5 / APPÉTIT DE MEURTRE

 

 

Mary Choy, trente-cinq ans, travaille dans la Défense publique depuis treize ans – dix à Los Angeles, trois à Seattle. À ses yeux, son travail est le facteur le plus important de sa vie, mais cela risque de changer. Beaucoup de choses risquent de changer sous peu.

Elle consulte son combiné – option texte-seul – tout en déjeunant de fromages et de fruits dans un petit café style années 90 de North Promenade, à l’ombre des Tours Bellevue.

Son aspect lui-même est en flux. Transfo depuis 2044, elle a accru sa taille de trente centimètres, altéré les traits de son visage ainsi que la structure de son squelette, et fait prendre à sa peau une nuance d’ébène satiné. Cependant, elle a récemment entamé la réversion de ce processus. Sa peau doit se démélaniser pour virer au café au lait ; pour l’instant, elle est couleur acajou. Sa texture satinée persiste, mais elle aura disparu en l’espace de quelques mois au profit d’une matité normale. Elle conserve sa taille, mais ses traits s’aplatissent, redeviennent semblables au modèle originel. Elle n’a jamais apprécié le visage qu’elle avait à la naissance, mais, depuis que son esprit a subi certains changements – certaines épreuves, dit-elle –, elle estime devoir adopter une apparence moins saisissante.

En outre, même si les lois fédérales et nationales garantissent la tolérance aux transfos, ceux-ci ne sont pas très bien vus à Seattle. Et cela fait trois ans qu’elle y demeure, depuis qu’elle est passée du statut de haute-naturelle à celui de non-thérapiée… Défaillance cérébrale, réajustement conséquent de la personnalité, des sous-personnalités, des agents, des organons, des talents…

Fin de son bref mariage avec l’artiste E. Hassida…

Refus d’une promotion au sein du LAPD…

Démission et transfert à la Défense publique de Seattle…

Rupture il y a deux jours avec son dernier amant en date…

En général, son humeur s’assombrit quand elle évoque ces changements, mais elle se sent en phase cet après-midi. Le soleil hivernal parvient jusqu’à elle, en dépit des gigantesques tours gris-bleu, d’une structure similaire à celle des krètes allongées qui dominent le centre de Seattle.

Après avoir déjeuné, elle doit se rendre à la Tour Tillicum, située dans la 8e Rue Ouest, où elle participera à une conférence de Seattle PD, prononçant un discours sur la coopération entre les Défenses publiques du Corridor. On l’a mise en charge des relations interdépartementales en attendant qu’elle atteigne le niveau 3, ce qui ne saurait tarder, lui assure-t-on. Si Seattle PD ne fait guère de différences entre les hauts-naturels, les naturels et les non-thérapiés, on n’y tolère presque pas les déséquilibres thymique et pathique.

La lecture est un plaisir qu’elle a appris à apprécier ces dernières années, mais la lit qu’elle parcourt en ce moment est bien trop pertinente pour qu’elle se sente tout à fait à l’aise.

Un arbeiter lui demande poliment si elle a fini. Elle tend son plateau à la machine et, au moment où elle attrape son sac, son combiné personnel posé sur la table se met à sonner.

Elle dispose de quelques minutes. Elle accepte la touche.

— Mary ? Ici Hans.

Mary se fige. Le visage qui apparaît sur l’écran est bien fait, juvénile sans être stupide, et ça fait trois mois qu’il est entré dans sa vie. Il continue de la séduire. C’est Hans qui, sans la moindre explication, s’est réfrigéré et lui a déclaré que tout était fini, que ça ne marcherait jamais.

— Salut, Hans, dit-elle avec une neutralité forcée.

— Je voulais t’expliquer certaines choses.

— Je n’ai pas besoin d’explications, Hans.

— Moi, si. Je ne me sens pas très net ces derniers temps.

Mary laisse passer l’occasion.

— Je t’aimais mieux telle que tu étais avant. C’est pour ça que… j’ai pris ma décision. Je ne voulais pas que tu changes.

— Oh.

Elle décide de le laisser parler ; c’est pour ça qu’il l’a appelée, après tout.

— Tu étais si belle ! Si exotique ! Je ne comprends pas pourquoi tu as voulu changer.

— Je sais que cela peut être déconcertant, dit-elle. Je suis navrée.

Hans s’anime.

— Bon Dieu, qui es-tu, Mary ?

— Je suis toujours la même, Hans.

— Oui, mais qui es-tu ?

Excellente question. Elle a espéré un temps que Hans pourrait l’aider à en trouver la réponse, et elle s’est trompée ; Hans est accro aux apparences. Il l’aimait telle qu’elle était.

— J’ai l’impression de ne pas te connaître, poursuit-il. Je me suis demandé quel effet ça ferait de devenir… ce que tu es, et puis ensuite de revenir en arrière.

— Tu veux dire : ce que ça permet de conclure à propos de ma personnalité ?

— Qui donc ferait une chose pareille ? Tu m’as manqué ces derniers jours, et j’en ai été tout triste.

Parfait.

— Mais cette personne, cette femme, n’est plus là. Tu es différente de la personne qui me manque.

— Oh, fait Mary.

— La personne dont j’ai cru tomber amoureux n’est plus là.

— Non. Probablement pas.

Elle s’exprime sur un ton de compassion détachée. Pas question de lui en montrer davantage, de lui révéler le tréfonds de son âme.

— Qui es-tu, Mary Choy ?

Elle sent ses mâchoires se crisper. Du bout de l’ongle, elle se tapote la joue pour se détendre.

— Je suis une femme très occupée qui n’a pas le temps de s’attarder à ce genre de détail, Hans. Je m’efforce de faire de mon mieux. Je regrette que tu n’aies pas pu être du voyage.

— Non, dit Hans d’une voix douce. Tu es pareille à un bronco qui m’aurait désarçonné.

— Tu savais ce qui était en train d’arriver. J’avais entamé ma réversion avant de te rencontrer.

— Je sais, dit Hans, qui semble se dégonfler. Je voulais seulement te dire adieu et te faire savoir que je souffrais, du moins un petit peu. J’aurais vraiment aimé comprendre.

— Merci, Hans.

Elle fixe sans broncher l’œil de la caméra du combiné, emplie de haine et résolue à ne rien concéder. Puis quelque chose la pousse à ajouter :

— Si ça peut te consoler, tu me manques, toi aussi.

Il est temps pour elle d’aller à son rendez-vous. Elle continue pourtant de se soumettre à l’examen de la caméra, assise devant le combiné sous lequel dépasse le coin d’une authentique serviette en papier. Mary se rappelle la texture atavique du papier sur ses lèvres, le contact des lèvres de Hans sur les siennes, un peu sèches, comme ce bout de papier, mais fermes et avides.

Hans baisse les yeux, lève une main, fixe ses doigts d’un air inquiet.

— Que fais-tu en ce moment ?

Mary ne voit aucune raison de ne pas répondre.

— Je déjeune dans un restaurant, dit-elle. Je vais bientôt prononcer un discours.

— Un truc de Seattle PD ?

— Oui. Et je lis pendant que je mange.

— De la lit ? Un livre ?

— Oui.

C’était une chose qu’ils avaient en commun, le plaisir de lire.

— Lequel ?

— La vie est un (men)songe, dit-elle.

— Ah. Le bréviaire des amants amers.

— C’est beaucoup plus que cela, proteste-t-elle, bien qu’elle y ait accédé pour cette raison précise.

— Mary, je ne veux pas que tu…

Hans s’interrompt, la bouche grande ouverte, comme s’il ne savait plus quoi dire.

— Adieu, lance-t-il.

Mary acquiesce. La communication est coupée, et elle referme son combiné plus sèchement qu’il n’est nécessaire.

 

L’air lui-même semble plus libre, plus naturel ; aujourd’hui, il est vif sans être réfrigérant, et, lorsqu’elle se tourne vers le gigantesque carrefour situé entre la Tour Cascade et la Tour Tillicum, elle distingue le mont Rainier, tel un Fuji-Yama plus large et plus massif.

La rue est éclairée par une lumière quasiment étincelante, et les piétons emmitouflés marchent d’un pas vif, les mains dans les poches de leurs manteaux. Rares sont les transfos parmi eux. C’est d’autant plus intéressant aux yeux de Mary, car le Corridor – et Seattle en particulier – jouit depuis cinquante ans d’une position dominante dans l’économie de la Bordure et du centre-continent. Au Japon et à Taïwan, une bonne moitié des Affectés – terme désignant les personnes politiquement actives, qui prennent la peine de travailler et de voter, qui se croient en mesure de changer les choses, qui sont affiliées à des agences d’intérim et employées sur le marché ouvert – sont des transfos. À Los Angeles, la proportion est de presque un tiers… Et, à San Francisco, de presque deux tiers.

Ici. ils sont à peine cinq pour cent.

Elle arrive devant l’immense entrée de la Tour Tillicum. Elle agrippe son chapeau gris que menace un tourbillon et pénètre dans le patio, une jungle tropicale aux nuances de jaune et d’orangé. Des globes solaires sont suspendus dans les airs. Des oiseaux génétiquement altérés piaillent dans les arbres exotiques dissimulant les cloisons porteuses. On se croirait dans la version grande entreprise d’un paradis amazonien, avec des ruisseaux sous verre un peu partout et de gracieux ponts tissés de lianes reliant les passerelles supérieures, sans oublier les pubs murales aussi omniprésentes que ciblées, dont Mary perçoit à peine les messages à la lisière de ses sens. Elle a toujours refusé de s’abonner à ces pubs, considère leur présence comme une subtile invitation à un esclavage économique dont elle a depuis longtemps appris à se méfier.

Les consommateurs payés, cependant, prospèrent en leur sein, se sentent connectés, baignent dans des informations nourries de leurs désirs. Ils sont subjugués par ce déluge de nouvelles pubs.

Dans l’ombre d’un gigantesque banian, Mary aperçoit un couple et devine sans peine ce qu’il capte. Âgés de moins de trente ans, l’homme et la femme ont l’allure d’amoureux des krètes, en contrat de prémariage option non définitive, profitant de leur jeunesse tout en suivant une éducation LitVid qui leur permet d’acquérir un statut auprès de leur agence d’intérim. Ils sont sans doute clients de la même organisation – Workers Inc., à en juger par la coupe de leurs vêtements. Le matériel qui les bombarde est aussi sophistiqué que frénétique, dans la limite des distractions acceptées – sexe codifié, domesticité, carrière dans les affaires, plaisirs pour initiés. Autant d’activités qu’ils ont le droit de confesser et de discuter en public. Le jeune homme, devine Mary, va sûrement se brancher en douce sur la Fête du sexe collectif de fin d’année, prévue pour la semaine prochaine… et la jeune femme risque de macérer dans les hormones naturelles plusieurs heures par jour.

Même ici, dans son Corridor bien-aimé, le Yox absorbe vingt pour cent de l’économie globale. Le LitVid (qui a tendance depuis quelques années à se scinder entre Lit et Vid), plus ancien et plus traditionnel, plafonne à dix-sept pour cent et continue de baisser.

Elle emprunte un escalator en hélice, dont les larges marches ont l’aspect du marbre mais se reforment avec la fluidité de l’eau ; elle traverse ainsi les pittoresques délices du marché fermier du niveau 4, les substructures circulaires des clubs et des cercles sociaux des niveaux 5 et 6, se retrouvant au-dessus des plus grands arbres du patio, ce qui lui permet d’embrasser du regard les immenses espaces dégagés de la krète – un lac vers le nord, où les enfants nagent et font du bateau, et les pentes enneigées de l’est, où des adolescents s’adonnent au ski et à la luge.

À la vue de cette architecture admirable, Mary se sent envahie par une chaleur protectrice à l’égard des joueurs de la krète, mais elle n’est pas des leurs ; n’étant pas née parmi eux, jamais elle ne serait acceptée comme relation, voire comme simple objet sexuel, un handicap qu’accroît encore sa récente arrivée dans le Corridor.

C’est le plus gros défaut de celui-ci : une méfiance persistante et profondément enracinée envers les immigrants. Cela ne relève ni du racisme ni même du classisme ; c’est du provincialisme pur et simple, ce qui étonne de la part d’un lieu où circulent tant de données et tant d’argent.

L’hélice la conduit au-dessus des espaces ouverts, au cœur même de la tour. Les murs sont couverts de spécimens d’art communautaire, colorés mais suffisamment classiques pour que Mary puisse les apprécier. Des collages de vol, oiseaux et aérodynes de toutes les formes, et, à l’autre bout, plusieurs centaines de visages d’enfants souriants, rassemblés autour d’une Mère idéale étonnamment émouvante, les yeux mi-clos dans une extase de tendresse maternelle…

Elle se rappelle les portraits de femmes créés par E. Hassida, aussi émouvants mais dans un autre registre.

Les étages sous verre défilent devant elle, percés par des blocs résidentiels intérieurs, les moins onéreux de cette sélection hors de prix, tels des cristaux rhomboïdes et laiteux collés aux parois des colonnes et des conduits.

Encore un peu plus haut, les blocs et les services civiques occupent le flanc est de la tour à deux cents mètres d’altitude. Elle quitte l’hélice et examine son reflet sur une colonne de porphyre. La courbure de celle-ci la fait paraître encore plus mince, encore plus grande qu’elle ne l’est, mais ses vêtements sont toujours en ordre, ni froissés ni déplacés.

Alors qu’elle va entrer dans le bloc de Seattle PD, elle sent ses cheveux se dresser sur sa nuque et se retourne, découvrant un homme à quelques pas derrière elle. Elle doit sembler aussi surprise qu’inquiète, car Ernie Nussbaum, niveau 1, directeur des enquêtes de sa division, lève les mains et affiche un air contrit.

— Excusez-moi, Choy ! dit-il alors qu’elle avance d’un pas.

Mary secoue la tête, s’oblige à sourire.

— C’est moi qui vous prie de m’excuser, monsieur. Vous m’avez surprise.

— Je n’avais pas l’intention d’envahir votre espace.

— J’avais l’esprit ailleurs, dit Mary. Que puis-je faire pour vous, monsieur ?

— Je suis sur un blitz et je pense que vous pouvez m’être utile. C’est tout près d’ici, dans cette tour.

— J’ai une réunion, dit-elle en désignant l’entrée translucide du hall civique.

— Je vous en ai déchargée. J’espérais bien vous trouver ici… dehors.

— Un blitz actif, monsieur ? Je ne pensais pas encore mériter une telle confiance.

— Vous avez traité trop de blitz durant votre carrière pour rester sur la touche. LA n’est pas une sinécure.

— Merci, dit Mary.

Elle se sent soudain pleine d’assurance ; Nussbaum n’a pas la réputation d’être sentimental, mais il l’a sélectionnée pour une enquête criminelle.

Elle lui emboîte le pas et l’examine discrètement. De taille moyenne, il est trapu et robuste, avec un cou épais et un fin duvet de cheveux châtain clair. On est surtout attiré par ses yeux, d’une douce nuance de marron exprimant la sensibilité, mais sa large bouche et ses lèvres minces évoquent irrésistiblement Buster Keaton. À LA, se dit Mary, il aurait eu un succès fou – un naturel aussi sûr de lui aurait offert un vif contraste avec les transfos.

Ils obliquent vers l’est et tombent sur une petite foule. C’est la pause déjeuner, et les flics de Seattle Civic se mêlent aux bureaucrates de divers niveaux autour des cafés et des restaurants, obligeant Nussbaum à ralentir le pas. Ce qui ne semble guère l’inquiéter ; apparemment, rien ne presse.

Mary procède à un examen mental de ses capacités, constate qu’elle n’est pas au niveau optimum question souplesse et attention (sans doute la conséquence d’une nuit d’insomnie). Regrettant de ne pas avoir le temps de faire quelques exercices, elle se concentre sur son corps et sur son esprit.

— C’est une sale affaire, dit Nussbaum. On ne voit pas ce genre de truc très souvent dans le Corridor, mais ça arrive. En fait, j’ai pensé que vous seriez en mesure de nous aider sur ce coup-là. Question d’expérience.

Ils font halte devant un ascenseur. Mary connaît suffisamment ce secteur de la tour pour savoir qu’ils vont monter jusqu’aux niveaux résidentiels, entre quatre cent cinquante et six cents mètres au-dessus du niveau de la mer.

— Quel effet ça fait de renverser une transfo ? demande Nussbaum alors que s’écarte le rideau de l’ascenseur.

Mary attend que celui-ci ait pris de la vitesse pour répondre :

— Ce n’est pas trop pénible. Mes altérations n’étaient pas tellement radicales, beaucoup moins en tout cas que les tendances de cette année.

— Je me souviens. Tout dans la dignité. Un rêve mouillé pour Défenseur public de sexe masculin.

Mary s’incline avec un sourire amusé.

— J’ignorais que les hommes de votre âge avaient encore des rêves mouillés… Monsieur.

Nussbaum fait la grimace.

— Vous avez toujours vos pieds de flic ?

Mary dissimule son agacement en feignant d’être choquée.

— Vous me gênez, monsieur.

— J’apprécie vos pieds, et alors ? Il y a des jours où j’aimerais bien en avoir de semblables. Des pieds faits pour la marche et pour les planques, invulnérables aux ampoules et aux entorses. Mais mes proches… ça ne leur plairait pas.

— Chrétien ? demande Mary d’une voix neutre.

— Vieille famille du Nord-Ouest. Fermiers et bûcherons… dans le temps.

— J’ai gardé mes pieds. La réversion concerne surtout mon visage et la couleur de ma peau. Le reste… en fait, le reste est plutôt pratique.

— Qui s’occupe de vous ?

— Je suis en liaison fib avec un médecin de LA. Mais assez parlé de moi, monsieur. En quoi mon expérience peut-elle être utile pour cette enquête ?

Nussbaum tend un index épais et manucuré vers la console de commande, et l’ascenseur ralentit en prévision de l’arrêt.

— Je ne suis pas un réac, Choy. Je désapprouve une bonne partie de ce qui se passe de nos jours, c’est tout. Vous connaissez la procédure. Pas moi. Ce que nous allons voir est difficile à encaisser, mais je le trouve aussi fort difficile à comprendre.

Ils descendent à un niveau résidentiel, découvrant le panorama de l’Eastside, le Corridor qui s’étale, les monts Cascades et même une partie de Washington-Est. Une gigantesque paroi de verre renforcé les protège du vent glacial, et des radiateurs invisibles conservent à l’air une douceur printanière. Le toit en retrait de ce niveau est en harmonie avec la courbe de la paroi : Mary n’a jamais vu une telle prouesse architecturale dans les krètes.

Une rue de faux asphalte noir et de faux pavés s’étire à travers le bloc résidentiel jusqu’à un petit parc gazonné. Les vastes demeures familiales sont entourées de pelouses et bordées d’authentiques arbres. Un exemple du style John Buchan, fin des années 80 et années 90, ce que certains ont baptisé les Décennies de l’amertume, reconstitué à grand frais. C’est la copie conforme d’un quartier banlieusard de l’époque, avec vue imprenable sur un panorama surréel.

— Vous avez entendu parler de Disneyland ? demande Nussbaum.

— J’ai grandi à une vingtaine de kilomètres de son ancien emplacement.

— Ceci est un Disneyland pour les riches, pas vrai ?

Mary acquiesce. Elle a toujours détesté l’ostentation, ne s’est jamais sentie à l’aise dans la culture du haut des krètes, et elle est quasiment certaine que Nussbaum partage ses sentiments.

— Il nous arrive d’accuser la Côte-sud de mauvais goût, dit Nussbaum. Mais nous nous défendons pas mal dans ce registre.

Mary ne distingue aucun piéton dans les parages, même pas un livreur ou un arbeiter, que ce soit dans l’avenue ou dans les rues menant au mur porteur dissimulé derrière les parois de cette banlieue en vase clos. Puis elle découvre, à une centaine de mètres de là, deux arbeiters municipaux en compagnie d’un homme et d’une femme en tenue grise de Seattle PD, en faction devant une maison à deux étages dont le toit mansardé effleure la voûte du plafond de verre.

Elle examine les maisons voisines, dont les fenêtres aux rideaux tirés, quoique éclairées, ne semblent abriter qu’une absence.

— Elles sont toutes vides, dit-elle.

— Ce sont des lots pour cadres supérieurs, explique Nussbaum. Les sorciers de la finance ont droit à une récompense.

— Quand aura lieu le tirage ?

— La brigade des mœurs a suspendu la loterie après avoir découvert qu’elle était truquée. Certains gagnants avaient versé cinq cent mille dollars à certains croupiers. Montant total du préjudice : cinquante millions de dollars. Le litige frappe le quartier tout entier. Vous ne devez pas accéder très souvent aux vids municipaux.

— Ces derniers temps, je me suis concentrée sur mes qualifications.

— Type de criminalité obsolète, précise Nussbaum. Pas très fréquent dans le coin, en plus. Et à LA, ça arrive ?

— Plus maintenant. La criminalité évolue sans répit sur la Côte-sud.

— Ouais. L’avant-garde du crime.

Ils s’approchent du petit groupe devant la maison.

— Bonjour, Mr. Nussbaum, dit la femme.

Elle salue Mary d’un signe de tête. Son équipier et elle font une sale tête. Mary sent un frisson lui parcourir l’échine. Elle n’aime pas cet endroit.

— Labo psynthé clandestin, monsieur, explique la femme. Le pire que j’aie jamais vu. Nous l’avons fait geler et nous avons un homme en garde à vue. Apparemment, le gardien du bloc les a laissés s’installer ici.

Nussbaum secoue la tête.

— Je croyais que la thérapie était censée nous purifier. (Il se tourne vers Mary, la regarde droit dans les yeux.) Prête ?

Elle baisse la tête, jette un coup d’œil à la femme. C’est une niveau 2 du nom de Francey Loach, proche de la quarantaine. Quand son regard croise celui de Mary, elle lui adresse une petite grimace afin de la mettre en garde contre ce qui l’attend.

L’homme s’appelle Stanley Broom. Il semble encore secoué. Loach et Broom. C’est un coup monté, une farce, il n’y a rien là-dedans. Ils vont se ficher de moi au bureau.

Mais Mary sait que c’est du solide. On ne gèle pas un domicile privé pour des broutilles.

— Mettons-nous en tenue, dit Nussbaum.

On a dressé une tente portable noir et argent sous le large porche en brique de la maison. Nussbaum en pousse un pan et Mary le suit. La porte d’entrée, gardée par un petit arbeiter de Seattle PD, est fermée, mais Mary perçoit néanmoins le froid qui règne à l’intérieur.

Ils enfilent des combinaisons argentées, en scellent les joints étanches, et Nussbaum pose sa main sur le crâne de l’arbeiter. Celui-ci vérifie son identité et lui ouvre la porte. Un courant d’air glacial les enveloppe. Ils découvrent une autre tente et, plus loin, une matière laiteuse isolant les pièces gelées. Leurs combinaisons se réchauffent instantanément. Ils franchissent un deuxième sas.

On n’a pas encore fixé des araignées au plafond pour surveiller les lieux. Des balises, disposées sur le tapis à intervalles réguliers, leur désignent le chemin à suivre. Les bottes de leurs combinaisons, antistatiques et anti-adhérence, n’altèrent que le givre recouvrant le sol.

Mary considère l’atrium. Comparé à son appart, cet endroit est une véritable cathédrale, un lieu de culte voué à l’ostentation des années 90.

— Quatre cent cinquante mètres carrés, treize pièces, quatre salles de bains, récite Nussbaum, comme s’il invoquait les pénates de ce lieu. Un domicile conçu pour abriter une seule famille, plus les amis. Ne le répétez pas, Choy, mais je suis un intérimaire de cœur. Je hais les corpos.

— Mais les accusés… ils n’étaient ni propriétaires ni locataires, n’est-ce pas ? Ils squattaient la maison avec la complicité du gardien, c’est ça ?

— Apparemment. Dans un quartier comme celui-ci, tranquille et bien protégé, on peut faire tout ce qu’on veut.

L’atrium donne sur une immense salle à manger, où des mezzanines dominent une gigantesque table en chêne massif couverte de givre. C’est du chêne authentique, et sans doute sauvage. Sur la gauche, un couloir conduit aux pièces du rez-de-chaussée, chambre principale, salle de loisirs et salle de dataflot. Sur la droite, la cuisine, la réserve d’arbeiters, et un autre atrium donnant sur une serre à trois niveaux.

— Opulent, en effet, dit Mary.

Derrière la salle à manger, dissimulés par une cloison, un escalier et un ascenseur conduisent aux étages.

— Ops, murmure Nussbaum en se dirigeant vers l’escalier.

— Opérations, monsieur ?

— Ops, déesse de la richesse. Opulence purulente.

Les balises les guident vers l’arrière de la maison. Une porte s’ouvre sur une vaste chambre, et c’est là que…

Mary se fige, détaille les lieux à contrecœur…

Voici les cadavres. Elle se rappelle les victimes atrocement mutilées d’Emanuel Goldsmith, qu’elle a découvertes également gelées, mais au moins…

Nussbaum l’agrippe par le bras…

… leur aspect était-il encore humain.

Devant elle, au pied de l’une des quatre tables chirurgicales flanquées d’arbeiters spécialisés, gît ce qui a – peut-être – été une femme. On dirait un monstre imaginé par Jérôme Bosch, avec une taille de guêpe, des seins en obus, des cuisses couvertes de vagins, un entrejambe orné de génitoires inidentifiables, une tête à la longueur disproportionnée, un crâne zébré de fourrure soyeuse, des yeux dont la fixité et l’opacité ne parviennent pas à dissimuler l’allure reptilienne.

Mary se sent un peu plus écœurée par chaque pièce de ce puzzle.

Nussbaum s’est avancé jusqu’aux tables. Sur la deuxième repose un petit cadavre, à peine plus grand que celui d’un enfant mais doté de proportions d’adulte et des caractéristiques sexuelles habituelles. Mary retourne au cadavre le plus proche, s’oblige à l’inspecter et à refouler sa répulsion. Pourquoi s’agit-il d’une victime ? se demande-t-elle sans trop savoir ce que cela signifie.

— Tout est possible, dit Nussbaum. Les électrons matérialisent chacun de leurs désirs, les prosthétuées les concrétisent ensuite. Pourtant, ça ne leur suffit pas. Ils en veulent davantage. Ils attirent les laissés-pour-compte non-thérapiés, ils les bourrent de nanos bon marché, ils les modèlent comme des statues d’argile…

Mary se penche sur le premier cadavre. Ses joues sont ornées de pétales de chair, où se nichent des boutons rose vif. Des clitoris supplémentaires, attendant d’être léchés. Mary ferme les yeux et pose une main par terre pour ne pas tomber.

Les mains et les pieds ont quelque chose d’inesthétique, de fortuit. Les membres lui semblent difformes, mais elle ne saurait dire s’il s’agit d’une déficience pathologique ou d’une erreur de conception. Les doigts sont enflés. Elle examine les yeux de plus près et constate qu’ils sont exorbités. Une petite flaque de fluide brun, à présent gelée, s’est formée sous le crâne.

La peau semble violacée.

— Cuisson, murmure Mary.

Nussbaum se retourne et examine le corps.

— Chaleur nano ?

Elle se relève et se dirige vers les tables. Tous les arbeiters sont désactivés. Si on ne les avait pas privés d’énergie et de logique, ils seraient encore capables de fonctionner à cette température.

— Ils ont dû s’enfuir en abandonnant les… les femmes. Mais ils ont d’abord désactivé leurs chirurgiens. L’opération n’était pas supervisée… quelque chose a marché de travers.

— C’est comme ça que la première équipe les a trouvés.

Mary jette un coup d’œil à Nussbaum et comprend qu’il a hâte de vider les lieux, lui aussi.

Ces clitoris sur ses joues. Même le plus chaste des baisers lui était interdit. Le moindre contact devenait sexuel. La baise, encore la baise, toujours la baise.

Et soudain, Mary fait abstraction de l’horreur qui l’habite. Bien qu’elle soit encore sous le choc, son entraînement reprend le dessus, refoule les cris de révolte de sa conscience.

Elle examine les flacons de nanos posés sur une étagère. Du liquide nutritif, des éprouvettes, des ventouses et des mamelons ; un régulateur même pas installé, même pas déballé, près des nanos qu’il était censé superviser ; des cubes de mémoire sur une petite table pliante ; des bouts de plastique pareils à des copeaux, des taches de sang brunâtres sur le carreau.

Mary attrape un flacon, le retourne pour en lire l’étiquette. Toutes les étiquettes sont face au mur. Elle a deviné pourquoi. Et ses soupçons sont confirmés. Quelqu’un a eu des remords, à moins qu’il n’ait voulu maintenir les sujets – les victimes – dans l’ignorance.

— Ce ne sont pas des produits médicaux, dit-elle. Ce sont des produits de jardinage.

— De jardinage ? répète Nussbaum, qui examine l’étiquette à son tour. Nom de Dieu ! Ortho Distribution.

— Un expert aurait été capable de les reprogrammer. Apparemment, ils n’avaient pas d’expert sous la main.

— Des nanos de jardinage. Seigneur Dieu ! Je suis vraiment navré, Mary. Vous n’avez pas plus d’expérience que moi dans ce domaine.

— Inutile de vous excuser, dit Mary d’une voix neutre.

— Les choses ont mal tourné et ces salauds les ont laissées cuire. Je suis vraiment, vraiment navré.

Derrière la feuille de plastique de son masque, le visage de Nussbaum est livide, ses traits tirés.

Mary ignore à qui sont destinées ses excuses.

 

COURANT SEXE

 

Rapport d’activité du Courant Sexe de WORLD METRO, 0 h 51, Fuseau pacifique :

 

4 Pistes sur ce balayage :

 

Lignes 1 :8 : Sexe plein-sens par fib avec couple de Roanoke, Virginie. CONTRÔLE IDENTITÉ FACULTATIF (lui : 25 ans, ingénieur ; elle : 22 ans, ménagère).

 

Lignes 2 :23 : Vid par fib VISION SEULE, couple de transformistes bisexuels et leurs amis, San Diego, Californie, CONTRÔLE IDENTITÉ OBLIGATOIRE (elle : 30 ans, stewardesse chez Swanjet ; lui/elle : 27 ans, merduche chez Workers Inc. ; ami(e)s : identités inconnues à ce jour).

 

Lignes 3 :5 : Liaison satellite avec Cavité, Philippines, MARIAGE ET LUNE DE MIEL TRADITIONNELS PAR CAMÉRA INTERACTIVE (payant), UV SOCIOLOGIE ET CULTURE, Université de Luzon, échanges interculturels.

 

Lignes 4 :1 : VID PAR FIB, PROTESTATION ALLIANCE CHRÉTIENNE CONTRE LA DÉBAUCHE, Washington, DC (Charité/Action politique) ACCÈS GRATUIT, AUCUN CONTRÔLE IDENTITÉ. Message : VOUS SENTEZ-VOUS LAS, ÉPUISÉ ? En avez-vous assez d’être secoué par un corps que vous croyiez être le seul à secouer ? Découvrez notre message d’espoir physique et spirituel ! (Suite ? O/N)

 

> N

 

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