise.

—Si votre capitaine joua d'audace, les pauvres diables jouèrent de malheur.

—Un autre jour, reprit l'officier, un convoi escorté par une grande corvette se montre à l'horizon; nous mettons nos masques, nous nous rangeons dans les eaux de la corvette, et pendant une journée entière nous naviguons à petite portée de son canon. Elle nous prend pour un Anglais qui se joint au convoi. Tout à coup, vers le coucher du soleil, nous virons de bord et coupons la route aux derniers navires. La corvette, où l'on n'a rien compris à notre manœuvre, ne vire sur nous qu'au bout d'un instant; elle nous canonne sans nous atteindre, et bientôt s'arrête prise par le calme plat.

—Vous ne m'apprenez rien, interrompit Roboam Owen, j'étais troisième lieutenant sur ce navire. Nous vous vîmes piller un trois-mâts, couler un transport, et mettre le cap sur les côtes de France. Sans le calme, pourtant, que seriez-vous devenus?

—Notre capitaine nous dit qu'il était sûr que le vent tomberait pour la tête de la colonne, et durerait assez du bord contraire pour nous permettre de rallier Boulogne.

—Peut-on être sûr des variations du vent?

—Voilà ce que nous disions tous. Et pourtant, chaque fois que le capitaine affirme que la brise fraîchira, mollira ou tournera, il dit juste. Nous ne l'avons jamais trouvé en défaut.

—Ceci est un don qui tient du prodige, ou plutôt de la sagacité des sauvages qui voient des pronostics certains là où nous n'apercevons que de vagues indices.

—Notre capitaine ne se vante pas de prédire toujours à coup sûr; souvent il doute, il hésite tout comme un autre marin; seulement, chaque fois qu'il annonce positivement un changement de temps, ce qu'il a dit se réalise.

—Eh bien, il doit avoir beaucoup fréquenté des sauvages navigateurs.

—Ceci se pourrait.

—Ignorez-vous donc l'histoire de votre capitaine?

—Personne à bord ne la connaît à fond, à l'exception d'un seul homme qui n'en parle jamais.

—Dans vos ports, cependant, la curiosité a dû être excitée par l'audacieux surnom de Sans-Peur, qui serait le comble du ridicule s'il n'était mille fois justifié.

—Les traits que je vous ai cités, plusieurs autres non moins certains, notre combat de ce matin contre votre corvette, notre mouillage dans les brisants, son mariage plus téméraire encore, tout, jusqu'à la route que nous suivons, justifie assez, ce me semble, le beau surnom de Sans-Peur.

—J'ai vu par moi-même, dit Roboam Owen. Ne vous méprenez pas, de grâce, sur la portée de ma question. Serait-elle indiscrète?

—Elle ne peut l'être, puisque je suis incapable d'y répondre. Aucun de nous n'a de secrets à garder, et vous avez pu vous apercevoir que le capitaine, tout en nous laissant ignorer sa biographie, tient hautement les plus étranges discours. A bord d'un corsaire de la République, dont la cale était pleine de prisonniers ennemis, et qui traînait à sa remorque une barque de pilotes galiciens, vous avez entendu ce qu'il a osé dire. Ces franges de borla royal, ces titres nobiliaires, son pavois aristocratique et bizarre, le pouvoir mystérieux dont il paraît disposer dans le grand Océan, ses relations avec les indigènes du Pérou, sont pour nous des choses nouvelles et complétement obscures. Assurément, le passé de Sans-Peur le Corsaire a provoqué dans nos ports des bavardages de tous genres, qui font de lui un personnage de légende. Le faux et le vrai, le fantastique et le réel, le vraisemblable et l'impossible se mêlent dans ce tissu de récits contradictoires.

—J'admire l'imagination des Français! dit le lieutenant Owen en souriant.

—Sans-Peur est à la fois en Europe et dans l'Inde, au Mexique et aux terres australes. Il possède au pôle sud une île admirable où règne la température des tropiques.

L'officier anglais se prit à rire à ces mots.

—Les anges, le diable, saint Martin et bien d'autres encore sont à ses ordres. Des requins apprivoisés portent ses dépêches à la flotte sous-marine dont il serait l'amiral.

—De mieux en mieux.

—On raconte tout bas que, dépositaire de grands secrets d'État, il a reçu les confidences du roi Louis XVI. On dit que longtemps encore après la guerre d'Amérique, il faisait la course contre les Anglais.

—Ceci serait de la piraterie, fit observer le lieutenant Owen.

—On affirme qu'il a pris part à des festins de cannibales. L'on prétend même que, comme Nathan le Flibuste, il a été tué plusieurs fois, et s'en porte d'autant mieux, car chaque fois qu'il ressuscite, c'est avec dix ans de moins.

—A ce compte-là, dit Roboam Owen d'un ton léger, il n'aurait pas grand mérite à être Sans-Peur.

—Mille pardons! Il devrait trembler de redevenir nourrisson à la mamelle, puisque en trois fois, il en serait là.

—En effet, il ne paraît guère avoir plus de trente ans.

—Il les a d'aujourd'hui même, car notre rôle d'équipage atteste qu'il est né au château de Roqueforte en Lorraine, le 5 mars 1763. En dépit des contes du gaillard d'avant qui tournent toujours dans le même cercle de fables, sa réputation parmi les gens éclairés est intacte; parmi les officiers de la marine marchande, elle est héroïque. Parmi nous, qui avons l'honneur de servir sous ses ordres, il passe pour habile, sévère, loyal et chevaleresque au point d'en être suspect.

Suspect? répéta Roboam Owen.

—Oui, sous le rapport politique, par le temps d'agitations révolutionnaires qui changent de fond en comble les institutions de la France et jusqu'au caractère de ses habitants...

—Et vous allez en France?

—Par ma foi, je n'en sais rien!...

Il était fort tard, la conversation de Roboam Owen avec l'officier de quart ne se prolongea guère. Toutefois, le lieutenant prisonnier eut l'occasion d'esquisser en peu de mots sa propre biographie:

Irlandais, catholique, cadet d'une famille noble, entré tout jeune dans la marine britannique, médiocrement traité par les officiers anglais, ses collègues, il n'avait pu se faire nommer capitaine malgré d'excellents services de guerre en Amérique, des travaux hydrographiques très pénibles faits durant une campagne d'exploration autour du monde, et plusieurs actions d'éclat récentes dont il parla sans jactance et sans fausse modestie.

—Le capitaine, qui se connaît en hommes, vous a bien jugé du premier coup d'œil, dit à ce propos l'officier dont le service devait, sans autres incidents, se prolonger jusqu'à quatre heures du matin.

La route donnée était le nord; le Lion avait sensiblement dépassé la hauteur du cap Finistère, et se trouvait en latitude de la Corogne, sans que la Guerrera eût été aperçue.

Maître Taillevent, à califourchon sur la pièce à pivot, s'était remis à interroger l'horizon.

—Le capitaine a calculé juste comme d'ordinaire, ça y est. J'avais tort, et il a encore raison; voilà! Tandis que nous longions la côte de tout près, la frégate aura pris du tour et couru au large dans l'ouest; nous lui passons par derrière.

Le maître, en vertu de ce raisonnement, observait plus spécialement l'arc compris entre l'ouest et le sud-ouest, ou surouâ, comme disent les marins. Au petit jour, il entrevit un point gris dans cette direction, et frappant sur l'épaule de l'homme du bossoir:

—La voilà! dit-il à voix basse. Pas de cris! c'est la consigne!...

Il courut vers la dunette, dit à l'officier de quart: «Voile dans le su-surouâ,» et il allait discrètement frapper à la porte de la chambre nuptiale, quand cette porte s'ouvrit.

Le capitaine, en costume de combat, la referma sans bruit, et dit le premier:

—Tu l'as vue dans le su-surouâ?

Taillevent fit un signe affirmatif.

—Loffez sur tribord! commanda Léon, loffez!

L'objet de cette manœuvre était de placer une pointe de terre entre la frégate et le brig; mais avant que le Lion fût caché, la Guerrera mit le cap sur lui.

Léon, qui l'observait à la longue-vue, prit le commandement de la manœuvre, n'essaya plus de se dérober à la vue du chasseur, et gouverna grand largue, de manière à doubler le cap Ortégal.

—Eh bien! quoi donc encore? demanda-t-il après la manœuvre à maître Taillevent, qui revenait son bonnet à la main.

—Capitaine, c'est à l'effet d'avoir vos ordres rapport à un certain Pottle Trichenpot, qui prend le frais pour le quart d'heure à l'échelle des haubans de misaine, étant l'auteur, primo, du branle-bas d'hier soir, et pareillement d'une petite invention pour nous mettre le feu dans la soute aux voiles... Aïe! aïe! fit le maître, s'interrompant lui-même, voiles droit à l'avant!...

La situation se compliquait.


XIII

TOUJOURS TROP BON!

Les voiles entrevues droit à l'avant étaient noyées dans les vapeurs du matin, plus épaisses aux approches de la terre que dans la direction du large. Une sorte de mirage les faisait paraître haut mâtées, mais cette illusion d'optique est fréquente. On ne pouvait les compter, car elles formaient un groupe confus.—Léon de Roqueforte laissa courir pour y voir mieux.

A l'arrière, la frégate était si loin qu'on la distinguait à peine. Il fallait le regard perçant du maître et le coup d'œil exercé du capitaine pour qu'il n'y eût pas de doute sur son compte, car on n'avait aperçu d'abord que les extrémités supérieures de ses trois mâts, fondus en un seul depuis qu'elle appuyait la chasse. A la longue-vue, on ne voyait conséquemment que son petit perroquet, sur lequel frappaient les premiers rayons du soleil et qui brillait comme une étoile au ras de l'horizon obscur du couchant.

Au levant, au contraire, le brouillard était rose, et de longues ombres brunes hérissées de flèches s'y agitaient à l'ouvert du cap Ortégal, qui formait une masse noire à liséré de feu. Plus haut et à gauche, au-dessus des flots, le ciel était couleur d'or, verdâtre au zénith, et enfin, du côté de la Guerrera, d'un bleu qui, par opposition, semblait presque noir.

—Nous avons du temps devant nous, mon vieux Taillevent, ajouta Sans-Peur le Corsaire. Explique-toi. Qu'a donc fait ton certain Pottle Trichenpot dont le nom n'est pas plus gracieux en anglais qu'en français?—«Pottle, demi-mesure,—et Trichenpot ou rogne-portion....» Est-il donc cambusier, ton coquin?

—C'était le domestique du master...

Taillevent, là-dessus, fit son récit sans omettre la juste part d'éloges due à Camuset le novice.

—Et depuis deux heures du matin, par ce chien de froid, le drôle est les épaules au vent?

—En attendant la dégelée qui le réchauffera, capitaine, avec votre permission.

—Non! Taillevent, le misérable est assez puni. S'il était Français, il périrait sous le fouet; mais il est prisonnier de guerre, il n'a rien fait que nous ne nous crussions le droit de faire si nous étions nous-mêmes prisonniers à bord de l'ennemi...

—Oui, capitaine, d'accord, si vous voulez; mais, sauf votre respect, c'est un lâche qui s'est sauvé par le trou noir pendant qu'on écharpait ses camarades...

—Tu viens de dire qu'il voulait nous mettre le feu à bord. Sa ruse était bonne. Il ne pouvait être à deux endroits à la fois. Je ne vois point que ce soit un lâche.

—Et moi, capitaine, je répète qu'il en est un.—Il pousse les autres à la révolte, et au moment du tremblement, il se jette dans la soute sans savoir qu'au fond il trouverait un trou menant chez moi, où il aurait tout juste sous la main de la mèche et de la lumière.—Ensuite, il profite de l'occasion; ça prouve qu'il n'est pas bête, le roué.—Il avoue qu'il attendait que nous fussions bord à bord de l'espagnole pour mettre le feu à nos voiles de rechange; mais mon petit Camuset ayant de l'œil et du nez, la mèche est tombée par accident.....

—Qu'on démarre, qu'on rhabille et qu'on m'amène ce Pottle Trichenpot.

Devant un ordre précis, maître Taillevent ne savait qu'obéir,—mais non sans grommeler, car il était dans toute l'étendue du terme grognard d'eau salée comme les deux tiers de ses pareils:

—Le capitaine, toujours trop bon!... Ce Pottle a une face de vent de bout!... Il nous portera malheur!... Un boulet ramé aux talons, et par-dessus le bord! Ça serait mon sentiment particulier, mon idée à moi, qui ne suis pas anthropophage comme pas mal de nos bons amis!... Mais, serais-je le brave Parawâ de la Nouvelle-Zélande, je ne voudrais pas manger du Pottle, physiquement, ni politiquement:—physiquement, c'est maigre, sec, dur, mauvaise viande, vilain morceau;—politiquement, vu que c'est un poltron, j'en suis sûr, tonnerre de potence! et on ne doit faire qu'à un brave l'honneur de le manger. Manger du poltron, vous avez pour la vie des coliques devant le danger; ça, c'est connu à la Nouvelle-Zélande, et j'y crois. «—Ah! me disait dans ses meilleurs moments l'ami Parawâ-Touma, comme qui dirait Baleine-aux-yeux-terribles, ah! si je pouvais vous manger, ton capitaine et toi, du coup, je serais trois fois brave, lion, requin, sans peur, tigre, tempête et le reste!...» Voilà un homme qui fait cas de nous!... Et moi, je dis que mon capitaine aurait besoin de manger un couple de nos meilleurs amis de sauvages pour devenir suffisamment sévère... Trop bon cœur, trop doux pour ses ennemis!...

Pendant ce monologue, Pottle fut démarré, rhabillé, amené sur la dunette et livré à l'interrogatoire du capitaine. Le misérable grelottait, tremblait, gémissait, pleurait à faire pitié.

Sans-Peur, lui jetant un regard de mépris, ne daigna plus l'interroger:

—Aux fers, isolément, dans la poulaine! dit-il.

Ensuite, il ordonna de goudronner à l'extérieur et de cercler avec de bons cordages une cinquantaine de barriques vides, qu'on retira de la cale et qui furent préparées selon ses indications, après quoi on les empila sous le grand panneau.


XIV

IDÉES DE CORSAIRE.

—Je voudrais bien savoir, disait Camuset, la raison particulière à ces cinquante barriques!

—La patience, mon petit, dit maître Taillevent sans le traiter de curieux, est la troisième vertu du bon matelot.

—Et les deux premières, pour lors?

—Dis-le, vite et bien!... ou gare dessous.

—Eh bien, là, c'est le courage et l'idée.

—Oui, mon garçon, tu as bien répondu, et tu gagnes main sur main en inducation; ça te servira. Le courage, ça va de soi; qui manque de courage, n'est qu'un Pottle Trichenpot. Mais l'idée, voilà le malin!... l'idée, c'est ce qui fait que tu as coupé la route à ce caïman d'Anglais dans la soute aux voiles.

Camuset, heureux et fier de l'approbation de maître Taillevent, n'attrapa que deux taloches amicales jusqu'au moment où fut donné l'ordre de se mettre en branle-bas de combat.

Isabelle parut alors. Elle ne pâlit pas à la nouvelle du péril, annoncé du reste dans les termes les plus rassurants:

—La mer est moins dure, la frégate très éloignée, et selon toute apparence, les autres navires ne sont que des bâtiments marchands.

Roboam Owen saluait le capitaine et sollicitait l'autorisation de rester sur le pont; Sans-Peur y consentit en ces termes:

—Tant que j'aurai votre parole, soyez libre à bord! Vous êtes brave et loyal; j'aime à vous prouver ma confiance.

—Vous me comblez de bontés et d'éloges, répondit l'Irlandais.

Le Lion pénétrait dans la zone des brouillards.

On ne tarda point à reconnaître que le groupe des navires de l'avant se composait de cinq bâtiments de commerce, convoyés par un brig de guerre.

—Isabelle, dit Léon, voici votre corbeille de mariage.

—Qu'entendez-vous par là?

—Prenez place sur ces coussins, chère amie, et assistez au spectacle. Nous allons jouer une tragi-comédie dont le dénoûment sera, j'espère, à notre gré à tous. Je ne vous excepte pas, lieutenant Owen...

—Mais ce brig est anglais, ainsi que deux des bâtiments marchands. Il court sur nous pour protéger son convoi.

—Je ne vous ai parlé que du dénoûment, monsieur! répliqua le capitaine en se rendant sur le gaillard d'avant.

Et là, ne se fiant à personne, pas même à son fidèle Taillevent, il pointa la pièce à pivot.

Les deux brigs s'avançaient à contre-bord. L'anglais était le plus grand, le plus fort d'échantillon, et le mieux monté en artillerie. Dans un combat par le travers, il aurait assurément eu de grands avantages en sa faveur; mais les deux navires marchant l'un sur l'autre se présentaient l'avant, et l'ennemi était dépourvu de cette longue pièce de chasse, chère aux corsaires, qui faisait maintenant la force du Lion.

—Hissez le pavillon! commanda Sans-Peur.

En même temps, il déchargea sa bouche à feu.

Le boulet entama le mât de misaine du brig anglais, dont les projectiles tombèrent inertes à plusieurs brasses en avant du Lion, qui mit en panne.

—Chargeons vivement, et bis!

Un second boulet sapa le grand mât de l'ennemi, trois autres coups non moins heureux mirent bas sa haute mâture. Sans-Peur, se tenant toujours à grande distance, lui brisa successivement son gouvernail et tous ses canots.

Puis, il courut sur le convoi.—Cinq escouades d'abordage étaient aux ordres des cinq premiers capitaines de prise. Les marchands fuyaient, prolongeant parallèlement la côte d'Espagne que le vent du sud, absolument contraire, les empêchait de rallier. L'un d'eux essaya de rétrograder dans l'espoir de se mettre sous la protection de la frégate; il se mit par le fait sous la volée de la formidable pièce à pivot, reçut un boulet en plein bois et amena les couleurs d'Espagne.

Presque au même instant, Sans-Peur passait à poupe du plus gros des trois-mâts, et le rangeait de si près que le capitaine de prise, son pilotin et son escouade, sautèrent à bord sans difficultés.—Les gens du navire, ne pouvant opposer aucune résistance, furent mis aux fers; le pavillon français arboré à l'arrière.

Trois fois, en vue du brig anglais désemparé, la même manœuvre fut renouvelée avec une égale adresse; mais, sur ces entrefaites, le cinquième bâtiment, voyant que la Guerrera se rapprochait, osa rehisser pavillon.

Irrité de cet acte contraire aux lois de la guerre maritime, Sans-Peur poussa un rugissement terrible, et revirant avec une témérité qui étonna ses plus fidèles, il le cribla de trois bordées à la flottaison.

Le trois-mâts espagnol mit pavillon en berne; il coulait bas.

—Pendant que la frégate lui portera secours, nous rattraperons facilement le temps qu'il nous a fait perdre! disait le capitaine du Lion.

Par malheur, le premier des bâtiments capturés, lourd transport anglais chargé de munitions de guerre, retardait la marche de ses conserves. Ordre fut donné d'en enlever à la hâte tous les objets de prix et de l'abandonner en y mettant le feu.—L'équipage de prise, l'équipage primitif et le butin furent transbordés.

Cette opération donna le temps à la frégate espagnole de recueillir les gens du navire coulé.—Elle reprit chasse. Inclinée sous son immense voilure, elle labourait la mer avec une vitesse effrayante.

Le brig de guerre anglais démâté, le cap Ortégal même étaient hors de vue.

Isabelle faisait les honneurs du déjeuner, qui réunit autour de la même table, dans le carré, tous les officiers corsaires et le lieutenant prisonnier Roboam Owen.

Personne n'eut le mauvais goût de parler de la frégate chasseresse. Une conversation polyglotte s'engagea. Par courtoisie pour Isabelle, on s'exprimait autant que possible en langue espagnole. De temps en temps, avec une grâce charmante, le capitaine s'adressait en anglais à Roboam Owen, profondément attristé de ses succès.

Comme prisonnier de guerre et comme officier de la marine britannique, il en était désolé; il n'essayait point, par une fausse contenance, de dissimuler l'amertume de son découragement. Il savait gré pourtant au capitaine d'avoir interdit qu'on s'entretînt des combats de la veille ni des coups de main de la matinée.

—Camarades, dit Sans-Peur en se mettant à table, je vous demande, au nom de Madame de Roqueforte, de ne point faire comme les avocats, qui ne parlent que de procès, et les médecins, qui ne s'entretiennent que de médecine. Ne tombons point,—pour ce matin, je vous en prie,—dans le travers commun à toutes les professions, et dont les marins sont loin d'être exempts. Pas un mot de marine si faire se peut.

—Bravo, capitaine! à l'amende qui manque à vos intentions! A la porte le métier!...

Cette motion, approuvée à l'unanimité, n'était point faite en vue d'Isabelle, encore fort avide d'entretiens de mer;—Roboam Owen le sentit. Elle rendit d'ailleurs le repas extrêmement gai, car à chaque instant, l'un ou l'autre des convives, bruyamment interrompu, se faisait rappeler à l'ordre, si bien qu'avant la fin du déjeuner, ils avaient tous été mis à l'amende, y compris le capitaine et même Isabelle, qui, bien entendu, le firent exprès.

Comme hôte, Roboam Owen fut touché de l'attention délicate du capitaine; comme marin, il était dans l'admiration. Il appréciait mieux que personne l'habileté, le sang-froid et l'audace inouïe de Sans-Peur, qui, la veille, avec un faible brig, avait su vaincre une corvette aviso, et qui, ce matin, se surpassant lui-même, venait en quelques instants de mettre hors de combat un brig supérieur en force, et d'amariner un convoi, en vue d'une frégate dont l'approche ne diminuait même point sa vaillante gaîté française.

Le Lion, au lieu de se charger de toute la toile qu'il aurait pu mettre au vent, réglait sa marche sur celle de ses prises, l'une, brig anglais d'un puissant tonnage, les deux autres, grands trois-mâts-barques espagnols, bons bâtiments de commerce, bien construits en leur genre, mais qui, n'ayant pu se soustraire au corsaire, étaient à plus forte raison incapables de lutter de vitesse avec la frégate.

Chacun sait qu'en règle générale, de deux navires également bien taillés pour la course, le plus grand a la marche supérieure. Sans-Peur le Corsaire avait, à la vérité, augmenté les qualités du brig le Lion en déployant dans son arrimage un savoir ou plutôt un instinct marin des plus rares.—Il avait résolu le difficile problème d'installer sur son avant une pièce à pivot du calibre de trente-six (en bronze, à la vérité), sans que ce poids énorme détruisît l'équilibre, rendît le bâtiment canard ou ralentît sa marche. La solidité, la durée surtout étaient sacrifiées,—il faut en convenir;—qu'importait cela au grand tueur de navires!... Aussi avait-il assez aisément échappé depuis son départ du Havre à plusieurs croiseurs ennemis d'un rang élevé.

Mais la Guerrera, marcheuse excellente, bien arrimée aussi et moins gênée par la mer, grosse encore, gagnait environ un mille par heure. Or, elle était à deux lieues, c'est-à-dire à six milles.

Dix heures du matin sonnaient.

A quatre heures de l'après-midi, par le travers du cap de las Pennas, la Guerrera n'était plus qu'à trois portées de canon; le capitaine interrompit sa tendre causerie avec Isabelle et dit en souriant:

—Qu'on m'amène Pottle Trichenpot!

A cet ordre, une risée homérique retentit de l'extrême avant jusqu'au pied du grand mât; la voix perçante de Camuset put être remarquée par Taillevent, qui, grognant toujours, poussa Trichenpot au milieu du gaillard d'arrière.

—Peut on rire bêtement comme ça! quand, avant une demi-heure...... Oh! si le capitaine avait bien fait, il ne se serait pas amusé à vous amariner des prises qui ne feront guère notre fortune!... Nous voici bien calés, maintenant, avec ces trois traînards qui nous ont fait tort de quatorze ou quinze milles pour le moins. Démâter l'anglais, bon!... mais chasser l'un et l'autre quand on est chassé soi-même...

L'incorrigible grognard grognait ainsi, tandis que l'équipage ameuté riait des cris de désespoir de l'infortuné Pottle, qui demandait miséricorde sans savoir même quel sort on lui réservait.

—En barrique et à l'eau! commanda Sans-Peur.

Les hurlements de Pottle Trichenpot redoublèrent: on ne l'en mit pas moins dans une barrique bien lestée, qu'on descendit à la mer. Pour toute consolation, le triste garçon avait en main une longue gaule à laquelle pendait un chiffon blanc.

Le commandant espagnol vit que le corsaire français, comptant sur son humanité, voulait le forcer à mettre en panne, pour amener un canot et recueillir le prisonnier.

—Dix fois, vingt fois, cinquante fois peut être le coquin renouvellerait la farce!... et à la fin il nous échapperait!... Non, non!... Tant pis pour l'homme à la barrique!

La Guerrera ne s'arrêta point, comme l'avait espéré le capitaine du Lion. Le calibre de son artillerie, inférieur à celui du canon à pivot, était de beaucoup supérieur à celui des autres pièces du corsaire. La frégate restait maîtresse de rapprocher la distance. Elle traiterait le Lion comme le Lion avait traité le brig anglais. Elle éviterait l'abordage, et pour le combat à coups de canon, elle ne recevrait que le feu d'une seule pièce.—Ces réflexions n'avaient rien de très gai.

—Riez donc, maintenant, tas d'imbéciles nés d'hier!... disait à demi-voix maître Taillevent.

Mais il vit son capitaine qui souriait de pitié en haussant les épaules; il entendit les gens de l'équipage qui disaient:

—Baste! est-ce que Sans-Peur est jamais à sec d'idées!...

—L'idée, au fait!... répéta le grognard en sourdine. Allons! vous verrez que je vas encore avoir tort... et, dame! je n'en serai pas trop fâché!...

Pottle, abandonné dans sa barrique, poussait en vain de lamentables clameurs.

Sans-Peur, voyant que la Guerrera le dépassait, fit mettre en barrique et affaler à la mer deux autres prisonniers, choisis cette fois parmi les plus braves. L'un était le maître d'équipage de la corvette anglaise, l'autre un sergent d'infanterie de marine; tous deux, pendant la révolte, s'étaient signalés par une rare énergie.

Isabelle essaya d'implorer leur grâce:

—Madame, interrompit Léon d'un ton sévère, je commande seul sur mon bord; et à l'heure du danger, je ne souffre jamais qu'on partage avec moi la responsabilité des mesures à prendre.

Isabelle se retira dans son appartement,—elle avait le cœur gros. Liména vit des larmes dans ses beaux yeux noirs.

—Chère maîtresse, dit-elle, vous avez tort, j'espère...

—Il est dur! il est cruel!...

—Son maître d'équipage, un bel homme de trente-deux ans tout au plus, me disait tout à l'heure qu'il est toujours trop bon... Et, tenez, voici ce qu'il me contait...

Roboam Owen, indigné, gardait un morne silence.

Sans-Peur le Corsaire l'interpella:

—Je vous ai annoncé un dénoûment heureux pour nous tous, monsieur Owen. Le moment est venu de jouer votre rôle. Vous me traitez de barbare, vous avez tort.

—Je ne me suis pas permis d'ouvrir la bouche.

—Je sais lire sur des physionomies loyales comme la vôtre. Nous sommes encore à deux portées de canon de cette frégate, dont le capitaine répond par des actes inhumains à un stratagème de bonne guerre. Je vais vous donner un canot; vous le monterez avec la moitié de vos marins, qui y trouveront de quoi s'armer; vous accosterez la frégate; vous réclamerez, au nom de l'Angleterre, alliée de l'Espagne maintenant, des secours qui sont dus à vos compatriotes. Eh quoi! je serais un barbare, moi, d'essayer d'échapper à ma perte par une simple ruse! et le commandant de cette frégate ne le serait pas,—lui qui croit ne courir aucun danger,—en abandonnant non-seulement ces trois hommes, mais encore le brig démâté, qui, dérivant sans secours, est entraîné par le courant vers la côte, où il périra corps et biens!

Déjà, sur un signe de Sans-Peur, la moitié des prisonniers étaient retirés des fers, des armes étaient mises au fond du canot. On n'attendait plus que l'ordre de l'amener.

—Je suis inhumain, moi! poursuivait le capitaine corsaire. Mais, cette fois, je suis disposé à sauver les Espagnols et les Anglais aussi bien que les Français; car veuillez prévenir le commandant de la frégate qu'il ne peut éviter un grand désastre s'il s'obstine à me poursuivre. Mes instructions données à mes capitaines de prise seraient exécutées à la lettre, et les voici: «Tandis que je me ferai écraser à bout portant en m'accrochant à la Guerrera, mes prises s'élèvent au vent, mettent le feu à leurs voiles et abordent en masse.» On n'évite point trois brûlots à la fois, et on ne peut m'empêcher de faire sauter mes poudres.—Ainsi, que la frégate aille secourir votre brig de ce matin, ou bien, hommes et navires, tout ce qui est sur l'horizon à cette heure, va périr... sauf peut-être sa seigneurie Pottle Trichenpot, ajouta le capitaine en riant.

—Vos moyens sont formidables! dit Roboam Owen d'un ton calme.

—Ils sont dignes de mes braves compagnons!

L'équipage criait avec enthousiasme:

—Vive Sans-Peur!

—Oh! j'ai tort!... décidément, j'ai tort, comme toujours, disait maître Taillevent. L'idée!... l'idée!... voilà ce que c'est que l'idée!

Pendant qu'on achevait les préparatifs nécessaires, Roboam Owen, le front serein, s'avança la main ouverte.

—Brave capitaine! disait-il; vous êtes le marin selon mon cœur! Je suis désolé que vous soyez l'ennemi du pavillon que je sers. Un homme tel que vous ferait la gloire de la marine britannique!... Je vous admire, je vous estime, je vous demande pardon d'avoir pu interpréter à mal vos mesures énergiques, et enfin je vous remercie de la leçon que vous me donnez!... Roboam Owen en profitera, s'il plaît à Dieu!

—A la bonne heure, lieutenant! répondit Sans-Peur en plaçant sa main dans celle de l'Irlandais. Je ne vous dirai pas, moi, que l'Irlande, votre patrie, a mes sympathies comme tous les pays opprimés;—ma vie sera trop courte pour que mes actes puissent témoigner de la sincérité de mes vœux pour elle;—les mers d'Europe ne seront jamais mon théâtre. Un jour peut-être, les fils de Sans-Peur... Mais je m'égare, les instants pressent; les boulets de l'ennemi atteignent déjà mon sillage; un seul mot encore: Sachez que j'avais espéré finir par où je commence, et que je comptais vous délivrer le dernier, après avoir échappé à mon chasseur.

—Je vous crois, capitaine. Je vous remerciais tout à l'heure de m'avoir donné une grande leçon de sang-froid maritime, je vous remercie maintenant de me rendre la liberté. Adieu!... adieu!... adieu!...

Le Lion mit bravement en panne, le canot fut amené. La moitié des Anglais et le peu d'Espagnols prisonniers qu'on avait à bord s'y jetèrent précipitamment.

La Guerrera tiraillait avec ses quatre pièces d'avant. Ses boulets finirent par tomber presque au ras du bord; mais en revanche, elle reçut par son avant un projectile de trente-six qui coupa ses drailles de focs, troua sa misaine et brisa la roue de son gouvernail.—C'était maître Taillevent qui le lui avait adressé par occasion.

A peine l'embarcation fut-elle à la mer, que le Lion, chargé de toile à tout rompre, reprit sa course avec un élan nouveau pour rejoindre son convoi. La chute des focs et la rupture de la roue du gouvernail occasionnaient à bord de la frégate un certain désordre qui la retarda. La distance perdue fut ainsi vivement rattrapée.

Cependant, un grand pavillon anglais était arboré sur le canot que dirigeait Roboam Owen.

Un porte-voix en main, il se tenait prêt à héler la frégate; mais craignant que le commandant espagnol ne fût assez opiniâtre pour refuser de s'arrêter, il ne fit point ramer, se tint sur les avirons et attendit, en donnant l'ordre à ses gens de s'accrocher le long du bord et d'y monter comme à l'abordage. La frégate, en effet, malgré les signes et les clameurs des prisonniers, ne se disposait pas à mettre en panne. En moins d'une minute, elle passa si près du canot qu'elle faillit l'écraser.

Alors eut lieu une scène indescriptible, qui ne dura pas l'espace de cinq secondes.—Avec des gaffes et un grappin, l'embarcation s'accrocha, chavira et fut brisée par le choc. Une partie des gens qu'elle contenait se cramponnèrent au navire. Les uns sautèrent sur les canons de dessous le vent, d'autres prirent à bras-le-corps l'ancre du bossoir ou se saisirent de manœuvres pendantes;—les drailles coupées par le boulet de la pièce à pivot furent d'un grand secours, plus de dix Anglais se suspendirent à ces cordages qui traînaient encore à la mer. Les moins heureux nageaient en appelant au secours.

Roboam Owen entra par les porte-haubans de misaine, courut sur le gaillard d'arrière, et dit au commandant:

—Au nom du Ciel! secourez mes hommes à la mer!

—Qui êtes-vous?

—Un officier de la marine britannique, comme vous le dit mon costume.

Quiconque tient à savoir comment jure un gosier espagnol, aurait dû se trouver là. Avec mille imprécations, le commandant de la Guerrera donnait aux diables les Français, les Anglais et sa propre personne. Il aurait voulu que l'embarcation eût coulé avec tous ceux qui la montaient.

—Puisque le corsaire vous laissait libres, pourquoi ne pas gouverner sur la côte?...

—Vous le saurez, dit Roboam Owen que ralliaient ses hommes ainsi que les matelots espagnols provenant de la première prise du Lion.

Malgré toute sa fureur, le commandant espagnol mettait en panne, car il sentait bien que l'officier anglais présent à son bord porterait tôt ou tard témoignage contre lui s'il n'envoyait pas des canots à la recherche des gens à la mer.

A peine eut-il masqué ses voiles, que du Lion et des trois prises descendirent sans interruption des barriques de prisonniers.

Les corsaires riaient; les prisonniers eux-mêmes riaient de bon cœur, car ils échappaient à la captivité en France et ne pouvaient craindre d'être abandonnés par la frégate où leur officier plaidait pour eux.

Sans-Peur fit prier Isabelle de venir assister à ce débarquement burlesque:

—Eh bien, chère amie, suis-je un barbare, un monstre qui se fait un jeu de la vie de ses ennemis?... Regardez ces gaillards-là! ils sont tentés de me remercier.

Isabelle sourit en présentant son front blanc comme l'ivoire aux lèvres de son époux, dont Liména, d'après maître Taillevent, venait de lui raconter dix traits de générosité magnifique.

—Pardonnez-moi, Léon!... Je ne me mêlerai plus d'affaires de service.

On n'était pas hors de danger, à beaucoup près; mais l'ennemi perdait un temps précieux. Sans-Peur ne se borna point à forcer de voiles; on le vit faire à ses conserves des signaux qui ne devaient avoir rien d'obscur pour Roboam Owen ni pour le commandant espagnol.

Les menaces de l'intrépide corsaire n'étaient pas de vaines fanfaronnades. Il prenait ses mesures pour transformer en brûlots ses bâtiments capturés, dont deux serrèrent le vent en se rapprochant de la côte.

—Seigneur commandant, disait le lieutenant anglais au capitaine de la Guerrera, votre équipage entier connaît maintenant les desseins de Sans-Peur le Corsaire, qui ne reculera pas, j'en suis certain.

—Mon équipage obéit à mes ordres!... Je sauve vos gens à mon grand préjudice, mais ensuite, je prétends faire mon devoir.

—Votre devoir ne peut être de laisser incendier votre frégate, ce qui est infaillible. Du reste, je vous adjure, au nom de mon gouvernement, de porter en toute hâte secours à notre brig désemparé qui, se trouvant sans canots, doit être sur le point de périr corps et biens!...

—Voulez-vous donc que je me déshonore!

—Non, commandant. Je pense même que vous avez un moyen assuré de prendre votre revanche.

—Ah! ah! voyons?...

—Rejoignez notre brig, fournissez-lui les moyens de se réparer; en quelques heures il peut, avec le concours de votre frégate, avoir établi une mâture de fortune, et se trouver en état de vous suivre. Allez ensuite croiser devant Bayonne. Le Lion, je le sais, ne doit que s'y approvisionner et ne tardera pas à en ressortir.

La discussion dura jusqu'à ce que les chaloupes et canots de la Guerrera eurent recueilli tous les Anglais à la nage ou en barriques, sans même excepter le misérable Pottle Trichenpot, qui était alors à plus d'un mille au vent.

Le Lion et ses prises virent enfin la frégate reprendre au plus près bâbord amures la route du cap Ortégal, où elle devait retrouver à l'ancre, mais en perdition, le brig anglais qui, de minute en minute, tirait le canon de détresse.

—La coque est parée!... s'écriaient les corsaires. Vive Sans-Peur! La frégate n'a pas eu goût à la brûlée! et nous voici gouvernant sur Bayonne avec trois belles prises.

Isabelle, jusqu'alors fort alarmée, respira enfin; elle ne se permit pas de faire des questions; mais prévenant ses désirs, Léon lui dit affectueusement:

—Au moment même où je menaçais les ennemis d'en venir aux plus horribles extrémités, je ne désespérais pas de l'avenir, chère Isabelle; mais il entre, dans ma manière de commander et d'agir, de ne jamais instruire mes gens de mes ressources de sauvetage. Je leur présente la mort sous des couleurs héroïques; je me réserve de songer à leur salut. Cette fois il m'importait plus que jamais de paraître déterminé à périr afin d'imposer à Roboam Owen.

—Vous aviez donc quelque espoir de retraite?

—Le meilleur marcheur de nos trois bâtiments capturés aurait attendu à quelque distance le moment de l'incendie. Avant d'aborder, je faisais jeter dehors toutes nos embarcations. Vous deviez être enlevée par Taillevent lorsque j'aurais mis le feu aux mèches communiquant avec ma soute aux poudres. La frégate, prise entre trois bâtiments incendiés, accrochés à elle, n'aurait guère pu s'opposer à la manœuvre de nos chaloupes et canots; mais j'aurais perdu beaucoup de braves, deux de mes prises et mon cher Lion, encore tout imprégné des parfums de notre union.


Le lendemain, pendant la nuit, Sans-Peur le Corsaire entrait triomphant, avec ses trois captures, dans le port de Bayonne, où il ne passa que trois fois vingt-quatre heures.